Le grimoire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marthe MORICET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN CURÉ D’HABLOVILLE qui menait une vie retirée avait fait pacte. Au reste, il était inoffensif et jamais il n’avait eu de rancune contre personne. Les enfants eux-mêmes le voyaient sans effroi, quoiqu’on lui attribuât un don singulier et qu’on le dît si pénétrant que de loin ou de près on ne se croyait à l’abri de son regard. Enfin, il passait pour entendre, du fond de sa petite chambre, tout ce qui se disait dans le canton. Plus d’une personne même l’avait surpris, lorsqu’il s’échappait par la fenêtre ou la cheminée de sa chambre, avec sa soutane et son bréviaire, monté sur un diable pour quelque promenade aérienne ou pour assister à quelque confrérie ou réunion magique.

Un jour que ce curé était allé dîner chez un confrère, son domestique, garçon curieux, aperçut sur une table son grimoire, qu’il avait oublié de ramener ; il s’en saisit avidement et, malgré les avis qu’il avait reçus, le voilà à lire ce qu’il peut déchiffrer et à feuilleter quelques pages.

Arrêté au feuillet où était écrit : « Tourne si tu l’oses ! », il tourna, et vit la figure d’un vilain diable gravée et enluminée en pied. Il continua sa lecture sans beaucoup s’effrayer, mais à peine eut-il prononcé je ne sais quel mot qu’un diable se présenta à lui, sous la forme d’une énorme écrevisse, avec des cornes et une longue queue en trompette.

Ce visiteur lui dit d’une voix rauque :

« Me voici, que me veux-tu ? »

Le domestique épouvanté chercha à fuir, mais le diable s’en saisit et l’enleva par la cheminée.

Le curé, rentrant sur le soir, appela son domestique :

« Jean ! Jean mon garçon ! »

Puis il recommençait :

« Jean ! où es-tu ? »

Ne recevant aucune réponse, il se serait mis en colère, s’il avait été permis à un homme de son caractère. Arrivant dans sa chambre, il trouva son grimoire sur le pavé et un doute lui vint sur ce qui s’était passé. Son embarras était grand, car il ne savait quel diable avait enlevé son valet. Il aurait dû en commander un pour venir lui dire ce secret, mais peut-être que ce n’est pas chose permise dans la science cabalistique.

Quoi qu’il en soit, il décrivit son pentoule, fit ses exorcismes et se mit en garde. Il conjura l’un après l’autre plusieurs diables, mais à sa question, quelques-uns répondaient par des plaisanteries, d’autres, plus grimaux, il paraît qu’il s’en trouve de tous les caractères, se retiraient sans rien dire après avoir reçu ce qui leur revenait, car on ne peut même déranger un diable sans rétribution : toute peine mérite salaire. Le curé donnait à chacun un pois qu’il avait soin de leur jeter par-dessus son épaule gauche, sans se détourner. Il fit tant venir de diables qu’il leur distribua une barretée de pois.

Enfin, au dernier, il trouva celui qu’il cherchait et il lui commanda, en employant un exorcisme foudroyant lancé au nom de Dieu vivant, de lui rapporter son domestique. Le diable fit une grimace, c’était sa manière de rire, et il obéit. Dans un instant il rapporta le curieux qu’il déposa sur le pavé et il disparut, car il avait reçu son pois ; certains diables se font aussi payer d’avance.

Le curé apercevant son valet le rassura, en lui réservant un sermon pour un autre moment, car il était dans un état pitoyable. Ce malheureux faillit mourir des suites de sa curiosité. Il se promit bien de ne plus lire dans le grimoire, et le curé de mieux ramasser son précieux bouquin. Je ne peux rien vous dire sur ce qu’il vit en enfer, n’ayant rien appris à ce sujet.

 

 

 

 

Marthe MORICET, « Récits et contes des veillées normandes »,

in Cahier des annales de Normandie, n° 2,

Logis des Gouverneurs au Château, Caen, 1963.

 

Recueilli dans : Histoires et légendes

de la Normandie mystérieuse, textes recueillis

et présentés par Patrice Boussel,

Tchou, 1970.

 

 

 

 

 

 

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