LE VIEUX TAMBOUR-MAJOR
Il avait cent deux ans, le soldat héroïque :
Pour la première fois son front grave, stoïque,
Se courbait car la mort avec un rire amer
Avait enfin sur lui jeté sa main de fer.
Profondément ému j’entrai dans la chaumière ;
Le prêtre récitait la suprême prière
Celle qu’il dit sur ceux qui, vaincus du trépas,
S’en vont dans le pays dont on ne revient pas.
Nombreux et recueillis, agenouillés parterre
Les villageois pleuraient : le vieillard centenaire
Allait mourir, et tous voulaient revoir encor
Une dernière fois le vieux tambour-major.
Accroupis sur le seuil de la porte entr’ouverte
Et ne comprenant pas cette lugubre alerte
Qui faisait le village accourir en ces lieux,
Des enfants s’amusaient turbulents et joyeux.
Ils venaient si souvent écouter quelque histoire
Qui se gravait au fond de leur jeune mémoire !
Le tambour les aimait, ces enfants ingénus :
Que de fois ils étaient autour de lui venus.
Écouter gravement ses récits militaires !
Il avait tant vécu, pris part à tant de guerres
Qu’il ne tarissait pas, et qu’en toute saison
Les enfants du village emplissaient sa maison.
C’était l’hiver surtout que cet essaim folâtre
Venait se réunir le soir auprès de l’âtre :
Dans le feu pétillant le bois vert se tordait
Et l’âpre vent du Nord sous la porte sifflait.
Il leur parlait alors de l’homme légendaire
Du géant surhumain qui parcourut la terre
Avec ses grenadiers que Dieu seul arrêta.
Il leur disait sa vie et comment il dompta
Cette troupe de rois vaincus dans cent batailles ;
Il leur contait comment à travers les broussailles
Les déserts, les rochers, les fleuves inconnus,
Nos soldats, sans argent, dans la neige, et pieds nus,
Savaient, rudes marcheurs, atteindre la victoire.
Et couvrir leur drapeau d’une immortelle gloire.
Il rappelait Arcole et le clocher d’Eylau
Austerlitz, Iéna, Champaubert, Waterloo,
Où la garde lutta contre une armée entière ;
Il leur disait Wagram, la Moscowa, le Caire
Marengo, Montmirail et le Kremlin en feu...
Les enfants, sans bouger, l’écoutait comme un Dieu.
Et, quand dans les récits de ses brillants faits d’armes
Il prononçait le nom de l’Empereur, des larmes
De ses yeux attendris coulaient abondamment.
Alors il embrassait sa chère croix d’argent
Dont le grand homme avait décoré sa poitrine,
La donnait à baiser à la troupe enfantine
En disant plusieurs fois : « L’Empereur, l’Empereur ! »
« Oh ! mes petits amis, gravez dans votre cœur
« Le nom de ce guerrier dont notre France est fière
« Et chaque jour pour lui dites une prière ! »
Les enfants, tout émus, à ce soldat sans peur
Répondaient par le cri de : « Vive l’Empereur ! »
Il est là maintenant le vaillant militaire,
Adieu les fiers combats qu’il a souvent décrits,
Adieu les soirs d’hiver ; la maison solitaire
Ne retentira plus de bravos et de cris !
Une froide sueur inonde son visage,
Mais son regard mourant rayonne de bonheur,
Il est prêt à partir pour le dernier voyage :
Le Dieu de sa jeunesse a visité son cœur.
Soudain, soulevant sa paupière
Le vieux tambour dit lentement :
« Voici ma volonté dernière ;
« Mes amis, souvenez-vous-en :
« Je veux que ma tombe soit faite
« Dans le coin, à droite, en entrant,
« Vous prendrez vos habits de fête
« Car si je meurs je suis content.
« Laissez à mon cou la médaille
« Qui jamais ne m’abandonna :
« Je la portais dans la bataille
« Et ma mère me la donna.
« Je veux que ma capote grise
« M’enveloppe dans le tombeau :
« La première fois je l’ai prise
« La veille du combat d’Eylau.
« Ce fut une rude journée !...
« Ah ! j’oubliais ma croix d’honneur :
« Elle pend à la cheminée ;
« Vous la placerez sur mon cœur.
« Allons, mes amis, du courage,
« Nous nous retrouverons un jour,
« Et vous, les enfants du village,
« Priez un peu pour le tambour... »
C’est ainsi qu’il mourut le soldat héroïque ;
Pour la première fois son front grave, stoïque,
Se courba... car la mort avec un rire amer
Avait enfin sur lui jeté sa main de fer.
On lui creusa la tombe au coin du cimetière,
Et l’aîné des enfants burina sur la pierre :
« Ci-gît un vieux soldat sans reproche et sans peur :
« Il fut fidèle à Dieu, fidèle à l’Empereur ! »
Henri MONTET.
Paru dans La Sylphide en 1898.