Les funérailles paradoxales

 

 

Un jour je vis, devant de grisâtres murailles,

Silencieusement passer des funérailles.

La rue était étroite, et les maisons de grès,

Fantastiques de loin, sépulcrales de près,

Ne laissaient voir qu’en haut de leur roideur maussade

Un peu de ciel, tout pâle au bord de la façade.

Des fenêtres parfois avec des vitraux noirs,

Propres à transformer les midis en des soirs,

Ne semblaient du dehors faire jour qu’à de l’ombre.

 

Et nul passant n’errait par cette ville sombre.

 

Seuls, et par rangs de trois, des spectres amaigris

Conduisaient quelque deuil le long de ces murs gris,

Si bien que le cortège et le mort dans sa bière

Se confondaient avec les murailles de pierre.

En tête, un grand fantoche, aux talons violets,

Dandinait gravement sur de maigres mollets,

Plein de précaution, sa personne ventrue

Et parfois se tournait, au tournant d’une rue,

Vers les amis du mort qu’il saluait très bas ;

Puis de sa grande canne il cadençait leur pas.

Derrière lui marchaient les parents, tête nue,

Et, lorsque la douleur vainement contenue

Étreignait à la gorge un pèlerin muet,

Son profil, sur le mur, brusquement remuait.

Puis venaient les amis, la démarche lassée ;

Un rictus grimaçait sur leur face glacée.

Comme en procession portant leur cœur d’airain,

Ils se suivaient avec un ennui souverain,

Fantômes d’amitié, fantômes d’un fantôme !

Et le deuil qui sortait du fond de ce royaume

Allait par une rue aux détours décevants.

 

Et c’était le défunt qui suivait les vivants.

 

Tel qu’un vaisseau de nuit sous une ample voilure,

Le char de mort voguait d’une tranquille allure,

Et le mort souriait au fond de son cercueil.

Traîné par des chevaux empanachés d’orgueil,

Il suivait le convoi, plein de condescendance

Pour ses amis d’hier qui marchaient en cadence.

Et c’est pourquoi le char allait avec lenteur.

Il dormait doucement du sommeil enchanteur,

L’immarcescible paix planait sur lui dans l’arche.

Avec sérénité le mort fermait la marche.

 

Ne convenait-il pas qu’en ligne se suivant,

Ce fussent les vrais morts qui marchassent devant ?

Ces gens occupaient-ils un rang dérogatoire ?

Celui qu’au champ des pleurs menait leur troupe noire,

Dans son suaire blanc n’enveloppait-il pas

Un morceau de leur cœur qui tombait au trépas,

Et n’emportait-il pas en terre un peu d’eux-mêmes ?

N’avaient-ils pas, aux jours passés, ces passants blêmes,

Confié quelque angoisse au blême trépassé ?

Et lorsque s’entrouvrit alors leur cœur blessé,

L’hôtesse qui vivait en ce cadavre, l’âme,

N’en reçut-elle pas des parcelles de flamme ?

N’était-il pas tombé quelque propos ancien

Dans ces oreilles-là, qui n’entendaient plus rien ?

Leur âme, s’emparant de ce corps de la sorte,

N’avait-elle pas fait frémir cette chair morte

En lui soufflant parfois sa vie et sa chaleur ?

Le cadavre d’autrui n’était-il pas le leur ?

N’étaient-ce point les gens de cette tourbe vile,

Trébuchant aux pavés de la sinistre ville,

Que l’on avait cloués dans ce cercueil, – tandis

Qu’à cette heure le mort entrait au Paradis ?

 

 

 

Adrien MITHOUARD.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1893.

 

 

 

 

 

 

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