La lutte de Samson

 

                              POÈME DRAMATIQUE

 

 

 

 

 

                                      par

 

 

 

 

 

                              John MILTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                   NOMS DES PERSONNAGES

 

Samson.

Manué, père de Samson.

Dalila, sa femme.

Harapha, de Gath.

L’Officier.

Le Messager.

Chœur d’hommes de la Tribu de Dan.

La scène est devant la Prison de Gaza.

 

 

 

 

             LA LUTTE DE SAMSON

 

 

                                      SAMSON.

 

                                                         Un guide le conduit.

Que ta main qui me guide conduise un peu plus loin

mes pauvres pas aveugles, un peu plus loin encore ;

car ce tertre là-bas offre le choix du soleil ou de l’ombre ;

je viens m’y reposer lorsque quelque hasard

me libère un moment de la tâche d’esclave

qu’on m’impose chaque jour dans la prison publique

où captif, enchaîné, je respire à grand’peine

un air captif aussi, un air lourd et humide,

et tout pernicieux. Mais ici je me sens ranimé

par le souffle si frais du ciel, si pur et doux,

qui est né avec l’aube ; laisse que je respire.

                                                                   Le guide sort.

Le peuple philistin célèbre aujourd’hui la fête solennelle

de Dagon, le dieu de la mer, et interdit

les lourds travaux. C’est ainsi que, sans le vouloir,

sa superstition m’accorde cette trêve. De son consentement,

m’écartant du bruit de la foule, je viens donc

en ce lieu solitaire chercher quelque repos ;

du repos pour mon corps, aucun pour mon esprit

que d’anxieuses pensées, telles un essaim funeste

de frelons meurtriers, dès qu’elles me trouvent seul,

viennent assaillir en foule, y rappelant

l’image des temps révolus, ce que je fus

jadis et ce que je suis devenu.

Ô pourquoi ma naissance a-t-elle été, prédite,

à deux reprises, par un ange du ciel qui, à la fin,

aux yeux de mes parents, s’éleva tout entouré de flammes,

de l’autel où brûlait l’holocauste, sa divine présence

remontant vers le ciel dans une colonne de feu,

la révélation faite de quelque grand prodige

ou de quelque bienfait à la race d’Abraham ?

Pourquoi a-t-il été ordonné et prescrit

que je fusse élevé comme un être voué au Seigneur,

et élu pour de hauts exploits, puisqu’il me faut mourir

trahi, captif, et les deux yeux crevés,

donné, objet d’opprobre, en spectacle à mes ennemis,

condamné à tourner la meule, sous mes chaînes d’airain,

avec cette force que m’a départie le ciel ? Ô force magnifique

consacrée au travail des bêtes, ravalée

plus bas que l’esclavage ! Il avait été promis

que je délivrerais Israël du joug des Philistins :

mais cherchez maintenant ce grand libérateur, et vous le trouverez

aveugle, dans Gaza, tournant la meule, au milieu des esclaves,

et lui-même asservi sous le joug philistin.

Cependant je me tais ; que suis-je pour révoquer en doute

la prédiction divine ? Et si tout ce qui fut prédit

n’avait trouvé d’obstacle qu’en ma propre faiblesse ?

De qui ai-je à me plaindre en dehors de moi-même,

qui n’ai point su garder sous le sceau du silence

ce grand don surhumain de la force qui m’avait été fait,

ni où il reposait en moi, et combien il était facile de me le ravir,

mais qui lâchement ai tout révélé à une femme,

vaincu par ses prières importunes et ses larmes ?

Faiblesse de l’esprit dans un corps plein de force !

Mais qu’est-ce que la force sans une double part

de sagesse ? Sa grandeur même et son poids vous accablent ;

si sûre d’elle en son orgueil, elle est prompte pourtant

à succomber aux ruses les plus grosses ; elle n’est point faite pour commander,

mais pour servir sous le gouvernement de la sagesse.

Lorsque Dieu m’accorda la force, pour bien montrer

combien fragile était ce don, il la plaça dans mes cheveux.

Mais, silence ! Oserais-je m’insurger contre la volonté

du suprême Dispensateur qui en ceci

poursuivait quelque fin, peut-être, qui échappe à mon esprit ?

Qu’il me suffise que ma force est mon malheur,

et qu’elle est devenue la source de mes maux,

si nombreux, et si vastes aussi, que pour les pleurer un à un

il faudrait une vie de larmes. Mais c’est toi avant tout,

ô perte de ma vue, que je déplore le plus !

Être aveugle au milieu d’ennemis, ô chose plus affreuse

que les fers, le cachot, la pauvreté ou la décrépitude !

La lumière, l’œuvre première de Dieu, est éteinte pour moi ;

tous les objets, toutes les joies qu’elle illumine

sont abolis, qui eussent pu en partie alléger ma douleur.

Je suis tombé plus bas que le plus vil des hommes

ou que le ver de terre ; oui le plus vil l’emporte ici sur moi :

il rampe, mais il voit. Pour moi, entouré d’ombre au sein de la lumière, je suis en butte

chaque jour à la tromperie, au mépris, à l’insulte, à l’injustice,

en ma demeure ou au dehors ; ainsi qu’un homme privé de sa raison, toujours

je suis à la merci d’autrui, et ne suis plus mon maître ;

à peine suis-je encore à demi-vivant, semble-t-il, et plus qu’à demi-mort.

Ô ténèbres, ténèbres, lorsque midi flamboie,

cécité sans remède, obscurité totale

sans la moindre espérance de lumière !

Ô toi rayon premier créé, et toi Verbe sublime :

« Que la lumière soit, et la lumière fut sur toutes choses »,

pourquoi suis-je privé de ton premier décret ?

Le soleil pour moi est ténèbre ;

il est muet comme la lune

qui, désertant la nuit,

se cache et se repose en sa caverne interlunaire.

Puisque la lumière est nécessaire à la vie

et qu’elle est presque la vie même, s’il est vrai

que la lumière soit dans l’âme,

et l’âme tout entière en chaque partie du corps, pourquoi la vue

fut-elle limitée à un globe aussi frêle que l’œil,

si exposé, et si facilement détruit,

et non point dispersée partout, comme l’est le toucher,

de sorte qu’à son gré l’âme eût pu voir par chaque pore ?

Alors je n’eusse pas été banni de la lumière,

exilé au pays de l’ombre, en plein jour même,

pour vivre d’une vie à demi-morte, une mort vivante,

et comme enseveli ; mais, ô destin plus lamentable encore !

je suis moi-même mon sépulcre, un sépulcre qui marche ;

je suis enseveli, mais ne possède point

ce privilège de la mort et de l’ensevelissement :

la délivrance du pire de tous les maux, le châtiment injuste ;

je n’en suis que plus exposé encore

à toutes les misères de la vie,

d’une vie de captif

à la merci d’oppresseurs inhumains.

Mais qui vient ? car j’entends

le bruit rythmé de pas se dirigeant vers moi.

Mes ennemis peut-être qui viennent effrontément

nourrir leurs yeux de ma détresse, peut-être y insulter,

comme ils font chaque jour pour l’aggraver encore.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Oui c’est lui, c’est bien lui ; doucement, un instant ;

n’allons point brusquement troubler sa solitude.

Ô changement au-delà de tout récit, de toute imagination, ou de toute croyance !

Voyez comme il est étendu insoucieux, négligemment,

laissant tomber sa tête languissante,

tel un désespéré, abandonné de tous

et par lui-même condamné,

vêtu comme un esclave de vêtements grossiers

tout râpés et souillés.

Mes yeux ne m’abusent-ils pas ? Ce peut-il être lui,

l’héroïque, l’illustre,

l’invincible Samson à qui, eût-il été sans arme,

l’homme le plus robuste, ni la bête la plus féroce n’eussent pu résister ;

qui déchirait le lion comme le lion le chevreau ;

assaillait les armées en bataille, vêtues de fer,

et, lui-même étant désarmé,

se riait des armes des autres, rendant inutiles

le bouclier et la lance forgés d’airain, la cuirasse martelée,

l’acier trempé par les Chalybes, et la cotte de mailles

dure comme diamant.

Celui-là était en sûreté qui s’écartait de son chemin

quand il forçait sa marche irrésistible,

et quand, plein de mépris pour les engins des guerriers, dont ils étaient si fiers,

il les jetait par troupes à la mort. L’Ascalomite hardi

fuyait devant le bondissement de ce lion, des soldats aguerris

tournaient le dos, tout bardés de fer, et dans leur fuite étaient écrasés sous son pied,

ou, rampant sur le sol, souillaient leur casque empanaché dans la poussière.

Avec l’arme de hasard lui tombant sous la main,

la mâchoire d’un âne mort, son épée d’os,

mille incirconcis succombèrent, fleur de la Palestine,

à Ramath-lechi, lieu demeuré fameux.

Les arrachant de vive force, il prit sur ses épaules

les portes de Gaza, avec les montants et la barre massive,

et les porta au haut de la colline d’Hébron, séjour des géants d’autrefois,

longue et pénible marche, et chargé de la sorte,

pareil à ce héros que les Gentils nous montrent soutenant le Ciel.

Que dois-je déplorer d’abord,

ton servage ou tes yeux perdus,

cette prison au cœur de la prison,

ces ténèbres inexorables ?

Te voici devenu (ô la plus affreuse des geôles !)

le cachot de toi-même ; ton âme

(ce dont les hommes qui jouissent de la vue se plaignent souvent à tort)

est à présent captive en vérité,

dans la ténèbre réelle de ton corps,

et retranchée de la lumière extérieure

pour ne plus faire qu’un avec la sombre nuit ;

car la lumière intérieure, hélas,

ne fait jaillir aucun rayon qui arrive à notre œil.

Ô miroir des vicissitudes de ce monde,

et qui, depuis que l’homme est sur la terre, est sans égal !

quoi de plus extraordinaire que ton exemple :

du faîte même d’une prodigieuse gloire,

ô toi le plus robuste des mortels,

tu as sombré au plus profond d’un destin misérable.

Car je ne le tiens pas pour un homme vraiment noble

celui qui doit son rang à sa longue lignée

ou à la roue de la fortune,

mais bien celui qui, comme toi, aurais pu dans ta force,

tant qu’elle avait la vertu pour compagne,

conquérir l’univers

et l’unanime hommage des plus hautes louanges.

 

                                      SAMSON.

 

J’entends un bruit de voix, dont le sens désuni

est dispersé par l’air avant qu’il vienne à mon oreille.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Il parle ; approchons-nous. Oh toi, dont rien n’égalait la puissance,

la gloire d’Israël jadis, à présent sa douleur !

Nous venons, nous tes amis et tes voisins, et non des inconnus,

des fertiles vallées d’Esthaol et de Saras,

pour te voir et pleurer sur toi ; ou, si tu l’aimes mieux,

nous pouvons t’apporter conseil ou réconfort

pour panser tes blessures ; les mots appropriés ont pouvoir en effet

d’apaiser les sursauts d’un esprit anxieux,

et sont un baume pour les plaies envenimées.

 

                                     SAMSON.

 

Votre venue, amis, me ranime ; j’apprends

par mon expérience, et non par ouï-dire,

quelle fausse monnaie est celle dont l’exergue

porte le mot « amis » (c’est du plus grand nombre d’entre eux

que j’entends seulement parler). Aux jours prospères

ils foisonnent autour de nous, mais le malheur les met en fuite,

sans qu’on les trouve même lorsqu’on les cherche. Voyez, ô mes amis,

les innombrables maux dont je suis assiégé,

pourtant celui qui me semblait le plus affreux m’est aujourd’hui le moins cruel :

la cécité ; car si j’avais mes yeux, pourrais-je, accablé de ma honte,

les lever un instant ou redresser la tête,

moi qui, tel un pilote stupide, ai fait sombrer

le vaisseau dont le ciel m’avait commis la charge,

le vaisseau au gréement magnifique, moi qui, pour un mot, une larme,

insensé que j’étais, ai divulgué le secret de Dieu

à la perfidie d’une femme ? Ô dites-moi, amis,

ne suis-je pas, dans les chansons et les propos de rues,

tenu pour un simple d’esprit ? Ne dit-on pas : « Comme il a bien

reçu ce qu’il a mérité » ? Et pourquoi cependant ?

On pouvait admirer une force infinie

en moi ; pour la sagesse, rien que d’ordinaire ;

l’une et l’autre auraient dû, au moins, aller de pair ;

l’attelage inégal m’a entraîné hors du chemin.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ne blâme point les desseins du Seigneur ; les plus sages

ont erré, et ont été trompés par des femmes perverses,

et le seront encore, si sages qu’ils se veuillent.

Ne va donc pas ainsi t’affliger sans mesure,

toi qui déjà es si accablé de douleur.

Pourtant, à dire vrai, j’ai souvent entendu

des gens qui s’étonnaient que tu aies choisi femme

parmi les Philistins plutôt qu’en ta tribu, où les filles, plus belles, ou aussi belles certes,

et aussi nobles, auraient du moins appartenu à ta nation.

 

                                     SAMSON.

 

C’est à Timna que je vis la première ; elle me plut,

mais il déplut à mes parents que je veuille épouser

la fille d’un gentil : c’est qu’ils ne savaient pas

que mon projet était la volonté de Dieu.

Poussé par un instinct secret, je pressai donc

ce mariage où je voyais l’occasion

d’entreprendre la délivrance d’Israël,

cette tâche à laquelle m’avait appelé l’ange.

La femme me trompa ; celle que j’épousai ensuite

(ô pourquoi l’ai-je fait ? souhait futile et trop tardif !)

habitait la vallée de Sorec, Dalila,

ce monstre ensorceleur aux savantes embûches.

Mon premier mariage, un même but poursuivi

m’inclinaient à juger la chose légitime,

puisque je me tenais tout prêt encore à écraser

ceux qui écrasaient Israël. De mes malheurs présents,

elle ne fut point la cause première, mais c’est moi-même

qui, vaincu par une volée de paroles (ô faiblesse !)

ai livré la forteresse de mon silence à une femme.

 

                                   LE CHŒUR.

 

Dans ton zèle à chercher l’occasion légitime

de provoquer les Philistins, l’ennemi de ton peuple,

tu n’as jamais manqué d’ardeur, je t’en rends témoignage ;

et pourtant Israël tout entier continue d’être esclave.

 

                                      SAMSON.

 

Ce reproche ne m’atteint point ; je le rejette

sur les gouverneurs d’Israël, sur ces chefs de tribus

qui, voyant les exploits que Dieu avait accomplis,

par moi seul, contre leurs oppresseurs

n’ont voulu reconnaître la délivrance offerte

ni en faire aucun cas ; pour moi je n’ai usé

de nulle intrigue pour qu’on vante mes actions,

ces actions elles-mêmes, toutes muettes qu’elles étaient, proclamant leur auteur.

Les Juifs sont restés sourds, comme semblant n’y voir

que choses indignes d’attention, jusqu’à ce qu’enfin

les Philistins, leurs maîtres, avant groupé leurs forces,

entrèrent en Judée pour me saisir ; alors

j’avais cherché refuge sur le rocher d’Étham,

non pas pour fuir, mais pour décider de l’endroit

qui, pour les attaquer, serait le plus propice.

Bientôt les hommes de Judée, pour prévenir

la dévastation de leur pays, me cernèrent :

de mon plein gré, sous certaines conditions, je me remis

entre leurs mains, et eux aussi volontiers me livrèrent

aux Incirconcis, leur proie si convoitée,

lié avec deux cordes ; mais les cordes pour moi étaient comme des fils

que la flamme a touchés ; je me jetai sur leur armée entière,

et n’ayant pour toute arme qu’une arme de raccroc,

j’exterminai l’élite de leur jeunesse ; ceux-là seuls survécurent qui avaient pris la fuite.

Or, si Juda s’était, ce jour-là, joint à moi, ou une seule tribu entière,

les tours de Gath seraient tombées entre nos mains,

et nous commanderions en maîtres à ceux-là dont nous sommes à présent les esclaves.

Mais quoi de plus fréquent, parmi les peuples corrompus,

et que leurs vices ont réduits en servitude,

que d’aimer l’esclavage plus que la liberté,

le bien-être de l’esclavage plus que le rude effort qu’exige la liberté ;

et que de mépriser, envier, suspecter

celui que Dieu, de par sa faveur spéciale,

a suscité comme leur libérateur ? Met-il la main à l’œuvre ?

Combien souvent on le déserte, pour à la fin

couvrir d’ingratitude ses plus nobles exploits !

 

                                    LE CHŒUR.

 

Tes paroles rappellent à notre souvenir

comment Soccoth et la tour de Phanuel

méprisèrent leur vaillant libérateur,

l’incomparable Gédéon, alors qu’il poursuivait,

dans le pays de Madian, ses rois vaincus ;

et quelle ingratitude auraient montrée ceux d’Éphraïm

à l’égard de Jephté, lequel par ses paroles

autant que par son bouclier et par sa lance

défendit Israël contre les Ammonites,

si sa prouesse n’avait rabaissé leur orgueil,

dans cette bataille acharnée, où tant périrent,

impitoyablement condamnés à la mort,

faute d’avoir bien su prononcer Shibboleth.

 

                                      SAMSON.

 

Ajoutez mon exemple à ceux que vous citez ;

ceux de ma tribu peuvent impunément mépriser ma personne,

mais non la délivrance que Dieu leur apportait.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Les voies de Dieu sont justes

et peuvent se justifier devant les hommes,

à moins qu’il y en ait qui ne croient pas en Dieu ;

s’il s’en trouve, ils marchent dans les ténèbres,

car leur doctrine ne fit jamais d’autre école

que dans le cœur de l’insensé,

et nul ne l’enseigna à l’homme que l’homme lui-même.

Un plus grand nombre doutent de la justice de ses voies,

parce que Dieu contredit ainsi ses propres lois ;

ils donnent libre cours à leurs pensées errantes,

sans songer que par là ils insultent à sa gloire,

au point qu’embarrassés dans leurs perplexités,

ils s’égarent, de plus en plus irrésolus,

mais sans trouver jamais la solution certaine.

Croient-ils donc pouvoir limiter l’Être infini,

astreindre à ses propres édits

Celui qui fit nos lois pour nous lier, mais non lui-même,

et qui a le plein droit d’exempter, de son gré,

qui il lui plaît d’obligations faites pour tout nu peuple, sans qu’il soit pour cela

entaché de péché, ni viole la loi,

puisqu’Il peut abroger lui-même ses décrets.

Sans quoi, celui qui ne manqua jamais ni de moyens

ni de justes motifs, vis-à-vis de nos ennemis,

pour affranchir son peuple

n’eût pas poussé ce valeureux Nazaréen,

contre son vœu de chasteté sévère,

à rechercher en mariage cette femme perfide,

impure, et impudique.

Tais-toi donc, ô Raison ; silence au moins, ô vains raisonnements

encore que la Raison puisse alléguer ici

que la loi morale absout cette femme d’impureté ;

son impudicité vint plus tard, sa faute à elle, et non à toi, Samson.

Voici venir le vieux Manué, ton vénérable père ;

son pas est soucieux, ses cheveux blancs comme duvet ;

avise sans tarder

à l’accueil que tu dois lui faire.

 

                                      SAMSON.

 

Malheur à moi ! une autre angoisse, qu’éveille

ce nom que vous venez de dire, m’assaille de nouveau.

 

                                       MANUÉ.

 

Frères et hommes de Dan, car vous me semblez tels

bien qu’en ces lieux étranges, si un respect ancien

pour mon fils, aujourd’hui captif, mais dont jadis

vous vous montriez si fiers, a dirigé ici

vos jeunes pas, tandis que les miens, appesantis par l’âge,

demeuraient en arrière, dites-moi s’il est ici.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Regardez-le, aussi insigne en sa détresse profonde

que naguère au faîte de sa gloire.

 

                                       MANUÉ.

 

Ô pitoyable changement ! Est-ce bien lui

l’invincible Samson, de tous côtés fameux,

l’effroi des ennemis d’Israël, qui, doué d’une force

égale à celle des anges, parcourait leurs cités

sans que nul osât l’attaquer, et qui, combattant seul,

défia leurs armées rangées en fier arroi,

à lui-même une armée, et maintenant trop faible

pour échapper aux coups d’un lâche, ceint de ses armes,

qui le brave à distance. Ô confiance toujours trahie

en la force des hommes ! qu’est-il, hélas, dans l’homme

qui ne soit illusoire et vain ? Quel est donc ce bienfait

qui, imploré par nous, n’entraîne bien souvent

notre malheur, et notre perte ?

J’ai demandé au ciel des enfants ; j’ai cru que la stérilité

en ménage était un opprobre ; j’ai obtenu un fils,

et un fils tel que tous me proclamaient heureux :

qui voudrait aujourd’hui se voir père en ma place ?

Ô pourquoi Dieu m’a-t-il accordé ma requête.

et l’a-t-il fait avec éclat, comme une grâce ?

Pourquoi désirons-nous ses dons ? pourquoi les appeler

de nos vœux si fervents, puisqu’octroyés

d’une main solennelle, ainsi que des faveurs,

ils cachent derrière eux la queue du scorpion ?

Est-ce bien pour cela que l’ange, à deux reprises,

est descendu, et pour ceci que fut prescrite

ta nourriture sainte, comme pour une plante

choisie et consacrée ? Plein de gloire pour un temps,

tu étais un miracle entre les hommes ; puis tu fus, en une heure,

pris au piège, assailli, terrassé, emmené dans les fers,

la risée de tes ennemis, captif, pauvre et aveugle,

jeté dans un cachot pour y travailler avec des esclaves !

Hélas, il me semble que Dieu, après avoir choisi

un homme pour les actions les plus nobles, même si un moment la faiblesse l’égare,

ne devrait point l’accabler de la sorte, comme un esclave,

sous ces souillures et ces indignités,

ne fût-ce que pour l’honneur de ses exploits passés.

 

                                      SAMSON.

 

Ne prétends point régler ce dont Dieu seul dispose, mon père.

Il n’est aucun des maux dont je suis la victime

qui ne soit juste ; moi seul les provoquai,

moi seul en suis l’auteur, la cause unique ; si

mon châtiment te semble vil, tout aussi vil fut mon égarement, lorsque je profanai

le secret confié par Dieu, sous la foi même

du serment, pour le livrer à une femme,

une Cananéenne, ma perfide ennemie.

Je n’en ignorais rien, et ne fus point surpris,

éclairé que j’étais par mainte expérience. La fille de Timna

ne m’a-t-elle point trahi une première fois, n’a-t-elle pas révélé

le secret qu’elle m’arracha dans la ferveur

d’un amour nuptial simulé, pour le porter incontinent

à ceux qui l’avaient achetée, à ceux qui m’épiaient

et étaient mes rivaux ? Trouvai-je plus de foi

en Dalila, qui, elle aussi, dans la fleur de son amour,

dans les étreintes conjugales, corrompue par de l’or,

quoique offert seulement, conçut de l’offre même

un premier fruit de l’adultère, sa trahison envers moi ?

Trois fois elle tenta, par ses caresses, et ses soupire,

et ses reproches amoureux, de dérober

ce grand secret auquel était lié ma vie, de savoir où ma force

résidait, à quelle partie de moi elle était attachée ;

et trois fois j’éludai, en la prenant en jeu,

son importunité, voyant bien chaque fois

combien ouvertement, avec quelle impudence

elle avait le dessein de me trahir, et (chose pire

qu’une haine avouée), avec quel mépris

elle cherchait à me rendre traître à moi-même.

Pourtant quand, la quatrième fois, rassemblant toutes ses ruses,

ses propos caressants, les assauts de la femme,

ses batteries de paroles, elle ne cessa plus, jour et nuit,

de m’assiéger, alors que j’étais épuisé de veilles, et recru de fatigue,

dans un de ces moments où l’homme cherche avant tout le calme et le sommeil,

je cédai, et je lui ouvris tout mon cœur,

moi qui, si j’avais eu un grain de courage viril,

aurais pu aisément déjouer tous ses pièges.

Mais une honteuse mollesse me retint sous le joug,

son esclave. Conduite trop indigne, qui outrage à la fois

l’honneur et la religion ! Âme servile

qu’un châtiment servile a payée justement !

L’état d’abjection où me voici tombé,

ces haillons, ce labeur de la meule, sont moins ignobles

que mon ancienne servitude, dégradante,

indigne d’un homme, ignominieuse, infâme,

véritable esclavage, première cécité pire que celle d’aujourd’hui,

et qui ne voyait pas l’opprobre où je servais.

 

                                       MANUÉ.

 

Je ne saurais, mon fils, louer le choix de tes épouses ;

je le désapprouvai plutôt ; pourtant tu alléguas

l’inspiration divine qui te faisait chercher

quelque occasion de molester nos ennemis.

Je ne discute point cela ; de ceci je suis sûr :

bientôt nos ennemis trouvèrent le moyen

de te faire captif, et le sujet de leur triomphe ; pour toi, plus vite encore,

la tentation, des charmes irrésistibles

te firent violer le dépôt sacré du silence

qui t’était confié, et qu’il était en ton pouvoir

de conserver secret. C’est vrai ; et tu supportes

assez, et plus qu’assez, le poids de cette faute ;

cruellement tu as payé, et payes encore

cette inflexible dette. Écoute cependant quelque chose de pire.

Les Philistins célèbrent aujourd’hui une fête populaire

à Gaza ; ils annoncent un pompeux cortège,

un sacrifice, d’éclatantes louanges

en l’honneur de Dagon, leur dieu qui t’a remis,

Samson, aveugle et enchaîné, entre leurs mains,

et les a délivrés des tiennes, baignées si souvent dans leur sang.

Ainsi Dagon sera glorifié, et Dieu,

hors duquel il n’est point de dieu, comparé aux idoles,

dépouillé de sa gloire, blasphémé, outragé

par la foule idolâtre enfoncée dans l’ivresse.

Et c’est cela, Samson, survenu par ta faute,

doit t’être le plus pesant de tous tes maux,

l’opprobre le plus infâme

qui pût fondre sur toi, et sur la maison de ton père.

 

                                      SAMSON.

 

Je reconnais, mon père, et avoue que c’est moi

qui ai fait rendre ces honneurs si magnifiques

à Dagon, qui ai fait retentir ses louanges

parmi les nations païennes ; à Dieu j’ai apporté

déshonneur et outrage ; j’ai donné libre champ

aux idolâtres et aux athées ; j’ai suscité le scandale

en Israël, la défiance envers Dieu, et le doute

dans les cœurs faibles assez enclins déjà

à chanceler, à succomber, â reconnaître les idoles :

c’est ma plus grande affliction, ma honte et ma douleur,

le tourment de mon âme, et qui ne permet plus

à mes yeux d’accueillir le sommeil, ni à mes pensées le repos.

Le seul espoir qui me soutient c’est que pour moi

le combat a cessé ; le conflit maintenant

est entre le Seigneur et Dagon. Dagon a cru pouvoir

entrer, moi abattu, en lice contre Dieu,

comparant sa divinité et l’exaltant

au-dessus du Dieu d’Abraham. Celui-ci, sois-en sûr,

ne tolérera pas longtemps qu’on le provoque,

mais il imposera la grandeur de son nom.

Dagon devra s’humilier, et d’ici peu

subira un désastre tel qu’il sera dépouillé

de ces trophées conquis sur moi et qui font son orgueil,

dans la déroute et la confusion de ses fidèles.

 

                                       MANUÉ.

 

Avec raison cette espérance te soutient, et ces paroles,

je les accueille comme une prophétie ; car Dieu

(rien n’est plus assuré) ne tardera longtemps

à défendre la gloire de son nom

contre quiconque la dispute, et ne souffrira point

longtemps qu’on mette en doute qui est le Dieu suprême,

de lui ou de Dagon. Pour toi, que faut-il faire ?

Tu ne dois point, dans l’intervalle, demeurer

ici en cet état lamentable et odieux,

abandonné. J’ai déjà approché

quelques chefs philistins, pour traiter avec eux

de ta rançon ; peut-être, maintenant,

ont-ils pu assouvir l’excès de leur vengeance

en t’infligeant peines et servitudes pires que la mort,

à toi qui maintenant ne pourras plus leur nuire.

 

                                      SAMSON.

 

Renonce à ce projet, mon père, épargne-toi

ces pénibles démarches ; laisse-moi ici,

comme je le mérite, continuer de souffrir,

et, s’il se peut, expier l’indiscrétion,

le crime qui me fait rougir. Si j’avais révélé

quelque secret humain, les secrets d’un ami,

combien odieuse eût été ma conduite, et digne

du mépris et du dédain de tous, jusqu’à en être exclu

de toute amitié, évité comme un bavard stupide,

et la marque du sot imprimée sur mon front.

C’est le dessein de Dieu que je n’ai pas gardé, c’est son secret auguste

que j’ai, présomptueux, divulgué, dans l’impiété.

La lâcheté au moins et l’opprobre, péché

que les Gentils, dans leurs fables, condamnent

à leur Enfer, et aux affreux tourments de la geôle.

 

                                       MANUÉ.

 

Repens-toi, ô mon fils, et gémis sur ta faute,

pourtant n’ajoute pas à ton affliction ;

déplore ton péché, mais si tu peux en éviter

le châtiment, le soin de toi-même l’ordonne.

Laisse agir en ceci la volonté d’en haut

et laisse une autre main que la tienne t’infliger

les peines que tu encourus. Peut-être

Dieu se laissera-t-il fléchir, et te remettra-t-il toute ta dette ?

Lui qui toujours approuve, et accueille plutôt

(aimant surtout une humble et filiale soumission)

celui qui, implorant merci, lui demande la vie,

que celui qui, rigoureux pour lui-même, choisit la mort parce qu’il l’a méritée,

ce qui l’atteste trop scrupuleux, et mécontent de lui

plutôt pour son offense envers lui-même que pour l’offense à Dieu.

Ne repousse donc point les moyens proposés ; qui sait

si Dieu ne les a pas offerts afin que tu reviennes

à ton foyer, à ta patrie, et à sa maison sainte,

où tu pourras lui porter tes offrandes, et détourner de toi

les suites de sa colère, par tes prières et par tes vœux renouvelés.

 

                                      SAMSON.

 

J’implore son pardon, mais quant à ma vie même,

à quelle fin la voudrais-je garder ? Par ma force

j’ai surpassé tous les mortels ; grand de mes espérances,

de mon jeune courage et de mes pensées nobles,

de ma naissance et des vaillants exploits qu’avait prédits le Ciel,

rempli d’élan divin, j’ai par mes actions

d’un éclat héroïque laissé bien loin de moi

les fils d’Énac ; entouré de gloire et d’éclat,

ne redoutant aucun péril, je me suis avancé, ainsi qu’un demi-dieu,

admiré à la fois et redouté de tous,

sur la terre ennemie, nul n’osant m’affronter.

Alors, gonflé d’orgueil, je succombai au piège

de beaux yeux enchanteurs et perfides, lacs tendus par l’amour ;

amolli par la joie des jours de volupté,

j’en vins à reposer ma tête, et le gage sacré

de toute ma force, sur les genoux impurs

d’une courtisane traîtresse, qui me ravit,

comme elle eût fait à un bélier docile, ma toison précieuse,

et puis qui, me raillant, me chassa, dépouillé,

tondu et désarmé, parmi mes ennemis.

 

                                    LE CHŒUR.

 

La passion du vin et des breuvages délectables

qui a perdu tant de guerriers illustres,

toi tu as su la vaincre ; ni le rubis étincelant

qui pétille quand on le verse, ni les fumets ou les parfums

ou les saveurs qui réjouissent le cœur des hommes et des dieux

n’ont pu te détourner de la fraîche source cristalline.

 

                                      SAMSON.

 

Partout où la fontaine ou le ruisseau faisait jaillir,

vers l’aurore naissante, son eau limpide et pure

que doraient, comme d’une caresse éthérée, les rayons embrasés du soleil,

je buvais, étanchant ma soif au flot si clair,

j’y reprenais mes forces, sans envier le jus de la grappe

à ceux que cette boisson turbulente trouble de ses vapeurs.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Folie de ceux qui croient que les vins les plus forts,

les plus fortes boissons sont le plus sûr soutien de la santé,

alors que Dieu, les ayant interdits, avait fait choix

d’un champion redoutable, d’une force sans égale,

qui ne buvait que l’onde claire du ruisseau.

 

                                      SAMSON.

 

Mais de quoi m’a servi cette sobriété, impuissante

contre des séductions autrement dangereuses ?

À quoi bon se défendre à une porte de ville,

pour laisser l’ennemi pénétrer par une autre,

après avoir cédé à une femme ? En quoi,

aveugle désormais, ayant perdu courage, honni, déshonoré et presque anéanti,

puis-je être utile encore ? Comment puis-je servir

mon peuple, et l’œuvre que m’avait fixée le Ciel ?

Oisif et inutile, je ne puis que m’asseoir

au foyer domestique, à la charge des autres,

spectacle ou objet de pitié pour ceux-là qui m’abordent,

avec mes longs cheveux tombant en lourdes boucles,

ayant, pour rien, retrouvé leur vigueur, vain souvenir de ma force passée,

jusqu’à ce que le poids des ans

et l’engourdissement livrent mes membres immobiles

à une méprisable et obscure vieillesse.

Laisse-moi donc reprendre mon labeur, gagner mon pain,

jusqu’à ce que la vermine, et l’ignoble nourriture d’esclave

m’aient épuisé, et que la mort, invoquée si souvent,

hâte la fin tant attendue de mes souffrances.

 

                                       MANUÉ.

 

Veux-tu servir les Philistins de ce don même

qui te fut expressément accordé pour leur perte ?

Mieux vaut pour toi rester à ta maison, cloué au lit, non seulement oisif,

mais vivant d’une vie sans gloire, sans emploi, par l’âge exténué.

Mais Dieu qui fit, à ta prière, jaillir une source

du sol aride pour apaiser ta soif

après l’ardeur d’un dur combat, peut aussi aisément

faire jaillir encore dans tes yeux la lumière,

afin que tu le serves mieux que tu ne fis.

Et j’en suis convaincu : car pourquoi autrement

cette force miraculeuse encore dans tes cheveux ?

Ce n’est pas sans objet que sa puissance demeure en toi,

et ses dons merveilleux ne resteront pas vains.

 

                                      SAMSON.

 

Différentes des vôtres, mes pensées me présagent

que ces orbites sombres n’accueilleront plus la lumière,

que l’autre lumière, la vie, ne me sera plus longtemps conservée,

que toutes deux, bientôt, feront place à une double obscurité,

tant je sens en effet que mon âme fléchit,

que mes espoirs s’évanouissent ; la nature en moi

semble, en chaque fonction, fatiguée d’elle-même ;

j’ai parcouru ma carrière de gloire, et ma carrière de honte ;

bientôt je me reposerai parmi les morts.

 

                                       MANUÉ.

 

Ne t’abandonne pas à ces idées qui naissent

de ton angoisse et des noires humeurs

qui troublent ton esprit. Pour moi du moins

je ne dois négliger aucun des soins qu’un père, en temps voulu,

doit apporter pour obtenir ta délivrance

en payant ta rançon, ou par quelque autre moyen ; cependant, reste calme,

et laisse nos amis t’adresser les paroles qui guérissent.

                                                                                          (Il sort.)

 

                                      SAMSON.

 

Ô pourquoi le tourment n’est-il pas limité

aux blessures et aux plaies du corps,

à ces innombrables souffrances que ressentent

notre cœur, notre tête, notre poitrine et nos reins ?

Pourquoi doit-il encore pénétrer en secret

au plus profond de l’âme,

y exercer ses attributs cruels,

en ravager la plus pure substance,

comme il fait les entrailles, les muscles et les membres,

avec des douleurs analogues, mais plus cruelles,

quoique le corps ne les ressente pas !

Et non seulement mes peines m’accablent

ainsi qu’un mal pernicieux,

mais, ne trouvant aucun remède, elles s’échauffent et se déchaînent,

telles des blessures incurables

qui s’enveniment, et s’ulcèrent, et se gangrènent

en une noire corruption.

Mes pensées, qui se font mes bourreaux, années de dards mortels,

lacèrent ce qu’il y a de plus vif et de plus tendre en moi,

s’exaspérant, s’exacerbant, et provoquant

une inflammation affreuse qu’aucune herbe calmante,

ou breuvage médicinal ne saurait apaiser,

pas même la brise printanière descendant d’une alpe neigeuse.

Le sommeil m’a abandonné, et m’a livré

à l’opium engourdissant de la mort comme à mon seul remède :

d’où mon abattement, mes défaillances, mon désespoir,

et d’où le sentiment que le Ciel me délaisse.

J’étais son nourrisson jadis, et sa joie préférée,

moi qu’il avait élu dès le sein maternel,

et promis par un messager d’en-haut, descendu deux fois sur la terre.

Sous sa protection particulière,

Je grandis dans l’abstinence et sentis croître ma vigueur.

Dieu me guida vers les plus valeureux exploits,

bien au-dessus de la force d’un homme,

contre les Incirconcis, nos ennemis ;

mais aujourd’hui comme un simple bamum, il me rejette

et m’a livré aux ennemis cruels

que j’avais, sur son ordre même, défiés,

sans nul appui, avec la perte irréparable

de ma vue, ne me gardant vivant que pour subir encore,

jour après jour, leur cruauté ou leur mépris.

Je ne suis plus de ceux qui gardent l’espérance ;

tous mes maux sont désespérés, tous sans remède ;

je n’implore du Ciel qu’une chose – puissé-je être exaucé,

car ma prière est brève – une rapide mort,

terme et apaisement de toutes mes misères.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Nombreuses sont les maximes des sages,

inscrites en des livres anciens et modernes,

exaltant la patience comme le plus haut courage,

et, pour aider à supporter tous les malheurs,

ce qui peut advenir à la vie frêle de l’homme,

nombreux sont les écrits consolateurs

qui, par leurs arguments si réfléchis, et leur zèle persuasif,

apaisent le chagrin et les pensées inquiètes.

Mais pour celui qui est dans l’angoisse, qu’importent

leurs accents ? Ils ressemblent plutôt

à quelque rude accord, sans liaison aucune avec l’angoisse même,

à moins que l’homme sente en lui

jaillir une consolation venue d’en-haut,

un renouveau secret qui restaure ses forces,

et qui relève son âme fléchissante.

Dieu de nos pères ! qu’est donc l’homme ?

pourquoi, pendant sa vie si courte, règles-tu

d’une main si changeante –

ou, le dirai-je, si contradictoire –

ta providence à son égard ?

Pourquoi ne le gouvernes-tu d’une façon égale

comme tu fais les ordres angéliques, et même les créatures inférieures, muettes,

privées de la raison, seulement animales ?

Et je ne parle pas de la foule vulgaire

qui, errant çà et là,

grandit et disparaît comme des éphémères,

multitude sans nom qu’aussitôt on oublie ;

mais de ceux que tu as solennellement choisis,

pourvus éminemment de tes dons et faveurs,

pour quelque grande tâche : ta gloire et le salut

de ton peuple, qu’ils n’ont pu accomplir jusqu’au bout.

À l’égard de ceux-ci, pourtant, que tu comblas,

souvent, au zénith même de leur prospérité,

ton visage et ta main changent ; et tu oublies

et tes hautes faveurs passées

et leurs services d’autrefois.

Non seulement tu les dégrades, et les rends

à leur ancienne vie désormais plus obscure, renvoi justifié ;

tu les abaisses plus encore que tu ne les élevas,

et la chute paraît imméritée aux yeux de l’homme,

trop sévère pour la transgression ou l’omission.

Tu les livres souvent à l’épée ennemie

de païens ou d’impies ; leurs cadavres sont jetés

aux chiens ou aux oiseaux de proie ; ou ils sont prisonniers,

ou sont remis, quand les temps changent, aux tribunaux iniques

et condamnés par les foules ingrates.

Et s’ils échappent à tous ces maux, tu les plonges

peut-être dans la pauvreté, la maladie et la douleur,

dans les douleurs cruelles et les infirmités

d’une trop précoce vieillesse.

À ces hommes, dont les mœurs sont simples, tu imposes des souffrances gratuites,

le châtiment de la débauche ; bref,

juste ou injuste, l’homme semble également misérable ;

quel qu’il soit, une fin malheureuse l’attend.

Ne traite pas ainsi cet homme, naguère ton glorieux champion,

l’image de ta force, ton puissant instrument.

Mais que demandons-nous ? Comme tu l’as déjà traité !

Vois son état infortuné, et change

ses malheurs, tu le peux, en une fin paisible.

Mais qui vient là ? Est-ce à la mer ou à la terre qu’appartient cette créature ?

Ce semble être une femme

qui, toute ornée, pavoisée, éclatante,

s’avance toutes voiles dehors,

ainsi qu’une imposante caravelle

de Tharsis, qui vogue vers les îles

de Grèce ou de Cadix,

avec tous ses atours, et ses agrès parés,

ses voiles déployées et ses flammes flottantes,

caressée par le vent qui se joue avec elle ;

le suave et puissant parfum de l’ambre

la précède ; un cortège de jeunes filles l’accompagne ;

on dirait quelque riche dame du pays des Philistins.

Mais maintenant qu’elle est plus près, ce n’est nulle autre certes

que Dalila ta femme.

 

                                      SAMSON.

 

Ma femme ! celle qui m’a trahi ! qu’elle n’approche point !

 

                                    LE CHŒUR.

 

Pourtant elle s’avance ; la voici qui s’arrête, fixe les yeux sur toi,

sur le point de parler ; elle incline la tête

comme une tendre fleur ployant sous la rosée ; elle pleure,

et ses mots préparés semblent se fondre en larmes

qui tombent sur les bords de son voile de soie ;

la voici de nouveau qui s’apprête à parler.

 

                                       DALILA.

 

C’est d’un pas hésitant, et d’un cœur plein de trouble

que je viens, non sans craindre ton ressentiment,

Samson, que, sans chercher d’excuse, je confesse

avoir tant mérité. Cependant, si les larmes

peuvent expier ma faute (bien que ses conséquences

aient été plus funestes que je n’avais prévu)

mon repentir est toujours aussi vif, encore que mon pardon

ne me soit en rien assuré. Mais la tendresse conjugale,

l’emportant sur la crainte et le doute timide,

m’a poussée jusqu’ici, désireuse de revoir

une fois ton visage, de m’enquérir de toi,

de savoir si je puis par hasard alléger

le poids de ta souffrance, et s’il dépend de moi

d’apaiser ton esprit par les réparations qui sont en mon pouvoir,

bien tardives sans doute, mais qui rachèteraient un peu

ma faute irréfléchie, qui fut pour toi si désastreuse !

 

                                      SAMSON.

 

Hors d’ici, hors d’ici, hyène ! Voilà tes ruses coutumières,

celles qu’emploient toutes les femmes, fausses comme toi,

qui manquent à toute foi, à tous leurs vœux, qui trompent, et trahissent,

et puis qui, repentantes, se soumettent, supplient,

implorent la réconciliation, simulent le remords,

avouent leur faute, promettent un changement prodigieux,

mais sans se repentir vraiment, surtout pour éprouver

leur époux, jusqu’où ira sa patience,

et comment assaillir sa force ou sa faiblesse.

Ensuite, d’une adresse plus prudente et experte,

de nouveau elles trahissent, et se repentent encore ;

et c’est ainsi que les plus vertueux et les meilleurs, sans répit abusés,

ayant choisi, dans leur bonté, de faire accueil

au repentir, et de lui pardonner toujours,

en viennent à traîner une vie misérable,

dans les plis d’un serpent perfide et venimeux,

à moins qu’un prompt destin bientôt ne les détruise

comme tu m’as perdu, et donné en exemple aux siècles à venir.

 

                                       DALILA.

 

Pourtant écoute-moi, Samson ; non que je me propose

d’atténuer ou d’amoindrir ma faute ;

si pourtant tu veux la peser

telle qu’elle est, sans circonstances aggravantes,

ou même en admettant une juste indulgence,

je pourrais obtenir de toi, s’il est possible,

un pardon plus facile, en tout cas moins de haine.

Je reconnais d’abord, volontiers, que ce fut

faiblesse de ma part, mais faiblesse attachée à notre sexe entier,

curiosité ardente, avide de secrets,

de divulguer ces secrets mêmes – deux torts communs à toute femme –

Ne fut-ce pas aussi une faiblesse de m’apprendre,

cédant à l’importunité, à moins de rien,

où reposaient ta force et ta sécurité ?

De ma faute c’est toi qui me montras la voie.

Mais j’en ai informé tes ennemis, et je n’aurais pas dû !

Et tu n’aurais pas dû, toi non plus, te fier à une frêle femme :

avant que je le fusse, c’est toi qui fus cruel envers toi-même.

Que ta faiblesse donc écoute ma faiblesse,

si proches l’une de l’autre, et presque apparentées ;

que ta faiblesse pardonne à la mienne, et l’on te jugera

moins durement si tu n’exiges injustement de moi

plus de force qu’il n’en fut trouvé en toi-même.

Et si c’était l’amour, où tu ne vois que haine,

la jalousie d’amour, qui domine le cœur

humain, et qui n’est pas moins puissant en mon cœur,

qui m’avait fait agir comme j’ai fait ? Je voyais

ton humeur inconstante ; j’ai craint qu’un jour tu ne m’abandonnasses

comme celle de Timna ; j’ai donc cherché tous les moyens

de me faire chérir, de t’attacher à moi par les liens les plus fermes ;

or le plus sûr moyen, me sembla-t-il, fut de t’importuner,

d’arracher ton secret, de m’emparer

de la clef de ta force et de ta sécurité. Tu me diras :

« Pourquoi avoir révélé ce secret ? » J’avais eu l’assurance

de ceux qui me tentaient qu’ils n’avaient contre toi aucun autre dessein

que de te mettre sous benne garde et surveillance :

c’était mon désir même ; je savais que la liberté

t’entraînerait à des entreprises périlleuses

tandis qu’à la maison je serais assaillie de soucis et de craintes,

déplorant ton absence en mon lit délaissé ;

ici, je te posséderais sans cesse, jour et nuit,

mon prisonnier, le prisonnier de ma tendresse, mais non des Philistins,

tout entier à moi seule, à l’abri des dangers du dehors,

et sans que j’eusse à craindre que d’autres, à mon foyer, vinssent disputer mon amour.

Ces raisons sont valables selon le code de l’amour,

bien que certains peut-être les jugeraient absurdes et folles ;

l’amour souvent, malgré ses intentions droites, a causé de grands maux,

et pourtant a toujours obtenu ou pitié ou pardon.

Suis l’exemple des autres ; que ta sévérité

soit moindre que ta force, dure comme l’acier.

Si tu surpasses tous les hommes en puissance,

ne le fais point par ta colère inexorable.

 

                                      SAMSON.

 

Avec quel art perfide cette sorcière feint d’avouer

ses propres fautes afin de réprouver les miennes !

Mais tu montres par là que c’est bien la malice

et non le repentir qui t’a conduite ici ;

c’est moi, dis-tu, qui t’ai donné l’exemple,

qui t’ai ouvert la voie : reproche amer, mais vrai ;

j’ai été traître envers moi-même avant que tu me trahisses.

Le pardon que j’octroie à mon égarement,

celui-là seul prends-le pour ton acte pervers ; et quand tu m’auras vu

impartial, dur à moi-même, inexorable,

tu cesseras de me poursuivre, et seras prête à avouer

que ce n’est qu’une feinte. La faiblesse, ton excuse !

Je le crois, mais ta faiblesse à résister

à l’or des Philistins ; si la faiblesse peut pallier une faute,

quel est le meurtrier, le traître, le parricide,

l’incestueux, le sacrilège qui ne l’alléguera ?

Chaque crime est faiblesse, et cette raison donc

devant Dieu ni devant les hommes n’assurera ta grâce.

Mais c’est l’amour qui t’a poussée ? Dis la rage furieuse

d’assouvir ta luxure ; l’amour s’efforce à susciter l’amour,

et comment pouvais-tu espérer mon amour, agissant de façon

à déchaîner en moi une haine implacable

dès que je connaîtrais, et comment l’ignorer, que tu m’avais trahi ?

En vain t’efforces-tu de couvrir une honte sous une autre honte ;

sous ces détours ton crime n’en paraît que plus clair.

 

                                       DALILA.

 

Puisqu’à tes yeux la faiblesse n’est une excuse

chez l’homme ni la femme, encore que cela te condamne toi-même,

écoute quels assauts j’ai subis, quelles embûches,

quelles attaques m’ont investie, avant que je me rende :

l’homme même le plus ferme et le plus résolu

aurait pu y céder sans le moindre reproche.

Non, ce ne fut pas l’or, comme tu m’en accuses,

qui me détermina ; tu sais que les magistrats

et les princes de mon pays s’en vinrent en personne,

suppliant, ordonnant, menaçant, exhortant,

pour m’adjurer, au nom de la patrie

et de la religion, pour me représenter combien il était juste,

quel honneur, quelle gloire aussi de se saisir

d’un ennemi public, et qui avait détruit

tant d’hommes de notre nation ; et le grand-prêtre

insista plus encore, qui sermonnait sans cesse à mon oreille

combien il serait méritoire auprès des dieux

de prendre au piège un impie

contempteur de Dagon. Or que pouvais-je

opposer à des arguments de cette force ?

Seul mon amour pour toi se défendit longtemps,

et lutta en silence contre toutes ces raisons,

opiniâtrement. À la fin, cette vieille maxime,

si répandue et si fréquemment répétée

par les plus sages, qu’au bien de tous

doivent céder les intérêts privés, s’empara de mon esprit

avec sa grave autorité, et prévalut :

je crus que la vertu, la vérité et mon devoir m’enjoignaient d’obéir.

 

                                      SAMSON.

 

Je savais bien qu’ainsi allaient finir tous tes détours enveloppants,

en religion feinte, en onctueuse hypocrisie !

Si pourtant ton amour, ton odieux simulacre,

avait été sincère, ainsi qu’il eût dû l’être, il t’eût certes inspiré

d’autres raisonnements, d’autres actes aussi.

Moi je t’ai préférée à toutes les filles de ma tribu

et de ma nation ; je t’ai choisie parmi

mes ennemis, je t’ai aimée, tu ne l’as su que trop,

je t’ai aimée trop bien ; j’ai épanché en toi tous mes secrets,

non par légèreté, mais parce qu’incapable

de résister à tes prières, de te refuser rien ;

et tu ne juges maintenant un ennemi. Pourquoi alors

commenças-tu par me recevoir comme époux,

moi qui étais, comme depuis, l’ennemi déclaré de ton peuple ?

Devenue mon épouse, il te fallait quitter pour moi

et famille et patrie ; car je n’étais ni leur sujet

ni sous leur protection ; je m’appartenais à moi-même,

et tu étais à moi, et non à eux. Si ton pays

voulut faire de toi l’instrument de ma perte, ce fut injustement,

contre la loi de nature et la loi des nations,

et non plus ton pays, mais une horde impie

d’hommes qui conspiraient pour sauver leur état

par des actions pires que des hostilités, profanant les fins mêmes

qui font de la patrie un nom si précieux ;

tu ne devais donc point leur obéir. Mais diras-tu, ce fut ta religion qui te poussa.

Par là tu pensais plaire à tes dieux, à tes dieux impuissants,

à se venger eux-mêmes, à châtier leurs ennemis

sauf par des actes indignes de leur nature, en contradiction

avec leur état même, et qui ne peuvent ainsi être des dieux ;

aucune raison donc de leur plaire, de leur obéir, ou de les craindre.

Ces faux prétextes, ces excuses fallacieuses s’écroulant,

tu es nue sous ta faute, et que tu es hideuse !

 

                                       DALILA.

 

Dans un débat avec les hommes, une femme

ne l’emporte jamais, quelle que soit sa cause.

 

                                      SAMSON.

 

Faute de mots, sans doute, ou bien manque de souffle !

témoin le temps où tu m’accablais de discours !

 

                                       DALILA.

 

J’ai été sotte, téméraire, et je me suis trompée

dans ce dont j’attendais la pleine réussite.

Ah ! que j’obtienne grâce auprès de toi, Samson ;

souffre que je te montre tout ce que je veux faire

afin de réparer le mal que j’ai causé,

perdue par de mauvais conseils ; ce qui demeure irréparable,

ne le supporte pas avec trop d’amertume, ni ne cherche toujours

à t’affliger en vain. Bien que tu aies perdu la vue,

la vie demeure douce à vivre, et l’on en doit jouir

lorsque les autres sens offrent leurs plaisirs propres,

près du foyer, dans le repos et la paix domestique,

loin des mille soucis et des hasards auxquels

la vue expose chaque jour les hommes hors de chez eux.

Je vais intercéder auprès de nos seigneurs, et je ne doute point

qu’ils ne m’accordent ma prière, et me permettent de t’arracher

à l’horreur de cette prison, de t’emmener

pour vivre auprès de moi, afin que mon amour et mes soins redoublés,

et mon empressement à te servir, pour moi devoir joyeux,

puissent veiller sur toi jusque dans ta vieillesse.

Je mettrai dans ta vie tant de joie, et tant de réconfort

que ce que tu perdis par ma faute ne te manquera guère.

 

                                      SAMSON.

 

Non, non, que mon état ne te tourmente point ;

cela ne te sied pas ; nous sommes, depuis longtemps, devenus étrangers l’un pour l’autre ;

ne me crois pas si imprudent ou si maudit

que j’aille de nouveau m’empêtrer dans le piège

où une fois déjà je fus pris. Je sais tes stratagèmes,

encore qu’à mes dépens, tes embûches, tes rets ;

ta belle coupe enchanteresse et tes charmes magiques

sont sans pouvoir sur moi, leur force est abolie ;

et j’ai acquis assez de la prudence du serpent

pour fermer mon oreille à tes sorcelleries.

Si dans la fleur de ma jeunesse et de ma force, quand tous les hommes

m’aimaient et m’honoraient et me craignaient, toi seule pus me haïr,

moi ton époux, te jouer de moi, me vendre, me trahir,

comment me traiterais-tu aujourd’hui, aveugle et par là même

si facile à tromper, faible comme un enfant pour la plupart des choses

et donc si aisément dédaigné, méprisé,

et enfin délaissé. Quels outrages ne subirais-je point,

pauvre homme sans défense et réduit, sous ta loi,

au complet esclavage ! Tu me trahirais de nouveau,

rapportant mes paroles et mes gestes à tes maîtres

pour qu’ils les examinent et les condamnent, irrités ou railleurs !

Cette geôle est pour moi la maison de la liberté,

comparée à la tienne, dont je ne franchirai jamais le seuil.

 

                                       DALILA.

 

Laisse au moins que j’approche et te touche la main.

 

                                      SAMSON.

 

Non pas, si tu tiens à la vie ! Car ma fureur subite,

éveillée par le souvenir farouche, pourrait te déchirer membre par membre.

De loin je te pardonne, que cela te suffise ;

pleure ta perfidie, et les pieuses œuvres

qu’elle a produites, et qui garderont ta mémoire

parmi les femmes illustres, et les épouses fidèles ;

bénis ton cher veuvage, qui fut hâté par l’or

de ta trahison conjugale ; et maintenant va-t’en !

 

                                       DALILA.

 

Tu es impitoyable, et demeures plus sourd

aux prières que les vents et les mers ; pourtant les vents avec les mers

font la paix à la longue, la mer avec la côte :

toi tu nourris une colère inexorable,

éternelle tempête que rien ne calmera.

Aussi pourquoi m’humilier, et, implorant

la paix, ne recueillir que l’insulte et la haine,

être chassée sous les malédictions, avec mon nom

marqué du brandon d’infamie ?

Je renonce à m’intéresser à tes affaires

désormais, et aussi à blâmer la part que j’y ai prise.

La renommée, si elle n’a deux visages, a du moins double bouche,

et publie nos exploits, souvent, avec deux voix contradictoires.

Sur ses deux ailes, l’une noire et l’autre blanche,

elle emporte les plus grands noms, dans sa course désordonnée.

Il se peut que mon nom, parmi les Circoncis,

chez les enfants de Dan, et de Juda, dans les tribus avoisinantes,

soit livré au mépris des générations,

accablé sous l’opprobre, et lié à jamais

au reniement honteux de la foi conjugale.

Pourtant dans ma patrie, là où est mon désir,

à Ekren, à Gaza, à Ashdod, et en Gath,

mon nom figurera parmi les plus illustres

entre les femmes ; je serai célébrée aux fêtes solennelles ;

vivante ou morte on me glorifiera, moi qui,

pour sauver mon pays d’un ennemi farouche,

ai su fouler aux pieds les liens du mariage ; chaque année

de l’encens et des fleurs honoreront ma tombe ;

je ne serai pas moins fameuse que ne l’est, sur le mont Éphraïm,

Jahel qui, fourbe et inhospitalière,

frappa Sisara endormi, et plongea un clou dans sa tempe.

Et je ne croirai pas qu’il est infâme de jouir

des marques de l’estime et de la gratitude

accordées à la piété qu’on jugera

que j’ai montrée à ma patrie.

Et quiconque en sera jaloux ou affligé,

je le laisse à son sort, satisfaite du mien.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Elle est partie, et le serpent, longtemps dissimulé,

s’est découvert enfin, révélé par son dard.

 

                                      SAMSON.

 

Qu’elle s’en aille donc ! Dieu me l’a envoyée pour m’abaisser

et pour rendre plus douloureuse ma folie, moi qui ai confié

à pareille vipère le saint dépôt

de mon secret, de mon salut, et de ma vie.

 

                                    LE CHŒUR.

 

La beauté cependant, même alors qu’elle nous perd, a le pouvoir étrange,

revenant pénitente, de reconquérir

l’amour antérieur, et il n’est point facile

de la chasser sans ressentir un trouble violent,

et l’aiguillon secret du remords amoureux.

 

                                      SAMSON.

 

Les querelles d’amour se terminent souvent par quelque douce entente,

mais non la trahison conjugale qui attente à la vie.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ce n’est point la vertu, la sagesse, la vaillance, ni l’esprit,

la force, la grâce des traits, ni le vaste mérite

qui peuvent conquérir l’amour d’aucune femme, ni longtemps le garder ;

mais il est malaisé de dire ce qui le peut,

plus encore de le découvrir,

sous quelque aspect qu’on pose le problème ;

cela ressemble fort, Samson, à ton énigme, en un jour

ou en sept insoluble toujours.

Si ces vertus valaient l’une ou toutes semblables, l’épousée de Timna

ne t’eût pas sitôt préféré

ton ami le meilleur, cet indigne rival

qui te succéda dans ta couche ;

et elle et Dalila eussent moins aisément rompu

leurs serments nuptiaux, ni celle-ci traîtreusement

sur ta tête coupé cette moisson fatale.

Est-ce à cause des grâces corporelles

prodiguées à la femme que les dons de l’âme

sont si réduits, et comme inachevés, son jugement si court,

incapable d’appréhender

ou de priser le bien

et enclin à choisir le plus souvent le mal ?

Trop d’amour-propre fut-il mêlé à sa nature,

nulle racine de constance ne se fixa-t-elle en son âme

en sorte qu’elle n’aime rien, ou que pour peu de temps ?

Qu’importe ! À l’homme le plus sage et le meilleur

la femme dès l’abord paraît toute céleste en ses voiles de vierge,

douce, pudique, réservée et modeste ;

dès l’union accomplie, elle change ; c’est une épine

à votre flanc ; elle est trop près pour qu’on pare ses coups ;

elle s’agrippe à vous pour vous nuire et combat, turbulente,

l’homme en marche vers la vertu ; ou bien ses charmes

égarent l’homme, font de lui l’esclave

de sa folle tendresse, dépravent son esprit,

le mènent à la démence et aux actions honteuses, qui s’achèvent en ruines.

Si expert qu’il puisse être, le capitaine du navire court au naufrage

qui a pris à son bord un timonier pareil.

Il est le favori du Ciel celui qui trouve,

précieuse trouvaille, femme vertueuse

qui concourt avec lui au bonheur du foyer.

Heureuse la maison ! Paisible est le chemin !

Mais la vertu qui jette bas tous les obstacles,

et qui sait écarter toute tentation,

brille d’un autre éclat, et mérite le plus la faveur du Seigneur.

C’est pourquoi le décret universel de Dieu

a fait l’homme maître absolu

de sa compagne, qui le doit craindre et respecter

sans qu’il puisse un moment renoncer à ce droit,

qu’elle sourie ou qu’elle gronde ;

ainsi aura-t-il chance de sauver de la ruine

sa vie entière, puisqu’il échappera

à la tyrannie féminine et à la servitude.

Mais vaudrait-il pas mieux nous retirer ? Un orage s’approche.

 

                                      SAMSON.

 

Les plus beaux jours souvent amènent vent et pluie.

 

                                    LE CHŒUR.

 

C’est une autre tempête que celui-ci apporte.

 

                                      SAMSON.

 

Parlez plus clairement, car le temps des énigmes est pour moi révolu.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ne t’attends point à une voix enchanteresse, et ne craint plus

le charme dangereux des paroles de miel ; car plus rude est la voix

de celui qui s’avance ici. Je le reconnais à son pas,

c’est le géant de Gath, Harapha ; arrogant

est son air, comme en sa masse immense il déborde d’orgueil.

Apporte-t-il la paix ? Quel vent le pousse ici ?

C’est moins facile à deviner que lorsque nous vîmes

la somptueuse Dalila voguant vers nous ;

son habit dit la paix, mais son front le défi.

 

                                      SAMSON.

 

Qu’il apporte la paix ou non, cela me soucie peu.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Nous connaîtrons bientôt ce dont il est chargé, car le voici.

                                                                                   Entre Harapha.

 

                                     HARAPHA.

 

Je ne viens pas, Samson, pour déplorer ton sort,

comme ces gens peut-être autour de toi ; j’aurais voulu pourtant qu’il te fût épargné,

non certes que je sois ton ami. Je suis de Gath ;

on me nomme Harapha, et mon sang est aussi illustre

que celui d’Og, ou d’Énac, et des vieux Émim

qui occupaient Kiriathaïm : ainsi tu me connais,

si toi-même n’es pas tout à fait inconnu. On m’a parlé souvent

de ta force et de tes exploits prodigieux,

auxquels je ne puis croire, et il me fâche fort

de n’avoir pu jamais me trouver en l’endroit

de ces combats fameux ; nous eussions essayé

la force l’un de l’antre, au camp ou dans la lice ;

je suis venu pour voir celui autour duquel

on mène tant de bruit, et pour juger, membre après membre,

si ton aspect répond à ton vaste renom.

 

                                      SAMSON.

 

Pour me connaître bien, au lieu de regarder, que ne t’approches-tu ?

 

                                     HARAPHA.

 

Est-ce là un défi déjà que tu m’adresses ? Je croyais

que les fers et la meule t’avaient rendu plus calme. Ah, pourquoi le hasard

ne m’a-t-il pas conduit sur le lieu où, dit-on,

tu accomplis de tels prodiges avec une mâchoire d’âne !

Tu aurais sans tarder souhaité d’autres armes,

ou ton cadavre aurait bientôt rejoint celui de l’âne !

La palme du courage fût ainsi revenue

en Palestine, un Philistin l’eût reconquise

sur le peuple des circoncis dont tu es le héros

le plus connu pour sa vaillance ; et cet honneur certain

que je t’eusse arraché par un combat à mort,

je le perds, empêché que je suis par tes deux yeux éteints.

 

                                      SAMSON.

 

Laisse donc les exploits que tu eusses accomplis ; agis plutôt

comme tu l’aurais fait alors ; c’est à ta portée même.

 

                                     HARAPHA.

 

Il ne me convient pas de combattre un aveugle,

et tu as grand besoin d’être lavé avant que je te touche.

 

                                      SAMSON.

 

Voilà le traitement que tes nobles Seigneurs

me font subir, après m’avoir traîtreusement meurtri ;

eux qui n’ont pas osé, toutes leurs forces réunies,

me combattre, tout seul pourtant et désarmé,

ni m’attaquer dans ma maison, par des embûches

secrètes complotées en commun, pas même durant mon sommeil,

et qui ont acheté de leur or une femme

pour qu’elle me livre, en violant sa foi d’épouse.

Aussi, sans feinte et sans détour, qu’on nous assigne

quelque endroit resserré et clos, où la vue te procure,

ou la fuite plutôt, sur moi peu d’avantage.

Va revêtir toutes tes armes magnifiques, ta cuirasse

et ton casque d’airain, ton large haubergeon,

tes brassards, tes cuissards, tes gantelets ; ajoute

ta lance longue comme l’ensouple du tisserand et ton bouclier sept fois recouvert ;

moi j’aurai seulement un bon bâton de chêne,

je frapperai à coups si drus ton armure résonnante

qu’elle ne te sera qu’un rempart bien précaire,

et que bientôt, ta dernière heure étant venue,

tu désireras fort te retrouver à Gath, pour t’y vanter

encore, sans péril, du sort que tu aurais

infligé à Samson ; Gath cependant ne te reverra plus.

 

                                     HARAPHA.

 

Pour que tu oses rabaisser ainsi les armes glorieuses

que les plus grands héros ont portées au combat,

pour leur honneur et leur défense, il faut qu’un sortilège

ou de noirs maléfices, œuvre d’un magicien,

t’aient armé, ou charmé, et pourvu d’une force

que tu dis devoir toute au Ciel, qui, lors de ta naissance,

l’aurait placée dans tes cheveux ;

la force n’y saurait cependant résider, lors même que ces cheveux

ne seraient que poils durs comme ceux qui hérissent

le dos du sanglier furieux, ou du porc-épic irrité.

 

                                      SAMSON.

 

J’ignore tout de la magie et des arts défendus ;

ma confiance est dans le Dieu vivant, qui m’a donné

à ma naissance cette force et l’a éparse,

aussi bien que la tienne, en mes nerfs, mes muscles et mes os,

aussi longtemps que je garderais mes cheveux

intacts, comme le gage d’un vœu inviolable.

Et pour te le prouver, si Dagon est ton dieu,

va dans son temple, invoque son secours

des plus solennelles prières, expose-lui

combien à l’heure qu’il est il importe à sa gloire

de déjouer et de rompre ces sortilèges

qui, je l’affirme, sont la puissance du Dieu

d’Israël ; je défie Dagon d’y réussir,

j’offre de te combattre, toi son hardi champion,

aidé de tout ce que peut sa divinité :

tu ne tarderas pas à voir, ou plutôt à sentir

à tes dépens quel est, ou du tien ou du mien, le Dieu le plus puissant.

 

                                     HARAPHA.

 

N’aie point trop confiance en ton Dieu, quel qu’il soit ;

Il n’a souci de toi, ne t’avoue pas, t’a retranché

de son peuple, et t’a abandonné

au pouvoir de tes ennemis, qu’il a laissé

te crever les deux yeux, et te jeter, couvert de chaînes,

dans la prison publique où tu travailles

parmi les esclaves et les bêtes, tes compagnons,

puisque tu n’es plus bon à autre chose ; voilà à quoi t’aura servi

ton orgueilleuse chevelure. Le courage ne voit en toi

qu’un adversaire indigne ; tu n’as point mérité

qu’une vaillante épée souille sa gloire à ton contact :

le rasoir du barbier a suffi à te vaincre.

 

                                      SAMSON.

 

Ces indignes affronts, venant de tout ton peuple,

ces maux, je les mérite, et pire encore ;

je reconnais que Dieu me les a infligés

justement ; j’obtiendrai cependant, à la fin, son pardon,

car son oreille est toujours attentive, et son regard

miséricordieux à celui qui supplie.

C’est plein de cet espoir que, une fois de plus,

je te défie dans un combat à mort,

un combat qui décidera qui de nos dieux est Dieu,

le tien ou bien celui qu’avec tous les enfants d’Israël je révère.

 

                                     HARAPHA.

 

Grand honneur que tu fais à ton Dieu que de croire

qu’il daigne t’agréer pour défendre sa cause,

un meurtrier, un révolté et un voleur !

 

                                      SAMSON.

 

Géant, qui es si brave en paroles, comment prouverais-tu ceci ?

 

                                     HARAPHA.

 

Ton peuple n’est-il pas soumis à nos seigneurs ?

Vos magistrats l’ont reconnu lorsqu’ils t’appréhendèrent

parce que tu avais enfreint le pacte, et te remirent enchaîné

entre nos mains ; n’avais-tu pas, notoirement

à Ascalon, assassiné trente hommes

qui ne t’avaient fait aucun mal, et ne les as-tu pas

tel qu’un voleur, ensuite, dépouillés de leurs robes ?

Lorsque tu violas le pacte, les Philistins

s’avancèrent en armes, mais pour te saisir seul ;

nul autre ne souffrit violence ou pillage.

 

                                      SAMSON.

 

Puisque c’est parmi les filles des Philistins

que j’ai choisi ma femme, je n’étais point votre ennemi,

et c’est en votre ville qu’eurent lieu mes épousailles.

Mais vos chefs intrigants, pleins de mauvais desseins,

chargèrent trente espions d’assister à mes noces

à titre d’invités ou d’amis ;

et menaçant ma jeune épouse de mort cruelle, ils la forcèrent

à m’arracher, et à leur dire mon secret,

le mot de cette énigme que j’avais proposée.

Quand je vis que ton peuple entier m’était hostile,

je le traitai, à chaque occasion,

en ennemi ; je le mis au pillage,

et je rendis la monnaie de leur pièce à ceux-là qui semaient des pièges sous mes pas.

Tu dis que ma nation est soumise à tes maîtres ?

Elle ne l’est que par droit de conquête ; quand le vaincu le peut,

il évince à bon droit la force par la force.

Mais je n’étais qu’un simple citoyen, que mon pays

a livré enchaîné, parce qu’ayant enfreint le pacte, et parce que j’osai

tenter seul la révolte, et commencer la guerre !

Je n’étais pas un simple citoyen, mais un libérateur

doué d’un pouvoir suffisant, qui, sur l’ordre du Ciel,

devais affranchir mon pays. Si mon pays servile

n’a point voulu me recevoir, moi l’envoyé de Dieu,

mais m’a livré à ses vainqueurs, d’un cœur léger,

honte à lui, et sa servitude dure encore.

Il me fallait remplir la tâche que le Ciel m’assigna,

et je l’eusse accomplie, si ma faute, que vous connaissez,

ne m’en avait rendu indigne, et non votre puissance.

Tes faux-fuyants ainsi écartés, réponds à mon défi ;

quoique ma cécité m’interdise les grands desseins,

je te défie, pour la troisième fois, en combat singulier ;

la tâche est simple, et facile à souhait !

 

                                     HARAPHA.

 

Un combat singulier avec toi, un condamné, un esclave écroué

condamné par la loi à la peine de mort ?

Aucun homme d’honneur ne voudra te combattre.

 

                                      SAMSON.

 

Alors, vain fanfaron, tu es venu me voir

pour mesurer ma force, et pour en discuter ?

Approche donc plus près et te renseigne mieux,

prends garde cependant que ma main, elle aussi, ne prenne ta mesure.

 

                                     HARAPHA.

 

Ô Belzébuth, faut-il que mes oreilles entendent

ces injures si nouvelles pour elles, sans que je les châtie de mort ?

 

                                      SAMSON.

 

Mais nul ne t’en empêche ; de ta main je ne crains

rien de bien sérieux ; daigne donc avancer ;

mes pieds sont enchaînés, mais mon poing ne l’est pas.

 

                                     HARAPHA.

 

Cette insolence appelle une réponse d’un autre genre.

 

                                      SAMSON.

 

Va-t’en, ridicule poltron, de peur qu’avec mes chaînes,

masse énorme et stupide, je ne me rue sur toi,

et d’un seul coup ne te fasse mordre la poussière,

ou voler dans les airs, et retomber au sol,

non sans quelque péril pour ton crâne et tes côtes.

 

                                     HARAPHA.

 

Par Astaroth, avant longtemps il t’en cuira

de ces forfanteries, sous le poids de tes chaînes.

Il sort.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Voilà que sa grandeur s’éloigne déconfite ;

le géant marche d’un pas moins immense, et son regard

est moins altier ; mais il bouillonne de colère.

 

                                      SAMSON.

 

Je n’ai peur ni de lui ni de toute sa race,

bien que la renommée lui accorde cinq fils,

tous de taille gigantesque, et surtout Goliath.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Il va droit, j’en ai peur, vers les chefs philistins,

pour obtenir, de ses conseils haineux,

qu’ils rendent plus pénibles encore tes tourments.

 

                                      SAMSON.

 

Il lui faut un motif, et il n’osera pas

faire état du défi que je lui ai lancé, de peur qu’on lui demande

s’il a osé ou non accepter le combat,

et il est assez clair qu’il ne l’a guère osé.

On peut à peine m’infliger, ni moi-même endurer,

des maux plus grands que je n’en ai soufferts

si l’on veut retirer profit de mon labeur,

qui vaut celui de bien des bras, et qui payant les frais de ma captivité,

procure chaque jour à mes maîtres un gain énorme.

Pourtant, quoi qu’il arrive, mon ennemi le plus furieux

se montrera le plus zélé de mes amis en me libérant par la mort,

le pire coup qu’il me puisse donner, et pour moi le meilleur.

Il se peut cependant, puisqu’ils sont dirigés

par la haine, et non par le désir de m’aider, que ma ruine

ruine aussi ceux-là qui machinent ma perte.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Oh qu’il est digne, et qu’il est consolant

au cœur des justes longtemps opprimés

de voir Dieu mettre aux mains de leur libérateur

une force invincible

pour dompter les puissants de la terre, l’oppresseur,

la force brute et furieuse des violents,

si hardis et actifs à défendre

le pouvoir tyrannique, mais pleins de rage en leur poursuite

des hommes vertueux et de quiconque aime la vérité.

Armé de son simple et vaillant génie

et de la puissance du Ciel,

il déjoue leurs préparatifs

et réduit à néant leurs exploits belliqueux ;

il méprise leurs arsenaux et entrepôts

et les rend superflus, tandis

que, d’une promptitude ailée,

vif ainsi que l’éclair, il accomplit

sa mission par devers les méchants, lesquels, surpris

sont sans défense, frappés d’effroi et confondus.

Mais c’est le plus souvent la patience qui est l’épreuve

des saints, l’épreuve de leur fortitude,

faisant de chacun d’eux son propre libérateur,

et qui triomphe

en tous points de la tyrannie ou du destin.

Puissance et patience t’ont été dévolues par le sort,

ô Samson, car tu fus doué d’une force

au-dessus de celle des hommes ; mais la perte de ta vue

te rangera peut-être au nombre de ceux-là

qui par la patience atteignent la victoire.

Ce jour où l’on fête l’Idole, loin de t’apporter du repos,

a plus accablé ton esprit

que les jours de travail ne fatiguent tes bras ;

et pourtant l’avenir peut-être nous prépare plus de chagrin encore,

car j’aperçois un homme

qui s’avance vers nous ; il porte

à la main une verge ou un bâton curieux ;

il accourt plein de hâte, comme pour un message urgent.

À son habit je puis reconnaître à présent

que c’est un officier ; le voici près de nous ;

son ordre sera bref et promptement transmis.

 

                                    L’OFFICIER.

 

Hébreux, je cherche ici le prisonnier Samson.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Tu le reconnais à ses chaînes, le voilà !

 

                                    L’OFFICIER.

 

Samson, voici ce que nos chefs m’ont enjoint de te dire :

En ce jour on célèbre la fête de Dagon

avec des sacrifices, des cortèges et des jeux ;

ils connaissent ta force, qui est plus qu’humaine,

et en réclament aujourd’hui preuve publique

en l’honneur de la grande fête et assemblée.

Lève-toi donc, en hâte, et accompagne-moi :

on va te restaurer et t’habiller de neuf

pour paraître ainsi qu’il convient devant nos chefs illustres.

 

                                      SAMSON.

 

Tu sais bien que je suis Hébreu ; aussi dis-leur

que notre loi me défend d’assister

à leurs rites sacrés : je ne puis donc te suivre.

 

                                    L’OFFICIER.

 

Cette réponse, sois-en sûr, ne leur suffira point.

 

                                      SAMSON.

 

N’ont-ils donc pas des escrimeurs, et toute espèce

d’athlètes, de lutteurs, d’écuyers, de coureurs,

de jongleurs, de danseurs, de bouffons et de mimes

qu’ils aient encore besoin de moi, accablé sous mes fers,

épuisé de fatigue à leur meule publique,

pour les faire rire de mes exploits d’aveugle ?

Ne recherchent-ils pas, dans mon refus, l’occasion

de reproches nouveaux, de me tourmenter davantage,

et de se faire un jeu de toutes mes misères ?

Retourne d’où tu viens ; je ne te suivrai pas.

 

                                    L’OFFICIER.

 

Pense à ce qui t’attend, car ton offense est grave.

 

                                      SAMSON.

 

Ce qui m’attend ? Je pense à la paix de mon âme et à ma conscience.

Croient-ils donc que je sois si abattu, si avili

par l’esclavage de mon corps pour que mon âme

consente à s’incliner devant d’aussi absurdes ordres ?

Leur esclave déjà, je deviendrais aussi leur bouffon et leur fou,

et, dans la douleur même qui me broie le cœur,

je leur ferais des tours de force, jouerais devant leur dieu,

déshonoré par l’infamie suprême

que m’aurait infligé leur souverain mépris ? Je ne te suivrai point.

 

                                    L’OFFICIER.

 

L’ordre qu’on m’a chargé de te mander d’urgence

ne souffre aucun retard : est-ce bien là ta décision dernière ?

 

                                      SAMSON.

 

Rapporte-la avec la hâte qu’exige ton message.

 

                                    L’OFFICIER.

 

Je déplore les suites de tant d’opiniâtre orgueil.

                                                                                 Il sort.

 

                                      SAMSON.

 

Peut-être devras-tu, en effet, t’affliger.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Réfléchis un moment, Samson ; les choses en sont venues

à tel point qu’elles sont près de rompre.

Il est parti ; qui sait comme il rapportera

tes paroles, en versant de l’huile sur le feu ?

Attends-toi à un autre message, plus impérieux,

plus arrogant que ta patience ne saura supporter.

 

                                      SAMSON.

 

Ainsi j’abuserais de ce présent sacré

de ma force, qui me revient avec ma chevelure,

depuis ma grande faute ? Je reconnaîtrais de la sorte

une faveur nouvelle, et commettrais un crime autrement grave

en profanant les choses saintes devant des idoles ?

Nazaréen, j’irais, en un endroit maudit,

déployer ma vigueur en l’honneur de Dagon ?

Non seulement je serais vil et méprisable en ma faiblesse,

mais quel acte serait plus exécrablement impur et sacrilège ?

 

                                    LE CHŒUR.

 

Cette force pourtant tu l’emploies à servir les Philistins,

idolâtres, incirconcis, impurs.

 

                                      SAMSON.

 

Je ne sers point le culte de leur idole, j’accomplis mon travail

honnête et légitime, pour obtenir mon pain

de ceux qui m’ont légalement en leur pouvoir.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Il n’est de déshonneur que si le cœur consent.

 

                                      SAMSON.

 

Ceci n’est vrai que si l’on est contraint d’agir.

Qui me contraint d’aller au temple de Dagon

sans que j’y sois traîné ? Les chefs des Philistins l’ordonnent ?

Les ordres ne sont point des contraintes. Si je leur obéis,

je le fais librement, me risque à offenser

Dieu par crainte des hommes, je donne à l’homme

le pas sur Dieu ; ce qui, à son regard jaloux,

ne trouvera jamais pardon, sauf repentir.

Cependant que Dieu nous permette

d’assister, dans un temple, à un culte idolâtre

pour quelque raison d’importance, cela est hors de doute.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Comment cela finira-t-il pour toi, je ne le conçois point.

 

                                      SAMSON.

 

Ayez courage ; je commence à ressentir

en moi quelques grands mouvements, et qui disposent

mes pensées à quelque étonnant évènement.

Je veux suivre ce messager, mais je ne ferai rien,

soyez-en assurés, qui déshonore

notre loi, ou qui puisse souiller mon vœu de Nazaréen.

Si présage a jamais frappé l’esprit de l’homme,

je marquerai ce jour d’une grande action,

ou ce jour sera le dernier que je vivrai.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Tu t’es déterminé à temps ; le messager revient.

 

                                    L’OFFICIER.

 

Samson, nos chefs te mandent ce second message

par ma voix : n’es-tu pas notre esclave,

notre captif, n’es-tu pas condamné à la meule publique ?

Et tu oses pourtant, quand tu en reçois l’ordre,

hésiter à venir ? Suis-moi donc sans délai,

ou nous trouverons bien moyen de te saisir,

de te réduire à l’impuissance, de t’amener de force,

même si tu étais plus ferme et solide qu’un roc.

 

                                      SAMSON.

 

Je ferais volontiers l’épreuve de votre art,

ce qui serait funeste à plus d’un parmi vous ;

comme je sais pourtant que vous avez sur moi trop d’avantages

et pour qu’on ne me traîne pas le long des rues

ainsi qu’une bête féroce, je consens à te suivre.

Nul ne peut échapper aux ordres de nos maîtres

quand leur autorité sur nous est absolue,

et qui ne changerait d’avis pour la vie sauve ?

(Ô l’inconstance des desseins des hommes !)

Rassurez-vous pourtant ; je ne me prêterai

à rien qui soit infâme ou interdit par notre loi.

 

                                    L’OFFICIER.

 

J’applaudis à ta décision ; qu’on lui ôte ces fers ;

en accédant à leur requête, tu vas t’assurer la faveur

de nos chefs, et peut-être aussi la liberté.

 

                                      SAMSON.

 

Adieu, mes frères. Je ne désire point

que vous m’accompagniez, car on s’offenserait peut-être

de me voir entouré d’amis ; j’ignore si ma vue,

celle d’un ennemi public

jadis si redouté, ne doit pas aujourd’hui

les irriter. C’est dans l’ivresse que les chefs sont le plus despotiques,

et le prêtre gorgé de vin est prompt à s’enflammer

s’il croit que quelqu’un touche à sa religion.

Le peuple est tout pareil qui, dans ses jours de fête,

se montre impétueux, insolent, intraitable.

Quoi qu’il puisse advenir, vous n’apprendrez jamais

de moi rien de déshonorant, d’impur, d’indigne

de notre Dieu, de notre loi, de ma nation ou de moi-même ;

devez-vous me revoir ? Je ne le saurais dire.

                                                                            Il sort avec l’officier.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Va, et que le Seigneur

d’Israël soit ton guide

vers ce qui peut servir le mieux sa gloire, et propager

chez les peuples païens la grandeur de son nom ;

qu’il t’envoie l’ange de ta naissance, qui du champ de ton père

s’éleva au milieu des flammes, son message apporté

qui annonçait ta conception, pour qu’il se tienne

auprès de toi, et te soit en ce jour un bouclier

de feu ; que cet esprit qui s’empara de toi

sous les tentes de Dan

te vienne en aide à l’heure du besoin !

Car nul humain n’avait encore reçu du Ciel

une aussi grande force

que celle qui parut en tes actions prodigieuses.

Mais pourquoi le vieux Manué se hâte-t-il

vers nous comme un jeune homme ? Il semble beaucoup plus alerte

qu’auparavant. Croit-il trouver ici son fils,

ou nous apporte-t-il quelque heureuse nouvelle à son sujet ?

                                                                                       Entre Manué.

 

                                       MANUÉ.

 

La paix soit avec vous, mes frères. Je viens ici

non point dans la pensée d’y retrouver mon fils

qui sur l’ordre des chefs vient de quitter ces lieux

pour aller exhiber à leur fête sa force.

J’ai appris tout cela en chemin ; la ville est en rumeur,

la foule accourt, et j’ai préféré m’éloigner

pour ne point voir mon fils réduit à des choses indignes.

L’objet surtout de ma venue était

le désir de vous faire part de l’espérance

que j’ai de réussir à obtenir sa liberté.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ce serait une joie pour nous de partager

avec toi cet espoir. Parle, vénérable vieillard, nous sommes avides de t’entendre.

 

                                       MANUÉ.

 

J’ai approché, l’un après l’autre, tous les chefs,

soit chez eux, soit en les abordant dans la rue,

je les ai suppliés, le visage contre terre, avec des larmes

d’accepter la rançon de mon fils, leur captif.

J’en ai trouvé plusieurs hostiles, étonnamment sévères,

méprisants, orgueilleux, butés dans leur vengeance et leur ressentiment,

ceux-là mêmes qui vénéraient le plus Dagon avec ses prêtres ;

d’autres semblaient plus modérés, mais qui pensaient

à leur seul intérêt, pour lequel ils auraient sans peine

mis à prix Dieu et la patrie ; d’autres encore,

plus généreux et plus humains, reconnaissaient

que leur vengeance était suffisante, et que, leur ennemi étant tombé

si bas dans le malheur qu’ils ne le craignaient plus,

il serait magnanime de lui remettre le reste de sa peine

pourvu qu’on leur offrît une rançon décente.

Quel est ce bruit, cette clameur qui déchire le Ciel ?

 

                                    LE CHŒUR.

 

C’est la foule, sans doute, poussant des cris de joie

devant celui qu’elle a tant craint jadis, pauvre captif aveugle aujourd’hui devant elle,

ou bien qui applaudit à quelque tour de force.

 

                                       MANUÉ.

 

Si tout mon bien y peut suffire, je paierai

et de bon cœur compterai sa rançon ;

je préfère vivre

le plus pauvre de ma tribu que d’en être le plus riche,

et de l’abandonner en ce cachot funeste.

Non, j’y suis résolu, je veux l’attendre ici.

Je suis prêt, s’il le faut, à céder et sacrifier

mon patrimoine pour le délivrer :

lui me restant, rien ne me manquera.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Les pères ont accoutumé d’amasser pour leurs fils,

toi tu es prêt à tout dépenser pour le tien ;

les fils, à l’ordinaire, entourent leurs parents de soins dans leur vieillesse,

toi tu prends soin, dans ta vieillesse, de ton fils,

plus vieux que toi, malgré son âge, de par la perte de sa vue.

 

                                       MANUÉ.

 

Ce sera mon bonheur de veiller sur l’aveugle,

et de le regarder assis dans sa maison, grandi

par ces nobles exploits qu’il a su accomplir,

avec, flottant sur ses épaules, sa chevelure

aussi forte naguère qu’une nation en armes.

Et je me persuade que Dieu n’eût pas permis

que sa force revînt avec ses longues boucles

qui l’environnent et le protègent comme un camp

plein de troupes fidèles, s’il n’avait le dessein

de l’employer encore pour quelque grand service,

au lieu de le laisser oisif, pourvu d’un si grand don

inutile, et par là ridicule.

Puisque sa force, avec sa vue, n’a point péri,

Dieu lui rendra sa vue pour augmenter sa force.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ton espoir de le voir délivré n’est point sans fondement,

ni ne semble illusoire, et cette joie qui l’accompagne

est douce à l’affection d’un père.

Nous prenons part, nous si proches de toi, à ces deux sentiments.

 

                                       MANUÉ.

 

Je sais quelle amitié et – Pitié de Dieu, quel vacarme !

Quel était cet affreux vacarme ?

Un bruit épouvantable, ne ressemblant en rien à l’acclamation de tout à l’heure.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ce vacarme, dis-tu, ne serait-il plutôt un immense gémissement

comme si tout un peuple entier avait péri ?

Du sang, et de la mort, et des meurtres sont dans ce bruit,

du désastre et de la perdition dans toute leur horreur.

 

                                       MANUÉ.

 

Il m’a semblé entendre un bruit de catastrophe :

Oh ! le bruit continue ; ils ont tué mon fils.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ou c’est ton fils, plutôt, qui les massacre tous : cette clameur

ne peut venir du meurtre d’un seul ennemi.

 

                                       MANUÉ.

 

Ce doit être quelque effroyable évènement.

Que faire ? Rester ici, ou nous précipiter ?

 

                                    LE CHŒUR.

 

Mieux vaut rester ensemble ici, de peur qu’en se hâtant là-bas

nous n’allions par mégarde au-devant du danger.

Un malheur vient de fondre sur les Philistins :

car d’où pourrait venir ce cri universel ?

Les victimes ne viendront guère nous molester ici,

et c’est eux seuls que nous avons raison de craindre.

Si Samson, par miracle (car au Dieu d’Israël

tout est facile), ayant récupéré sa vue,

était en train de répandre la mort parmi ses ennemis

et se frayer sa route sur leurs cadavres entassés ?

 

                                       MANUÉ.

 

Ô la témérité d’espérer cette joie !

 

                                    LE CHŒUR.

 

Cependant Dieu a accompli jadis de tels miracles

en faveur de son peuple ; et qui l’en empêche aujourd’hui ?

 

                                       MANUÉ.

 

Il le peut ; je le sais, mais doute qu’il le veuille.

L’espoir en serait doux pourtant, et j’aimerais le croire ;

mais nous allons savoir bientôt ce qu’il en est.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Des accidents heureux ou funestes, les funestes sont connus les premiers.

Les fâcheuses nouvelles courent la poste, les bonnes s’attardent en chemin.

Mais, selon nos désirs, je vois quelqu’un qui accourt vers ces lieux ;

c’est un Hébreu, je crois, de notre tribu même.

                                                                               Entre un messager.

 

                                LE MESSAGER.

 

Où pourrai-je m’enfuir, ou comment ne plus voir

l’effroyable spectacle

qui a frappé mes yeux, qui les frappe toujours,

des images atroces me poursuivant sans cesse ?

La providence, ou l’instinct naturel,

ou la raison, quoique troublée et consultée à peine,

semble m’avoir guidé, je ne sais trop comment,

tout droit vers toi d’abord, ô noble Manué,

et vers vous, mes concitoyens, que je savais restés ici

et qui, bien qu’éloignés de la scène d’horreur,

prenez une si grande part au sombre évènement.

 

                                       MANUÉ.

 

La catastrophe a retenti si loin qu’un cri lugubre

nous l’a annoncé avant toi ; mais dis-nous ce qui s’est passé :

va droit au fait, car, tu le vois, nous brûlons de savoir.

 

                                LE MESSAGER.

 

La nouvelle voudrait s’échapper de mes lèvres, mais je m’arrête pour reprendre mon souffle,

et retrouver mes sens, afin d’être bien sûr des mots que je vais dire.

 

                                       MANUÉ.

 

Dis-nous les faits en bref, et laisse les détails.

 

                                LE MESSAGER.

 

La cité de Gaza demeure, mais tous ses fils sont morts,

tous dans le même instant écrasés et tués.

 

                                       MANUÉ.

 

Ô malheur ! mais tu sais qu’il en est de plus tristes pour les fils d’Israël

Que la destruction d’une ville ennemie.

 

                                LE MESSAGER.

 

Contente-toi d’abord de la nouvelle ; il est des peines qu’on ne peut supporter.

 

                                       MANUÉ.

 

Écrasés et tués, mais par qui ?

 

                                LE MESSAGER.

 

Par Samson.

 

                                       MANUÉ.

 

Voici qui diminue

encore nos regrets, et en fait presque de la joie.

 

                                LE MESSAGER.

 

Ah ! Manué j’hésite à t’annoncer trop brusquement

ce que tu n’apprendras que trop tôt,

de peur qu’une triste nouvelle, frappant d’un coup trop rude et subit

ta vieillesse, ne te blesse trop gravement.

 

                                       MANUÉ.

 

Le doute où tu me laisses est torturant ; explique-toi.

 

                                LE MESSAGER.

 

Apprends donc en un mot le pire : Samson n’est plus.

 

                                       MANUÉ.

 

La plus terrible chose en vérité ! Tout mon espoir est aboli

de le délivrer de ces lieux ! Mais la mort qui nous libère tous

a payé sa rançon, et achevé sa délivrance.

Quelle illusoire joie j’avais imaginée,

mon espoir de le délivrer ayant été ruiné

comme la floraison première du printemps

que flétrit la gelée de l’hiver qui s’attarde !

Pourtant, avant que je ne me livre à la douleur, raconte-moi

comment il est tombé, puisque la mort est la gloire ou la flétrissure de notre vie.

Tous sont tombés, dis-tu, sous ses coups : mais qui l’a abattu ?

Et quelle main a eu la gloire de porter à Samson la blessure mortelle ?

 

                                LE MESSAGER.

 

Il est mort sans qu’aucun ennemi l’ait frappé.

 

                                       MANUÉ.

 

Était-il donc si las de carnage ? Explique-toi ?

 

                                LE MESSAGER.

 

Il est mort de ses propres mains.

 

                                       MANUÉ.

 

Il s’est donné la mort ? Mais pourquoi brusquement

a-t-il changé d’avis, et s’en est-il allé

parmi ses ennemis ?

 

                                LE MESSAGER.

 

C’était inéluctable ;

il devait à la fin perdre les Philistins et se perdre lui-même ;

l’édifice dans lequel ils s’étaient rassemblés pour le voir,

Samson l’a renversé sur eux tous, et sur lui.

 

                                       MANUÉ.

 

C’est donc contre toi-même qu’enfin tu as tourné ta force merveilleuse !

La voie de ta vengeance a été effroyable.

Nous n’en avons que trop appris ; tandis que tout encore

est plein de confusion, fais-nous, si tu le peux,

d’après ce que tu vis, du début à la fin,

un récit plus exact, et plus riche en détails.

 

                                LE MESSAGER.

 

J’avais dû, de bonne heure, me rendre dans la ville ;

comme je franchissais les portes avec l’aurore,

les trompettes matinales annoncèrent la fête

dans toutes les grandes rues. J’avais expédié encore peu d’affaires

quand la rumeur se propagea que, ce jour même,

on ferait paraître Samson, pour qu’il donnât au peuple

dans des exercices et des jeux la preuve de son immense force.

J’avais grande pitié de sa captivité, mais résolus

d’être présent à ce spectacle.

La fête se donnait dans un vaste théâtre

à demi circulaire, dont deux piliers centraux portaient la haute voûte ;

des sièges étaient réservés aux chefs, et à chaque ordre

de la noblesse pour que chacun y pût s’asseoir d’après son rang ;

l’autre côté était à ciel ouvert, la foule

s’y tenait debout, en plein air, sur des bancs et des échafaudages ;

je restai à l’écart, modestement, de ce côté.

La fête et la journée s’avançaient ; les sacrifices

avaient rempli les cœurs d’allégresse, avec les banquets et le vin,

quand arriva le temps des jeux. Et c’est alors

qu’on amena Samson, en costume d’esclave,

portant la livrée de l’État ; il était précédé

de flûtes et de tambourins ; à ses côtés marchaient des gardes en armes ;

devant lui et derrière, les uns à pied, les autres à cheval,

archers, frondeurs, cuirassiers et lanciers.

À la vue de Samson, le peuple déchira l’air

d’un grand cri, glorifiant son dieu

qui lui avait livré son terrible ennemi.

Lui, patient, impassible, s’avança vers l’endroit

où on le conduisait, et quelque fût l’objet qu’on plaçât devant lui

pour qu’il le soulevât, le tirât, le traînât, ou rompît,

tout ce qu’il pouvait faire sans l’aide de sa vue,

il l’accomplit sans hésitation,

avec une incroyable, prodigieuse force,

sans que personne osât se mesurer à lui.

Enfin, pour lui donner un moment de repos, on le mena

entre les deux piliers, et il pria son guide

(nous l’apprîmes de ceux qui se tenaient plus près)

de le laisser, feignant d’être épuisé, s’appuyer un instant

de ses deux bras sur ces piliers massifs

qui faisaient le soutien principal de la voûte.

Le guide, ne soupçonnant rien, l’y conduisit, et quand Samson

sentit qu’il les tenait entre ses bras, la tête un moment inclinée,

l’œil fixe, il demeura comme quelqu’un qui prie

ou roule en sa pensée quelque vaste dessein.

Enfin, ayant levé le front, il s’écria :

« J’ai jusqu’ici, seigneurs, obéissant comme il est de raison,

accompli tout ce que me prescrivaient vos ordres,

et j’ai fait naître en vous la surprise et la joie ;

maintenant de mon propre gré, je voudrais vous donner

une autre preuve, plus grande encore, de ma force,

qui frappera d’étonnement tous les regards. »

Ayant dit, et tendant tous ses muscles, il se penche ;

avec la force des vents et des eaux accumulés

qui fait trembler les monts, il secoue et ébranle

d’un élan furieux les deux piliers massifs

qui enfin s’écroulèrent, entraînant après eux,

avec le fracas de la foudre, la voûte toute entière

sur la tête de ceux qui étaient assis là,

seigneurs et grandes dames, capitaines, magistrats ou prêtres,

la fleur de la noblesse et l’élite, non seulement

de la cité, mais de chaque cité philistine alentour,

venue de toutes parts pour célébrer la fête.

Confondu parmi eux, Samson, inévitablement

fit crouler sur lui-même la même destruction ;

seul le vulgaire, resté en plein air, fut épargné.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Ô vengeance achetée si cher, et pourtant glorieuse !

par ta vie et ta mort ensemble tu as rempli

la tâche pour laquelle tu fus prédit,

à Israël ; tu reposes victorieux,

mort de ta propre main, parmi tous ceux que tu frappas ;

non par ta volonté, mais pris dans les filets

de la nécessité cruelle, dont la loi t’a uni dans la mort

à tes ennemis massacrés, en plus grand nombre cette fois

que ceux que tu avais jusqu’alors abattus.

 

                  LE PREMIER DEMI-CHŒUR.

 

Comme leurs cœurs étaient joyeux et exaltés,

comme ils étaient ivres d’idolâtrie, ivres de vin,

rassasiés des chairs des bœufs et des chevreaux,

comme ils chantaient l’idole, la mettant au-dessus

de notre Dieu vivant et terrible, qui habite

Silo, son sanctuaire de lumière,

le Seigneur lança parmi eux le vent de la démence

qui leur dérangea les esprits,

et leur souffla le désir insensé

de faire venir en toute hâte leur destructeur.

Avides seulement de plaisirs et de jeux,

ils ont à leur insu attiré sur leurs têtes

leur prompte destruction.

Telle est la folie des mortels

que poursuit le courroux de Dieu

qu’ils précipitent sur eux-mêmes leur propre ruine,

devenus tout à fait stupides, ou dépravés,

l’âme frappée de cécité.

 

                    LE SECOND DEMI-CHŒUR.

 

Mais lui, Samson, les yeux du corps éteints,

méprisé et rendu, pensait-on, impuissant à jamais,

était illuminé par la clarté de l’âme.

Son courage de feu, assoupi sous la cendre,

se réveilla soudain en une vive flamme.

Il apparut tel un serpent qui vient, la nuit,

assaillir les perchoirs

et les nids bien rangés

des lourds volatiles de ferme ; mais tel un aigle,

il fit éclater sur leur tête, à l’improviste, son tonnerre.

Ainsi, lorsqu’on le croit vaincu,

écrasé et anéanti,

le Courage, semblable à cet oiseau engendré par lui-même

caché dans les forêts de l’Arabie,

qui est unique au monde

et s’abandonne à l’holocauste

mais bientôt renaît de ses cendres,

ainsi le Courage revit et refleurit, reprend des forces

alors que nous croyons que c’en est fait de lui,

et, quoiqu’il meure à la matière, sa renommée survit,

tel l’oiseau immortel, durant les siècles.

 

                                       MANUÉ.

 

Venez, venez, le temps n’est point des lamentations,

et il n’y en a guère plus de motif. Samson a fait tout son devoir

ainsi que le devait Samson ; il a clos en héros

son héroïque vie ; il a tiré pleine vengeance

de tous ses ennemis ; il laisse des années de deuil

et de lamentation pour les fils de Caphtor,

dans tout le pays philistin ; à Israël

il a laissé l’honneur avec la liberté, si seulement Israël

a le courage de s’emparer de l’occasion offerte ;

à lui-même et à la maison de son père, il a laissé un éternel renom ;

de plus, ce qui est mieux et plus heureux encore, il a fait tout cela

aidé et assisté jusqu’à la fin par Dieu

qui ne l’abandonna jamais, comme nous l’avions craint.

Nous n’avons nul motif de pleurer, de gémir,

ni de nous frapper là poitrine ; rien de faible, rien de bas,

rien à blâmer, rien qui ne soit honnête et juste

et n’apporte le calme dans une mort si noble.

Allons chercher son corps où il est étendu

baigné dans le sang ennemi ; avec des vases pleins

de l’eau du clair ruisseau, et des herbes purifiantes allons laver

ses plaies déjà noircis. Pour moi, pendant ce temps, en toute hâte,

(et ce n’est point Gaza qui nous empêchera)

je vais mander tous mes parents, tous mes amis,

pour que nous l’emportions d’ici,

lui rendions en silence un solennel hommage,

et pour qu’ayant formé un cortège funèbre

nous le suivions jusqu’à la maison de son père. Là-bas j’élèverai

un monument à sa mémoire ; je planterai

un beau laurier ombreux et toujours vert, et un palmier branchu ;

ses trophées y seront suspendus, et ses exploits serviront de sujets

à de vastes récits ou de doux chants lyriques.

Là se rassemblera la jeunesse vaillante ;

le souvenir du mort excitera son cœur

à la bravoure et à des exploits éclatants.

Les vierges aussi viendront, aux jours de fête,

jeter sur sa tombe des fleurs, et pleurer seulement

le choix infortuné qu’il fit de ses compagnes,

d’où, avec sa captivité, ses yeux perdus.

 

                                    LE CHŒUR.

 

Tout est parfait, malgré nos doutes

sur ce qu’en son plan insondable

le Très Sage a élaboré,

oui tout est parfait à la fin.

Souvent Dieu semble s’éloigner,

mais à l’improviste il revient,

pour rendre, comme ici, à son champion fidèle

un témoignage glorieux. Et Gaza se désole,

et tous ceux qui s’étaient ligués pour s’opposer

à son dessein irrésistible.

Ses serviteurs, avec un gain nouveau

de vrai savoir acquis en cette épreuve,

il les a renvoyés en paix, réconfortés,

l’esprit serein, toute agitation éteinte.

 

 

                                          FIN.

 

 

 

 

 

 

 

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