Un cimetière nommé Champs-Élysées :
les Alyscamps
par
Frédéric MISTRAL
AU LEVANT d’Arles, il y avait autrefois une hauteur qu’on appelait les Alyscamps. C’était le cimetière d’Arles. Et, depuis qu’Arles était Arles, on enterrait les morts là.
De ce grand cimetière on parlait partout, car, au dire des anciens Arlésiens, Notre-Seigneur lui-même l’était venu bénir. Du temps que saint Trophime était évêque d’Arles, on dit qu’il fit dire à tous les évêques de Provence et de Gaule de venir bénir avec lui les Alyscamps. Quand les évêques furent assemblés, aucun d’eux ne voulut, par esprit d’humilité, faire la cérémonie ni jeter l’eau bénite. Mais alors Jésus-Christ apparut en personne, et pliant les genoux, cependant que dans l’espace on entendait chanter les anges, il bénit lui-même le cimetière des chrétiens... Et, où le bon Dieu, dit-on, s’agenouilla, la roche resta marquée, et on y bâtit plus tard une chapelle qui s’appelait, quand elle existait, la chapelle de la Genouillade.
De chapelles et d’églises, là dans les Alyscamps, on en comptait peut-être trente. Des monuments de toute sorte, des tombes, des sépulcres, des mausolées, des cénotaphes, des vases de pierre et de marbre, pleins de gravures et de ciselures, il y en avait des mille et des mille, tellement que Dante dans son Enfer en parle comme d’une chose prodigieuse :
Si come ad’Arli ove Rodano stagna...
Fanno i sepolcri tutt’ il loco varo...
Et l’Arioste dit comme lui, dans son Roland furieux :
Presso ad Arli, ove Rodano stagna,
Plena di sepolture è la campagna.
Le troubadour Ramon Féraud, celui qui écrivit la Vie de saint Honorat, nous montre le saint évêque, un jour de guerre civile, assemblant les Arlésiens dans ce clos célèbre et les faisant s’embrasser sur les tombeaux de leurs pères :
Als vases d’Alyscamps
Aqui se fey l’acamps.
Donc, les morts s’empilèrent dans ce cimetière, deux mille ans de suite, les morts les plus illustres, les rois, les archevêques, les grands barons, les consuls, non seulement de la terre d’Arles mais de tout le Midi, et surtout des rives du Rhône. Tous ceux qui le pouvaient voulaient être enterrés dans cette terre sainte, où étaient ensevelis d’innombrables saints et saintes, où Notre-Seigneur était venu s’agenouiller et où, dans la nuit, on entendait le chant des anges. On croyait même que le diable n’avait aucun pouvoir sur les corps des Alyscamps.
Aussi les villes qui sont sur les rives du Rhône avaient pris la coutume d’abandonner au fleuve les morts qui voulaient être enterrés aux Alyscamps, en mettant sur le cercueil le prix des funérailles, qui s’appelait le « droit mortuaire » ; et les cercueils des morts dévalaient à Arles au fil de l’eau... Quand les mariniers du Rhône voyaient passer sur l’eau un de ces cercueils, ils faisaient le signe de la croix et disaient dévotement un Requiescant in pace. Et les cercueils des morts arrivaient toujours à Arles, sans encombre.
Une fois seulement... Voici, d’ailleurs, ce que raconte le grand maréchal d’Arles, Gervais de Tilbury, qui affirme avoir vu la chose :
« C’était à Beaucaire, au temps de la foire. Quelques jeunes gens, des mariniers, ayant vu un cercueil qui descendait ainsi, voulurent l’arrêter pour prendre l’argent qu’il portait sur lui, et s’aller divertir. Mais qui ne vous a dit que le cercueil ne voulut plus, d’aucune façon, continuer son chemin ! Ils eurent beau déployer tous leurs efforts pour le pousser vers le courant le cercueil ne faisait que tournoyer toujours au même endroit, comme dans un remous, et il ne voulait plus s’en aller de là. La justice, à la fin, découvrit le méfait, punit sévèrement les libertins, et fit remettre sur le cercueil du mort l’argent mortuaire. Mais à peine cet argent fut-il sur le cercueil que, prenant de lui-même le fil de l’eau, le mort se dirigea tranquillement à la descente, et arriva à Arles, aux yeux du peuple qui l’attendait sur le port et qui criait miracle, et rendait grâce à Dieu.
« Mais le temps nivelle tout. De ces Alyscamps, si vénérés par nos aïeux, si célèbres, au loin, par leurs légendes et leurs mystères, de ces Alyscamps où Constantin le Grand avait vu dans le ciel resplendir la sainte Croix avec ces paroles : « Tu vaincras par ce signe ! », de ces Alyscamps où Guillaume au Court-Nez, le célèbre comte d’Orange, dans une horrible bataille, avait haché les Sarrasins, de ces catacombes où étaient venus se coucher le paladin Roland avec ses compagnons de guerre, de cette vaste nécropole, où pompeusement tant de générations avaient accumulé leur gloire et leurs os, il ne reste aujourd’hui qu’un peu de poussière, une vaste étendue de ruines éparpillées là-bas sous les murailles d’Arles.
« Quand vous irez à Arles, engagez-vous, si vous avez loisir, dans un chemin creux, qui est au levant des Lisses. Vous descendrez doucement entre deux rangées de peupliers ; puis, tout à coup, vous vous trouverez dans une allée étrange, entre deux longs alignements de cuves mortuaires, avec leurs couvercles béants ; de loin en loin, vous verrez quelques vieilles petites chapelles (entre autres, celle des porcelet et celle du Duel) puis le tombeau des consuls d’Arles, qui moururent de la peste par dévouement ; enfin, au bout, l’église antique, à moitié ruinée, de Saint-Honorat. C’est tout ce qui reste, hélas ! des Alyscamps, Elysii Campi, le royaume des Ombres de l’ancien paganisme, le saint lieu de repos du vieux christianisme ; voilà tout ce qui reste ! Avec la mélancolie qui nous gagne le cœur, de voir disparaître si misérablement les remembrances les plus sacrées, les monuments de tout un peuple et les vains efforts de l’homme pour se sauver de l’oubli. »
Frédéric MISTRAL,
Prose d’almanach, 1926.
Recueilli dans Histoires et légendes de la Provence mystérieuse,
textes recueillis et présentés par Jean-Paul Clébert,
Tchou, 1968.