La princesse
par
O.-V. de L. MILOSZ
Il était une fois un roi qui avait à son service un homme fort attaché à sa personne. Un jour que le souverain était à la chasse, le hasard voulut que sa fille, en se promenant dans les vastes jardins du château, y rencontrât à plusieurs reprises le fidèle serviteur. Troublée dans sa rêverie, la princesse, dont le seul défaut était une humeur un peu vive, appela l’exécuteur des hautes œuvres et lui ordonna de décapiter sous ses yeux l’importun.
La tête du malheureux n’eut pas plus tôt quitté ses épaules, que la jeune fille s’écriait, en portant la main à son cœur :
« Ciel ! qu’ai-je fait, et que dira le roi mon père ? »
Elle ramassa la traîne de sa robe et joua si bien des jambes que, peu avant le coucher du soleil, elle passait la frontière du royaume, située, il est vrai, à une assez faible distance des cuisines.
Un parc ombreux dont on avait oublié de refermer la porte s’offre à sa vue. Elle y entre et, recrue de sa course, se laisse choir dans l’herbe haute au pied d’un vénérable bouleau.
Le lendemain, dès l’aube, elle fut réveillée par des accents qu’elle prit d’abord pour le babil d’un étourneau, mais qui venaient bel et bien des lèvres du jeune prince de la contrée.
« Que je suis aise de vous saluer, Madame. Soyez la bienvenue dans mes États. Piou piou piou, pî pî.
– Je suis ravie, Monsieur, de faire votre connaissance. Je suis la fille du roi Salmigondis. »
Et, tout en faisant sa révérence, elle ajoutait, sans doute par l’effet d’une secrète sympathie :
« Le beau soleil, le charmant jardin. Tiou tiou tiou, tî tî. »
Le prince, qui de prime abord avait estimé à leur juste valeur les charmes et les mérites de l’étrangère, fut définitivement conquis par ce gazouillis qui faisait si gentiment écho à son pépiement.
Il offrit le bras à la belle et la conduisit, par un passage et un escalier dérobés, à ses appartements privés où il la cacha, un long mois durant, à la vue de sa mère, personne fort acariâtre qui faisait publier à son de trompe ce qu’elle appelait ses œuvres pies, et qu’à cause de cela même les sujets du royaume avait surnommée la Grièche.
Vers la fin de la troisième semaine, la charmante fugitive fut aperçue par une chambrière alors qu’elle prenait le frais sur son balcon. Une indiscrétion pouvait perdre les jeunes gens. Le prince prit le parti de présenter son amie à sa mère. Un jour que celle-ci avait mangé du fromage à la pie, mets dont elle était très friande et qui adoucissait quelque peu son humeur, il alla, avec la jeune femme, frapper à la porte de la douairière.
« N’est-ce pas un bien joli petit oiseau que j’ai pris là, ma Mère, que vous en semble ! »
La vieille fit glisser ses besicles vers le bout de son nez, qu’elle avait noirâtre et fort long, et, considérant attentivement la petite intruse :
« Croâ, croâ, croâ, s’exclama-t-elle, elle est bien jolie, en effet. Et il se trouve justement que j’ai de l’ouvrage pour elle. Car c’est une tisserine, n’est-il pas vrai ?
– Ma foi, je n’en sais rien, Madame. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’elle est la fille du roi Salmigondis, notre voisin, et que j’ai pris la résolution de la faire reine de mes États.
– Hé quoi, Monsieur mon fils, sans m’en demander la permission, sans consulter les pairs du royaume ?
– Baste ! je n’ai de conseillers, en cette affaire, que le chevalier Printemps et l’Amour... qui déchaîne mes esprits animaux, Madame, repartit le prince qui, malgré son jeune âge, était de taille à en remontrer à tous les bonnets pointus de l’Académie et de la Cour.
– Jamais je ne souffrirai à mon côté cette... cette huppe ! Oui, je dis bien cette huppe, Monsieur. Jamais, au grand jamais !
– Eh bien, on vous bâtira un palais à l’orée du Bois-Chenu, et vous y vivrez à votre guise dans la compagnie de vos duègnes et de vos carlins, Madame. J’ai dit.
Quelque temps après le mariage, le prince prit pour la première fois le commandement de ses troupes dans une expédition contre un pays voisin. Avant de quitter ses États, il remit à sa mère et à sa femme deux cachets dont elles se devaient servir pour leur correspondance. Le sceau de la reine mère était de plomb, celui de la jeune princesse d’or pur. Fascinée par l’éclat de ce métal et travaillée en outre par un noir dessein, Mme Grièche escamota à sa bru son joyau et, après l’avoir enfoui dans une cachette qu’elle s’était ménagée sous les combles, elle manda son majordome pour lui enjoindre de ne confier les lettres de la princesse au prince qu’à ses deux créatures, Colombeau et Colomba, à l’exclusion de tous les autres messagers de la Cour.
Huit mois après le jour de ses noces, la princesse mit au monde deux superbes marmots. Elle s’empressa d’en aviser son mari, mais à sa lettre pleine de joie et de tendresse la vieille reine substitua le billet suivant, qu’elle eut soin, comme bien on pense, de sceller avec le cachet dérobé :
J’ai le regret de vous faire connaître qu’il fait grand vent et que j’ai donné le jour à deux coucous, oiseaux grimpeurs insectivores. Dieu vous ait, Sire, en sa sainte et digne garde.
Le jeune souverain, flairant sans doute quelque supercherie, fruit d’une intrigue de Cour, se contenta, en réponse à cette curieuse nouvelle, de tracer ces simples mots :
L’ennemi est en déroute. Le coucou est un drôle plein de finesse, mais il y a heureusement plus malin que lui. Que Votre Majesté ne s’en fasse pas. La chose arrive dans les familles les plus illustres.
Grâce à la connivence de Colombeau et de Colomba, ce message, dont les termes malsonnants sentaient d’une lieue la tranchée et la poudre, tomba, comme le précédent, dans les mains de la méchante vieille, qui le remplaça sur-le-champ par une épître ainsi conçue :
Tonnerre et éclairs, Madame, dépêchez incontinent à Notre Garde des Sceaux l’ordre de vous faire pendre avec vos deux marmousets.
Dans la surprise extrême où la jeta cette lettre qu’elle lut, tourna et retourna et relut encore en se frottant les yeux, la pauvrette prit le parti d’obéir à son époux, dans l’espoir d’obtenir du magistrat lui-même quelques éclaircissements. Mais celui-ci se contenta de la regarder longuement d’un air hébété, après quoi il lui fit un beau salut en l’assurant que tout se passerait sans éclat et avec les égards dus à son sexe et à sa condition.
À la tombée du jour, les trois infortunés furent conduits à une clairière où l’on avait dressé la potence. Comme on passait la corde au cou des deux petits princes, la malheureuse mère laissa échapper un cri déchirant : « Pendez-moi, de grâce, la première, ne me faites pas mourir trois fois. » Cet appel si touchant émut médiocrement les officiers de justice, mais il fut entendu de tout ce que la forêt renfermait d’oiseaux de nuit. Aussitôt, ces étranges et honnêtes enfants de la lune, effraies, chouettes, hulottes, ducs grands, moyens et petits, d’accourir de tous les coins du bois pour huer à pleine gorge le bourreau et ses aides et, en leurs personnes, l’orgueilleuse et perfide humanité tout entière. Jamais feuillée nocturne n’entendit plus beau vacarme. Messieurs les pendeurs prirent leurs jambes à leur cou et je gagerais qu’ils courent encore.
La princesse coucha les enfançons au pied d’un chêne, et les oiseaux leur firent bonne garde jusqu’au matin ; mais elle-même passa la nuit sans fermer la paupière. L’image de l’honnête serviteur qu’elle avait fait décapiter troublait sa conscience. « Le roi Salmigondis mon père, en bon seigneur lithuanien qu’il est, ami des origines fabuleuses, m’a conté, un jour, que notre race se piquait de descendre de l’oiseau de Perkunas 1. Plaise au Ciel que la vertu de ce sang si noble et si pur se réveille un jour dans toute sa force chez mes enfants. »
À l’aube, nos trois abandonnés, sans un sou vaillant en poche, se mirent en chemin, ne faisant halte que dans les rares villages où quelque âme charitable leur offrait une miche et parfois un bol de lait. Cette vie errante dura plusieurs années, jusqu’au jour où un fermier à l’air bonasse, malgré son nez en bec de corbin, se dit en lui-même, en considérant en dessous la pauvre souveraine : « Ou je me trompe fort, ou j’ai trouvé là enfin ce qu’il me faut. » Il invita les vagabonds à se reposer dans la cuisine, et lorsqu’ils eurent bien réparé leurs forces il offrit à la mère le gouvernement de sa basse-cour, qui était fort importante, et aux petits la garde de ses oies et de ses dindons.
Un matin, à l’instant de la distribution des graines, la jeune princesse vit tout à coup fondre sur la multitude affairée de ses sujets gloussants et glougloutants un faucon de fort belle taille. Elle fit un grand cri et resta là, clouée au sol de surprise. Mais l’oiseau, sans se troubler, la considéra d’un air ensemble tendre et respectueux, et battit doucement de l’aile comme pour s’aller percher sur sa main. Elle reconnut alors le gerfaut favori du roi son époux qu’une partie de chasse offerte par le souverain du pays avait conduit dans ces parages.
Tout joyeux d’avoir été reconnu de sa maîtresse et caressé de la voix et de la main, le noble oiseau s’envola à tire d’aile avec l’anneau de mariage de la reine, et, l’instant d’après, on entendait à l’entrée du village un grand tintamarre de chevaux lancés au galop, de sons de trompe et de vivats. C’étaient le jeune roi et sa suite qui, conduits par le gentil gerfaut, venaient chercher la princesse et les deux princes pour les ramener à grandes journées dans leurs États. Ils y arrivèrent à temps pour assister aux funérailles de Mme Grièche, qui venait de mourir en avalant de travers un os.
L’honnête fermier, que sa profonde connaissance du caractère des bestiaux et singulièrement des cochons et des ânes, avait rendu fort apte à gouverner les hommes, se vit confier, quelque temps après, la conduite des affaires du royaume. Mais il ne voulut pour rien au monde se séparer de sa chère basse-cour, à laquelle il assura à perpétuité une large subsistance et une immunité parfaite. Il l’emmena donc avec lui, et la coutume s’établit bientôt, chez les habitants de la capitale, de se réunir tous les matins dans la grande cour du palais pour y voir la jeune reine et les petits princes manœuvrer, à grand renfort de grain, les armées d’oies, de canards, de dindons et de poules de M. le Chancelier de la Couronne.
Oscar Venceslas de Lubicz MILOSZ,
Contes lithuaniens de ma Mère l’Oye,
Éditions André Silvaire, 1963.