Le couronnement de Louis
par
Jean MORÉAS
Un Roi qui porte la couronne d’or de France
doit être sage et vaillant de son corps.
I
CE jour-là, dans la chapelle d’Aix, il y avait bien dix-huit archevêques et autant d’évêques, et le Pape en personne chanta la Messe. Dans la chapelle d’Aix, il y avait bien vingt-six abbés et quatre rois légitimes, ce jour-là que l’empereur Charles voulut céder la couronne à son fils Louis.
Un archevêque monte en chaire.
– Barons, fait-il, écoutez-moi : Charles-le-Grand a usé son temps ; la couronne lui pèse. Il a un fils à qui il la veut donner.
À ces paroles, les assistants menèrent grande joie et tendirent leurs mains vers Dieu en s’écriant :
– Père de gloire, nous te rendons grâces de ce qu’un prince étranger ne fondra point sur nous !
Alors l’empereur Charles appela son fils et dit :
– Mon fils, vois la couronne qui est sur l’autel. Si ton cœur déteste la luxure et la trahison, prends-là et j’en louerai le Seigneur. Sinon, tremble d’y toucher.
L’empereur se recueille, puis il reprend :
– Fils Louis, lorsque tu auras mon héritage, tu pourras conduire une nombreuse armée et, passant par force les eaux de Gironde, détruire la race des païens et joindre leur terre à la nôtre. Si tu veux faire ainsi, couronne-toi. Mais si tu dois, aimant le péché, l’arrogance et les faux salaires, dépouiller la veuve et l’orphelin, cette couronne du Christ, ne la porte jamais.
Lorsque l’empereur eut cessé de parler, il regarda son fils et il vit bien qu’il baissait les yeux sans faire un pas.
Alors, plein de courroux et de honte, il s’écria :
– Hélas ! hélas ! certes ce couard n’est pas sorti de mon sang. Qu’on lui tranche les cheveux et qu’il entre dans un couvent pour tirer les cordes et être marguillier. Il en aura provende, afin qu’il ne mendie point.
Maint vaillant chevalier pleure à ce spectacle ; mais le comte Hernaut, homme orgueilleux et gonflé d’astuce, s’approche de l’empereur et l’entretient doucement :
– Droit empereur, fait-il, daignez me prêter l’oreille : messire votre fils est bien jeune ; il n’a que quinze ans. C’est cette faiblesse de l’âge qui le rend timide. Puisque votre plaisir est de quitter le souci du gouvernement, accordez-moi de m’en charger. Sans doute, dans trois ans, votre fils sera devenu preux et bon héritier, et lui rendrai volontiers, je le jure, ses terres et ses fiefs, ayant été embesogné de les accroître.
– Je vous l’accorde, dit Charles.
– Grand merci, sire, fait le trompeur.
Tous ses parents qui étaient là se réjouirent. Mais Bertrand, le neveu de Guillaume le fier, fils d’Aimeri de Narbonne, se lamente dans son âme :
– Ah ! Dieu, que viens-je d’entendre ? Quel tort et quel péché ! Ce méchant veut frustrer son seigneur légitime. Ah ! mon oncle Guillaume, où es-tu ? Toi seul saurais mettre obstacle à la félonie du comte Hernaut.
Soudain le galop d’un cheval s’arrête devant le porche de la chapelle. Le loyal Bertrand accourt et reconnaît son oncle Guillaume qui revient de chasser dans la forêt. Il le rejoint à l’instant même qu’il quitte l’étrier. En peu de mots, il le renseigne sur la trahison du comte Hernaut.
– Pour son malheur il a pensé ainsi, dit Guillaume le fier.
Il entre dans la chapelle, ceint de son épée, et rompant la presse des chevaliers, il aperçoit Hernaut qui se tenait en superbe apparat. Guillaume eut envie de lui couper aussitôt la tête, mais par crainte du péché, se ravisant, il repoussa la lame dans le fourreau. Cependant la colère l’emporte ; il s’avance sur le traître et mêlant les doigts de sa main gauche dans ses cheveux, il le frappe du poing droit si rudement qu’il lui brise les os de la mâchoire.
Hernaut tombe mort par terre, et Guillaume commence à le réprimander :
– Hé, glouton ! dit-il, que Dieu te confonde ! Tu as voulu frustrer ton légitime seigneur, que tu devais aimer et chérir. Je pensais par ce coup te châtier seulement, mais tu es mort. Eh bien, ce sera la récompense de ta fausseté.
Guillaume voit la couronne sur l’autel ; il la prend sans tarder, il vient vers le jeune prince et la lui pose sur la tête.
– Tenez, beau sire, au nom du Très-Haut. Qu’il vous donne la force d’être bon justicier.
Ainsi parla Guillaume, et Charles s’en réjouit, car il voyait bien à présent qu’il avait mal jugé et de son jeune fils et du félon comte Hernaut.
Lorsque l’empereur Charles se fut retiré en son palais, il appela son fils :
– Mon fils, lui dit-il, tu auras mon royaume à gouverner après ma mort qui approche. Souviens-toi que celui qui me hait ne t’aime point. Fils Louis, Dieu veut que les rois se fassent bons justiciers de leur peuple, et non ses oppresseurs. Il défend qu’ils n’attentent au patrimoine de l’enfant orphelin et aux quatre deniers de la femme veuve ; il aime qu’ils abattent les torts et les foulent à leurs pieds. Ô mon fils, si un homme pauvre s’adresse à toi pour se plaindre, ne lui montre pas un front dur et plein d’ennui, mais plutôt conseille-le doucement et pour l’amour de Dieu, fais droit à sa requête autant que cela est possible. Quant à l’ennemi orgueilleux, sois envers lui pareil au léopard lorsqu’il s’élance sur sa proie ; et s’il te cherche noise, mande tes nobles chevaliers et assiège-le là où il se fie le mieux ; et si tu viens à le prendre, qu’il n’espère point en ta miséricorde. De cette façon, personne ne dira qu’il n’y a en toi ni amitié à priser ni colère à redouter. Je te ferai connaître encore une autre chose dont tu pourras tirer profit dans ta vie : Ne fais jamais ton conseiller d’un flatteur sans foi : il trahirait aisément pour un salaire. Mais si un comte Guillaume, un loyal guerrier du sang d’Aimeri de Narbonne et de Bernard de Brabant, s’offre à te prêter main-forte, tu peux fort bien te fier en ses services.
Charles n’avait pas fini de parler que le comte Guillaume entre dans la salle. Il court s’agenouiller devant lui.
– Droit empereur, fait-il, je vous demande congé, car il me faut errer et chevaucher jusqu’à Rome pour prier le Saint-Père. Il y a quinze ans que j’en fis la promesse. Comment puis-je tarder davantage ?
L’empereur en a grande peine. Il lui faut céder cependant. Il donne à Guillaume, avec son congé, soixante chevaliers richement équipés et trente bêtes de somme toutes chargées d’or et d’argent.
Guillaume l’en remercie et s’apprête à partir. Mais le Jeune Louis se lamente.
– Hé, gentil comte, fait-il, mon père est vieux et frêle ; jamais plus il ne portera les armes. Bientôt il va quitter ce monde, et je suis jeune et sans expérience. Si je ne suis pas secouru, tout ira à dommage.
Alors, le loyal comte Guillaume, fils d’Aimeri de Narbonne, le rassure en disant :
– Seigneur, n’en ayez souci. Lorsqu’il vous plaira, faites-moi mander par lettres scellées ou bien par un homme de confiance, et j’accourrai incontinent.
Il partit sans tarder et ne s’arrêta que lorsqu’il fut arrivé à Rome. Entre-temps mourut Charles l’empereur, laissant la couronne à son fils, contre qui les méchants commencèrent à tramer mainte entreprise déloyale.
II
Vainqueur en combat singulier du géant Corsolt, ayant causé par sa victoire la déroute des Sarrasins, Guillaume de Narbonne s’apprêtait à épouser la fille du roi Guaifier qu’il avait délivré d’esclavage. Et voici qu’arrivent à Rome, sur des chevaux qui n’en pouvaient plus, deux messagers de France. Ils s’enquirent tant de Guillaume, qu’à la fin ils le trouvent dans le moutier où le Pape allait bénir son mariage. Ils entrent au moment où le comte prenait l’anneau pour épouser sa dame.
– Grâce, Guillaume, s’écrient-ils en se jetant à ses pieds. Souvenez-vous de Louis, fils de Charles. L’empereur Charles est mort et les traîtres veulent jeter son fils hors de son héritage. Ils veulent couronner un autre roi, le fils de Richard de Rouen. Tout le pays de France sera dans l’affliction, sire, si vous ne nous secourez point.
Guillaume les écoute et baisse la tête ; il s’approche du Pape et lui demande conseil.
– Au nom de Dieu, dit le Pape, je dois conseiller celui qui le demande. Or secourez Louis sans tarder ; s’il était frustré, ce serait grand dommage.
– Je ferai votre commandement, lui répond Guillaume.
Il embrasse sa dame qui pleure d’être séparée de lui et court rejoindre son ost, afin de hâter le départ.
En cheminant avec ses chevaliers, Guillaume rencontra un pèlerin qui allait, la besace au cou, un bâton de frêne au poing. Sa barbe était blanche comme fleur en avril.
Guillaume lui dit :
– D’où es-tu, frère ?
– De Saint-Martin de Tours.
– Sais-tu quelque nouvelle ?
– Oui, beau Sire Charles, le roi de Saint-Denis est mort. Le petit Louis porte à présent la couronne de France. Je sais bien qu’il y a des traîtres qui veulent sa perte, afin de mettre à sa place le fils de Richard de Rouen. Mais un fidèle abbé (que Dieu l’aide !) cache l’enfant dans un souterrain du moutier de Saint-Martin.
– Les méchants traîtres ! fait encore le pèlerin. Que j’aimerais à leur faire du mal si j’en avais la force ! Ah ! où donc est allé le gentil chevalier, la race du vaillant comte Aimeri ? Il aurait bien su, celui-là, défendre son seigneur légitime.
Guillaume l’écoute et sourit. Il lui donna dix onces d’or et le pèlerin s’en fut joyeux.
Guillaume regarde au loin sur la route ; il voit venir un tourbillon de chevaliers. Ils sont tous montés sur des chevaux de prix et portent de claires armes. Lorsqu’ils furent assez près les uns des autres, ils se reconnurent pour amis, car ceux qui conduisaient la nouvelle troupe, c’étaient deux propres neveux de Guillaume, à savoir Guialdin le brun et le preux Savari.
Donc, après s’être émerveillés de la rencontre et entrebaisés avec joie, ils reprirent la route ensemble, car ils allaient tous au secours du roi de France.
III
Le fort Guillaume, le noble guerrier, mène à présent douze cents chevaliers, ceints de leurs épées d’acier fourbi, portant sur la coiffe le vert heaume lacé, et tous bien vêtus de blancs hauberts doubles. Et personne ne songe à épargner sa monture, car Guillaume avait fait crier par deux sergents qu’il rendrait un destrier à celui qui perdrait un roussin. Or, ils allèrent tant que bientôt ils arrivèrent au milieu d’un bois touffu, qui croissait à peu de distance de la cité de Tours. Là, Guillaume, qui était aussi sage que vaillant, fit incontinent de ses forces quatre parts qu’il mit en embuscade, ayant soin de bien reconnaître les lieux.
– Ah ! fait Guillaume en raillant, qui veut être Roi de France ? Tel est aujourd’hui orgueilleux et fier, à qui je mettrai sur la tête une couronne capable de lui faire descendre la cervelle jusqu’aux pieds.
Puis, accompagné de ses neveux seulement, il chevaucha d’un trait jusqu’à la principale porte de la ville.
Guillaume appelle le portier et lui parle ainsi par ruse, car il le croit féal des Normands :
– Ouvre la porte, ne nous retarde point. Nous venons donner aide au duc Richard et à son fils qui doit être couronné selon la volonté du peuple.
Mais le portier, qui avait gardé sa foi à son seigneur légitime, enrage en entendant ces paroles :
– Sainte Marie ! s’écrie-t-il, ô mon pauvre seigneur, ô Louis, droit héritier de Charles !
Puis il dit à Guillaume :
– Vous ne mettrez pas les pieds dedans ; il y a déjà là trop de méchants traîtres. Si le ciel est juste, vous serez bientôt abîmés sous terre, et le fils de Charles rétabli sur son trône.
À ces mots, Guillaume se réjouit fort ; il appelle Bertrand :
– Sire neveu, fait-il, avez-vous jamais entendu portier parler si bien ?
– Hélas ! reprend le portier, ô noble enfant, petit Louis, où donc est à présent le comte Guillaume de Narbonne ? S’il était ici, nous en aurions aide.
– Ami, dit Guillaume, tout à l’heure je t’ai parlé faussement. Mais en vérité, nous avons fait un long chemin pour secourir notre seigneur naturel, le fils de Charles, et tirer vengeance de ceux qui le trahissent. Quant à toi, s’il me faut croire ce que tu viens de dire, certes tu m’ouvrirais volontiers la porte toute grande si tu pouvais savoir quel est mon pays et mon nom et ma race.
– Hé, fait le portier, comment se fier ? Mais dis qui tu es.
– Je suis Guillaume de Narbonne-sur-Mer, fils d’Aimeri, dit-il à voix haute et claire.
Le portier entrouvre le guichet assez pour bien voir celui qui vient de parler. Il regarde Guillaume avec attention, puis il s’écrie :
– Dieu en soit loué ! Sire Guillaume, je vous ai vu jadis et maintenant je reconnais vos traits. Ah ! sire comte, le vieux Richard de Rouen est dans cette ville. Il y a apporté de grandes richesses dont il a tant donné aux nobles et aux bourgeois que tous lui ont juré de lui laisser faire sa volonté. Car il prétend couronner par force son fils Acelin à la place de Louis. À cette heure, un fidèle abbé garde celui-ci dans un lieu souterrain bien secret. Mais ce serait miracle s’il échappait à la fin aux coups de ses ennemis. Hélas ! gentil comte, vous êtes peu nombreux pour vous opposer à leur force.
– Soyez sans crainte, dit Guillaume ; j’ai laissé là-bas en embuscade douze cents chevaliers bien armés. Au premier signal ils accourront.
– Sire, fait le portier, voulez-vous un bon conseil ?
– Certes, fait Guillaume.
– Hé bien, sire, envoyez un message à vos chevaliers, qu’ils accourent aussitôt. Les traîtres sont enfermés dans la ville, faites en garder les portes, que personne ne puisse se sauver. Il est encore de bon matin. Vous pouvez les surprendre et vous venger d’eux avant même qu’ils aient eu le temps de s’armer.
– Par saint Denis, dit Guillaume, tu ne seras plus portier, mais mon maître conseiller.
Le comte Guillaume fit mander ses chevaliers, qui accoururent sans tarder ; et tous ensemble pénétrèrent dans la ville. Et bientôt, il n’y eût porte, clôture ou poterne qui ne fût bien gardée.
Alors Guillaume, à travers les rues, piqua droit jusqu’au moutier de Saint-Martin. Il descendit de cheval devant le parvis et pénétra dans l’église. Là, s’étant agenouillé sur le marbre au pied du crucifix, il pria Dieu de lui rendre son seigneur Louis, légitime et vrai successeur de Charles.
Pendant qu’il s’y tenait en grande ferveur, un sage clerc vint à passer, qui le reconnut et le toucha du doigt sur l’épaule ; et Guillaume se redressa, et ayant bien regardé le clerc, il lui dit :
– Que me veux-tu ? N’es-tu point quelque félon ?
– Non, sire, répondit le clerc, mais ami fidèle de celui que vous venez secourir. Sire, il y a dans ce moutier plus de quatre-vingts chanoines, évêques et abbés qui tous ont trahi leur seigneur pour de l’argent. Allez et faites-leur arracher les yeux ; je prends tout le péché sur moi.
– Tu me donnes un bon conseil, dit Guillaume. Mais où trouverai-je mon seigneur Louis ? Car je désire tant de le revoir.
– S’il plaît à Dieu, je vous l’amènerai bientôt, fait le clerc.
Il s’en fut par le détour des souterrains qu’il connaissait à merveille, et il ne s’arrêta que lorsqu’il eût atteint la voûte où le fidèle abbé se tenait caché avec le petit prince.
– Sire damoiseau, fait le clerc, vous avez plus d’amis que vous ne pourriez croire au lever de ce matin. Car Guillaume, celui de Narbonne, conduisant douze cents chevaliers, a fait un long chemin pour vous défendre contre vos ennemis.
L’enfant se réjouit en entendant ces paroles. Entre l’abbé et le clerc, il monte les degrés de marbre et vient jusqu’à l’endroit où se tenait Guillaume.
– Fils de roi de bonne race, dit l’abbé, va et jette-toi aux pieds du comte Guillaume, qui est ton soutien et le conservateur de la loi du Christ.
– Je le ferai volontiers, dit l’enfant.
Et il s’agenouilla devant Guillaume, qui ne le reconnut point, car la clarté était faible dans l’église.
– Enfant, dit le comte, pourquoi te jettes-tu à mes pieds ? Je ne te connais point.
– Sire, dit le clerc, c’est Louis, le fils de Charles au fier visage, que j’avais promis de vous amener.
En entendant cela, Guillaume prit l’enfant par la taille et l’embrassa tendrement.
– Mon doux seigneur, fait-il, levez-vous. Je viens vous venger ; je veux châtier d’abord les méchants moines qui vous ont trahi ; puis ce sera le tour d’Acelin et de ses Normands.
Incontinent, il va trouver les évêques et les abbés, il leur arrache leurs crosses et ne voulant pas, à cause du péché, se servir contre eux de ses armes, il les chasse hors du moutier à coups de bâton. Et il n’y eut personne, tant fut-il d’importance, qui n’eût le cou et la face ensanglantés.
Quand Guillaume eut fait cette exécution des méchants moines, il appela Alelme, son neveu, et lui dit :
– Va trouver Acelin, le fils de Richard de Rouen et dis-lui qu’il vienne sans tarder faire sa soumission au fils de Charles, son seigneur légitime. Car il se plaint fort de lui.
– Irai-je seul ? demande Alelme.
– Oui, fait Guillaume, et s’il refuse d’obéir, ajoute qu’avant ce soir il lui adviendra grande honte.
– Je ferai votre volonté, dit Alelme.
Il monta sur une mule d’Aragon et s’en fut à travers les rues jusqu’à l’hôtel où se tenait Acelin, au milieu de ses partisans et superbement vêtu d’un habit d’empereur, car il pensait bien qu’il serait couronné le jour même.
Alelme l’appelle à haute voix :
– Noble seigneur Acelin, fait-il, mon oncle Guillaume de Narbonne vous mande de venir sans tarder faire votre soumission au fils de Charles, votre seigneur légitime. Car il se plaint fort de vous.
– Ami, dit Acelin, la couronne de France serait perdue entre les faibles mains du fils de Charles ! Si votre oncle est aussi sage qu’il est vaillant, il se mettra de mon côté et je lui donnerai des terres en abondance et de grandes richesses.
– Vous parlez vainement, répond Alelme. Mais écoutez ce que mon oncle vous mande encore : si vous refusez d’obéir, il vous adviendra avant ce soir grande honte.
– Hé bien, fait l’orgueilleux Acelin, puisqu’il repousse mon amitié, je vous charge de lui porter mon défi.
– Et moi aussi, dit Alelme, je vous défie de sa part devant vos barons.
– Allez-vous-en, lui cria Acelin avec colère ; car si je ne vous avais point reçu comme messager, à cette heure vous n’auriez plus votre tête sur les épaules.
– Honte à celui qui vous craint, lui crie Alelme.
Et il retourne trouver Guillaume, qui lui demande :
– Quelle réponse m’apportes-tu ?
– Il refuse et vous défie.
Guillaume fait sonner un buccin aigu. Et tout à coup ses chevaliers accourent en foule. De son côté, Acelin avait assemblé ses Normands, et vous eussiez vu commencer une fière bataille, où maintes lances furent rompues et maints écus percés et les mailles de maint haubert brisées. Mais à la fin, la mauvaise chance s’abattit sur les Normands, et ceux parmi eux qui n’avaient point trouvé la mort, jetèrent leurs épées et crièrent merci à mains jointes. Acelin lui-même, malgré son orgueil, tourna bride et se mit à fuir. Et Guillaume qui le poursuivait, lui dit en se moquant :
– Sire Acelin, pourquoi courez-vous si vite ? Venez au moutier, et nous vous mettrons sur la tête une couronne qui vous fera descendre la cervelle jusqu’aux pieds.
Bientôt Guillaume et Bertrand, son neveu, rejoignent le fuyard, et Bertrand voulait le frapper de son épée. Mais son oncle l’arrêta en disant :
– Gentil neveu, ne le touche point. À Dieu ne plaise qu’il meure d’une arme honorable. Je pense à le tuer de telle façon qu’une grande honte s’attache à sa mémoire.
Il dit et comme il passait près d’un treillis, il vit un pieu aiguisé. Il l’arrache et en frappe Acelin entre les deux sourcils. Le sang et la cervelle volèrent de tous côtés et le fils de Richard tomba, mort. Et Guillaume s’est écrié :
– Montjoie ! nous voilà donc vengés de ce traître larron !
Puis il courut retrouver son seigneur et lui dit en l’embrassant :
– Sire, je vous ai vengé d’Acelin, car il est mort.
– Grand merci, fait Louis. Si vous me vengiez maintenant de son père, j’en serais fort aise.
Aussitôt Guillaume se mit à la recherche de Richard, qu’il découvrit dans un coin du moutier où il pensait trouver refuge.
– Ah ! félon, dit Guillaume, Dieu te confonde ! Tu as voulu frustrer ton seigneur légitime.
Il ne daigna pas le toucher de ses armes, mais laissant tomber sur lui son poing, il le renversa tout étourdi ; et il allait lui rompre le cou, mais il l’épargne par pitié pour sa vieillesse. Alors, en présence de plusieurs barons et chevaliers qui étaient accourus, Richard lui pardonna la mort de son fils et ils s’embrassèrent en signe de paix. À vrai dire, cela ne valut pas un denier, car depuis, Richard voulut le faire périr dans un guet-apens. Mais Dieu ne le souffrit point et Guillaume, ayant échappé, se saisit de son ennemi et le livra à Louis l’empereur, qui le fit jeter dans un cachot à Orléans, où bientôt il mourut de chagrin et de lassitude.
Jean MORÉAS, Trois nouveaux contes
de la vieille France, 1921.