Le vieux savetier de la cabane et les huit louis

 

HISTORIETTE.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Isabelle de MONTOLIEU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT dimanche. De tout côté on entendait le son argentin des cloches, appelant dans les églises dispersées les habitants des villages voisins. Sur tous les sentiers on voyait des groupes d’hommes, de femmes, de jeunes gens, d’enfants, marchant, d’un pas précipité, vers un Temple rustique. Tous étaient parés de leurs plus beaux habits : les mères et les aïeules l’étaient de leurs habits de noce, réservés de tout temps pour le dimanche, et, grâces au coffre où ils sont renfermés tous les autres jours, presque aussi beaux que le beau jour de leur mariage, mais de forme un peu antique. La mode exerce au village un empire plus lent, moins despotique, mais elle l’exerce encore ; et la jeune fille, dans son corset noir bordé de rouge, avec ses manches de chemises courtes et bouffantes, et son joli chapeau de paille sur l’oreille, rit tout bas de la longue taille de sa mère, des manches à grandes ailes de sa grand’mère, de leur barrette de toile à larges bandes ; et ne songe pas que ses enfants riront d’elle à leur tour. Chacune porte à la main son livre de cantiques ; quelques-uns serrés par des agrafes d’argent qui brillent au soleil ; d’autres, plus modestes, ornés de la branche de romarin et de l’œillet gros rouge. Tous ces bons villageois ont l’air d’aller à une fête ; et c’en est une en effet, pour ces cœurs simples et bons, de commencer le jour du repos par offrir en commun leurs vœux à l’Être suprême.

Dans une chaumière isolée, à demi-ruinée, et devant une fenêtre étroite, à vitres de papier huilé, un vieillard était debout et regardait tristement la procession de ceux qui se rendaient à l’église.

Il les suivit des yeux jusqu’à ce que le dernier fût entré et que la porte fût fermée ; alors la cloche cessa, et il entendit les voix réunies, qui chantaient le cantique sacré. Il jeta un regard sur son habit en lambeaux, deux larmes coulèrent sur ses joues ridées, il les essuya avec le revers de sa main, puis il se tourna vers sa femme qui pleurait aux sanglots, assise sur une mauvaise escabelle, la tête appuyée sur une planche qui leur servait de table, et les yeux couverts d’un tablier où il y avait plus de trous que de places pour recevoir ses larmes.

Ne pleure donc pas ainsi, Berthe, lui dit son mari, cela n’est pas bien, mon enfant, tu offenses Dieu : il veut qu’on supporte le sort qu’il nous envoie ; il sait bien que ce n’est pas notre faute si nous n’allons pas aussi le prier dans sa maison. Oserions-nous y entrer avec ces guenilles qui nous couvrent à peine ? Dans le temps de notre prospérité, Berthe, nous allions toujours au sermon ; quand même nous avions deux lieues à faire, nous les faisions avec plaisir. À présent nous ne le pouvons plus ; mais Dieu regarde à l’intention, il lit dans les cœurs, il sait que les nôtres sont avec lui, ici comme à l’église : ainsi, ne pleure plus, Berthe, cela ne sert à en, et donne-moi le livre de prières, je t’en lirai une, aussi bien que le ministre, et puis nous chanterons ensemble un cantique, que je conduirai aussi bien que le chantre.

Berthe se leva, prit un livre à moitié déchiré sur le ciel du lit, et le donna à son mari. Je veux bien prier avec toi, lui dit-elle, mais non pas chanter ; tiens, mon ami, pas même pour le bon Dieu, cela ne m’est pas possible. Quand je vois passer toutes ces vieilles femmes allant à l’église, avec leurs enfants et leurs petits-enfants....

Marcel. Et leurs habits de noce, cela te crève le cœur, n’est-ce pas, tu penses au tien de papeline gorge de pigeon, qui t’allait si bien, qui était si beau ? Hélas ! oui, pauvre Berthe ! il a été brûlé avec le reste ; mais que faire ? Dieu l’a voulu ; nous pouvions être brûlés aussi, et il nous a sauvés.

Berthe. Qu’importe, si c’est pour périr à présent de misère ? Plût à Dieu que je fusse morte avec ma pauvre Georgette !

Marcel. Berthe, Berthe ! Est-ce donc ainsi que tu m’aimes ? Que me resterait-il à présent, si j’avais aussi perdu ma bonne femme ?

Berthe, en lui tendant la main. Tu as raison, Marcel, et je te demande pardon : avec toi, je puis tout souffrir ; mais nous n’avons plus de pain que pour un jour, et tu vois nos habits.

Marcel. Dieu et les braves gens y pourvoiront, ma femme. Demain ce ne sera plus dimanche, et nous travaillerons. J’ai là quatre paires de souliers à raccommoder, qui me vaudront bien quatre sous pièce ; et ton rouet, comme il va tourner ! Nous ne sommes pas encore morts de faim, quoique nous en ayons été bien près ; nous n’avons pas été obligés de mendier, et c’est là ce qui me ferait le plus de peine. Recevoir ce que nous donne, à la bonne heure : celui qui vient chercher le pauvre a sûrement bon cœur, il est doux de le remercier. Mars demander à ceux qui nous refuseront peut-être, ou qui nous donneront de mauvaise grâce, en nous disant une injure ! Ah ! c’est cela qui est dur, bien dur ; c’est ce que je prie Dieu d’épargner à ma vieillesse !

Il le faudra bien peut-être, dit Berthe en recommençant à pleurer. De quoi peut-on répondre ? Qui nous aurait dit une fois que notre fils mourrait à l’hôpital ?

Marcel. Qui nous aurait dit qu’il mourrait avant nous ? Voilà le vrai malheur ! car pour l’hôpital qui te tient tant au cœur, beaucoup de braves gens y meurent, et n’en vont pas moins au ciel. Nos enfants y sont, voilà ce qui est sûr. Dieu les a pris dans leur innocence avant qu’ils eussent péché. Sais-tu si tu les aurais gardés, s’ils avaient vécu ? Si ta fille ne t’aurait pas quitté pour le premier amoureux, et ton fils pour le premier sergent qui lui aurait offert une cocarde ? Cela ne t’aurait-il pas plus fâchée que de les rendre au bon Dieu qui te les avait prêtés ? Ne pleure donc plus, Berthe, et écoute la prière que je vais lire.

Berthe soupira sans répondre. La pauvre mère ne pouvait prendre son parti d’avoir eu deux beaux enfants et de n’en avoir plus ; d’avoir été riche pour son état, et d’être dans la misère. Son mari regrettait son bien-être et surtout ses enfants tout autant qu’elle ; mais l’affliction chez les hommes a un tout autre caractère, elle est intérieure ; il est rare qu’ils aiment à y donner essor et à en parler. Les femmes, au contraire, ont la douleur très-verbeuse et les larmes très-faciles ; c’est sans doute la cause qui rend le chagrin quelquefois si fatal aux hommes, tandis qu’on prétend qu’il fait vivre les femmes. Quoi qu’il en soit, Marcel n’était pas mort du sien, mais il pesait sur son cœur plus encore que sur celui de Berthe ; il craignait de s’y livrer par le mal qu’il en éprouvait, et son unique étude était de détourner promptement l’entretien lorsqu’il tombait sur ce sujet, ou d’avoir l’air plus résigné qu’il ne l’était en effet. Son fils François, garçon de belle espérance, avait eu le désir de devenir charpentier et montrait du talent pour ce métier utile. Son père, très à son aise alors, l’avait mis, à douze ans, en apprentissage chez un bon maître de la ville. Il réussissait à merveille lorsqu’il fut saisi d’une maladie contagieuse ; son maître la redoutait pour sa famille, et le plaça à l’hôpital où il était mort au bout de quelque temps. Berthe avait cet hôpital sur le cœur. Elle croyait qu’on l’avait mal soigné, et elle l’aurait regretté moins amèrement s’il était mort dans ses bras. Il leur restait une fille de seize ans, belle et sage, qui, sans doute, leur aurait bientôt rendu un fils en se mariant, lorsqu’un autre malheur vint les frapper. Le feu du ciel tomba sur leur maison qui fut entièrement consumée, ainsi que les dépendances et tout ce qu’elles contenaient. C’était après les récoltes, en sorte qu’il ne leur resta rien, pas même leur premier trésor : leur fille chérie mourut des suites de l’émotion de cette nuit cruelle ; son père et sa mère furent très longtemps malades de chagrin, et ils eurent de plus celui de guérir. Ils firent des emprunts pour vivre, sur leur petit fonds de terre, pour payer les frais de leur maladie et un loyer, car, n’ayant plus d’autres enfants, ils ne voulurent pas rebâtir leur ferme. Ils auraient pu encore subsister frugalement ; mais la terrible guerre de sept ans arriva, et, comme bien d’autres, ils en furent les victimes : il fallut loger des soldats, et n’ayant plus de maison, il leur en coûtait beaucoup ; il fallut payer des contributions, et leurs champs, et leurs prés furent saccagés ; il fallut payer des intérêts, et, ne le pouvant pas, leur fonds fut saisi et vendu à l’enchère.

Ils furent alors réduits à la plus complète misère, et contraints d’abandonner le lieu de leur naissance et de chercher un asyle. Quelques voisins se cotisèrent pour leur faire une petite somme, avec laquelle ils achetèrent cette cabane isolée et presqu’inhabitable, à l’extrémité d’un petit village, à dix lieues au moins de celui qu’ils avaient quitté. Berthe filait du matin au soir pour les paysans ; Marcel, trop âgé pour travailler à la terre, s’était mis à raccommoder des souliers à côté du rouet de sa femme. On l’appelait le vieux Savetier de la Cabane, et on ne le laissait pas manquer d’ouvrage. Ils gagnaient tous les deux de quoi ne pas mourir de faim, mais ils n’avaient encore rien pu mettre de côté pour s’habiller ; leurs vêtements tombaient en lambeaux ; ils n’osaient pas aller à l’église, et tous les deux redoutaient les approches et les rigueurs de l’hiver. Mais on n’y était pas encore, le mois de juillet commençait à peine, et Marcel lut à sa femme que Dieu nourrit les petits des corbeaux et revêt les lis des champs. – Quand la prière fut achevée, on sortait du temple, et ce fut encore un mauvais moment pour Marcel. Les rassemblements sur la pelouse autour de l’église, les jeunes garçons et les jeunes filles revenant gaiement ensemble, leurs parents les regardant avec complaisance ; ce tableau de joie et d’amour paternel, qui lui retraçait un bonheur perdu sans retour, déchirait son cœur. La foule se dissipa, et il resta pensif à sa fenêtre, plongé dans ses souvenirs. Au-devant de la cabane était un tertre de gazon, ombragé de quelques beaux noyers ; sous l’un d’eux était assis un voyageur qui se reposait, un havresac sur son dos, un bâton dans sa main ; ses souliers poudreux indiquaient qu’il cheminait à pied, mais il était très-bien vêtu, et il paraissait à son aise. Après quelques moments de repos, il posa son bâton à côté de lui, détacha son havresac, en sortit un morceau de pain blanc et quelques fruits secs, et mangea de très-bon appétit ce simple déjeuné, que Marcel, qui n’avait pas déjeuné du tout, aurait volontiers partage avec lui. Il sortit aussi une pièce de bonne étoffe neuve qui était dans le havresac, la déploya à demi, la regarda avec complaisance et la recacha. Ce fut encore un sujet d’envie pour le pauvre vieillard déguenillé. Ensuite l’étranger se leva, sortit de son gousset une bonne montre d’argent, regarda l’heure, jeta un coup-d’œil sur la contrée, et se remit en route.

Cet homme avait l’air si heureux à cette place ! pensa Marcel ; il lui prit envie d’aller aussi se reposer sous ce beau noyer ; peut-être qu’une heure de sommeil, sous son ombrage, lui fera oublier ses peines et sa faim.

Il sortit sans rien dire à Berthe, occupée à garnir sa quenouille pour le lendemain. Il traversa le grand chemin, et monta la petite colline. Déjà il vit quelque chose de blanc à la place où le voyageur avait été assis ; c’était un morceau de papier ; il le relève, le trouve pesant, l’ouvre. Il renfermait quatre beaux doubles louis d’or ; puis, sous un autre pli, une de ces grandes croix que les femmes portent à leur cou, suspendue à une petite chaîne d’or aussi. Même dans sa prospérité, Marcel n’avait peut-être jamais vu tant d’or à la fois ; ce qu’il y avait de sûr, au moins, c’est que c’était pour lui une vue bien nouvelle. Il tourna et retourna ces louis, les secoua dans le creux de sa main, puis les replia avec soin dans le papier. Il n’avait plus nulle envie de dormir ; il regarda le chemin que le voyageur avait pris, puis sa cabane. Berthe était à son tour à la fenêtre et le cherchait des yeux. Il l’appela et lui fit signe de venir le joindre. Elle arriva bientôt. Qu’est-ce que tu fais-là ? lui cria-t-elle.

Marcel. Une belle trouvaille, Berthe ! regarde dans ce papier.

Berthe. Bon Dieu ! c’est de l’argent d’or, n’est-ce pas ?

Marcel. Oui, sans doute : je crois que c’est des doubles louis.

Berthe. Des doubles... un, deux, trois, quatre ; il y a donc là huit louis, et qui tiennent si peu de place ! Et cette croix est-elle d’or ou de cuivre ?

Marcel. Je la crois d’or, et la chaîne aussi.

Berthe. Mon Dieu, mon Dieu ! quel trésor ! C’est comme si un ange l’avait posé là pour nous. C’est ta prière qui t’a valu cette trouvaille. Dieu a envoyé la nourriture aux corbeaux. Nous voilà riches à présent, et pour longtemps ! Tiens, Marcel, avec une de ces pièces nous nous habillerons tous les deux, et bien chaudement encore ; avec une autre nous achèterons du blé ! avec la troisième, quelques meubles, quelques ustensiles : avec la quatrième,... il n’y a pas pour une vache. Non, il ne faut pas être trop ambitieux ; il faut nous contenter de ce que Dieu nous envoie ; nous garderons la quatrième, avec la croix, pour les cas fâcheux. Si nous tombions malades, par exemple... Tu ris, Marcel, à présent ; vraiment je le crois bien ; si seulement nous avions...

Marcel l’interrompant vivement. Bonne Berthe, je ris de la manière dont tu disposes de ce qui ne nous appartient pas.

Berthe. Comment donc ? que veux-tu dire ? ne l’as-tu pas trouvé ? sais-tu seulement qui l’a perdu ? Ni l’or, ni l’argent n’ont de marque, ils sont à celui qui les trouve.

Marcel. Mais moi, Berthe, je sais à qui cet or appartient.

Berthe. Et comment peux-tu le savoir ?

Marcel. Il appartient à un voyageur qui s’est repose à cette place, il n’y a pas un quart d’heure. Je l’ai vu de notre fenêtre ; il a ouvert son havresac, déployé une pièce d’étoffe, et c’est alors que ce paquet sera tombé.

Berthe. Il faut qu’il en ait beaucoup de ces louis pour n’y pas faire plus d’attention, et les laisser perdre ainsi ; cette perte est peu de chose pour lui, et pour nous cette trouvaille est tout.

Marcel. Tu as raison, Berthe, elle est tout ; car elle peut sauver ou perdre notre âme : nous n’avons plus que peu de temps à vivre ; chargerons-nous notre conscience du poids de ces huit louis ? Tu crois qu’ils nous feraient du bien ? Tu te trompes, nous serions cent fois plus malheureux si nous cédions à la tentation de les garder ; nous aurions un meilleur lit, et nous n’y dormirions pas tranquilles ; nous aurions de bons vêtements, et nous n’oserions moins encore aller à l’église que dans nos guenilles : et quand le jour viendra où il faudra rendre compte de nos actions, comment excuserions-nous celle-là ? Par notre extrême pauvreté ? Eh bien ! c’est un motif de plus d’être honnêtes, parce qu’on est plus souvent tenté de ne pas l’être, et qu’il ne faut pas s’ôter la seule richesse qui nous reste, la paix de la conscience. Prends courage, Berthe, nous ne mourrons pas de faim ; regarde autour de nous tous ces champs couverts d’épis : la moisson va venir, nous glanerons. Le juge est bon pour nous, tu le sais ; son champ est si beau ! Il nous donnera, je le parie, deux ou trois gerbes : et le ministre aussi ; cela vaut bien mieux que cet or qui n’est pas à nous.

Berthe soupirant. Oui, pour la nourriture ; mais où prendrons-nous de quoi nous vêtir ?

Marcel. Le ciel y pourvoira : ne viens-je pas de te dire qu’il habille les lis des champs et qu’il ne faut pas être en souci pour le lendemain ? Ce voyageur me donnera peut-être une récompense : je n’en mérite cependant point pour une action aussi simple ; mais s’il me donne de quoi acheter un tablier, pauvre Berthe ! je l’accepterai volontiers, et avec reconnaissance.

Berthe. C’est fort bien, mais où le reverras-tu ?

Marcel. Je vais tout de suite couper ici à travers champs ; tu sais que la route fait un grand détour à cause de la rivière ; on gagne plus d’un quart de lieue par ce sentier, et j’espère bien le retrouver là-bas.

Berthe. Je le désire ; mais si tu ne le retrouves pas ?

Marcel. Oh ! pour lors, chère femme, malgré ma répugnance, je prendrai mon parti de.....

Berthe. De garder les huit louis, n’est-ce pas ?

Marcel. De mendier pour aller jusqu’à la ville et pour payer un avis que je mettrai sur la gazette. Va me chercher mon bâton, Berthe, et ne t’inquiètes point si je ne reviens pas bientôt, dépêche-toi seulement. Berthe courut ; elle était honteuse d’avoir mal compris son mari. Ce dernier trait réveilla dans son âme les bons sentiments que la vue de l’or avait altérés. Elle revint aussitôt avec le bâton de Marcel. Tiens, lui dit-elle, et vas aussi vite que tu le pourras, il me tarde que ce vilain or, qui m’a fait pécher, ne soit plus dans nos mains.

Marcel partit ; mais ses jambes, engourdies par l’âge et par son métier sédentaire, n’obéissaient pas à son cœur ; il marchait avec peine. Le vent agitait autour de sa tête les mèches de ses cheveux blancs, et les lambeaux de son pauvre vêtement. Berthe le suivait des yeux du haut de la colline ; elle aurait voulu hâter sa marche par ses regards. Il manquera son voyageur, disait-elle ; et ce pauvre cher homme se tuera de fatigue en faisant les six grandes lieues qu’il y a d’ici à la ville. Mais je suis folle ; je crois que c’est moi qui devais aller, j’ai dix ans de moins que lui, je suis beaucoup plus forte : allons ; il va si lentement que je l’aurai bientôt rattrapé. Et voilà Berthe, âgée de soixante-cinq ans passés, qui se croit jeune en comparaison de son mari, et qui court, en effet, comme si elle n’avait que trente ans. Elle le joignit au bout du champ, et le prit par le bras, Assieds-toi là, lui dit-elle, et laisse-moi aller à ta place.

Marcel. Non, bonne Berthe ; tu n’as pas vu l’homme, tu ne le reconnaîtrais pas, et tu trouverais peut-être un coquin qui te dirait que l’or est à lui.

Berthe. Ah ! C’est vrai : mais dis-moi comment il est ce voyageur ; est-il jeune ou vieux, grand ou petit, blond ou brun ? de quelle couleur est son habit ?

Marcel. Je ne l’ai pas vu de bien près, et cependant je suis sûr de le reconnaître : c’est un homme entre deux âges, assez grand et fort ; il a le teint remarquablement brun : mais écoute, Berthe, allons tous les deux, nous nous aiderons mutuellement à marcher.

Il passa son bras sous celui de sa femme, et le vieux et pauvre couple chemina aussi vite que possible. Ils s’arrêtèrent au bout du sentier qui rejoignait la route. En regardant à droite et à gauche, ils eurent le plaisir, au bout d’un moment, de voir de loin le piéton qui s’avançait et n’avait pas encore fait le détour.

Le voilà, c’est bien lui-même ! s’écria Marcel ; allons au-devant de lui.

Quand ils furent à dix pas du voyageur, celui-ci ne douta pas, les voyant se diriger de son côté, qu’ils ne voulussent lui demander l’aumône : ils avaient l’air si vieux et si misérables, qu’il prépara la sienne, et voulut la leur donner avant qu’ils eussent dit un mot.

Berthe. Bien obligé, mon bon Monsieur, nous ne demandons rien ; c’est nous, au contraire, qui voulons vous donner quelque chose.

L’Étranger. À moi, mes braves gens, comment cela ?

Marcel. Ma femme se trompe, Monsieur, ce n’est pas donner qu’elle veut dire, c’est vous rendre ce qui est à vous. Ne vous êtes-vous pas reposé, il y a une demi-heure, sous un noyer, sur une petite colline au bord de la grande route ?

L’Étranger. Oui, oui, rien n’est plus vrai : à présent je me rappelle de vous avoir vu ; vous étiez à la fenêtre d’une chétive cabane de l’autre côté du chemin ; vos cheveux blancs et votre air respectable m’ont frappé.

Marcel. Vous avez ouvert votre havresac.

L’Étranger. Oui, sans doute : je n’avais pas déjeuné en partant de la dernière couchée, et j’ai mangé un morceau sous ce bel arbre avec plaisir.

Marcel. J’en avais aussi à voir votre air heureux ; vous avez encore déployée une pièce : d’étoffe, vous l’avez remise dans le havresac ; et c’est sans doute alors que vous avez laissé tomber un papier renfermant.....

L’Étranger. Quatre doubles louis, si c’est le mien, et une croix d’or avec la chaîne, dans un petit papier à part ; celui-ci a quelques lignes écrites dedans.

Marcel les avait vues, mais n’avait pu les lire parce que ses lunettes étaient restées dans son livre de prières. Le voyageur ouvrit son havresac, le vida, et n’y trouva pas son or.

Je le savais bien, dit Marcel, que vous ne le trouveriez pas là, puisque je l’ai dans la main ; voilà, Monsieur, vos quatre doubles louis et votre collier ; remettez-les dans le sac, et gardez-les mieux une autre fois. L’étranger les reçut avec une expression de respect et de reconnaissance ; il pressa les mains du vieillard entre les siennes. Vous me rendez un bien grand service, lut dit-il : si j’en juge sur l’apparence, vous avez plus de mérite qu’un autre à me le rendre ; il me semble, bons vieillards, que vous êtes bien pauvres.

Berthe. Oh ! si pauvres, mon bon Monsieur, que....

Marcel. Que nous n’avons pas même été tentés de nous approprier une aussi grosse somme, elle est au-dessus de nos besoins, et le premier pour nous est de n’avoir que ce qui nous appartient légitimement.

L’Étranger. Honnête et vertueux couple ! À votre âge faire ce chemin pour me rapporter ce petit trésor ! Ne pouviez-vous pas me l’envoyer par un de vos enfants ?

Berthe. Hélas ! Monsieur, nous n’en n’avons point : c’est notre plus grand malheur, auquel personne ne peut rien ; nous en avons eu : et....

Marcel. Et au moins quand nous souffrons, nous souffrons seuls... mais, viens, ma pauvre femme, laissons ce Monsieur continuer sa route. Bon voyage ! Monsieur, ne perdez plus votre argent.

L’étranger avait l’air embarrassé. Non, non, bon père ! dit-il en reprenant la main du vieillard, non pas ainsi ; encore un moment, je vous en prie, asseyons-nous et écoutez-moi. L’emploi de cet or est sacré, il ne m’appartient pas ; je vous raconterai à quoi il est destiné, et vous verrez que je ne puis rien en soustraire ; il ne me reste, outre cela, que ce qu’il me faut pour achever ma route, ayant encore dix ou douze lieues à faire ; mais, avant huit jours, j’espère vous revoir et m’acquitter envers vous ; voulez-vous vous fier à ma parole et me dire votre nom ? Je n’oublierai, au reste, ni la colline, ni la cabane qui renferme un couple si honnête : votre nom, je vous en prie, dit-il en sortant un crayon de sa poche ?

Marcel. Je suis connu dans ce village sous le nom du Vieux savetier de la cabane ; je vous y reverrai avec plaisir, si vous vous le rappelez ; mais, si vous l’oubliez, nous n’en prierons pas moins Dieu pour vous, car vous nous avez procuré une heure heureuse, et nous n’en avons pas beaucoup ; adieu, Monsieur.

L’Étranger. Digne homme ! si je pouvais vous oublier, je ne mériterais pas le bonheur que je vais chercher et que je tremble de ne pas trouver. Il y a plus de vingt-cinq ans que j’ai quitté ma famille ; pendant tout ce temps-là je n’ai point eu de ses nouvelles ; mes parents me croient mort, sans doute, ou, peut-être, eux-mêmes n’existent-ils plus ; mais, si je les retrouve encore, combien nous serons tous heureux !

Berthe, pleurant. Ah oui ! bien heureux ! mille fois heureux ceux qui peuvent retrouver leurs enfants sur la terre ! Pour nous, nous ne reverrons les nôtres que dans le ciel où ils nous attendent.

Marcel. Tu vois, ma femme, si j’avais tort ce matin quand je te disais que les enfants qui vivent donnent aussi bien des chagrins. En voilà un qui paraît un honnête homme ; eh bien ! il a quitté ses parents et les a laissés vingt-cinq ans sans leur donner de ses nouvelles ; n’est-ce pas pire que la mort ?

L’Étranger. Je fus coupable, en effet, quand, par une folie de jeunesse et, séduit par un recruteur, je m’enrôlai sans leur permission : mais le reste n’est pas de ma faute ; le régiment où j’étais entré fut embarqué pour Batavia ; je fus d’abord envoyé dans l’intérieur des terres pour travailler de mon métier de charpentier, et j’y ai passé bien des années sans pouvoir écrire. Quand je fus revenu à Batavia, j’écrivis plusieurs lettres à mon père sans jamais avoir de réponse. Je gagnais assez d’argent ; mais à quoi sert-il quand le cœur n’est pas content ? Le mien était en Europe ; je pensais sans cesse au village où je suis né, où j’avais laisse tout ce que j’aimais au monde, mon père, ma mère et ma sœur, Je me décidai à revenir, et je m’embarquai avec mon petit pécule ; j’arrivai heureusement à Hambourg il y a environ deux mois ; là je trouvai, par hasard, mon ancien maître, chez qui j’avais appris mon métier, et qui s’y était établi depuis mon départ ; je le reconnus d’abord, mais lui ne me reconnut pas ; j’avais un peu noirci à ce soleil de Batavia, comme vous le voyez. Quand je me nommai, il fut bien surpris ; il me reçut comme un fils, et m’emmena chez lui ; j’y trouvai sa fille que j’avais laissée toute petite, et qui était devenue grande et jolie. Tous les jours, je voulais partir pour aller chercher mes parents, mais Annette me priait de rester encore un jour, et je restais ; il n’était pas en mon pouvoir de rien lui refuser. J’avais écrit en arrivant, j’attendais la réponse ; voyant qu’elle ne venait point, je dis un jour à mon maître : Votre Annette et moi nous nous aimons ; voilà ce que j’ai amassé par mon travail, donnez-la-moi pour femme, et puis j’irai chercher mes parents et nous vivrons tous ensemble ; mais il faut qu’Annette soit à moi avant que je parte. J’y consens, me dit mon maître, Annette est à toi, et tu iras chercher ta famille. Ainsi fut fait ; j’épousai Annette, et deux jours après je me mis en chemin. Mon Annette a un cœur de reine ; elle acheta une belle pièce d’étoffe pour une robe à ma mère. Son père lui avait donné douze louis pour sa dot le jour de ses noces ; elle en plia quatre doubles dans ce morceau de papier, et me dit : Porte-les, de ma part, à ton père pour payer son voyage. Ce n’est pas tout ; elle ôta de son cou sa croix et sa chaîne d’or pour les envoyer à ma sœur, à qui elle écrivit un mot d’amitié. Je suis parti gaîment avec tous les présents d’Annette. Jugez donc quel chagrin si je les avais perdus, et combien je vous ai d’obligations ! Mais, mon Dieu ! si j’allais ne pas retrouver mes parents, ce serait encore bien pire ! mon cœur se serre d’y penser. Ils doivent être âgés, car je ne suis plus jeune. Pour ma sœur, je ne suis pas en peine ; elle était ma cadette ; mais mon père ! c’était un si honnête homme ; il était à son aise, Dieu soit béni ! il avait toujours un verre de vin et un sou à donner aux pauvres, et ma mère quelques chemises en réserve pour ceux qui en avaient besoin. Vous pouvez, ce me semble, avoir entendu parler du vieux père Marcel de Pellnitz, et de sa femme Berthe.

Ô mon Dieu ! dit le vieillard en étendant ses bras : est-ce un songe ? Berthe ! Berthe ! serait-ce notre François ressuscité ? Ô mon Dieu ! serait-il possible ? Marcel... dis-tu ?...

C’était lui, c’était François.

Que pourrions-nous dire au lecteur qui pût lui donner la moindre idée de ce que ces trois personnes éprouvèrent ? C’était ce fils cru mort si longtemps, et tant regretté. Berthe ne pouvait parler ; elle cherchait sur le col, sur le front de son fils, de légères marques qui ne sont connues que d’une mère ; elle les retrouvait, les baisait, les montrait à son mari. – À genoux, Berthe, s’écria enfin le vieillard en s’y jetant lui-même : remercions Dieu qui nous donne déjà le paradis sur cette terre, et qui nous rend notre fils.

Mais non ! le paradis n’est pas sur cette terre où jamais le bonheur n’est complet. Le souvenir de Georgette vint leur rappeler qu’ils n’étaient que des hommes.

Et ma sœur, ma pauvre sœur ? dit tristement François : vous avez dit que vous n’aviez plus d’enfants, qu’avez-vous fait de Georgette ?

Elle est morte dans mes bras, s’écria Berthe, en fondant en larmes. Elle ne portera pas ce beau collier !

François le prit, le passa au cou de sa mère.

Je parie qu’elle nous regarde, dit Marcel, en levant les yeux au ciel. Il me s’emble l’entrevoir là-haut, dans un nuage, avec une couronne d’or sur la tête.

Marcel dans ce moment ne voyait que gloire et bonheur.

Après un instant de silence, eh bien ! dit Marcel à sa femme, cet hôpital qui te désolait tant, tu vois qu’on en revient.

François leur raconta qu’il y avait fait connaissance avec un sergent blessé, et couché près de lui, qui l’avait embauché et fait partir dès qu’ils avaient été rétablis. On sait le reste de son histoire. Le maître charpentier, craignant les reproches de ses parents, avait trouvé plus commode de leur dire qu’il était mort, ou peut-être l’avait-il cru lui-même.

Ceux-ci contèrent à leur tour les malheurs qui des avaient accablés, et l’excès de leur misère ; elle avait hâté leur vieillesse et changé leurs traits au moins autant que le soleil de l’Inde avait bruni la peau de leur fils ; il n’était donc pas étonnant qu’ils ne se fussent pas reconnus. Ils revinrent tous trois à la cabane. François voulut remercier les habitants du village qui avaient fait du bien à ses parents. Il demanda que la cabane fût donnée au premier malheureux sans asyle, et qu’on y joignît la petite colline et les noyers qu’il acheta de la commune. Il est inutile de dire que le lendemain on fut à la ville voisine pour habiller Marcel et Berthe. Ils se mirent avec François dans une voiture publique ; ils arrivèrent à Hambourg ; ils furent reçus à bras ouverts par la bonne Annette et son père. Ils se virent encore entourés de petits enfants, et, tous les soirs, Marcel disait à sa femme : Dieu nous a donné le paradis sur la terre.

 

 

Isabelle de MONTOLIEU,

Douze nouvelles, tome quatrième, 1812.

 

 

 

 

 

 

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