La vieille croix du Bois-Vert

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Lionel MONTAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je suis retourné l’autre jour dans le rang du Bois-Vert, à S.-Michel. Elles sont élégantes leurs croix d’aujourd’hui. Elles portent une toilette de peinture blanche ; elles ont même de l’or au bout des bras. Elles ont l’échelle, la lance, le Cœur et la couronne d’épines. Mais vous le confesserai-je ? Non, elles ne savent plus nous parler comme les vieilles croix de l’ancien temps.

J’ai connu, moi qui vous parle, l’ancienne du Bois-Vert, la première de toutes, à ce que disait mon grand-père. Je me souviens encore de ma surprise. C’était le premier dimanche qu’on m’amenait à la messe. J’avais quatre ans. Au moment que nous passions à la ligne des Landry, tout à coup grand-père m’enleva mon chapeau et me dit : « Salue, mon enfant, c’est le Bon Dieu ! » Je me retournai et j’aperçus la vieille croix du rang. Elle était toute vieille et toute grise, faite de deux boulins de cèdre mal équarris ; un vieux coq de bois, grossièrement sculpté la surmontait. Mais quel grand air vénérable lui donnait malgré tout son costume du pays ! Puis, ce qui valait mieux encore, la légende avait poussé comme l’herbe autour de la croix, une légende paysanne et naïve, parfumée des senteurs du vieux temps. Et voilà donc que, cette légende, mon grand-père me la contait de fil en aiguille pendant que le cheval nous emportait du côté de l’église.

« J’ai bien connu ça, ce terrain-là, commença-t-il par me dire. Ç’a été ma terre anciennement. Dans ce temps-là, nous n’allions pas tous les dimanches à l’église comme aujourd’hui. Ça faisait trop de voyagement aller courir jusqu’à S.-Joseph de Soulanges. La croix, c’était pour nous comme une manière d’église ; c’est elle qui nous parlait du Bon Dieu. » Alors, il me raconta qu’il y avait de cela cent ans et plus, ils étaient venus sur la baie de S.-Michel, une vingtaine de bons lurons, pour s’établir sur la terre en bois deboute. La première chose décidée fut l’érection d’une croix. On résolut de la mettre sur un button, pour l’apercevoir de loin, de tous les lots du rang.

« Aux heures rudes du travail et aux sonneries de l’angelus, ça remplacera le clocher d’église », avait dit quelqu’un. Or, il arriva que, rapport au button, ce fut le lot de terre de notre aïeul qui eut l’honneur d’être choisi pour la croix. Le propriétaire se chargea de la construire lui-même, avec deux cèdres les plus hauts et les plus droits qu’il pourrait trouver. Et l’on convint que, tel soir, après la journée faite, on ferait une courvée pour planter la croix. « Seulement, dans l’entre-temps, me disait grand-père, les langues avaient marché. Il y avait surtout dans la bande un chicaneau qui « se prétendait » pas mal et qui avait une langue de sept. Il aurait voulu avoir la croix sur son lot, voyez-vous. Ça fait que la langue lui marcha tant et qu’il se fit tant de parlements, que le chicaneau revira presque tout le monde. Ça fait que le soir de la courvée, le père, comme de raison, se trouva seul de sa bande pour faire l’ouvrage. Et ce n’était pas un petit poids, allez ! La force de dix hommes ! Ça fait que le père attendit jusqu’aux premières étoiles. Voyant qu’il n’y avait pas apparence qu’on viendrait, le vieux qui était encore jeune et qui ne manquait pas de jarnigoine, se dit comme ça, en lui-même : « Eh bien ! mon vieux, fais ton signe de croix, recommande-toi à ton saint patron et houp ! » Le lendemain quand le soleil se leva de l’autre côté de la baie, tous les gens du rang, à leur grande, stupéfaction, aperçurent sur le button du père la grosse croix de cèdre, debout, droite comme un clocher d’église avec son coq qui chantait coricoco. Comment le père avait-il pu tout seul ? « Là-dessus, mes enfants, ajoutait grand-père en baissant la voix, notre aïeul n’a jamais desserré les dents. Mais, dans la paroisse, où on l’a surnommé, depuis ce temps-là, Jean-Baptiste La Croix, on a toujours pensé que S.-Michel ou le bon Cyrénéen avait dû lui donner un coup de main. »

« Et puis, mon petit, ce n’est pas tout ce que je sais sur le compte de la vieille croix », ajouta aussitôt grand-père qui se sentait en veine. Il m’a parlé alors, avec des mots solennels, de la procession ancienne de M. le curé pour conjurer les tourtes : une cérémonie que les anciens de la paroisse n’ont jamais oubliée ! C’est, paraît-il, depuis cette procession à la vieille croix du Bois-Vert – du moins c’est ce qu’on dit par chez nous – que les tourtes qui mangeaient tout le blé sont parties pour les vieux pays et ne sont jamais revenues. C’est à la Croix du Bois-Vert, aussi, qu’on fit quelques années plus tard la procession pour les sauterelles. Et le lendemain, s’il vous plaît, dans tous les champs de S.-Michel, on trouvait les sauterelles collées à la paille du grain, déjà mortes et noires et ne sentant pas l’odeur, je vous assure. Les uns disaient que les anges du Bon Dieu avaient fait le coup : d’autres, que le diable en personne les avait grillées pendant la nuit pour pas que les oiseaux les mangent.

 

*   *   *

 

Voilà donc ce que racontait grand-père par ce matin de dimanche, sur la route de l’église. Mais j’ai mes souvenirs, moi aussi, sur la vieille croix du Bois-Vert, et ces souvenirs lointains me reviennent avec les récits de mon grand-père.

Dans la première vision du monde qu’enfants nous avions prise par les fenêtres de la maison paternelle, il y avait du côté de l’ouest le clocher de l’église et la croix du chemin. Nos yeux de tout-petits regardaient souvent, sans trop comprendre, cet arbre étrange au bord de la route là-bas, sans feuilles, avec une seule branche en travers. La Croix ! Ce mot divin fit son entrée dans notre vocabulaire avec les premiers vocables de la langue. À la suite de nos parents qui disaient ainsi, nous disions par exemple, quand les gens du rang allaient à la grand’messe ou en revenaient : « Tiens, les voitures passent à la croix ! » Ou encore : « Les voitures sont de l’autre côté de la croix ! » Faisait-il une grosse tempête de neige, nous disions : « Il poudre si fort qu’on ne voit pas la croix. » Les soirs de grande lune, c’était au contraire : « Il fait clair comme en plein jour ; on voit la croix dans la nuit. »

Plus tard, avec les premières leçons de catéchisme, nous comprîmes le mystère de la croix ; et la vieille croix de cèdre, saluée matin et soir sur la route de l’école, devint la grande amie. En passant à la croix, c’est drôle, nous avions moins peur des quêteux. Les jours de tempête et de gros temps, la croix faisait entendre une plainte ; ses vieux bras remuaient : elle avait l’air de nous dire : « Vite, les petits, vos mères sont inquiètes, hâtez-vous de rentrer ! » Le matin de ma première communion, il faisait un beau soleil de mai. Je donnais le bras à ma mère ; mon brassard de soie blanche flottait au vent. Quelque chose bondissait bien fort dans ma poitrine. En passant devant la vieille croix, j’ôtai mon chapeau, et je saluai très bas. Le vieux coq – ah ! je suis bien sûr de l’avoir entendu – comme au temps de mon aïeul, chanta dans le matin clair son plus joli coricoco. La vieille croix, elle, me regarda avec amour. Elle avait dans le regard l’expression de tendresse qu’à mon départ de la maison j’avais vue dans les yeux de ma grand’mère et elle me dit comme ça, très affectueusement : « Bonjour, mon petit ami ! »

 

 

 

 

J’avais cinq ans quand grand’mère

m’y amena pour la première fois.

 

 

 

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Voulez-vous que, pour finir, je vous raconte un soir de mois de Marie à la vieille croix du Bois-Vert ? C’est un spectacle qui m’a vivement frappé dans mon enfance et qui m’est resté dans la mémoire. L’Église était trop loin et les travaux des semences finissaient trop tard pour aller à la prière du village. Les gens du rang, par les soirs de beau temps allaient donc après souper faire leur mois de Marie à la croix. J’avais cinq ans, je crois bien, quand grand’mère m’y amena pour la première fois. Nous allions sur la route, par une belle soirée de printemps. Grand’mère avait hersé toute la journée (car, dans ce temps-là, les grand’mères hersaient) et ses vieux souliers se frappaient de fatigue l’un contre l’autre. Cela sentait bon tout le long du chemin. Les grives et les rossignols chantaient encore dans les arbres et je demandai à grand’mère : « Est-ce qu’ils ne viendront pas, eux aussi, au mois de Marie ? »

... En arrière de nous, des rumeurs de voix dans la brunante nous avertissaient que les gens de notre côté, les Brisebois et les Saint-Denis, s’en venaient aussi à la prière. Nous entendions distinctement les voix des hommes : ils parlaient des retours de prairie qui sont durs à rabourer ; de Pierre à Paul qui comptait rachever cette semaine ; de Joson Landry qui avait encore cinq grandes pièces à faire. Mais aussi, c’est un lambin qui piétonne sur son ouvrage.

Nous arrivions à la Croix. La lune à ce moment, ronde et rouge, se levait de l’autre côté de la rivière. Chez les Landry, chez les Boileau et chez les Campeau se trouvaient déjà rendus. On causait à voix très haute. C’était Jacques au père Landry, un étriveux sans pareil, qui gouaillait Onésime Boileau. Le beau Jacques traitait les chevaux d’Onésime de vieilles bourriques par rapport que, dans toute la journée, ils avaient à peine hersé leur pièce. Onésime, un garçon qui avait de la parlette pour trois, demandait au beau Jacques s’il se souvenait de l’hiver de l’an passé, quand ils revenaient tous deux de la grand’messe à Saint-Joseph, avec leur blonde ; que Jacques avait voulu lui barrer le chemin, et que, lui, Onésime, avec sa petite jument noire, l’avait repassé quand même, lui faisant une queue de la longueur d’une terre ? »...

« C’est bon, les jeunesses, assez de ces parlements », dit grand’mère qui venait d’arriver. Tout le monde se mit à genoux, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, comme dans l’église à Saint-Michel. Puis, on commença par la prière du soir que grand’mère savait par cœur : « Mettons-nous en la présence de Dieu et adorons-le... » Après la prière, ce fut le chapelet. Pour ma part, je me croyais à une vraie messe du Bon Dieu, comme à Saint-Michel, mais dans une église plus grande. Nous avions fini à peine la première dizaine que je vis là-haut, dans le firmament clair, s’allumer les premières étoiles. Et je pensai : « Ce sont les cierges du Bon Dieu pour notre mois de Marie. » Ensuite, je remarquai qu’il y avait aussi, comme dans la belle église dorée de là-bas, une senteur d’encens. Elle était faite du parfum des lilas et des boules-de-neige, des pruniers et des pommiers en fleur, des petites fleurs de trèfle blanc dans les prairies et de l’arôme plus fort de la grande terre brune qui, avec la fraîcheur du serein, nous arrivait du haut des champs.

Mais voilà que tout le monde se mettait debout pour le cantique. Le cantique, c’était la finale et la partie la plus solennelle de la prière à la croix. On chantait :

 

        C’est le mois de Marie,

        C’est le mois le plus beau.

        À la Vierge chérie

        Disons un chant nouveau.

 

Les voix chantaient un peu rude ; mais quelle âme on y mettait ! Les notes du vieux cantique poussées par ces robustes poitrines se répandaient au loin dans le calme des prairies et des labours, et montaient comme une prière vers les cierges du Bon Dieu, avec l’encens des lilas, et des boules-de-neige, des pruniers et des pommiers en fleurs, du petit trèfle blanc et de l’arôme de la terre. Pendant ce temps-là, la vieille croix du temps des aïeux se faisait plus douce dans la nuit pour bénir ce groupe de laboureurs en prière. Elle avait l’air elle-même d’une grande personne qui priait les bras étendus.

Quand la prière fut finie, les jeunesses s’étrivèrent encore quelque temps. Les femmes parlèrent du ménage, des enfants malades, du jardin à faire, des dernières couvées ; puis, chacune repartit pour la maison. Ce soir-là, nous revenions comme toujours, par petits groupes détachés. Tout-à-coup quelqu’un d’en avant se retourna et dit : « Regardez donc là-bas la croix ! » De toutes les bouches sortit un cri d’admiration. La vieille croix de cèdre priait encore enchâssée d’étoiles, pendant que la lune qui montait dans le ciel était venue se placer tout juste au croisement de la tige et des bras. « Regarde, me dit grand’mère, elle est plus belle une beauté que le Saint-Sacrement de Monsieur le Curé ! »

 

 

 

Lionel MONTAL, Montréal, novembre 1915.

 

Recueilli dans La croix du chemin,

premier concours littéraire de la Société

Saint-Jean-Baptiste de Montréal, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

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