La fin du moissonneur
LIEUSES, ramassez, ramassez les épis : – ne vous occupez pas de moi ! – Le blé gonflé et mûr s’égrène au vent d’été : – ne laissez pas, lieuses, aux oiseaux, aux fourmis, – le blé qui vient de Dieu.
Et le vieux moissonneur sur la javelle rude – était couché, tout pâle et fout sanglant, – et, levant son bras nu, hâlé par la chaleur, – il parlait ainsi aux lieuses de gerbes.
Et, rangés autour de lui, leurs faucilles à la main, – les autres moissonneurs écoutaient en pleurant.
Mais les filles et les femmes, et aussi les glaneurs, – et aussi les enfants au tablier de leurs mères, – suspendus, de gémissements et de cris – faisaient retentir l’air en se déchirant le sein. – Car un moment avant, dans le feu de la poussée, – dans l’élan du travail, dans la forte affection, – qui entraînait les hommes à scier la moisson, – avec le sang du chef la moisson s’était teinte.
Les faucilles allaient : le vieillard menait la bande. – L’ardeur du soleil faisait de plus en plus – bouillonner le sang dans les veines, – et les gerbes sous le tranchant, – les gerbes par centaines tombaient en craquant.
Accroupis l’un devant l’autre, – les moissonneurs, le cou brûlé, – vont à grands coups hachant le blé ; – on dirait qu’un tourbillon fait briller les faucilles : – à l’ardent tâcheron la terre dévêtue – montre nue sa poitrine, et le vieux chef, – trouant dans le blé roux et marchant le premier, – ouvre la voie à tout l’essaim.
Les jeunes tenaient pied ; les jeunes, toujours davantage, – étaient gais, étaient frais, étaient fermes à l’œuvre. – Mais au vieillard les jambes flageolèrent tout d’un coup ; – à ses doigts tremblants les épis échappèrent ; – et, honteux de l’échec, pour la première fois, – il maudit l’outrage et le poids de la vieillesse.
Mais les jeunes gens intrépides, – le front courbé vers la glèbe, – venaient derrière, venaient rapides – comme les vagues de la mer : – de leurs cheveux l’eau ruisselle ; – sur le chaume qui scintillé – le grand soleil darde implacable ; et l’épi d’or, en même temps, – sous le fer qui chatoie, – semble de lui-même s’incliner et se tordre.
« En avant toujours ! », dit le vieux ; et son souffle haletant – râle bruyamment dans son palais embrasé ; – et voilà qu’un garçon, nu jusqu’aux hanches, – un grand gars âpre au gain dépouillait le guéret, – tel qu’un feu flamboyant qui va tout dévorer, – tel qu’un torrent qui a crevé ses digues.
Et voilà que le vieillard, tordu par le travail, – comme par le bûcheron est tordu le lien, lorsqu’il veut nouer sa falourde, – le vieillard allongeait la main vers les épis, – quand le jeune, qui vient avec un terrible élan, – lève dans l’air sa grande faucille... – Les femmes poussent un cri ; mais le vieillard, roulant, déjà mord la poussière, la lame dans le flanc.
Et le vieux moissonneur sur la javelle rude – était couché, tout pâle et tout sanglant, – et, levant son bras nu, hâlé par la chaleur, – il parlait ainsi aux lieuses :
« À quoi bon pleurer, lieuses ? C’est fait ! – Cent ans de doléances ne retarderaient pas l’heure... – Mieux vaudrait chanter, peut-être, avec les jeunes gars, – car moi, avant vous autres, j’ai terminé ma tâche...
» Oui, peut-être, au pays où je serai tantôt, – il me sera pénible, lorsque le soir viendra, – de ne plus entendre, allongé comme autrefois sur le gazon, – la chanson forte et claire de la belle jeunesse – monter entre les arbres.
» Mais il paraît, amis, que c’était ma planète... – ou peut-être que le Maître, celui de là-haut, – voyant le froment mûr, fait sa moisson. – Allons, adieu ! moi, je m’en vais tout doucement... – Puis, enfants, quand vous transporterez les gerbes sur la charrette, – emportez votre chef avec le gerbier.
» Parfois, dans une troupe, lorsqu’un jeune mouton – a senti s’affermir le pivot de ses cornes, – il frappe la terre du pied et fond, d’un bond farouche, – fond sur le grand bélier, vieux mâle du troupeau. – À son jeune adversaire, – longtemps le dur animal – rend assaut pour assaut ; – longtemps, dans la vallée, – l’un bondit contre l’autre ; – longtemps tombent, retombent – de terribles heurts de tête. – Enfin, mort sur la place, – enfin, le vieux bélier roule, la cervelle ouverte ; – cependant, les brebis insouciantes broutent l’herbe grasse, – et, à la tombée du jour, le ventre plein, – comme à l’accoutumée, elles retournent au bercail, – les mamelles gonflées de lait. »
Ainsi parla l’ancien ; mais les filles et les femmes, – entendant ces paroles, sanglotaient encore plus, – et les bruns moissonneurs, oubliant le travail, – versaient de grosses larmes.
Après un intervalle, comme il avait bien soif, – il but un peu d’eau fraîche, et, sur le froment blond – déposant ensuite la cruche, – il fixa ses yeux brumeux sur le soleil, – qui, au moment de quitter les plaines célestes, – sur les forêts de pins et d’oliviers, – répandait ses rayons comme un riche manteau.
Et dans l’air, tout à coup, s’élevèrent ses bras, – d’étranges étincelles ses yeux étincelèrent. – « Ô monseigneur saint Jean, s’écria-t-il, saint Jean d’été, – patron des moissonneurs, père des pauvres gens, – dans votre Paradis, souvenez-vous de moi !
» J’ai quelques oliviers que je plantai dans la rocaille, voilà deux ans ; quand la chaleur arrive, – le terrain où ils sont ressemble à de la braise. – Ô monseigneur saint Jean, aujourd’hui le soleil brûle, – de mon coin d’oliviers souvenez-vous aussi.
» Là-haut, dans nos montagnes, ma pauvre famille – doit attendre les sous que chaque année je lui portais... – Mais maintenant, à la Noël, ils souperont sans moi... – Ô monseigneur saint Jean, veillez sur ma fille, – consolez ma chère femme, élevez mon fils.
» Si, parfois, j’ai murmuré, pardonnez-moi ! La faucille, – lorsqu’elle rencontre un caillou, crie, elle aussi : – ô monseigneur saint Jean, saint Jean, l’ami de Dieu, – patron des moissonneurs, père des pauvres gens, – dans votre Paradis souvenez-vous de moi ! »
Et le vieillard se tut : ses yeux étaient toujours fixes, – mais son corps avait blanchi comme du marbre ; – et, muets, les moissonneurs, la faucille à la main, – s’étaient remis à moissonner en toute Hâte, – car un mistral de flamme secouait les épis.
Frédéric MISTRAL.
Paru dans Les Annales politiques et littéraires en 1908.