Cœur de Rose et Fleur de Sang

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gaétane de MONTREUIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Aux temps lointains où l’Angleterre disputait à la France ses conquêtes en Amérique, les deux nations rivales s’étaient fait des alliés parmi les indigènes. Et quoiqu’il fût assez téméraire de compter sur la loyauté de ces peuples sans culture, réfractaires à toute idée de discipline, il est remarquable que les Français surent se créer chez eux des amitiés qui durèrent tout le temps de leur domination en ce pays.

Depuis la venue de Champlain, dont le caractère extraordinaire et la hardiesse téméraire avaient laissé parmi elles une impression ineffaçable, certaines nations sauvages avaient voué aux Français une admiration profonde, qui se traduisit toujours par la fidélité de leur dévouement. Et l’on voit dans l’histoire de notre pays que les Indiens se firent un point d’honneur d’accompagner les Français dans leurs expéditions contre les Anglais.

Mais il arriva aussi que, poussées par la perspective d’un pillage profitable, plus peut-être que par la haine, certaines tribus firent, isolément, des incursions dans la Nouvelle-Angleterre, où elles tuaient sans merci et faisaient de nombreux prisonniers, qu’elles rançonnaient lourdement ou revendaient comme esclaves.

Pendant plus d’un demi-siècle, les habitants de la Nouvelle-Angleterre vécurent dans de continuelles alarmes. Ce fut pour mettre fin à ces alertes répétées que le major Rogers, en 1754, dirigea une expédition contre les Abénaquis établis sur les bords de la rivière Saint-François. Il pilla l’église et le village, y alluma l’incendie et s’en retourna sans avoir rencontré de résistance, les guerriers étant partis pour la chasse.

 

 

II

 

Le village de Dover, dans le New Hampshire, offrait l’aspect pittoresque et simpliste de la plupart des hameaux américains, au commencement du XVIIIe siècle. Il n’avait qu’une seule rue, assez large, bordée de chaque côté de maisonnettes de bois, presque toutes entourées d’un jardinet, et d’allure uniformément modeste, ce qui donnait immédiatement l’impression que la pauvreté était également répartie dans cette population besogneuse. À l’une de ses extrémités, la rue unique était traversée par un gros ruisseau, qui semblait marquer la limite du village, car, au delà, on n’apercevait que la maison du meunier et son moulin, dont les ailes blanches, étendues au vent, faisaient de ce coin de campagne rustique un tableau de pittoresque beauté. En deça du ruisseau, une humble construction se distinguait de ses voisines par son architecture. C’était l’église, pauvre temple sans luxe, où les habitants venaient, chaque dimanche, entendre les prédications de M. Asborn, un huguenot, qui était devenu leur pasteur.

Celui-ci habitait une petite maison, à côté de son église, avec sa femme et ses deux enfants, une filette de deux ans et un garçonnet de quatre ans.

Ce brave homme vivait médiocrement de son ministère ; mais il avait des goûts modestes, et son ambition ne dépassait point les bornes du bonheur facile qu’il avait dans l’accomplissement de ses devoirs et l’amour de sa famille. C’était un sage, qui avait, de bonne heure, assigné des limites à ses rêves. Dans le royaume des choses matérielles, il s’était taillé un domaine restreint, et satisfait de sa félicité présente, il attendait patiemment que la Providence se chargeât de ses jouissances futures. M. Asborn n’anticipait rien, il était heureux au jour le jour, distribuant avec une parfaite insouciance et une égale bonhomie sa confiance aux gens et aux bêtes.

Cet homme irréprochable ne voyait que le bien dans les âmes et dans les êtres. Le mal était si étranger à sa pensée, qu’il ne pouvait le concevoir que comme une chose lointaine et exceptionnelle. Cela fit que, dans un temps où toute la Nouvelle-Angleterre était continuellement inquiète, à cause des fréquentes incursions des Sauvages du Canada, M. Asborn et toute sa congrégation, influencée par son exemple, dormaient dans une parfaite tranquillité.

Mme Asborn partageait en tout les vues de son mari, et le ménage était parfaitement heureux.

M. Bonnell, le meunier, voisin du confiant ministre, mais qui ne possédait point son optimisme, dirigeait un négoce qui l’appelait quelquefois à Boston. Il en était revenu avec de mauvaises nouvelles.

Un traiteur, qu’il avait rencontré à la ville, lui avait appris que les Abénaquis de la rivière Saint-François avaient mystérieusement quitté leur campement et se dirigeaient vers la frontière américaine. On pouvait redouter de les voir surgir dans la Nouvelle-Angleterre, où l’on savait bien qu’ils ne venaient point en amis. C’était donc avec ce poids lourd d’une appréhension au coeur que M. Bonnell revenait vers sa maison, cet après-midi de septembre.

 

 

III

 

Une chaude journée de septembre, une de ces journées trop chaudes pour la saison, mais que l’on aime particulièrement, parce qu’elles prolongent l’été et nous donnent l’illusion d’un refoulement des saisons, qui plaît à notre esprit ami d’irrégularité et d’inaccoutumance.

Le soleil couchant jetait sur la nature un resplendissement d’apothéose et laissait traîner dans l’atmosphère une alanguissante tiédeur qui faisait rêver d’éternel farniente.

Mme Bonnell était assise avec sa voisine, Mme Asborn, auprès de la maison de celle-ci et les deux femmes causaient, tout en surveillant les ébats des enfants. Elles étaient cousines au premier degré et se ressemblaient beaucoup. Leurs fillettes paraissaient destinées à perpétuer ce trait de famille. Les petites étaient également blondes et délicates, elles avaient des cheveux dorés et des yeux bleus. Leurs mamans s’enorgueillissaient de ce qu’on les prît, parfois, pour des soeurs jumelles.

M. Asborn, qui travaillait dans le jardin, venait de remiser ses outils et de rejoindre les dames, lorsqu’il aperçut son voisin, Bonnell, qui se hâtait sur la route :

« Voici votre mari, dit-il à Mme Bonnell, je vais au devant de lui, si vous le permettez », ajouta-t-il, en affectant un air de docilité exagérée.

– « Allez », répondit l’aimable femme, « mais à condition de ne pas le retenir en chemin pour parler de ces éternelles affaires, dont les hommes ont toujours la tête pleine. »

M. Asborn se contenta de faire de la main un geste de protestation, tout en s’éloignant.

Mais, dès qu’il eût rejoint son mari, Mme Bonnell vit avec dépit les deux hommes s’arrêter et parler avec des gestes qui trahissaient beaucoup d’excitation.

« Vous avez bien fait de venir au devant de moi, disait Bonnell, car j’ai à vous conter des choses que les femmes ne doivent pas entendre.

J’ai appris, à Boston, que les Sauvages du Canada sont en marche vers la frontière. Nous devons être sur nos gardes, car on ne sait jamais de quel côté ces monstres dirigeront leurs coups. Si vous voulez m’en croire, nous irons, ce soir même, avertir les habitants du hameau de se tenir prêts à une attaque. Par ce temps de terreur, pas une maison ne devrait être sans arme. »

– « Bah ! répondit l’indolent pasteur, est-il bien opportun de jeter la consternation et la panique dans cette paisible population, sans être absolument cértain de la nécessité d’une telle démarche. »

– « Il est plus facile de prévenir que de guérir, » répliqua sentencieusement M. Bonnell. « Moquez-vous de moi, si je vous parais ridicule, Asborn, mais j’ai le pressentiment de quelque catastrophe ; depuis le matin, j’éprouve une lourdeur au coeur et, par tout mon être, ce malaise inexpliquable, qui a toujours été pour moi l’avertissement mystérieux de quelque malheur. Le danger n’est pas immédiat, je l’espère, mais il existe, cependant, il existe, lointain, peut-être, mais certain. »

– « Eh bien ! je m’en rapporte à votre sagesse ; votre prévoyance n’est pas superflue et je veux partager avec vous la tâche de mettre les habitants sur leurs gardes. »

– « Je vais embrasser ma femme, puis nous allons, chacun de son côté, répandre la mauvaise nouvelle. »

Ils revinrent vers ces dames, qui les reçurent en reprochant doucement au voyageur d’avoir différé tout un long quart d’heure le plaisir de le revoir. Mais quand leurs maris annoncèrent l’intention de les quitter immédiatement pour courir à des affaires impérieuses, qu’ils refusaient de leur divulguer, elles firent sérieusement mine de se fâcher et poussèrent de véritables cris de détresse.

Pourtant, comme ils promettaient de revenir sans faute pour le dîner, que l’on prenait toujours à huit heures, elles se résignèrent au mystère de cette démarche et rentrèrent, chacune chez soi, pour préparer le repas du soir.

Mais Asborn et Bonnell n’avaient pas atteint l’extrémité de la rue, qu’un long cri de terreur passa sur le village tout entier : « Les Sauvages ! les Sauvages ! » Et de tous les coins d’ombre sortaient des faces hideuses, de tous les bosquets surgissaient des bras armés du redoutable tomahawk. Les habitants, affolés, s’élançaient de leurs maisons, que les Indiens envahissaient déjà, ou s’y barricadaient, sans se préoccuper du sort de ceux qui restaient à l’extérieur.

L’attaque avait été si rapide et si sournoisement préparée, que personne n’avait deviné la présence des Sauvages tapis partout dans la brousse. Mme Bonnell, en voulant fuir avec sa fillette, reçut en plein visage un coup de hache, qui l’étendit morte sur le seuil de sa maison. L’assassin prit l’enfant des bras de sa mère et l’emporta.

M. Asborn, qui avait échappé au massacre comme par miracle, en se traînant sur le ventre sans être vu des asaillants, trouva sa femme étendue dans le jardin ; ses enfants étaient disparus. Mais la terreur, qui avait terrassé la malheureuse mère, lui avait aussi sauvé la vie. Les Sauvages, la croyant morte, ne s’en étaient plus occupés et s’étaient contentés de voler les enfants.

Quant à Bonnell, il ne connut jamais l’étendue de son malheur, car on le retrouva au bord du chemin, la tête fracassée d’un coup de tomahawk.

On fut lent à se remettre d’un tel malheur, dans le paisible village. Cependant, le hameau reprit, peu à peu, son apparente tranquillité. Mais il y avait des deuils dans tous les coeurs, et les années passèrent sur ces douleurs, sans les atténuer.

Mme Asborn et son mari vivaient dans un continuel tourment d’ignorer le sort de leurs enfants. Et ce ne fut qu’après de longs mois de cette épouvantable torture, qu’ils apprirent, enfin, que les petits avaient été enmenés dans la bourgade de Saint-François, et que leurs capteurs en voulaient une forte rançon ou les revendraient, plus tard, comme esclaves.

Étant sans fortune, ce père et cette mère éplorés ne pouvaient traiter immédiatement avec les Sauvages et durent solliciter l’assistance du gouvernement. Mais il faut croire que les gouvernements de cette époque avaient la lenteur majestueuse de ceux de nos jours, car les enfants volés grandirent loin de leurs parents, qui pourtant, ne cessèrent de s’occuper d’eux et de les réclamer. Ce ne fut qu’après quatorze ans de sacrifices qu’ils purent les racheter.

 

 

IV

 

À leur arrivée dans la bourgade abénaquise, les enfants, selon la coutume, furent baptisés de noms indiens. Willie Asborn se nomma désormais Le Destin ; l’une des fillettes, Coeur de Rose, et l’autre, Fleur de Sang.

Arrachés si jeunes à leur famille et élevés à la mode indigène, ces pauvrets s’assimilèrent si bien les moeurs et les coutumes des Sauvages, qu’à seize ans Coeur de Rose et Fleur de Sang ne se distinguaient des filles abénaquises que par la blancheur de leur peau et leurs cheveux dorés. Quant à Le Destin, il était devenu, à dix-huit ans, un jeune homme habile à tous les jeux en honneur dans la nation, et son père adoptif en était aussi fier que si le même sang eut coûlé dans leurs veines.

Mais un Jésuite, établi dans la nation, s’était efforcé de conserver aux jeunes prisonniers leur langue maternelle.

Willie Asborn avait été donné à un chef qui avait une fille mais pas de fils. Ce chef s’appelait Le Brochet et sa fille, La Brise. Elle était bien nommée, car son caractère impétueux était variable comme le vent.

La Brise avait, dès le début, voué à son frère d’adoption une tendresse véhémente qui, à seize ans, n’avait plus rien de fraternel.

Le Destin semblait ignorer l’ardente dévotion de la jeune Indienne et, depuis toujours, son coeur était à Fleur de Sang, qui répondait sans mystère à son affection.

L’amour innocent des jeunes amants s’épanouissait au grand jour, comme les fleurs de la prairie, et La Brise dut subir quotidiennement l’horrible tourment de voir celui qu’elle aimait faire, sous ses yeux, sa cour à une rivale. Elle sut cacher son dépit et garder pour elle seule le secret de son désenchantement, mais dans la sombre profondeur de sa souffrance insoupçonnée, son âme se gangrena et rêva sourdement de vengeance.

 

 

V

 

Juin resplendissait dans la beauté vierge des forêts canadiennes ; la nature, dans une débauche de richesse, étalait à profusion ses frondaisons luxuriantes ; le soleil jetait partout sa rutilance d’or et mettait dans les coeurs des aspirations inaccoutumées de félicités inconnues et de rêves éternels.

Fleur de Sang, Coeur de Rose et Le Destin étaient assis sur la grève, à l’ombre d’un bosquet :

« La Robe Noire viendra bientôt dans la tribu », dit Le Destin, en prenant entre ses doigts les longues nattes blondes de Fleur de Sang.

– « Et Le Destin réclamera l’accomplissement de ma promesse », répondit ingénuement la jeune fille.

– « La Fleur de Sang regretterait-elle cette promesse ? » interrogea son compagnon, avec une nuance d’inquiétude dans la voix.

– « Ah ! non », reprit-elle, « mon frère sait bien que mon coeur est à lui seul et pour toujours. Quand La Robe noire viendra, j’entrerai sans regret dans ton wigwam. »

À ce moment les branches craquèrent derrière eux et La Brise apparut.

– « Mon frère a l’air bien heureux », dit tristement l’Indienne, en remarquant l’expression de bonheur qui illuminait le visage du jeune homme.

– « Comment ne serais-je pas heureux », répondit celui-ci, « Fleur de Sang vient de me promettre d’être ma femme, à la première visite de La Robe Noire dans cette bourgade. »

À cet aveu, La Brise sentit bouillonner au fond de son âme tout ce qu’elle y avait refoulé de dépit, de rancoeur et de fierté humiliée.

Par un effort de sa volonté, elle dissimula la rage qui agitait ses nerfs et faisait trembler sa voix : « Puisse La Fleur de Sang donner à mon frère tout le bonheur qu’il a le droit d’attendre de la vie », répondit-elle, sans regarder les jeunes fiancés, qui se tenaient la main, pendant l’expression de ce voeu hypocrite et mensonger.

La Brise ajouta : « Les noces de mon frère seront tristes, car Le Brochet, notre père, est bien malade. »

– « Le Brochet guérira », répondit Le Destin, sans conviction, pour la consoler, car il venait d’apercevoir la farouche expression de désespoir, qui rendait plus sombres encore ses yeux sombres.

Et, pris de pitié, il ajouta : « Allons voir Le Brochet, peut-être est-il possible de le soulager. »

– « Peut-être », répéta la jeune Indienne. « Ce soir, quand l’astre-dieu descendra derrière les grands arbres, le Docteur de la nation viendra voir mon père et invoquer pour lui les manitous guérisseurs. »

Suivi des trois jeunes filles, Le Destin se dirigea vers la cabane où gîsait Le Brochet, qu’il trouva rongé par une fièvre ardente, dont il ne pouvait comprendre la cause.

Courant à la rivière chercher de l’eau fraîche, le jeune homme s’efforça, sans aucun succès, à soulager le malade.

Il sortait de la cabane un peu découragé, lorsqu’il entendit des clameurs à l’extrémité du village et se dirigea de ce côté, pour voir ce dont il s’agissait.

Il éprouva une grande joie, en constatant que les cris étaient un salut de bienvenue à un Père Jésuite, qui arrivait plus tôt qu’il n’était attendu.

Le Destin courut au devant de lui et le missionnaire, qui le connaissait, lui mettant la main sur la tête, lui dit paternellement : « Bénissez Dieu, mon fils, car j’apporte pour vous une nouvelle qui remplira votre coeur de félicité. »

Étonné, il demanda avec empressement : « Quelle est donc cette nouvelle, mon Père ? et puis-je éprouver un bonheur plus grand que celui que m’apporte votre seule présence dans cette bourgade ? »

– « Mon fils », reprit le missionnaire, « je précède ici, de quelques heures, les délégués du New Hamhspire, qui viennent traiter de la rançon des prisonniers, et parmi eux se trouve votre père. Il n’a pas voulu attendre pour embrasser son fils et sa fille. Vous le verrez bientôt. »

– « Sa fille ! » répéta le jeune homme avec consternation, « ai-je donc une soeur ici ? » Et se cachant le visage de ses deux mains, il cria presque avec effroi : « Ô Ciel ! permettrais-tu qu’un tel malheur fût possible ? »

Puis, se jetant dans les bras du Jésuite, il pleura.

– « Mais, qu’avez-vous donc ? » demanda le pauvre religieux avec bonté, « la joie de retrouver votre famille vous émeut-elle à ce point de vous faire délirer ? Expliquez-moi cette exclamation. Seriez-vous jaloux de l’amour de votre père et l’idée de le partager avec une soeur vous rend-elle malheureux ? Éloignez une pensée si peu généreuse, si elle est entrée dans votre esprit. »

– « Le Ciel me garde d’une telle infamie », répliqua Le Destin, en relevant son beau front, comme pour en faire admirer toute la noblesse. « Mais je vous en prie, mon Père, mettez immédiatement un terme à mon angoisse, en me disant laquelle des jeunes filles blanches de cette nation est ma soeur. »

– « Je n’en sais rien », répliqua le missionnaire, en proie à une subite inquiétude ; « mais votre père, sans doute, saura reconnaître son enfant. Le coeur d’un père ne saurait s’y tromper. »

– « Ô ! mon Père, j’aime depuis l’enfance l’une de ces jeunes filles, et, ce matin même, nous nous sommes promis de nous épouser à votre première visite dans cette bourgade. Vous comprenez, maintenant, pourquoi le bonheur de retrouver mon père est assombri pour moi d’un doute horrible. »

– « Dieu est bon, mon fils, il vous consolera, si votre coeur s’est trompé », ajouta le religieux avec douceur. « Et puis, qui sait si vous n’avez pas pris pour un amour sérieux ce qui n’était que la voix du sang. À votre âge, on oublie et l’on se console, mon enfant ; la vie que vous aurez désormais sera si différente de celle que vous avez menée jusqu’ici. Il vous faudra apprendre beaucoup de choses pour occuper dignement une place dans cette civilisation qui vous réclame. Et, peut-être rirez-vous, un jour, du sentiment qui vous bouleverse aujourd’hui. Le coeur de l’homme est variable et ses affections sont parfois de courte durée. »

– « Ah ! mon Père, ne dites pas de si horribles choses ; si la civilisation a de ces laideurs, j’aimerais mieux y renoncer pour toujours et vivre à jamais mes illusions, seul avec mon amour, dans la poésie de cette forêt. »

– « Mon enfant », dit le Missionnaire, avec sévérité, « songez que vous avez une mère, qui vous attend depuis quatorze ans, et qui, en ce moment, compte les minutes qui la séparent encore de son fils. »

– « Ma mère, Fleur de Sang, » soupira le jeune homme, comme pesant dans sa pensée les deux affections qui se partageaient son âme. Il répéta : « Ma mère » et de grosses larmes coulèrent sur son visage.

– « Dieu soit loué, la voix du sang parle en votre coeur », dit le Missionnaire, en pressant le jeune homme dans ses bras.

Après cela, La Robe Noire dut subir les politesses habituelles des Sauvages, puis l’on se prépara à la venue des délégués annoncés.

Ils arrivèrent bientôt, accompagnés de quelques indigènes et d’un interprète, et prirent place au milieu de l’assemblée hâtivement préparée en leur honneur.

 

 

VI

 

M. Asborn, si impatient qu’il fût d’embrasser ses enfants, dut se résigner au lent cérémonial des indigènes. Ce ne fut qu’après avoir entendu de longs et vains discours, fumé le calumet de la paix, discuté le prix de la rançon et en avoir dûment déposé le prix devant le chef de l’assemblée, qu’on lui amena son fils ainsi que Fleur de Sang et Coeur de Rose, en lui disant : « Prends celle qui est ta fille. »

Le père, horrifié, pâlit ; il n’avait point prévu cet épouvantable dilemme. Il regardait tour à tour les deux jeunes filles, incapable de reconnaître son enfant.

Coeur de Rose et Fleur de Sang, intimidées, attendaient que cet homme qui se disait leur père ouvrît ses bras à l’une d’elles. Énervées par cette indécision troublante, elles s’enlancèrent soudain et se mirent à pleurer.

M. Asborn, se tournant alors vers son fils, l’attira sur sa poitrine et dit avec confiance : « Toi, mon enfant, dis-moi laquelle est ta soeur ? »

Et Le Destin, baissant subitement la tête, répondit tristement : « Hélas, c’est le plus grand tourment de ma vie de l’ignorer. »

Les Sauvages commençaient à s’amuser cruellement de cette situation pénible.

Le père éploré fit demander s’il n’était personne dans la tribu qui pût éclairer ce mystère.

Et pour prouver sa bonne foi, le chef répondit : « Le Brochet le pourrait, sans doute, car c’est lui qui a amené ces prisonniers dans la nation, mais il est malade et incapable d’assister à l’assemblée. »

À cette révélation, le fils de M. Asborn sortit en courant et se dirigea vers la hutte où Le Brochet se mourait.

En entrant, il aperçut le Père Jésuite, que La Brise avait amené auprès du malade.

Elle, acroupie à côté de son père, gardait une immobilité morne et recueillie, qui la faisait ressembler à une statue de l’indifférence ; mais cette douleur sans larmes avait quelque chose de dramatique et d’inquiétant, dans une âme exaltée.

En entendant entrer son frère adoptif, cependant, elle tourna vers lui son visage, où le chagrin avait mis une empreinte douloureuse et tragique. Sans faire attention à la jeune fille, Le Destin se jeta à genoux auprès du grabat de Le Brochet et se penchant à son oreille, il dit presque bas : « Le Brochet veut-il donner, à celui qu’il a aimé comme son fils, une preuve suprême d’affection ?... Qu’il dise le nom de ma soeur. »

Reconnaissant sa voix, le mourant ouvrit les yeux et ses lèvres remuèrent.

À ce moment, un éclair de haine féroce passa dans les prunelles de la Sauvagesse et, prompte comme la foudre, elle posa lourdement sa main sur la bouche du moribond, en criant avec rage : « Ne parle pas, ne parle pas, je ne veux point. Le Destin a ravagé le rêve de ma vie, il a dédaigné l’amour de ta fille, et quand tu vas mourir et la laisser seule avec sa douleur, c’est à toi qu’il ose demander d’assurer son bonheur, en dissipant le doute douloureux qui afflige sa pensée. Tu ne parleras pas », répétait-elle avec rage. Et, cruellement, elle tenait sa main pressée sur la bouche de Le Brochet.

L’instant qui suivit fut horrible. Le mourant, suffoqué, les yeux agrandis par l’épouvante, se tordit sur sa couche, dans un suprême effort pour se dégager. Tous ses muscles se contractèrent, puis se détendirent, un dernier frisson agita sa chair puis il resta inerte, le regard fixe et accusateur. Le mouvement de La Brise avait été si rapide, que ni Le Destin ni le Père Jésuite n’avaient eu le temps de le prévoir ou de l’empêcher. Ils réussirent à briser l’étreinte de la jalouse enfant, mais il était trop tard : Le Brochet ne pouvait plus livrer son secret.

Et ce fut pour porter cette nouvelle de mort que Willie Asborn retourna vers son père.

Celui-ci fut atterré ; ayant donné au chef tout ce qu’il possédait, il essaya vainement de faire consentir les Sauvages à délivrer les trois prisonniers pour cette petite fortune. Trop avisés, ils refusèrent, espérant des négociations plus fructueuses dans l’avenir.

Le pauvre père se tournant alors vers son fils, lui demanda avec angoisse : « Que faire ? mon Dieu, que faire ? »

Et sans hésiter, le brave enfant répondit : « Emmenez-les toutes les deux, moi je resterai jusqu’à ce que vous soyez en état de racheter ma liberté. Il serait trop cruel de séparer Coeur de Rose et Fleur de Sang, qui s’aiment comme de tendres soeurs, et moi, je ne saurais être heureux en abandonnant l’une ou l’autre ici. »

M. Asborn souffrait horriblement ; son fils le comprit : « Mon plus doux souvenir sera, lui dit-il, d’avoir embrassé mon père et ma plus chère espérance, de revoir ma mère. »

Enfin, l’assemblée accepta cet arrangement et M. Asborn se disposa à partir avec les deux jeunes filles.

Mais en apprenant que son fiancé ne serait point du voyage, Fleur de Sang refusa obstinément de s’en aller. Rien ne put la décider, ni les exhortations du Père Jésuite, ni les promesses de M. Asborn, ni même les raisonnements de Le Destin.

« Quoi, tu veux que je m’en aille vers l’inconnu, toi qui m’as demandé, ce matin même, d’être ton épouse. J’ai le droit de rester et je reste. Que je sois ta soeur ou ta fiancée, mon devoir n’est-il point de te consoler ? »

Coeur de Rose, voyant le chagrin de son amie, dit en essuyant ses larmes avec ses cheveux d’or : « Je n’ai pas le courage de vous quitter et je veux rester avec vous deux. »

Se tournant vers le pauvre M. Asborn, qui assistait muet à cette scène décevante, elle lui dit : « Noble étranger, qui que tu sois, mon père ou seulement mon ami, prouve que tu es digne de l’un ou l’autre titre, en ne me séparant point de ma soeur et de mon frère. »

Et le brave homme, découragé, ne sut que répondre : « Qu’il en soit fait selon votre désir. »

Il s’en retourna, accompagné jusqu’aux limites du village par son fils, qui s’efforçait de le consoler en lui répétant qu’il n’avait rien à craindre, que les Sauvages le considéraient comme l’un des leurs, et qu’il ne devait rien redouter d’eux en attendant que ses parents fussent en moyens de racheter sa liberté.

Mais le pauvre père ne souffrait pas seulement de sa cruelle déconvenue et du sacrifice inutile des économies amassées depuis si longtemps en s’imposant les plus dures privations, il songeait à la mère aimante qui attendait, le coeur en fête, la venue de ses enfants, et qui mourrait, peut-être, de son désappointement.

Le retour à Dover ne fut plus qu’un douloureux pèlerinage. À mesure qu’il approchait du terme de son voyage, le malheureux père sentait plus lourd le poids qu’il semblait avoir sur les épaules.

 

 

VII

 

Le petit village américain n’avait guère fait de progrès depuis quatorze ans : il y avait toujours, dans l’unique rue de Dover, les mêmes maisonnettes, puis, de l’autre côté du ruisseau, le moulin du meunier et, en deçà, l’église et la maison du pasteur.

Il est surperflu de dire que Mme Asborn avait compté les heures, depuis le départ de son mari. Elle avait calculé que c’était ce jour-là qu’il devait revenir avec son fils et sa fille. Dans la maison, il y avait partout des fleurs. La mère heureuse avait préparé la table, et son coeur avait battu délicieusement en posant le couvert. Son fils serait là, à côté de son père et sa fille ici, auprès d’elle. Elle plaçait et déplaçait les assiettes, chantant, riant, s’arrêtant pour juger de l’effet des divers arrangements.

Comme cela serait bon d’entendre leurs voix retentir dans la maison, après tant d’années de silence et de larmes. Une idée lui vint d’écrire leurs noms avec guirlande sur la nappe.

Elle sortit pour aller cueillir les dernières fleurs du jardin. Comme elle ouvrait la porte, elle entendit des gamins, qui criaient en menaçant un pauvre vieillard.

Les enfants cruels, sans autre raison que de s’amuser, s’étaient mis à tourmenter le miséreux, et comme il avait, pour se défendre, levé son baton sur l’un d’eux, toute la bande, s’armant de cailloux, voulait sans pitié le lapider. Une pierre trop bien lancée avait déjà atteint l’homme au visage, lui infligeant une blessure d’où le sang s’échappait.

Mme Asborn, voyant le danger que courait l’étranger, s’interposa bravement entre ses bourreaux et lui. Elle réprimanda sévèrement les petits pour leur acte de cruauté et emmena le malheureux dans sa maison, où elle le pansa, puis lui donna à manger.

Et Mme Asborn était si heureuse, ce jour-là, qu’elle éprouvait un irrésistible besoin de dire sa joie à tous ceux qu’elle voyait. Tandis qu’il se réconfortait d’un substantiel repas, elle raconta à l’inconnu le douloureux épisode de l’enlèvement de ses enfants et l’immense bonheur qui devait être le sien, ce jour-là même, en les revoyant.

La nuit venait, elle prépara un lit confortable pour le miséreux, qui s’y étendit immédiatement, et elle sortit sur le pas de la porte, afin de surveiller la venue de ses enfants. Elle n’attendit pas longtemps. Bientôt, au coin de la rue, elle aperçut le pasteur qui revenait avec un de ceux qui l’avaient accompagné dans le voyage. Hélas ! les deux hommes étaient seuls. Elle courut au devant de son mari et se jetant dans ses bras, elle demanda avec angoisse : « Où sont mes enfants ? »

Et lui, d’un air embarrassé, ne sut que répondre : « Calme-toi, mon amie, ils sont heureux et bien portants et tu les reverras. »

– « Mais, pourquoi ne sont-ils pas ici ? »

– « Rentrons et je vais te raconter mon voyage ; mais je t’en prie, ne t’alarme pas inutilement, tout n’est pas perdu et ce n’est que partie remise. » Ils dirent adieu au compagnon de voyage et rentrèrent chez eux.

M. Asborn se mit alors à relater les circonstances de sa visite aux Sauvages, et s’efforçait d’atténuer par des mots d’espoir l’effet désespérant de son insuccès. Sa femme le questionnait sur ses enfants et posait des questions naïves. Il répondait, le coeur gros d’alarmes devant l’exaltation fébrile de la pauvre mère, qui ne pleurait plus mais écoutait tout ce qu’il lui disait de ses enfants, dans l’attitude recueillie d’un rêve extatique.

Et tout à coup, elle s’écria. « Ah ! ma fille, je l’aurais bien reconnue, moi ; mais comment la reverrais-je jamais, maintenant que le fruit de toutes nos économies, de toutes nos privations est perdu sans retour dans les mains de ces hideux Sauvages ? »

M. Asborn cherchait des mots pour la consoler, mais il n’avait pas le courage de mentir aux justes appréhensions de la malheureuse mère. Et, bientôt, l’on n’entendit plus dans la pièce que les sanglots de la pauvre femme et les soupirs étouffés de son mari.

Mais des pas lourds résonnèrent dans la cuisine, et le miséreux recueilli par Mme Asborn apparut dans la porte.

– « Quel est cet homme ? » demanda le ministre.

– « C’est un étranger que j’ai recueilli parce que de méchants enfants étaient en train de le maltraiter. »

– « Tu as bien fait, mon amie », répondit M. Asborn, « la maison du pasteur doit être l’asile du malheureux. Que celui-ci trouve chez nous paix et bonheur. Aussi longtemps qu’il lui plaira d’y demeurer. »

– « Merci », dit l’inconnu, en s’avancant la main tendue : « Vous pouvez prendre ma main, c’est celle d’un honnête homme. »

Le pasteur et l’inconnu échangèrent une poignée de mains.

« J’ai involontairement entendu la conversation douloureuse que vous avez eue, et mon coeur s’est ému de pitié, parce que j’ai compris que vous êtes de braves gens. Si vous voulez m’écouter quelques minutes, je vais vous procurer les moyens de racheter immédiatement les prisonniers qui vous sont chers. »

M. Asborn, croyant avoir affaire à un détraqué, répondit négligemment :

« C’est bien, mon ami, nous vous écouterons. »

Quant à Mme Asborn, dans son immense besoin de s’accrocher à la moindre espérance, elle demanda fiévreusement : « Quoi ! vous pourriez faire cela, vous, que je revoie mes enfants bientôt ? Seriez-vous donc un envoyé du Ciel ? »

– « Peut-être, mais je puis vous être utile et je le veux. Ayez confiance, demain, vous trouverez sur la table de la cuisine tout l’or qu’il faut pour payer la rançon de vos enfants. »

Les deux époux se regardèrent avec une expression d’immense pitié pour le pauvre hère, qui offrait de donner ce qui leur semblait être une fortune – car les sauvages étaient exigeants et avaient porté à cinq cents dollars la rançon des prisonniers. Évidemment, ce malheureux avait le cerveau dérangé, mais son coeur était bon, puisqu’il s’était ému de leur détresse et que, dans sa démence, il songeait à les consoler.

Le vieillard sembla deviner leur pensée et ajouta : « C’est une colossale prétention que de vous demander d’avoir confiance aux paroles d’un inconnu sans gîte, que votre charité a ramassé sur la route, mais une nuit est vite passée et demain sera pour vous un jour heureux. »

Le pasteur et sa femme étaient maintenant fixés sur l’état mental de leur hôte : il était bien évidemment fou, cela ne faisait plus de doute. Ils l’invitèrent à aller se reposer, et eux-mêmes, épuisés de fatigue et de chagrin, se retirèrent dans leur chambre.

 

 

VIII

 

Vers le milieu de la nuit, la porte de la cuisine s’ouvrit doucement et l’étrange vieillard se glissa sans bruit au dehors. À pas pressés, comme quelqu’un qui sait où il va, il se dirigea du côté du petit bois, qui, à quelque distance, à l’arrière-plan, faisait comme un fond de scène pittoresque à l’église et à la maison du pasteur.

Ce qu’il fît dans le bois, nul ne le vit, mais quand il revint, deux heures plus tard, les poches de sa houppelande semblaient lourdes, et la pleine lune éclairant la face du promeneur nocturne, on pouvait voir un sourire heureux courir dans toutes ses rides.

Il rentra comme il était sorti.

Après avoir soigneusement fermé la porte avec la grosse barre de bois, dont on oubliait souvent de se servir, il s’approcha de la table, sur laquelle il déposa un tas de pièces d’or, qu’il tirait à poignées de ses poches. La lune allongeait par la fenêtre un rayon de lumière blanche, qui fit briller son trésor. Le vieillard se recula de quelques pas et regarda complaisamment ce réjouissant tableau. Puis, satisfait et riant tout bas, il regagna son lit et s’endormit content.

 

 

IX

 

Madame Asborn était matineuse.

Ce jour-là, à l’heure habituelle, malgré les terribles émotions de la veille, elle se leva et alla préluder à sa tâche quotidienne.

En entrant dans la cuisine, elle aperçut la monnaie d’or, exposée bien en vue sur la table.

Surprise et terrifiée, elle n’osa pas toucher ce trésor, qui avait surgi mystérieusement au milieu de la nuit, et jeta un regard d’épouvante vers le coin où dormait paisiblement son hôte.

Une crainte superstitieuse l’avait subitement envahie. Se pouvait-il, vraiment, que cet homme à la mine débonnaire fût l’un de ces sorciers, êtres redoutables, qui sèment la fortune ou la ruine au gré de leur caprice ?

Elle courut éveiller son mari.

M. Asborn, moins superstitieux, se montra, cependant, plus inquiet : « Mon Dieu, s’écria-t-il, ce malheureux aurait-il commis un crime ? Sa folie l’aurait-elle porté à quelque forfait pour remplir la promesse insensée qu’il nous a faite ? Attendons qu’il s’éveille pour avoir le mot de cette énigme. »

Le vieillard, fatigué de sa randonnée nocturne, dormit assez tard.

Quand il s’éveilla, le soleil éclairait la cuisine où l’on avait fait son lit.

Son premier regard fut pour la table où il avait déposé son or. Mme Asborn n’avait point voulu le déranger. Elle avait simplement étendu une serviette dessus, afin de le dérober aux regards.

Le généreux étranger s’attendait à rencontrer les visages réjouis et souriants de ses hôtes. Il fut ébahi de l’air méfiant avec lequel on accueillit son salut matinal. Mme Asborn évitait de le regarder et M. Asborn lui adressa la parole d’un ton sérieux où il y avait du reproche :

« J’apprécie la bonté de votre coeur, lui dit-il, et le mouvement généreux que vous avez eu en voulant nous permettre de racheter immédiatement la liberté de nos enfants. Cependant, je ne puis pas accepter cette petite fortune sans en connaître la provenance et en ignorant jusqu’au nom de mon bienfaiteur. Dites qui vous êtes et d’où vient cet or. »

– « C’est toute mon histoire, que vous me demandez là, repliqua l’inconnu, sans aigreur. Eh bien, je vais vous la dire. Il n’est guère amusant de parler de soi, quand on n’a que de tristes choses à raconter. Cependant, j’ai compris immédiatement que vous êtes un honnête homme et je n’aurai point de secret pour vous.

« Cet or, monsieur, vous pouvez l’accepter sans scrupule, car il est bien à moi. Je l’ai gagné de mes mains devenues calleuses au travail. Ah ! elles n’ont pas toujours été ainsi, mes mains ; pendant longtemps, elles furent douces et oisives, et elles s’ouvraient généreusement pour les nombreux amis qui, chaque jour, les pressaient dans des protestations hypocrites d’affection.

« Ah ! oui », appuya-t-il, avec un éclat de rire amer, « Josuah Nelton avait des amis, ils étaient légions. »

À ce nom de Nelton, le pasteur et sa femme échangèrent un regard étonné. Leur hôte n’y fit pas attention et continua : « Josuah Nelton, c’était moi. Mais, depuis vingt ans, je n’ai plus de nom ; j’ai vécu au large de toutes les conventions sociales et libre comme les oiseaux du ciel.

« J’avais hérité de mes parents une fortune considérable et je ne voulais connaître de l’existence que les plaisirs. Toute préoccupation matérielle m’ennuyait, et je confiai à des agents mercenaires le soin d’administrer mes biens. Ils le firent si adroitement qu’un jour, je passai, sans transition, du luxe au dénuement le plus complet.

« J’avais, alors, quarante-sept ans et j’étais célibataire. La perte de ma fortune ne m’affecta pas trop, car je comptais sur mes nombreux amis, pour m’aider à la reconstruire... Eh bien, je reçus, alors, la première grande leçon de ma vie : mes amis » – il éclata de rire en répétant –, « mes amis, ils s’étaient évanouis avec mes rentes. »

« La dernière nuit que je passai dans la maison où j’avais été élevé et qui le lendemain devait être mise aux enchères, on me laissa seul ; nul ne vint troubler l’amertume de mes réflexions par des offres de service, que j’avais encore la naïveté d’espérer. Je pus, tout à mon aise, faire le procès de l’humanité, et je pensai que ce que je perdais ne valait point un regret.

« Avant le jour, je pris les habits que je portais la veille, et allai les jeter sur la grève, pour faire croire à un suicide. Et l’on y crut. On eut raison d’y croire, car Josuah Nelton, le oisif, le naïf était bien mort, en dépouillant ces vêtements élégants. Mais de son expérience, il était né un autre homme, libre, sans le sou, et qui emportait pour tout bien sur les routes de son pays, une profonde connaissance du coeur humain et un plus profond dégoût de la société.

« Déguisé et enmenant seulement mon chien, je partis vers l’inconnu. J’enlevai au cher animal le collier de luxe qui emprisonnait son cou et le jetai dans la rivière. Chum parut comprendre mon geste libertaire, car il se mit à trottiner plus allègrement derrière moi. Pendant cinq ans, il a été mon seul camarade. Ah ! l’amitié, monsieur, quelle chose fragile ; c’est une vapeur que le vent dissipe, c’est une illusion qui dure aussi longtemps que la prospérité et qui meurt avec elle ; c’est une étiquette que l’on met sur une infinité de flacons, sans égard au contenu. L’amitié, c’est un des pseudonymes de l’intérêt. »

« Voilà », conclut le vieillard, « le jugement que depuis vingt ans j’ai porté dans mon coeur sur toutes les routes de mon pays. »

– « Comme vous avez dû souffrir de n’avoir plus confiance en personne, dit rêveusement le ministre, avec sympathie.

– « Vous avez raison, c’est cela qui m’a le plus torturé », reprit son interlocuteur. « Et c’est sans doute à cause de cette douleur persistante et inavouée que le geste de bonté désintéressée de votre femme m’a tant remué, hier. Il m’a réconcilié avec les rêves évanouis de ma jeunesse. Dans les froides profondeurs de mon coeur volontairement fermé, une douce chaleur a pénétré, qui a fondu mes ressentiments et ma haine de l’humanité. Pour la première fois, depuis tant d’années, la pensée de faire du bien m’est revenue. Jusqu’ici, n’ayant reçu de mes semblables que l’ingratitude et la rebuffade, je répondais par de l’indifférence et j’allais sans but devant moi. Mon plus grand chagrin, depuis vingt ans, ç’a été la mort de mon chien ; j’ai pleuré sur lui mes dernières larmes et j’ai enseveli dans sa tombe ma dernière affection.

« Si vous voulez, maintenant, tout cela sera changé. Je suis vieux et je n’ai point de famille. » Et puis, il ajouta souriant : « Les petites pièces d’or ont encore beaucoup de soeurs enterrées quelque part. Je revenais vers mon trésor, hier, lorsque ces enfants cruels m’ont attaqué.

« Je suis sans parents et vous êtes les seules gens qui m’ayez fait du bien, sans arrière-pensée d’intérêt. »

– « Généreux étranger », répondit le pasteur, « j’accepte votre or, mais à une condition, c’est que désormais, vous vous considérerez comme faisant partie de la famille. Vous occuperez sous mon toit la place qu’y tiendrait un frère, si j’en avais un. »

Mme Asborn avait perdu son air méfiant, son visage n’exprimait plus qu’un immense bonheur. D’un mouvement spontané et charmant, elle prit les deux mains de Nelton et lui dit : « Restez, je vous en prie ; notre bonheur ne serait point complet si, en retrouvant nos enfants, il nous fallait regretter un si noble ami. »

Josuah Nelton, riant et pleurant, répondit, en essayant de cacher son émotion sous une apparente gaieté : « Ma foi, madame, c’est vous qui m’avez amené dans cette maison, je veux bien attendre, pour en sortir, que vous me chassiez »

Ils échangèrent encore toutes les agréables banalités que savent les gens d’esprit et de bonne compagnie, puis l’on parla des nouvelles démarches à faire pour obtenir la libération des prisonniers. Et le père, impatient de revoir ses enfants, décida de repartir le lendemain même.

Le voyage n’était pas, à cette époque, un délassement. Il fallait aller à cheval et à pieds, par des chemins qui n’étaient, pour la plupart, que de mauvais sentiers à travers la forêt.

Cependant, sans prendre le temps de se reposer des fatigues d’une première excursion, M. Asborn en entreprit une seconde. Cette fois, il voyagea seul jusqu’à la frontière, où il s’arrêta pour prendre un guide.

Après de longs jours de marche, il arriva de nouveau à la bourgade des Abénaquis. Cette fois, on le reçut comme une vieille connaissance. Les Sauvages traîtèrent aimablement avec lui de la libération des prisonniers, malgré le chagrin réel qu’ils éprouvaient à s’en séparer. Car les Indiens s’étaient sincèrement attachés aux faces pâles et avaient projeté de les garder au milieu d’eux en les mariant à des indigènes.

Le fils Asborn revit son père avec une joie évidente ; et ce fut un grand bonheur pour ce dernier de constater que l’amour filial avait survécu dans le coeur de son enfant, malgré la longue séparation.

Le retour fut plus gai, et le voyage en parût d’autant plus court. M. Asborn semblait rajeuni ; il était redevenu joyeux, alerte et, cette fois, s’il était impatient d’arriver au terme de son voyage, ce n’était que pour faire partager plus tôt à Mme Asborn la joie de revoir ses enfants. Cette heure vint, enfin ; on rentra au village, où la mère n’était plus seule à souhaiter le retour des voyageurs. Le vieillard, dont la générosité avait hâté la réalisation de ce doux rêve, s’associait ouvertement à la fête de son coeur et ne cachait pas son ardent désir de faire bientôt la connaissance de ses jeunes protégés.

Mme Asborn et son hôte s’entretenaient des circonstances probables du voyage, ils parlaient déjà de l’avenir.

 

 

*

*    *

 

Enfin, l’heure sonna, où l’espérance devint un bonheur réalisé. Mme Asborn ne pouvait en croire ses yeux que ce grand garçon robuste fût son petit Willie, qu’elle berçait encore sur ses genoux, à l’époque de son enlèvement. Elle se sentait presque gênée devant ce jeune homme à l’air déterminé, qui avait grandi loin d’elle, et lui était devenu un peu étranger. D’un mouvement spontané, il l’attira sur son coeur, et l’appela « maman ». Mme Asborn retrouva, alors, toute son assurance. Elle reconnaissait bien son petit Willie dans le grand garçon affectueux. Se tournant vers les jeunes filles, elle les embrassa toutes les deux et dit : « Ma fille a un petit signe en forme de poire, sous le pied droit. »

Coeur de Rose, s’accrochant à son cou, s’écria : « Ma mère ! » Et mettant sa tête sur l’épaule maternelle, elle ne put retenir les larmes de joie qui s’échappaient de ses yeux.

Fleur de Sang pleurait aussi, mais un pli douloureux abaissait les coins de sa bouche.

Son amie l’attira vers elle, comme pour lui demander pardon d’être plus heureuse qu’elle, et Mme Asborn, les pressant toutes deux dans ses bras, dit : « Le Ciel me comble, il me rend deux filles pour une. »

 

 

Gaétane de MONTREUIL,

Cœur de Rose et Fleur de Sang,

Beauchemin, 1926.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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