Gauchelin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marthe MORICET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU MOMENT où Louisot terminait son instruction, un visiteur qu’on n’avait pas vu depuis longtemps frappait à la porte et on l’invitait d’entrer. À peine avait-il fait quelques pas dans la maison que la bru, la bonne Marie, en le saluant, lui dit :

« Pierre, on devrait sonner la crémaillère. »

Pierre, dit Enfant-de-Moine – tel était son surnom –, s’excusait sur ses affaires tout en donnant des poignées de main aux hommes, embrassant Marie et les petits enfants qui s’étaient découverts à son arrivée et s’empressaient de lui offrir un siège, en l’engageant à s’approcher du feu.

Un des enfants, voyant tout le monde placé, s’empressa de demander à son grand-papa ce qu’on entendait par « sonner la crémaillère ».

« C’est une manière de s’exprimer, dit Louisot, qui marque le plaisir qu’on aurait à voir plus souvent un visiteur ; il était autrefois, et il est encore maintenant d’usage qu’on sonne les cloches à l’arrivée d’un haut personnage auquel on veut faire honneur ; n’ayant pas de cloches dans la maison, on dit en plaisantant et comme marque d’estime qu’on devrait sonner la crémaillère.

– Eh bien ! reprit le petit bonhomme, racontez une histoire, mon grand-papa ; c’est plus amusant. »

Quoique la soirée fût déjà avancée, tous les assistants demandèrent une histoire.

Pierre, en joignant son instance à celle des autres, venait de dire que la veille, en passant près des ruines de l’abbaye de Saint-Évroult, il avait eu peur. Quelqu’un lui demanda s’il avait vu des revenants.

« Des revenants ! Des revenants ! Et toujours des revenants ! s’écria Louisot. Qui en a vu ? Des esprits faibles. Ceux qui sont morts reposent en paix : que la terre leur soit légère !

– Ah ! voisin, ne parlez pas ainsi, crainte de punition, répondit Pierre. Je pourrais vous citer mille exemples, sans vous parler de François, de Paul, de Philippe et de tant d’autres qui, dans notre pays et dans des lieux que vous connaissez, ont été victimes de leur témérité ; rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule.

– Dites donc que l’un a été joué par un mauvais plaisant, l’autre battu par un jaloux qui voulait le supplanter en épousant sa belle, et le troisième tué par un voleur. Les spectres n’y étaient pour rien.

– Mais ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on croit aux revenants, voisin. L’Antiquité en parle, le Moyen Âge en est rempli, et vous savez ce qu’on en pense de nos jours. Je crois vous avoir dit qu’ayant terminé mes humanités et que ne pouvant aller plus loin, faute d’argent, je suivis en qualité d’élève les géomètres qui ont dressé le plan cadastral de notre arrondissement. Mes tournées me fournirent l’occasion de parcourir une foule de lieux qui dans leurs noms et leurs traditions conservent le souvenir de spectres, de fantômes, de revenants en tous genres et de faits intéressants pour l’histoire. Ces spectres apparaissent tantôt réunis, tantôt isolés et vagabonds, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. On dit qu’à l’approche de la révolution de 1789, ils firent des apparitions plus fréquentes que de coutume et que, sous des formes plus épouvantables, ils annonçaient, les uns par leurs mouvements inquiets, chagrins et abattus, les autres par des airs de satisfaction et de joie, les grands événements qui allaient changer le gouvernement et donner à chacun, comme il est bien juste, l’égalité devant la loi. Tous ces spectres revenaient avec les passions qu’ils avaient eues en ce monde, et qui les ont placés dans le labyrinthe d’où ils ne peuvent, hélas ! sortir.

– Permettez-moi, voisin, de vous faire observer que d’après vous, les spectres anciens et modernes seraient bien nombreux. Pourriez-vous trouver de la place pour tous ? S’ils avaient les mêmes passions que sur la terre, ils seraient souvent en querelles ; il est vrai que les coups ne seraient pas dangereux : ce sont des ombres ; le sang ne coulerait pas. Mais s’il en existait, comment des âmes revêtues, je le suppose, d’apparences quelconques, pourraient-elles tourmenter les mortels de mille manières, comme on le raconte ? Quelle pourrait être leur action sur les corps ? En vérité, on est bien ingénieux pour se tourmenter. Les uns, dit-on, ne peuvent les voir ; les autres peuvent les apercevoir ; mauvais signe lorsqu’on a de si bons yeux ! »

Pierre, sans faire attention à cette boutade, continua :

« L’abbaye de Saint-Évroult, qui a pris le nom de son fondateur, remonte à l’an 567 ; ravagée plusieurs fois dans les guerres et reconstruite avec magnificence dans un des siècles suivants, elle a été vendue dans la Révolution de 1789. On avait l’intention de conserver l’église ; mais le clocher, qui était d’une grande beauté, s’étant écroulé, le tout fut vendu ; et maintenant, des bâtiments somptueux qu’on aurait pu utiliser, on arrache les pierres pour faire de la chaux.

« Dans la bibliothèque de cette ancienne abbaye, qui a fourni un si grand nombre d’hommes distingués par leur piété et leur instruction, on découvrit à la même époque un manuscrit d’une histoire ecclésiastique écrite en latin vers la fin du XIe siècle par un savant moine nommé Orderic Vital, qui nous offre un récit d’apparition bien curieux, arrivée à un prêtre qui l’avait lui-même racontée à ce bon moine. Ainsi, rien de plus vrai !

– Oh ! oh ! oh ! » fit Louisot d’un ton d’incrédulité.

Puis il dit :

« Racontez-nous, de grâce, cette merveille. Ce sera à mon tour une autre fois.

– Volontiers, dit Pierre, j’en possède une traduction. J’y joindrai ce que j’ai recueilli de mon côté, ayant soin de vous en prévenir à l’occasion. »

 

 

Je ne crois pas, dit le moine, devoir étouffer dans le silence ce qui advint à un prêtre qui demeurait à peu de distance de Saint-Évroult, dans la commune de Saint-Aubin-de-Bonneval. Ce prêtre, nommé Gauchelin, desservait l’église consacrée à Saint-Aubin d’Angers, devenu moine, évêque et confesseur, l’an de l’incarnation du Seigneur 1091. Au commencement de janvier, ce prêtre, appelé, comme la raison l’exige, par un certain malade qui demeurait à l’extrémité de sa paroisse, alla de nuit le visiter. Comme il revenait seul et que loin de toute habitation il marchait à l’écart, il entendit un grand bruit, comme d’une armée considérable. Il pensa que ce pouvait être les gens de Robert de Bellême qui allaient en hâte assiéger Courcy. La lune à son huitième jour jetait un vif éclat dans le signe du Bélier et rendait à ceux qui marchaient le chemin facile. Ce prêtre était jeune, hardi, fort agile et de grande taille. Au bruit de la marche qu’il entendait, il fut ému et se livra à diverses pensées, incertain s’il devait fuir pour n’être pas insulté par une vile soldatesque et dépouillé malhonnêtement ou s’il devait, pour se défendre, employer la vigueur de son bras, dans le cas où quelqu’un l’attaquerait. Enfin, il aperçut loin du chemin quatre néfliers vers lesquels il voulut se retirer promptement pour se cacher pendant que la cavalerie passerait, mais un homme d’une énorme stature, armé d’une grande massue, devança le prêtre dans sa course et, levant son arme sur sa tête, lui dit :

« Arrête-toi ! n’avance pas davantage. »

Aussitôt le prêtre s’arrêta, glacé d’effroi et, appuyé sur le bâton qu’il portait, il resta dans l’immobilité. L’homme armé de la massue se tint près de lui et, sans lui faire de mal, attendit le passage de l’armée.

Voilà qu’une grande troupe de fantassins se mit à passer emportant sur leurs cols et sur leurs épaules des moutons, des habillements, des meubles et des ustensiles de toute espèce, comme ont coutume de faire les brigands. Cependant, tous gémissaient et s’encourageaient à redoubler de vitesse. Le prêtre reconnut parmi eux plusieurs de ses voisins qui étaient morts récemment et il les entendit se plaindre des supplices cruels dont, à cause de leurs crimes, ils éprouvaient les tourments.

 

 

« Dans plusieurs communes, ajouta Pierre, on a aussi vu, depuis peu d’années, de nos jours même, des revenants apparaître à leurs parents, pour leur ordonner de remettre des objets dérobés ou même empruntés. Je vous citerai Écouché, Lougé, Les Tourailles, Sarceaux, Exmes, Resenlieu, Le Sap, Échauffour. Mais je m’aperçois qu’il me faudrait vous nommer presque toutes nos communes ; que dis-je, nos villages !

– Allons, continuez l’histoire des revenants de Gauchelin, pria Louisot. »

 

 

Ensuite passa une troupe de porte-morts, auxquels se réunit à l’instant le géant dont nous avons parlé. Ils étaient chargés d’environ cinquante cercueils.

 

 

« Vous savez, ajouta encore Pierre, que les morts qui ont commis des crimes mangent leur suaire et poussent durant la nuit des cris plaintifs jusqu’à ce que le curé, en faisant sa ronde dans le cimetière pour s’assurer que tout est en paix, ait déterré le malheureux damné auquel il coupe la tête qu’il doit jeter dans la rivière. Il se forme, à la place où elle s’enfonce, une tourniole ; c’est l’origine des précipices que l’on connaît dans les eaux. Le lendemain, on s’aperçoit de ce qui s’est passé : la fosse a foulé.

– Parlez-nous de Gauchelin », demanda Louisot.

 

 

Les cercueils étaient soutenus chacun par deux porteurs ; sur ces cercueils étaient assis des hommes petits comme des nains, mais dont la tête était énorme. Deux Noirs étaient chargés d’un tronc d’arbre d’une grosseur étonnante, sur lequel un malheureux enchaîné était cruellement tourmenté et, dans ses angoisses, poussait d’atroces hurlements. L’horrible démon qui était assis sur le cadavre le frappait cruellement de ses éperons enflammés dans les reins et dans le dos, qu’il avait tout sanglants. Gauchelin le reconnut sans difficulté pour l’assassin du prêtre Étienne et le vit souffrir d’une manière intolérable pour le sang innocent qu’il avait versé deux ans auparavant, et pour être mort sans avoir fait pénitence d’un si grand crime.

 

 

Jacques interrompit le narrateur pour lui demander s’il y avait une place de réservée pour l’assassin du prêtre de Louvières et pour les prêtres qui dépouillent un malheureux d’un héritage qu’il tient de la loi et du sang, soit pour eux-mêmes, soit pour des étrangers, soit pour l’église.

« La place de l’assassin du prêtre de Louvières était sans doute réservée ainsi que celle des prêtres qui font un trafic de leur saint ministère ; on y voyait probablement aussi celle des assassins de M. Malfilâtre et celle des malheureuses qui détruisent leurs enfants quelquefois même avant qu’ils aient joui de la lumière, et celle de ceux qui, sous le nom de chouans, dans la Révolution, ont porté la désolation dans nos campagnes en pillant, volant, torturant et massacrant ceux qui avaient de l’argent, car ils n’avaient qu’un but, c’était de s’enrichir et non de soutenir un parti. Je ne veux pas faire connaître tous ceux qui avaient des places gardées, et je reviens à l’histoire de Gauchelin. »

 

 

Ensuite, vint à passer une troupe de femmes, dont la multitude parut innombrable au prêtre. Elles étaient montées à cheval sur des selles de femmes dans lesquelles étaient enfoncés des clous enflammés ; le vent les soulevait fréquemment à la hauteur d’une coudée et les faisait retomber aussitôt sur les clous enflammés ; comme ils étaient brûlants, ils leur blessaient les fesses. Horriblement tourmentées par les piqûres et les brûlures, elles vociféraient des imprécations et découvraient publiquement les péchés pour lesquels elles étaient punies ; ainsi, elles souffraient cruellement le feu, la puanteur, et beaucoup plus de supplices qu’on n’en peut rapporter. Elles confessaient, en gémissant d’une voix plaintive, les peines qu’elles enduraient pour les délices et les plaisirs obscènes auxquels elles s’étaient livrées sans mesure pendant leur vie. Le prêtre reconnut dans cette troupe quelques dames nobles et vit les bidets et les mules avec les selles de plusieurs femmes qui vivaient encore.

Le prêtre, immobile, trembla en voyant ces choses et fit en lui-même beaucoup de réflexions. Peu après, il aperçut une nombreuse troupe de clercs et de moines, leurs juges et leurs supérieurs, des évêques et des abbés portant leurs crosses pastorales. Les clercs et les évêques étaient vêtus de chaperons noirs ; les moines et les abbés l’étaient de la même couleur ; tous gémissaient et se plaignaient.

 

 

« Preuve que l’habit ne fait pas le moine », s’exclama Louisot.

Pierre fit un signe d’assentiment et continua :

« Quelques-uns imploraient Gauchelin par son nom et le suppliaient, à cause de leur ancienne amitié, de prier pour eux. Le prêtre rapporta qu’il avait vu là beaucoup de personnages que l’opinion commune croyait placés dans le ciel, au milieu des saints ; effectivement, il vit Hugues de Lisieux, Mainier, abbé d’Ouche, Gerbert, abbé de Fontenelle, prélats illustres, et beaucoup d’autres personnes dont je ne saurais me rappeler tous les noms. »

Pierre dit ensuite qu’assurément Gauchelin y vit les places des prêtres qui négligent leur ministère pour s’occuper d’affaires mondaines, en courant de chez l’un chez l’autre pour se livrer aux excès de la table, raisonner politique et apprendre par les commères, espèces de gazettes ambulantes, des faits mensongers sur leurs paroissiens, qu’ils ne manquent pas dans leur sermon de faire connaître, en ne les couvrant, par charité chrétienne, que d’un voile transparent ; puis il continua l’histoire de Gauchelin.

 

 

À cet épouvantable aspect, le prêtre était tout tremblant et, appuyé sur son bâton, il s’attendait à des choses plus épouvantables encore. Il vit ensuite s’avancer une grande armée ; on n’y remarquait aucune couleur si ce n’est le noir et un feu scintillant. Tous ceux qui la composaient étaient montés sur des chevaux gigantesques. Ils marchaient armés de toutes pièces, comme s’ils avaient volé au combat, et portaient des enseignes noires. Il vit parmi eux Richard et Baudoin, fils du comte Gislebert, qui étaient morts depuis peu, ainsi que beaucoup d’autres dont je ne peux déterminer le nombre. Parmi eux, Landri d’Orbec, qui cette année avait été tué, s’adressa au prêtre et le pria instamment, en jetant des cris horribles, de se charger de ses messages et de porter ses ordres à sa femme. Mais les troupes qui suivaient et celles qui précédaient l’empêchaient de parler en l’interrompant, et disaient à Gauchelin :

« Ne croyez pas Landri ; c’est un imposteur. »

Il avait été vicomte d’Orbec et avocat ; par son esprit et son mérite, il s’était élevé beaucoup au-dessus de sa naissance. Dans les affaires et les plaidoiries, il jugeait tout au gré de ses caprices, il prononçait d’iniques jugements, selon les dons qu’il recevait, et observait moins l’équité qu’il ne s’abandonnait à la cupidité et au mensonge. C’est pourquoi il était à bon droit honteusement dévoué aux supplices et appelé menteur par ses complices.

 

 

« Depuis ce temps, observa Louisot, combien d’avocats, d’avoués, de notaires, d’huissiers et autres gens se disant de justice ont mérité le même sort ! Avis à ceux qui viendront ! »

 

 

Dans cette troupe, personne ne flattait et nul n’était séduit par son ingénieuse éloquence ; comme il avait coutume de fermer, quand il l’avait pu, son oreille au cri du pauvre, maintenant il était plongé dans les tourments comme un homme exécrable, tout à fait indigne d’être écouté. Gauchelin, après avoir vu passer cette nombreuse troupe de chevaliers, se mit à réfléchir en lui-même ainsi qu’il suit :

« Voilà sans doute les gens de Hellequin. J’ai ouï dire que quelques personnes les avaient vus parfois, mais, incrédule que j’étais, je me moquais de ces rapports parce que je n’avais jamais eu d’indices certains de pareilles choses. Maintenant, je vois réellement les mânes des morts. Toutefois, personne ne me croira quand je raconterai ce que j’ai vu, à moins que je n’en donne aux hommes une preuve certaine. Je vais donc me saisir d’un des chevaux libres qui suivent la troupe ; je vais le monter aussitôt ; je le conduirai chez moi et je le ferai voir à mes voisins pour leur inspirer de la confiance dans mon rapport. »

Aussitôt, il saisit la bride d’un cheval noir, mais celui-ci se débarrassa vigoureusement de la main qui s’emparait de lui et s’envola vers la troupe des Noirs.

Le prêtre fut fâché de n’avoir pu remplir son dessein. C’était un homme jeune, d’un esprit hardi et léger, d’un corps agile et fort. Il se tint prêt au milieu du chemin, et, se présentant devant au cheval qui venait à lui tout disposé, il étendit la main ; le cheval s’arrêta pour attendre le prêtre et, soufflant par ses naseaux, il jeta en avant un nuage grand comme un chêne très élevé. Alors, le prêtre mit le pied gauche à l’étrier, saisit les rênes, porta la main sur la selle, puis aussitôt sentit sous son pied une chaleur excessive, comme un feu ardent, tandis que par la main qui tenait la bride, un froid incroyable pénétrait jusqu’à ses entrailles.

 

 

« Le feu d’enfer, interrompit Louisot, n’est point un feu matériel ; on a voulu, dans cette figure, désigner les angoisses de l’âme se reconnaissant privée par le péché du bonheur de rentrer dans le sein de Dieu, pour participer à la vie éternelle. »

Pierre, sans faire aucune réponse, poursuivit ainsi sa narration :

Pendant que ces choses se passent, quatre horribles chevaliers surviennent et, jetant de terribles cris, profèrent ces paroles :

« Pourquoi vous emparez-vous de nos chevaux ? Vous viendrez avec nous ; aucun d’entre nous ne vous a fait de mal, tandis que vous entreprenez de nous enlever ce qui nous appartient. »

Le prêtre, excessivement effrayé, lâcha le cheval. Trois chevaliers ayant voulu le saisir, un quatrième leur dit :

« Laissez-le et laissez-moi m’entretenir avec lui parce que je veux me servir de cet homme pour transmettre mes ordres à ma femme et à mes enfants. »

Il dit ensuite au prêtre, qui était glacé d’effroi :

« Écoutez-moi, je vous prie, et transmettez à ma femme ce que je lui mande. »

Le prêtre répondit :

« Je ne sais qui vous êtes et je ne connais pas votre épouse. »

Le chevalier ajouta :

« Je suis Guillaume de Glos, fils de baron ; autrefois, j’étais le fameux sénéchal de Guillaume de Breteuil, et de son père Guillaume, comte d’Hereford. J’ai commis parmi les mortels toutes sortes de crimes et de rapines et j’ai péché par des forfaits plus nombreux que je ne peux les rapporter. Au surplus, c’est pour l’usure que je suis principalement tourmenté, car j’ai prêté de l’argent à un pauvre homme et j’ai reçu de lui en gage un certain moulin ; et comme il ne pouvait me rendre mon prêt, j’ai toute ma vie retenu le gage et l’ai laissé à mes héritiers, en dépouillant celui auquel il aurait dû passer par succession légitime. Vous voyez que je porte à la bouche un fer de moulin qui sans doute me paraît plus pesant que la tour de Rouen. Dites donc à Béatrix ma femme et à mon fils Roger qu’ils me secourent et qu’ils restituent promptement à l’héritier légitime le gage au sujet duquel ils ont beaucoup plus donné que je n’ai prêté. »

Le prêtre fit cette réponse :

« Guillaume de Glos est mort depuis longtemps et le message dont vous me chargez ne saurait être accepté par un fidèle. Je ne sais qui vous êtes ni qui sont vos héritiers ; si je prenais sur moi de raconter de telles choses à Roger de Glos, ou à ses frères, ou à leur mère, ils riraient de moi comme d’un insensé. »

 

 

« Pour les usuriers, dit Jacques, le châtiment est bien mérité ; c’est une race maudite qui spécule sur misère ; il y en a depuis longtemps qui se nourrissent de la sueur du malheureux. Les lois les punissent lorsqu’elles peuvent les atteindre ; on vient encore d’en condamner plusieurs à Argentan à quelque mille francs d’amende, aux frais et dépens. En seraient-ils quittes pour si peu de chose ? Dieu est juste. D’ailleurs, les plus fins qui sont aussi les plus fripons savent se mettre à couvert des poursuites, et combien y en a-t-il ? On les compte par centaines dans notre arrondissement. »

Jacques, s’adressant à Pierre, le pria d’excuser son observation et l’engagea à continuer son récit.

« Je me proposais de faire la même remarque ; au reste, tous les honnêtes gens détestent les usuriers, et, comme vous l’avez dit, Dieu est juste et donnera à chacun selon son mérite. Je reviens à mon sujet. »

 

 

Cependant, Guillaume insistait fortement, priait Gauchelin, et avait soin de lui faire connaître beaucoup de signes, de remarques. Mais le prêtre, quoiqu’il entendît très bien ce qu’on lui disait, faisait semblant de l’ignorer. Enfin, vaincu par de grandes prières, il consentit à ce qu’on lui demandait, et, prié de nouveau, il consentit à se charger du message. Alors, Guillaume récapitula tout ce qu’il voulait mander et le développa au prêtre dans un long récit.

Cependant, celui-ci réfléchit qu’il n’oserait raconter à personne les exécrables messages de ce trépassé.

« Il n’est pas convenable, dit-il, de faire connaître de pareilles choses. Je ne rapporterai à personne ce dont vous me chargez. »

Aussitôt, Guillaume, entrant en fureur, étendit la main, saisit le prêtre à la gorge et, l’entraînant par terre avec lui, se mit à le menacer. Le captif sentit que la main qui le tenait était brûlante comme le feu. Dans une telle angoisse, il s’écria soudain :

« Sainte Marie, glorieuse Mère du Christ, secourez-moi ! »

Aussitôt qu’il eut invoqué la glorieuse Mère du Christ, le Seigneur manifesta son assistance conformément aux dispositions ordonnées par le Tout-Puissant. En conséquence, un chevalier survint aussitôt, une épée nue à la main et, la brandissant comme s’il eût voulu frapper, il dit :

« Pourquoi tuez-vous mon frère, maudit que vous êtes ? Laissez-le et partez. »

Aussitôt, les chevaliers repartirent et rejoignirent la phalange noire.

Toute la troupe était partie, le chevalier resta dans le chemin avec Gauchelin et lui fit une question :

« Me reconnaissez-vous ? »

Le prêtre répondit que non. Le chevalier ajouta :

« Je suis Robert, fils de Raoul, surnommé Le Blanc ; je suis votre frère. »

Le prêtre, vivement étonné d’un événement si inattendu, était plongé dans une grande anxiété par tout ce qu’il venait de voir ou d’entendre, comme nous l’avons dit. Le chevalier se mit à lui raconter beaucoup de particularités de leur enfance, et à lui montrer des points de remarque qui lui étaient bien connus. Le prêtre se rappelait parfaitement ce qu’il entendait, mais, n’osant en convenir, il niait le tout.

 

 

« Oh ! ce n’est pas d’aujourd’hui, interrompit Louisot, qu’il se trouve des gens qui s’éloignent de leurs parents, de leurs bienfaiteurs. Il était damné, dites-vous ? J’y consens ; mais il méritait la pitié d’une âme bien née. Au reste, n’en voyons-nous pas qui ont une mauvaise honte d’être sortis d’un agriculteur et de devoir leur instruction à des personnes qu’ils devraient vénérer ? Ils sont peu nombreux, j’en conviens, mais un serait déjà trop. Qu’ils se rappellent la fraternité de l’Évangile, la grande famille selon le Christ, où la vertu donne le rang. Celui-là avait oublié le troisième commandement de Dieu, qui, se trouvant certain jour de foire à Vimoutiers, aperçut de loin son père marchant grand train, avec une poche à la main pour acheter de la charrée, cet engrais précieux pour la culture du sarrasin. Il lui criait de toutes ses forces sans se déranger :

« – Oh ! Aïe ! Oh ! l’homme à la poche ! Arrêtez ! Approchez ! l’homme à la poche !

« Habitant une commune voisine, il ne voulait pas prononcer le nom de son père, crainte de le faire connaître. C’était pourtant, comme on me l’a assuré, un brave et digne homme. Le père approcha et aborda le fils, comme il aurait abordé un étranger. Des deux côtés, rien de cordial ; c’est que, dans un cœur, la tendresse paternelle était desséchée, et que l’autre cœur avait perdu, dans sa vanité, l’amour filial. »

Pierre, voyant que Louisot avait terminé son observation, continua :

 

 

Enfin, le chevalier dit à Gauchelin :

« Je m’étonne de votre dureté et de votre stupidité ; je vous ai nourri après la mort de notre père et de notre mère ; je vous ai aimé plus que qui que ce soit au monde. Je vous ai fourni abondamment des vêtements et de l’argent, et, certes, j’ai cherché à vous être utile de bien d’autres manières. Maintenant, vous faites semblant de ne pas vous en souvenir et vous ne daignez pas seulement me reconnaître. »

Alors le prêtre, après de si abondantes et si véridiques explications, fut convaincu par des faits positifs et, publiquement, les larmes aux yeux, convint de ce que disait son frère. Alors, le chevalier continua en ces termes :

« Vous auriez dû mourir à bon droit et souffrir avec nous les peines que nous endurons puisque vous avez osé, par une criminelle témérité, porter la main sur des objets appartenant aux morts. Nul autre que vous n’avait eu l’audace de faire une pareille entreprise, mais la messe que vous avez chantée aujourd’hui vous a sauvé de la mort. Il m’a été permis de vous apparaître et de vous faire connaître ma misère.

« Après que j’eus eu avec vous un entretien en Normandie, je pris congé de vous et je passai en Angleterre où, par l’ordre du Créateur, j’ai terminé ma carrière et souffert d’affreux supplices à cause des péchés dont je me suis trop chargé. Les armes que nous portons sont de feu et nous font souffrir par leur insupportable puanteur ; leur poids excessif nous accable et nous sommes brûlés par leur chaleur que rien ne peut éteindre. Jusqu’ici, j’ai donc souffert des supplices que je ne saurais raconter, mais quand vous avez été ordonné prêtre en Angleterre et que vous avez chanté votre première messe pour les fidèles défunts, votre père Raoul a été soustrait aux peines qu’il endurait et j’ai été délivré du bouclier dont j’étais accablé. Je porte cette épée, comme vous le voyez, mais dans un an je m’attends avec confiance à être débarrassé de son poids. »

Pendant que le chevalier racontait ces choses et d’autres du même genre, et que le prêtre lui prêtait une grande attention, celui-ci remarqua aux talons du damné, vers ses éperons, une espèce de grumeau de sang de la forme d’une tête humaine. Tout étonné, Gauchelin fit cette question :

« Pourquoi paraît-il à vos talons une si grande masse de sang coagulé ? »

Le chevalier répondit :

« Ce n’est pas du sang ; c’est du feu, et il me paraît d’un poids plus grand que si je portais sur moi le Mont-Saint-Michel. Comme je me servais d’éperons précieux, fort pointus, pour arriver plus vite à répandre le sang, j’en porte avec raison une énorme pièce à mes talons. J’en suis si intolérablement accablé que je ne saurais exprimer à personne combien est grand mon supplice : les mortels devraient sans cesse réfléchir à ces choses, et craindre et se bien garder de s’exposer, par leur faute, à de si affreux châtiments. Il ne m’est pas permis, mon frère, de m’entretenir plus longtemps avec vous, car je suis forcé de suivre en toute hâte cette déplorable troupe. Souvenez-vous de moi, je vous prie ; secourez-moi par de pieuses prières et par des aumônes car, de Pâques fleuries à un an, j’espère être sauvé et par la clémence du Créateur être délivré de mes tourments. Quant à vous, vous devez vous occuper de votre sort, corriger prudemment votre vie qui est souillée de plusieurs vices, et sachez qu’elle ne sera pas longue. Présentement, gardez le silence, taisez-vous sur les choses que vous avez entendues d’une manière si inespérée et, d’ici à trois jours, n’ayez pas l’audace d’en parler à personne. »

À ces mots, le chevalier s’enfuit précipitamment.

Toute la semaine, le prêtre resta gravement malade ; ensuite, ayant commencé à se rétablir, il se rendit à Lisieux, raconta de point en point à Gilbert, son évêque, ce qu’il avait vu, et obtint de lui les remèdes qui lui étaient nécessaires. Ensuite, il vécut plus de quinze ans bien portant.

C’est de sa bouche, dit Orderic Vital, que j’ai appris ce que je viens d’écrire et beaucoup d’autres choses que j’ai mises en oubli. J’ai vu aussi sa figure meurtrie par l’horrible chevalier.

 

 

Ainsi finit l’histoire.

 

 

 

Marthe MORICET,

« Récits et contes des veillées normandes »,

Cahier des annales de Normandie, n° 2,

Logis des Gouverneurs au Château,

Caen, 1963.

 

Recueilli dans : Histoires et légendes

de la Normandie mystérieuse, textes recueillis

et présentés par Patrice Boussel,

Tchou, 1970.

 

 

 

 

 

 

 

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