Philosophie et religion

 

ANECDOTE

SUR DAVID HUME, L’HISTORIEN

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Isabelle de MONTOLIEU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVIS AU LECTEUR

 

 

Les anecdotes qui regardent les hommes célèbres sont toujours précieuses à recueillir. Celle qu’on va lire sur M. David Hume, philosophe sceptique, fameux par son excellente histoire d’Angleterre et par son démêlé avec Jean-Jacques Rousseau, a été consignée dans un ouvrage périodique écossais intitulé The Mirror (le miroir) l’an 1779. Elle m’intéressa d’autant plus que M. Gibbon, établi alors à Lausanne, et qui fut mon ami, m’en confirma l’authenticité. Il la tenait de M. Hume lui-même qui n’était désigné que par la lettre initiale ; je traduisis cette petite histoire si touchante par sa simplicité, si propre à éveiller des sentiments religieux et consolants, à faire sentir leur avantage sur la froide et stérile philosophie. J’insérai ma traduction, sans y mettre mon nom, dans un journal littéraire qui s’imprimait alors à Lausanne, et dont une de mes parentes, Madame la Chanoinesse de Polier, était le rédacteur. Ce journal ayant cessé depuis longtemps, et peut-être étant oublié, je reprends mon anecdote sur M. Hume, pour la réunir à la collection de mes ouvrages.

Celle qui est imitée de l’allemand offre un autre genre d’exaltation religieuse, et des détails intéressants sur la respectabilité des frères Moraves. Je puis en garantir la vérité, les tenant d’une des sœurs qui a passé sa vie dans un des établissements les plus fameux de cette secte.

 

 

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À la suite de quelques désagréments qu’il avait eus dans sa patrie, M. D. Hume s’était décidé à passer quelques années dans les provinces méridionales de la France. Il choisit de préférence le séjour d’une petite ville où rien ne pouvait troubler la tranquillité dont il voulait jouir. Il n’y forma aucune liaison, ne chercha point à se perfectionner dans la langue du pays ; et dans une retraite complète, il put se livrer en liberté aux idées abstraites qui faisaient alors l’objet de ses méditations et dont le développement le rendit, dans la suite, un des écrivains les plus célèbres de son siècle. Mais malheureusement il se laissa séduire par la lecture des ouvrages des philosophes modernes, il adopta leurs erreurs ; et leur triste système d’incrédulité s’empara de son esprit avec cet excès qui caractérise sa nation. Non-seulement M. Hume ne crut pas aux sublimes vérités du saint christianisme, mais il doutait quelquefois de sa propre existence, et disait qu’il serait possible que la vie ne fût qu’un rêve. Cette opinion aurait dû nécessairement détruire en lui toute sensibilité. Il est rare en général de réunir beaucoup de savoir à cette délicatesse de sentiments qui attache l’homme à ses semblables, et fait qu’il les regarde comme des frères. M. Hume les voyait trop peu pour les aimer, et qui dit un philosophe, dit un homme qui veut être trop au-dessus des faiblesses de l’humanité pour compatir aux peines des malheureux, et leur donner un temps qu’il préfère consacrer en entier à l’étude. M. Hume a souvent été accusé d’égoïsme ; mais on convient cependant généralement de la douceur de son commerce, de son humanité, de sa bonté naturelle qui l’entraînaient, en dépit de son froid système, à faire du bien aux hommes, quand il en trouvait l’occasion. Tous ceux qui l’ont connu lui rendent cette justice. Il n’est pas possible d’être plus aimable quand il voulait l’être, et s’il n’était pas aisé de l’émouvoir et de s’attirer son amitié, on était sûr du moins d’éveiller sa bienfaisance. Nous allons montrer comment, en exerçant cette vertu, il eut enfin le bonheur de trouver des amis, comment il apprit à connaître son cœur et à ressentir et le charme et les douleurs d’un attachement.

Un matin qu’il était plus absorbé qu’à l’ordinaire par les réflexions profondes dont le résultat devait un jour étonner l’univers, une vieille gouvernante qui dirigeait sa maison entra dans son cabinet et lui raconta qu’un vieux gentilhomme et sa fille étaient arrivés la veille dans le village, qu’ils étaient en route pour un pays éloigné, que le père était tombé dangereusement malade pendant la nuit, que les gens de l’auberge où ils logeaient croyaient sa maladie mortelle et que, le chirurgien du village étant absent, ils l’avaient envoyé chercher, sachant qu’elle avait quelques connaissances en médecine, qu’elle en venait à ce moment, et que c’était une vraie pitié de voir ce vieillard souffrant sur son lit de mort, et bien moins affecté de ses maux que de la douleur qu’ils causaient à sa fille. Le philosophe, fâché d’être interrompu dans ses méditations, avait d’abord fait peu d’attention à ce que lui disait sa gouvernante ; mais intéressé, malgré lui, par ce touchant récit, il posa son livre, rompit la chaîne des idées qu’il lui avait inspirées, se leva, jeta sa robe de chambre, mit son habit et suivit sa gouvernante à la chambre du malade. C’était, lui dit-on, la meilleure de la mauvaise petite auberge où ils avaient été contraints de s’arrêter, et cependant elle était si sale et si délabrée que l’Anglais recula d’horreur en ouvrant la porte. Il n’y avait d’autre plancher que la terre, d’autre plafond que quelques poutres recouvertes de planches mal jointes et de toiles d’araignée. Sur un mauvais matelas posé à l’un des bouts de ce que l’hôte appelait une chambre, était couché le vieux malade ; et sa fille était assise sur le pied du grabat. Elle avait une robe de matin de toile blanche. De beaux cheveux bruns, relevés négligemment, retombaient sur son front ; ses yeux humides de larmes qu’elle s’efforçait de retenir étaient fixés sur son père, et suivaient tous ses mouvements avec une telle attention, que M. Hume et sa gouvernante étaient depuis quelques moments dans la chambre sans qu’elle les eût aperçus. Rompant enfin ce silence, Mademoiselle ! dit la gouvernante à demi-voix..... Alors l’étrangère se leva, s’avança et laissa voir à l’Anglais le plus charmant visage. L’abattement, l’inquiétude, le chagrin profond, empreints sur sa physionomie, la rendaient encore plus belle et plus touchante. Lorsqu’elle vit un étranger, on aperçut en elle un mélange de timidité, de politesse, et une légère rougeur qui ranima ses beaux traits. L’émotion, même le plaisir qu’elle ressentait de voir quelqu’un qui venait sans doute au secours de son père, exprimés avec un aimable embarras et du son de voix le plus touchant, augmentèrent beaucoup l’intérêt du philosophe. Il n’y avait pas de temps à perdre en paroles, et M. Hume offrit ses services avec une sincérité qui dut persuader.

« Monsieur est mal ici, dit alors la gouvernante en s’avançant. – S’il était possible qu’on pût le transporter jusque chez moi, ajouta son maître. – Nous avons un bon lit vacant dans la chambre à côté de la vôtre, reprit la gouvernante ; – et un cabinet à côté du vôtre, ajouta le philosophe, pour... – Pour Mademoiselle, dit l’honnête fille. » Pendant cet entretien rapide, la jeune personne baissait les yeux, les relevait sur son père et paraissait partagée entre la crainte d’aller loger chez un étranger et le désir de voir son père mieux placé. Elle se baissa en s’agenouillant à côté de lui, et lui fit part de la proposition obligeante qu’on leur faisait. Le vieillard ne pouvait parler ; mais un faible regard d’acquiescement et de reconnaissance, un léger signe de tête, sa faible main qu’il essaya de tendre à M. Hume, décidèrent sa fille à tout accepter, et ses scrupules cédèrent à la tendresse filiale. Le malade fut enveloppé dans ses couvertures et porté chez le gentilhomme anglais, où sa fille le suivit, ne le perdit pas de vue, et s’établit jour et nuit à son chevet. La bonne gouvernante lui aida à le soigner et lui administra des remèdes de sa pharmacie. Le chirurgien arrivant alors les approuva et en ajouta d’autres. La nature et la providence firent plus encore, et, au bout de huit jours, le malade, hors de tout danger, put remercier son bienfaiteur et se faire connaître. Il se nommait Duval ; il était Suisse, du pays Romand, ecclésiastique réformé ou protestant. Il venait de perdre une épouse chérie, qu’une maladie de langueur pour laquelle on lui avait ordonné l’air pur du midi de la France avait conduite au tombeau. Après le plus triste et le plus inutile des voyages, Duval était actuellement en route pour retourner chez lui avec sa fille, unique enfant que lui eût laissée l’épouse qu’il pleurait.

Nous avons dit que Duval était ministre. Il avait choisi cette belle vocation, et il l’aimait, c’est-à-dire qu’il était dévot de bonne foi ; mais il n’avait point cette austérité, cette sévérité de principes qui en sont très-souvent la suite. Si le philosophe anglais n’était pas tout-à-fait aussi dévot que le bon pasteur, il était du moins tout aussi indulgent pour ceux qui n’étaient pas dans ses idées, et ne disputait jamais avec eux. La convalescence de Duval augmentait le zèle, la ferveur et la reconnaissance du père et de la fille pour l’Être suprême qui rendait à l’un la vie et la santé, à l’autre le meilleur des pères. La vieille gouvernante, hérétique aussi (comme on l’appelait au village), enchantée d’avoir un ministre de sa religion, se joignait à eux pendant leurs actes de dévotion, et s’affligeait de voir son maître, dès qu’il en était question, prendre son chapeau, son bâton, appeler son chien, et les laisser à leurs prières et à leurs lectures. « Mon maître, dit-elle enfin un jour, lorsqu’il les eut quittés, elle s’arrêta avec un geste de pitié. – Eh bien ! votre maître, dit Mademoiselle Henriette Duval, c’est le meilleur des hommes. – Oh ! oui, sans doute, reprit la gouvernante ; il ne lui manque que d’être chrétien ; mais c’est bien le meilleur des incrédules. – Il n’est pas chrétien, s’écrie Henriette ; cependant il a sauvé mon père : oh ! mon père, sauvez-le à votre tour ; rendez-le chrétien, cet excellent homme ; il est si digne de l’être ! Avec tant de vertus, comment n’est-on pas chrétien ?.... – Mon enfant, répondit M. Duval, il y a un fond d’orgueil attaché aux connaissances humaines qui rend les hommes incrédules aux sublimes vérités de la révélation.  L’orgueil fait plus d’incrédules que le libertinage. Il n’arrive malheureusement que trop souvent que c’est précisément dans cette classe de gens distingués par leur esprit, leur génie, leurs talents et même quelquefois par leurs vertus qu’on trouve le plus de philosophes matérialistes, et qu’ils sont le plus dangereux, soit lorsqu’ils consacrent leur éloquence à ébranler la foi de ceux qui les lisent ou les écoutent, soit par l’exemple de leurs vertus mondaines. J’ai toujours vu qu’il était bien plus facile de ramener ceux à qui le tumulte du monde et de leurs passions a fait perdre l’idée de leur Créateur que les incrédules à système. La fumée des passions est plus aisément dissipée que l’épais brouillard d’une fausse théorie et d’un système illusoire. « Mais M. Hume, dit Henriette, oh ! mon père, il faut qu’il soit chrétien..... » Elle fut interrompue par l’arrivée de leur hôte. Il prit sa main avec un air d’amitié et de bonté ; elle la retira en silence, baissa les yeux tristement et sortit.

« Je viens de remercier Dieu de ma guérison, dit le bon Duval. – C’est très-bien fait, répliqua le philosophe. – Je serais bien malheureux si je ne mettais pas mon entière confiance en Dieu, continua le vieux pasteur en hésitant ; car si je n’étais pas sûr que c’est pour mon plus grand bien qu’il me rend à la vie, à cette vie si mêlée des plus cruelles épreuves, je serais plutôt fâché qu’elle m’eût été rendue, et que vous ne m’eussiez pas laissé aller tout doucement à une meilleure, au lieu de me soigner et de me guérir avec tant de bonté, dit-il, en serrant la main de l’Anglais. Mais quand je considère que cette vie dont je jouis de nouveau est un don du tout-puissant, j’éprouve un sentiment bien différent. Man cœur est dilaté par l’amour et la reconnaissance, il est préparé à faire la volonté de mon Dieu, non comme un devoir, mais comme un plaisir. – Vous dites très-bien, mon cher ami, répliqua le philosophe ; mais vous n’êtes pas encore assez fort pour parler beaucoup. Il faut même, d’après votre idée, prendre plus de soin de votre santé, et ne pas risquer de la perdre encore. Pendant votre prière, moi je formais un projet qui m’est venu à l’esprit ce matin quand vous avez parlé de votre départ. Je n’ai jamais vu la Suisse, et j’ai grande envie de vous accompagner, vous et votre fille, jusques dans votre pays. Je veillerai sur votre santé pendant la route ; puisque je suis votre premier médecin, il faut que j’achève ma cure, et que je vous ramène sain et sauf chez vous. »

Les yeux encore languissants du bon Duval s’animèrent à cette proposition. Il appela sa fille et lui en fit part ; elle en fut aussi charmée, quoique leur hôte ne fût pas chrétien. Peut-être même que cela redoublait l’intérêt qu’ils sentaient pour lui, en y mêlant une sorte de pitié et de désir de le ramener à la vraie foi. La bonne et simple Henriette ne doutait pas que la touchante éloquence de son digne père, et plus encore son exemple, n’eussent cet effet sur l’âme de leur bienfaiteur. Hélas ! elle ne savait pas combien les beaux esprits sont fixes dans les idées qu’ils ont une fois adoptées, combien il est difficile de raisonner avec eux, et de répondre à leurs brillants sophismes ! Son père, qui le savait mieux qu’elle, résolut même d’éviter toute dispute, pour ne pas risquer d’ébranler la foi de cette âme pure et naïve sans réussir à en donner au philosophe. Il se contenta de prier ardemment l’Être suprême de faire descendre sur lui un rayon de sa divine lumière. D’ailleurs, il était dans le caractère de l’honnête pasteur d’être disposé à l’indulgence et de pardonner à l’erreur. Sa religion, celle qu’il avait inspirée à sa fille, était toute dans le cœur, et la haine ou la colère ne pouvait y trouver place.

Ils partirent donc tous trois, et voyagèrent à petites journées, M. Hume voulant, comme il l’avait dit, soigner son vieil ami, et ne pas trop le fatiguer. Ils eurent tout le temps de se connaître mieux encore les uns les autres et de former par conséquent une liaison plus intime. Duval trouva chez l’aimable Anglais une simplicité de caractère, une affabilité, une bienveillance naturelles qui sont rarement le partage des savants. Henriette, qui depuis la découverte de ses principes était un peu prévenue contre lui, fut obligée de revenir de cette prévention. Elle ne lui trouva point cet amour-propre, cette importance, cette espèce de mépris que les génies supérieurs se croient en droit de témoigner au vulgaire, et qui leur font garder un silence dédaigneux avec ceux qu’ils ne jugent pas dignes de les entendre. M. Hume, au contraire, traitait tous les sujets de conversation les plus ordinaires avec une gaîté, une bonhomie qui laissaient croire qu’il y prenait le plus grand intérêt. Il évitait toujours de parler philosophie ou religion ; mais quand il lui arrivait de traiter quelqu’autre sujet relevé, c’était avec une facilité, une clarté qui le mettaient à la portée de tout le monde, et laissaient presque croire à ceux qui l’écoutaient qu’ils en savaient autant que lui.

De son côté, il était enchanté de la société du bon ecclésiastique et de sa charmante fille. Il retrouvait en eux l’innocence des premiers siècles, jointe à la culture d’esprit et d’éducation qui distingue celui-ci. Tous les sentiments honnêtes et vertueux étaient exprimés avec chaleur et vivacité. Le mal n’osait pas même approcher de leur pensée ; et l’ingénuité la plus touchante ajoutait un nouveau charme à leur entretien. Bien plus sensible aux beautés de la nature que la plupart des gens du monde, familiarisée dès l’enfance avec tous ces objets, rien n’échappait à Mademoiselle Duval. Plus d’une fois dans la route, elle fit observer à leur compagnon de voyage des curiosités naturelles, des points de vue, des sites agréables qu’il n’aurait pas remarqués, et qui lui faisaient le plus grand plaisir. Enfin il est sûr que s’il eût été plus susceptible qu’il ne l’était en effet, le danger eût été grand pour son cœur ; mais s’il ne devint pas ce qu’on appelle amoureux, il sentit au moins que l’amitié d’Henriette était nécessaire à son bonheur. Plus d’une fois il envia à son père la possession d’une telle fille ; et c’était bien plus qu’il ne se serait jamais cru capable de sentir pour aucune femme.

Après un voyage de onze jours, ils arrivèrent à la demeure de Duval. Elle était située dans une de ces vallées du canton de Berne où la nature en repos semble avoir entouré sa retraite de montagnes inaccessibles, pour rester ainsi tranquille, pendant l’espace des temps. Un ruisseau considérable roule avec fracas ses eaux tumultueuses dans les montagnes voisines. On l’entend et on le voit au milieu d’un bois épais de noirs sapins, qui règne sur un des côtés de l’horizon, tomber en cascade écumante de rochers en rochers, couler ensuite doucement dans un lit moins rapide et plus étendu, traverser en serpentant une belle plaine ombragée et cultivée, et venir former un petit lac au-devant d’un assez grand village. À l’un des bouts se trouvent le presbytère et l’église du bon Duval. L’aiguille du clocher s’élève au-dessus d’un bosquet de hêtres qui touche le village. Toutes les maisons sont de bois, peintes en rouge et couvertes de chaume ; ce qui, joint au vert foncé des montagnes, à la neige qui les couronne, et au reflet bleuâtre de l’eau du petit lac, produit le coup d’œil le plus pittoresque.

M. Hume jouit de la beauté de la scène ; mais elle rappela trop vivement à ses amis le souvenir d’une épouse et d’une mère. L’affliction du vieillard était silencieuse ; sa fille pleurait aux sanglots. Son père prit sa main, la baisa deux fois, la pressa contre son sein, leva les yeux au ciel, le contempla quelques instants, puis essuyant quelques larmes qui les remplissaient, il se tourna d’un air serein du côté de son hôte et lui montra les objets les plus frappants du point de vue. Le philosophe interpréta parfaitement tout ce qui venait de se passer dans l’âme du vieillard ; il en fut ému et touché ; et tout en l’appelant du nom de crédulité, il ne put qu’admirer la force qu’elle donnait à cet époux affligé, et sa parfaite résignation.

Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaient arrivés, quand plusieurs des paroissiens de M. Duval qui avaient appris son retour vinrent au presbytère pour le voir et lui souhaiter la bienvenue. Si ces honnêtes gens étaient étrangers à l’art de bien parler, ils n’exprimaient pas moins bien dans leur langage grossier la sincérité de leur affection pour leur digne pasteur. Ils essayèrent un compliment de condoléance, sans savoir y mettre la délicatesse que la circonstance exigeait. Cependant M. Duval, le prenant en bonne part, les remercia : « Dieu l’a voulu », leur répondit-il. Ils virent que ce mot seul répondait à tout, et se turent. Le philosophe n’en aurait pas fait autant avec mille paroles. La soirée était avancée et les bons paysans allaient se retirer, quand l’horloge frappa sept heures et que ses coups furent suivis du son de la cloche. Les villageois, qui s’en allaient déjà, s’arrêtèrent, en tournant leurs regards sur leur pasteur. Il expliqua ce que c’était à son hôte : – C’est le signal, lui dit-il, de notre dévotion du soir. J’ai l’habitude de remercier Dieu en famille avant l’heure du repos, de la journée qu’il nous a accordée ; et comme c’est le moment où les villageois se retirent de leurs travaux, je fais sonner une cloche, pour avertir ceux qui désirent d’y assister. Un petit salon au plain-pied de la maison nous sert de chapelle : nous allons y passer. J’éprouve une vraie satisfaction de reprendre ma place au milieu de mes enfants, et de nous élever ensemble à notre Père commun. Si vous voulez pendant ce temps-là vous promener dans les environs, je vous donnerai un guide ; ou si vous préfériez m’attendre, vous trouverez ici, dit-il en ouvrant une armoire et lui montrant des livres, quelques vieux amis qui pourront vous amuser. – Non, sûrement, répondit M. Hume ; et puisque vous me permettez de choisir, je suivrai Mademoiselle Henriette, et j’assisterai à votre prière. – Elle est notre organiste, dit Duval. J’ai toujours trouvé que la musique d’église élève l’âme. Ma fille avait assez de talents ; un de nos parents, habile musicien, les a cultivés, et j’ai fait construire un petit orgue pour accompagner les sacrés cantiques. Je ne l’ai pas fait poser à l’église, parce que hors des heures de dévotions, Henriette s’exerce quelquefois. – C’est un nouveau motif pour désirer d’y être admis, dit l’Anglais ; et ils passèrent ensemble dans la chambre destinée aux prières. Au fond était le petit orgue, caché par un rideau. Mademoiselle Duval l’ouvrit, se plaça devant le clavier, après avoir refermé le rideau, et commença un prélude de sa composition, dans le genre solennel et touchant, auquel succéda l’accompagnement d’un hymne chanté par les voix rustiques des villageois. Non-seulement M. Hume n’était pas musicien, mais jusqu’à ce moment-là il s’était cru tout-à-fait insensible aux charmes de la musique : néanmoins, ce talent si inattendu chez sa jeune amie, dont jamais elle ne lui avait parlé, quoiqu’elle le possédât à un degré supérieur, ce genre auguste et touchant, cette réunion de voix s’élevant d’un commun accord pour le même objet, firent impression sur lui et le frappèrent. Les paroles du cantique, tirées de la Sainte Écriture, étaient aussi simples que ceux qui les chantaient : c’étaient les louanges de Dieu et du soin qu’il prend de ses créatures. Une strophe parlait de la mort du juste et de la félicité qui l’attend. L’orgue fut touché d’une main moins ferme. Mademoiselle Duval s’arrêta, recommença, cessa, et l’on n’entendit plus que les sanglots de la sensible organiste. Son père fit un signe pour arrêter le chant, se leva et commença les prières. Sa voix tremblait, mais son cœur était dans ses paroles : bientôt il surmonta son attendrissement, et se fit entendre avec force et onction. Il s’adressait à l’Être qu’il adorait ; et il parlait de ceux qu’il aimait. Ses paroissiens, les yeux fixés sur lui, paraissaient tous animés de son ardeur. Le philosophe lui-même se sentit ému. Pendant quelques moments, le sentiment, qui est l’instinct de l’homme, l’emporta sur les sophismes de l’esprit, et lui fit oublier son système et sa fausse philosophie.

La religion de Duval était celle du sentiment et non pas de la théorie : quoique parfaitement convaincu, il n’était peut-être pas assez fort sur la logique et le raisonnement, pour oser se charger d’une aussi belle cause ; il aurait craint d’affaiblir ce qu’il sentait avec tant de force. Son hôte, de son côté, évitait tout ce qui aurait pu le scandaliser et amener une dispute. Leur conversation ne tournait donc jamais sur la croyance de l’un ou de l’autre. Cependant il échappait quelquefois au vieillard de parler de la sienne dans la plénitude d’un cœur qui désirait de répandre le bonheur dont sa foi le faisait jouir. L’idée de son Dieu et de son Rédempteur était si imprégnée dans son esprit, que tout le ramenait là. Un philosophe aurait pu l’appeler enthousiaste ; mais s’il en avait la ferveur, il n’en avait pas le fanatisme et l’aspérité. « Notre père qui est au ciel » ... disait souvent l’excellent homme ; car il aimait Dieu d’un amour vraiment filial, et regardait tous les hommes comme ses frères. « Mon ami, dit-il un jour à M. Hume, quand ma fille et moi, nous parlons ensemble de la délicieuse sensation que nous fait éprouver la musique, vous regrettez souvent de n’en pas sentir le pouvoir comme nous. C’est un sens à part, dites-vous, une faculté de l’âme que la nature vous a refusée ; et par l’effet que vous voyez qu’elle produit sur les autres, vous désireriez être aussi susceptible de ce plaisir. Vous êtes dans l’erreur, mon ami ; la bonne nature ou plutôt la bonne Providence refuse rarement à ses créatures ce qui peut ajouter à leur bonheur ; mais il faut cultiver ses dons pour en jouir. Elle ne vous a point refusé ce sens, puisqu’elle vous a donné celui de l’ouïe et une âme sensible. Si je ne me trompe, notre petite musique d’église vous émut et vous fit plaisir. Je n’en veux pas davantage pour vous assurer que vous en éprouveriez le charme comme nous, si vous n’aviez pas négligé tout-à-fait cette étude, et si votre oreille était plus exercée à entendre de bonne musique, si vous compreniez la cause et l’effet de ces accords harmonieux qui nous enchantent. Vous convenez déjà de leur réalité sur ceux qui savent et qui aiment la musique, pourquoi ne voulez-vous pas qu’il en soit de même de la religion ? Vous pouvez m’en croire : la persuasion sublime que j’ai de ces vérités sacrées, l’idée que je dépends immédiatement d’un Être tout-puissant et tout bon, me donnent un bonheur une énergie que je ne voudrais pas perdre pour toutes les jouissances de ce monde. Cependant je suis loin d’en céder ma part et de n’en pas sentir le prix ; mars la pensée que c’est de Dieu que je les tiens ajoute le plaisir du sentiment aux sensations agréables. Quand je jouis de quelque plaisir, de quelque bien, j’en jouis doublement, et quand le malheur me frappe, quand j’ai ma part des afflictions de l’humanité, l’idée de Dieu en diminue le poids, par la conviction qu’il ne peut vouloir que le plus grand bien de ses créatures, et en élevant mon esprit au-delà de ce monde périssable, je trouve les forces nécessaires pour supporter mes peines avec dignité. L’homme, je le sais, n’est qu’un vermisseau, mais quand cette idée m’abat, je vois en moi l’enfant de Dieu, l’objet de ses soins et je me relève à mes propres yeux. »

Nous ne dirons pas malheureusement que le philosophe fut convaincu et crut n’avoir rien à répondre ; mais il envia du moins la conviction du pasteur, et trouva qu’il serait inhumain d’élever le moindre doute ou le moindre nuage sur une foi qui faisait son bonheur, et garda le silence. Il n’avait, au reste, jamais aimé ni les discussions ni la controverse. Je n’ai connu aucun homme dont la conversation ordinaire fût moins mêlée de pédanterie, et dont la dissertation fût moins pesante. Avec M. Duval et sa fille, il était gai, simple, familier. L’agriculture, les mœurs des villageois, des comparaisons avec ceux de l’Angleterre, des remarques sur les ouvrages de leurs auteurs favoris, sur les sentiments qu’ils excitaient, et plusieurs autres sujets sur lesquels une égalité de science leur donnait tour-à-tour l’avantage, formaient leur conversation journalière et produisaient non pas des disputes, mais des discussions intéressantes. Ils consacraient aussi beaucoup d’heures à la promenade, et à faire connaître à l’étranger les points de vue les plus remarquables et les curiosités du pays. Ils firent souvent de petites excursions pour contempler, sous différents aspects, ces étonnantes masses de rochers entassés dont les sommets couverts d’une neige éternelle, et découpés en formes bizarres et majestueuses, terminent de tous côtés l’horizon de la Suisse. Duval se laissait aller aux sublimes idées que lui inspiraient naturellement ces grands objets de la nature, la plupart inaccessibles à l’homme, mais qui attestent si bien et l’existence et le pouvoir de celui qui les a fondés.

« On ne les voit pas en Flandre, dit Henriette avec un profond soupir. – Voilà une étrange remarque, dit M. Hume en souriant. » Elle rougit beaucoup et il n’ajouta rien.

Le moment fixé pour son départ approchait : ils se séparèrent les uns des autres avec le chagrin le plus sincère. La différence de leurs opinions ne les avait point empêchés d’être heureux ensemble. M. Hume regrettait infiniment cette charmante société ; mais ne pouvant y passer sa vie, il crut philosophiquement qu’il valait mieux abréger son séjour. Il partit donc après avoir arrangé avec Duval et sa fille un plan de correspondance suivie ; il leur promit aussi que si jamais il se retrouvait seulement à cinquante lieues de leur demeure, il ferait ce trajet de plus et viendrait encore les visiter.

 

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Environ trois ans après, M. Hume se trouvant à Genève, la vue des montagnes qu’il avait si souvent admirées avec Duval et Henriette lui rappela vivement et leur paisible demeure et la promesse qu’il leur avait faite. Ce souvenir fut mêlé du sentiment pénible des reproches qu’il se fit à lui-même de ne leur avoir point écrit depuis plusieurs mois. Une indolence qui lui était naturelle lui faisait négliger ses correspondances, de quelque nature qu’elles fussent ; car la critique même de ses ouvrages, la plus aisée à réfuter, restait aussi souvent sans réponse que les expressions de l’amitié.

Pendant qu’il hésitait s’il irait ou n’irait pas en Suisse, et qu’il calculait le plaisir et la fatigue, il reçut une lettre de son vieil ami qui lui était renvoyée de Paris où il avait alors fixé sa résidence. Elle contenait de douces plaintes de son silence, des assurances d’une amitié et d’une reconnaissance éternelles, et enfin la communication d’un évènement qui devait l’intéresser comme ami de la famille ; c’était le mariage prochain de Mademoiselle Henriette Duval avec un jeune homme de ses parents, élève et pupille de son père, et digne, à tous égards, du bonheur qui l’attendait. Attachés l’un à l’autre dès leurs plus jeunes années, ils avaient été séparés par le goût que le jeune cousin prit pour le militaire. Il était entré dans un régiment suisse, à la solde de la Hollande, et s’y était distingué par sa bonne conduite, son courage et ses talents. La main de sa cousine était le but auquel il aspirait, et qu’il avait obtenu. Il était attendu chez son oncle avec l’impatience de l’amour et de l’amitié, et le pasteur se trouvait heureux d’unir lui-même ses enfants avant sa mort.

Le philosophe prit en effet un vif intérêt à cette nouvelle ; mais elle ne lui fit peut-être pas autant de plaisir que son ami le supposait. Il n’était cependant point amoureux, et jamais la pensée d’épouser Henriette ne s’était présentée à son esprit ; mais il la trouvait la plus aimable personne de son sexe, et il y avait quelque chose dans l’idée qu’elle allait appartenir à un autre qui ressemblait à un désappointement, et qui, sans savoir pourquoi, le frappa désagréablement. Il eut presque un moment de regret de n’avoir pas prolongé sa visite, cherché à l’emporter sur une impression d’enfance. Il se rappela l’amitié qu’on lui témoignait, peut-être eût-il pu la changer aisément en un sentiment plus tendre ; mais il se rappela aussi ce mot, sur les montagnes qu’on ne voyait pas en Flandre ; et le soupir qui le suivit, il était là, et l’impression n’en était pas du tout effacée. Il relut la lettre du pasteur. Les éloges de son gendre futur le touchèrent ; il s’applaudit de n’avoir pas supplanté cet aimable jeune homme, et la philosophie reprit si bien le dessus qu’il se décida à partir tout de suite pour les féliciter et pour être le témoin de leur bonheur.

Le dernier jour de son voyage, différents petits accidents l’avaient retardé : il était nuit quand il arriva au village où Duval résidait ; il reconnut cependant les environs, à la faveur d’un commencement de clair de lune, et revit avec plaisir le petit lac à côté duquel passait le chemin qui conduisait au presbytère. Il pensait à la surprise agréable qu’il allait y causer, lorsqu’il vit des lumières portées par des gens qui paraissaient sortir de la maison du pasteur. Elles s’avançaient lentement au bord du lac qui les réfléchissait ; puis il les vit se détourner, et les aperçut encore au travers de quelques arbres épais sous lesquels elles s’arrêtèrent à peu de distance de lui. Il supposa que c’était sans doute le jour de la noce, et qu’on préparait là quelque petite illumination pour une fête champêtre. Il se réjouit d’arriver à temps pour en être spectateur et augmenter la joie de ce jour, et il pressa son cheval ; mais quelles furent sa surprise et son émotion quand, en approchant de l’endroit où les lumières s’étaient arrêtées, il reconnut que c’était le cimetière ombragé qui entourait l’église, et quand il vit une foule de paysans avec de longs crêpes, un marguillier avec une pelle, enfin tout ce qui annonçait une inhumation.

M. Hume descendit de cheval, s’avança avec trouble, et demanda qui l’on venait d’ensevelir, à une heure aussi avancée et contre l’usage du pays, où les funérailles se font en plein jour. Celui auquel il s’adressa lui répondit avec l’accent le plus douloureux : « Hélas ! monsieur, vous êtes bienheureux de ne l’avoir pas connue ; c’était la plus aimable des demoiselles, la fille unique... – de M. Duval ! s’écria l’Anglais comme frappé de la foudre. – Hélas ! oui, monsieur, c’est bien elle. – C’est elle, reprit-il ! » Et il cacha son visage dans ses mains. Sa surprise et sa douleur frappèrent celui à qui il parlait : c’était un homme de campagne, mais au-dessus de son état, et qui avait été domestique du jeune futur. « Je vois, monsieur, dit-il, que vous connaissez Mademoiselle Duval. – Si je la connaissais, bon Dieu ! mais comment, et de quoi est-elle morte ? Où est son père ?.... son époux ?.... – Hélas ! monsieur, c’est celui-là qui est cause de sa mort ; il l’a précédée au tombeau ! (et l’’honnête garçon pleurait en disant ceci). On l’attendait tous les jours pour la noce, continua-t-il, lorsque j’apportai la triste nouvelle qu’il avait été tué en duel par un officier français, son intime ami avant cette querelle, et auquel il avait rendu les plus grands services. Le cœur de notre pauvre jeune demoiselle s’est brisé ; elle n’a vécu que deux jours depuis. Elle expira avant-hier au soir, et demanda, en mourant, à être enterrée à la même heure, parce que c’est celle de la prière du soir qu’elle aimait tant, où elle jouait si bien de l’orgue ; et nous venons de la mettre en son lit de repos. Son digne père a supporté sa mort, comme il nous a toujours dit qu’un vrai chrétien devait soutenir les épreuves ; il est même si calme et si résigné, qu’il est actuellement en chaire, prêt à faire à ses paroissiens une exhortation, comme c’est l’usage dans ces occasions. Suivez-moi, monsieur, et vous pourrez l’entendre. » L’Anglais suivit en silence et le cœur déchiré le jeune villageois.....

L’église était tout-à-fait sombre excepté près de la chaire où le vénérable Duval était assis. Les villageois chantaient, en accents lugubres, un cantique d’adoration à l’Être que leur pasteur leur avait appris à bénir et à révérer. Ce malheureux père, la pâleur de la mort sur le visage, les yeux à demi fermés, les mains jointes, paraissait plongé dans la plus profonde méditation. Une lampe placée près de lui jetait une faible lumière sur sa tête, et laissait voir les rides de l’âge et de la douleur sur son front légèrement couvert de quelques cheveux blancs.

Le chant cessa : Duval se leva, voulut parler ; ses sanglots suffoquèrent sa voix. Il se rassit, se couvrit le visage de son mouchoir et laissa couler ses larmes. Toute l’assemblée en versait aussi, et M. Hume n’était pas le moins affecté ; enfin Duval fit un effort sur lui-même et commença :

« Père de miséricorde, dit-il, pardonne ces larmes, assiste ton serviteur pour élever son âme à toi. Mes amis, c’est notre devoir et notre bonheur dans tous les temps, dans toutes les saisons ; mais dans les jours d’affliction, c’est le plus beau des privilèges. Venez à moi, dit le Seigneur, vous tous qui êtes travaillés et chargés, je vous soulagerai. Oui, mon Dieu, je viens à toi avec une entière confiance : quand tout nous échappe, c’est au Dieu vivant qu’il faut aller, et l’on est sûr de trouver la consolation. C’est seulement une entière foi en la sagesse de l’Être suprême qui peut nous donner la force de supporter nos calamités. La sagesse humaine est alors d’un bien faible usage : toutes ses consolations tendent à réprimer la sensibilité, ce premier des dons du Créateur, par lequel il a voulu distinguer l’homme des autres créatures, qui nous fait seul sentir le prix de tous les vrais bonheurs sur cette terre, et prépare nos âmes à jouir de celui qui nous attend. Non, Dieu ne veut pas que nous soyons insensibles, il permet les larmes que je ne puis retenir et que votre sensibilité vous fait verser pour moi ; mais en même temps il daigne exaucer l’ardente prière que je lui ai faite de me donner la force de vous parler, de vous exhorter à la soumission, à sa volonté, non-seulement par mes paroles, mais par mon exemple. Vous partagez mes souffrances, partagez aussi mes consolations.

« J’ai perdu ma fille unique, dernier soutien de ma vieillesse ; et quelle fille ! Il ne convient peut-être pas à un père de parler de ses vertus comme elle le méritait ; cependant permettez-le à ma reconnaissance, pour celle qui fit le bonheur de mes vieux jours et qui remplit ses devoirs avec tant d’exactitude. Vous l’avez vue, il y a peu d’instants, jeune, belle, vertueuse, heureuse, et prête à faire le bonheur de celui que son cœur avait choisi. Son lit nuptial est le tombeau. J’allais avoir deux enfants. La mort frappe deux coups à la fois, et je reste seul au monde. Vous qui pouviez juger de ma félicité, jugez de mon affliction ; mais j’adore la main qui me frappe, je me soumets à sa volonté ; il est mon père et mon Dieu. Oh ! que ne puis-je vous faire sentir à tous la consolation qu’il verse dans mon âme affligée ! Que ne puis-je vous inspirer une entière confiance en celui qui dispose de la vie et de la mort, de qui nous tenons tous les biens dont nous jouissons ici-bas, et ceux mille fois plus grands qui nous attendent et dont la seule espérance doit faire disparaître toute l’horreur du trépas ! Car nous ne sommes pas de ceux qui meurent sans espoir. Nous savons que notre Rédempteur est vivant, qu’il a racheté tous les hommes et que nous vivrons éternellement avec lui dans les demeures célestes où le chagrin est inconnu, et le bonheur aussi parfait que durable. Allez donc, mes amis ; ne pleurez plus sur moi et sur l’enfant que j’ai perdue. Non, je ne l’ai pas perdue ; elle existe dans le sein du meilleur des pères. Encore un peu de temps, et nous nous trouverons pour ne plus nous séparer ; mais vous êtes aussi mes enfants : un jour viendra que nous serons tous réunis. Vivez en attendant comme elle a vécu. Quand votre fin arrivera, mourez aussi de la mort des justes, et que votre dernière heure soit semblable à la sienne ».

Telle fut l’exhortation de M. Duval. Tout son auditoire fondait en larmes. Les siennes avaient cessé de couler, et au travers de sa sombre tristesse on voyait briller sur son visage un rayon d’espérance et de foi. Il descendit, et M. Hume le suivit chez lui. L’inspiration de la chaire était passée ; la nature reprit ses droits, et la vue de son ami lui retraçant mille souvenirs déchirants, il jeta les bras autour du cou de l’Anglais, et la tête appuyée sur son épaule, il versa des torrents de larmes. M. Hume fut également affecté. Ils traversèrent en silence le salon où se faisait la dévotion du soir. Le rideau de l’orgue était ouvert. Duval s’arrêta et recula en frémissant. M. Hume fut vivement ému lui-même ; il s’avança et referma le rideau en disant d’une voix basse et pénétrée : Je ne l’entendrai plus ! Le vieillard essuya ses yeux, et prenant son ami par la main : – Vous voyez ma faiblesse, dit-il, c’est celle de l’humanité. Elle finira bientôt avec moi ; mais ma consolation est au Ciel, et n’aura point de fin.

– Je vous ai entendu dans la chaire, répondit M. Hume ; j’ai admiré votre fermeté, et je me réjouis que vous ayez un espoir aussi consolant. – Oui, je l’ai, mon ami, reprit le digne pasteur, et il ne sera point trompé. Si quelque doute s’élève dans votre esprit, si vous n’avez pas le bonheur de penser comme moi, voyez au moins de quelle ressource est la religion dans l’affliction, et gardez-vous de jamais chercher à rien diminuer de sa force : ce que vous appelez philosophie ne rend pas le bonheur et nous ôte la consolation.

Le cœur de M. Hume fut au moins frappé, si son esprit ne fut pas convaincu. Je l’ai entendu longtemps après confesser que ce souvenir le trouble quelquefois jusqu’à la faiblesse. Ni le plaisir de ses découvertes philosophiques, ni la gloire littéraire n’ont pu effacer l’idée de l’aimable Henriette ; et quand il se rappelle le jour de ses funérailles, et le vénérable Duval parlant à ses paroissiens, il voudrait n’avoir jamais douté.

Duval survécut très-peu de temps à sa fille : il mourut comme il avait vécu, avec la même foi, la même tranquillité, et regardant le jour de son départ de cette terre comme un jour de fête qui lui rendait son épouse et sa fille.

 

 

 

Isabelle de MONTOLIEU, Exaltation et piété, 1818.

 

 

 

 

 

 

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