La lyre brisée
Loin du nid délaissé dans la forêt prochaine,
Un jeune rossignol chantait dans un vieux chêne,
Que remplissait sa voix.
Et l’arbre tout entier, comme une lyre immense,
Vibrait aux purs accords de la jeune romance
Du barde ailé des bois.
Timide en son essor, comme un morceau d’élève,
Son chant, qui par degrés s’enhardit et s’élève,
Tremblait encore un peu ;
Mais, d’instant en instant, sa voix mieux exercée,
De roulade en roulade éperdument lancée,
Montait jusqu’au ciel bleu.
Les trilles réguliers, mais sans monotonie,
Jaillissaient du feuillage, en ruisseaux d’harmonie,
En cascades de bruit.
Les oiseaux gazouilleurs semblaient faire une pause,
Pour laisser la parole au brillant virtuose,
Par Dieu lui-même instruit ;
Et la grande nature, immobile et captive,
Du charmeur invisible, écoutait, attentive,
Ce chef-d’œuvre de son ;
Pendant que moi, poète, aux notes cadencées,
Je prêtais des motifs, des soupirs, des pensées,
Cachés dans la chanson.
– Telle est ton éloquence, ô musique immortelle !
Ton prestige est si grand, si puissant ton coup d’aile,
Secouant tout fardeau,
Ton langage est si doux et ta voix est si tendre
Que tu te fais aimer, déchiffrer et comprendre
Même chez un oiseau ! –
... Interrompant soudain mon ivresse divine,
Un coup de feu partit d’un buisson d’aubépine !
Je vis, en un clin d’œil,
Un amas frémissant de plumes ballottées
De rameaux en rameaux tomber, ensanglantées,
Au pied de l’arbre en deuil.
Dans les convulsions d’une courte agonie,
La mort glaça bientôt la prunelle ternie ;
Le bec, ouvert encor,
S’était rempli de sang sur la dernière note,
Refoulée au gosier par la balle idiote,
En prenant son essor.
Un chasseur s’approcha, comme un oiseau de proie,
Du doux assassiné qui faisait notre joie,
Le mit dans son carnier ;
– Et je pris en dégoût le vandale imbécile
Qui venait de briser cette harpe fragile
Pour se désennuyer !
Édouard MONOD.
Paru dans L’Année des poètes en 1894.