La nuit de Noël de 1922 de l’adepte
par
O. V. de L. MILOSZ
L’ADEPTE
FAISONS, – sept fois pour le passé, et pour nos trois jours à venir, trois fois – le signe, le signe ! le signe nourrissant, désaltérant, rafraîchissant – nos mains, nos fronts, nos cœurs – le signe vainqueur, le signe vainqueur de la Croix. Et vous, Béatrix, paix à vous, reposez-vous ! Faites silence dans ce corps, le mien, terrestre demeure. Car vous remuez trop, car vous faites un bruit comme de pas dans ma tête et dans mon cœur. Ô sept années déshéritées ! Ma robe de patience m’a quitté lambeau par lambeau.
BÉATRIX
Tu dis vrai, maître. Oui, c’est bien la septième année de l’œuvre candide et secret. Sept années, maître ! Mais, cette nuit, ils vont naître d’une miraculeuse et semblable merci, l’un à Bethléem, l’autre ici.
L’ADEPTE
Les parents dorment là, tendres métaux époux, dans cet œuf appuyé sur le feu nuptial. Qu’ils sont beaux, innocents !
BÉATRIX
Tu les vois donc ? Comment ? Dans cet œuf hermétique ? Avec quels yeux ?
L’ADEPTE
Chère enfant, par la grâce de la vue du milieu. Et puisque nous nous connaissons depuis sept ans, je te touche le front.
BÉATRIX
Adieu, espace, temps.
L’ADEPTE
Le clocher va bientôt sonner ses douze coups. Devant le cher fourneau, adorons à genoux.
(Silence)
Ô divin Maître, souviens-toi qu’il est, même pour toi, une Hauteur. Implore, implore pour moi ta sainte épouse la Blancheur.
(Silence)
Je regarde. Et que vois-je ? La pureté surnage, le blanc et le bleuté surnagent. L’esprit de jalousie, le maître de pollution, l’huile de rongement aveugle, lacrymale, plombée, dans la région basse est tombée. Lumière de l’or, charité, tu te délivres. Bien, épouse, venez, enfant, nous allons vivre !
BÉATRIX
Cher époux, prends garde ! Écoute, regarde. Il siffle encore, il rampe encore quelque chose d’atroce au fond. Penche-toi, sainte face. Je ne sais ce qui se passe : ce que tu fais, ils le défont. Ils sont légions, obscurité, masse, menaces...
L’ADEPTE
Je n’en vois qu’un. Il danse en rond dans la rigueur du rouge et du jaune et du noir, tout au fond du muet caveau. Chère dame, entre deux tombeaux, en vérité : celui d’Amour, celui d’Espoir. Écoute, il crie... nul ne l’entend. Il voudrait, en dansant, sortir de l’espace et du temps. Jadis, dans mes tentations, que ne suis-je mort en rêvant ! Tout, comme ici, était noir. Là-haut, plus loin que ma vraie vie, au bord du hideux entonnoir, hurlaient et geignaient les Harpies. Les eaux de Jupiter, de Vénus et de Mars se déversaient avec fracas sur les assises de l’infini.
BÉATRIX
J’en vois mille, dix mille ! Montjoie Saint-Denis, maître ! les nôtres, rapides, rapides, ensoleillés ! Au maître des obscurs on fera rendre gorge. Vous, Georges, Michel, claires têtes, saintes tempêtes d’ailes éployées, et toi, si blanc d’amour sous l’argent et le lin...
L’ADEPTE
Ici encore, je n’en vois qu’un.
BÉATRIX
Troupe maudite ! ricaneurs ! spoliateurs ! calomniateurs ! Avec leurs froides, pâles épées atroces, dentelées, dans les larmes trempées, ils s’élancent... Ils l’ont saisi, ils l’entraînent... Tout est silence...
L’ADEPTE
Sept cris terribles dans la nuit : tout est fini, tout est fini. Fini terrestrement, fini petitement, fini, fini, irréparablement fini. Non. Il se soulève à demi : la blancheur de l’incandescence lui prend à deux mains, en silence, la tête. Elle le cajole ainsi. Souffle, soufflet, mais souffle donc ! Il est tout transi...
Un cri nouveau, par sept fois, résonne. Est-ce un nom ? Je le crois. Le Maître me pardonne ! Il ouvre les yeux, il renaît. Il renaît, te dis-je. Il renaît, renaît, renaît, renaît, renaît ! Ô prodige ! Regarde bien, penche-toi, jeune mère ! Le feu paternel rit, il n’est plus en colère. Quelle nuit ! mais c’est la dernière.
BÉATRIX
Le voici à nos pieds. Ô chose de lumière ! sainteté ! charité ! santé !
L’ADEPTE
Je renais, et cependant, je meurs. C’est comme il y a très longtemps, avant, avant, bien avant la dernière sortie du Semeur. Jeune mère, qu’arrive-t-il ? Où sommes-nous, moi homme et toi femme, à genoux ? Que signifie cela, ma chère, chère tête ? Dehors, la sainte nuit est réelle, pourtant. Sur tout le corps du firmament en fête ruisselle une eau lustrale de beauté.
BÉATRIX
La lune, la grande diamantée, dans la saulaie muette du nuage, tisse en toute tranquillité son arantèle de miroitante nécessité. Moi aussi, je renais, et cependant je meurs. Oui, c’est tout à fait comme avant la dernière sortie du Semeur.
L’ADEPTE
Comme tout ton être secret respire en moi, femme, eau sourde et salutaire sous la crypte. Oh ! ton visage comme l’Égypte ! O visage, visage de fuite en Égypte ! O mains comme un pain céleste rompu en deux ! Oh ! tes yeux si... tes yeux ! tes yeux ! C’est comme si mon âme avait déjà quitté la terrestre livrée. Qui donc a dit cela : Heureux, heureux amants. Le rien dans son souffle inspiré me retient suspendu sur la montagne des Dormans. Mes chaînes de constellations sont rompues.
BÉATRIX
C’est la vie délivrée.
O. V. de L. MILOSZ,
Poésies, t. II, 1924.