La Noël sur la Côte-Nord

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

J.-E. MORIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En ce temps-là, une compagnie canadienne ouvrait, là-bas, une large voie de communication. Le vingt décembre, les ouvriers se dispersaient. Ils entendaient passer la Noël à leur foyer ; et, comme il fallait un préposé à la garde du chantier, un vieux contremaître se dévoua.

À deux heures de la nuit, donc, les compagnons décampaient ; masse noire ; trépidante et chantante. Le tracteur qui les précédait déroula son vibrato et leurs cris dans une longue percée de la forêt. Cela résonnait comme les clameurs d’une fête dans une volée de castagnettes. D’arbre en arbre, les feux des phares clignotaient sur des rayons de lune. Le cortège tourna la dernière « apercevance », puis l’on ne vit plus rien. Le ratata du moteur cogna encore quelques minutes « aux pans d’obscurité », puis tout se tut.

La solitude croissait comme les cercles sur l’eau, à perte de vue et d’ennui... Nuit immobile de la forêt dans la clarté du bonheur enfui ; clarté toute écorchée d’ombres. Sur le golfe frémissant, la lune dessinait comme une claire épée. Sa pointe glissait jusqu’à l’âme du vieux contremaître. Il alla se coucher ; le froid l’avait saisi ; froid de la nuit et de la solitude.

Le lendemain, en revenant de l’Anglo Pulp, Fitou Martel s’arrête au bureau de la compagnie. Au dehors, paix profonde : camions, tracteurs, détonateurs de dynamite, tout repose ; l’empire est au vent qui disperse la mousse de neige. Au dedans, même repos. Le contremaître et Pitou bourrent leur pipe, et, dans la buée grise, la conversation s’effiloche.

Pitou dit : « Les fêtes vont être ben plates, c’t’année ; pas de Messe de minuit...

– L’père Gallant vient pas faire la mission ?

– Pas avant les Rois.

– Ç’a pas d’bon sens ! Dans c’cas-là, j’ai quasiment envie d’aller fêter Noël à Portneuf...

– Pas moyen : pu de traverse ; pis la glace qu’est encore échauffée...

– Alors, faut s’résigner ; on va être plus pauvre qu’la Sainte Vierge : on ara pas seulement de Jésus... »

À grosses touches, pendant dix minutes, les deux hommes boucanent des reliefs de pensées déprimantes ; silence naturel à l’habitant de la forêt qui s’abandonne alors à sa nostalgie résignée. Fitou rallume sa pipe et rattache le fil : « Y paraît que les colons de Paul-Baie s’réunissent su Harvey. Y diront l’chapelet, c’est mieux que rien.

– Ben ça, c’est une bonne idée ; une vraie bonne !

– Si y en a qui savent les vieux cantiques, y en r’passeront queuq-uns...

– Ouais, moué qui a été maître-chantre à Danville...

– Y a rien d’mieux ; j’vas leu dire ça. Pouvez-vous leu-z-arranger une manière de messe ?

– Ben certain ! Mais, y ara-t’y un réveillon ? Parce que moué, une Messe de minuit pas d’réveillon, j’ai pas connu ça...

– C’est ben entendu. Un chacun a fourni son pâté. On fricote su l’jeune Larouche. Une bonne occasion : Y r’çoit sa famille, pis y étrenne sa maison, dans la nuite de Noël. »

Trois jours passèrent ; puis, le quatrième, le contremaître dit à Phydime :

« Attelle, vieux. On va à Messe de minuit à Paul-Baie.

– Hon ! à Messe de Minuit ? Bon sang, y a quinze ans qu’hai pas wu ça ! »

Phydime, grand corps sec, arqué à toutes les flexions de l’ossature, gueule de bois pourri, peau de vieille patate. Quand, le bras tendu comme une branche morte, il vous avise : « Haye, Messieurs... », vous avez l’impression qu’une famille de suisses sort du trou d’un bouleau. Veuf depuis longtemps, lesté de son lot et de ses gars, c’est lui, le haquetier du contremaître. Cet ordre : « Attelle, on va à Messe de minuit », produisit dans l’âme de Phydime comme une crevée du brouillard sur un azur étincelant. Il y vit sa femme, avec qui il avait entendu, une dernière fois les chants de Noël, l’année d’avant le grand feu... L’grand feu qui dévore tant de colons..., et les plus florissantes colonies...

Enfouis dans le berlot, ils glissent sur la neige de lys et d’or. Ah ! qu’il fait beau en cette veille de Noël !... La Noire embouque, au petit trot, dans le chemin de la concession, chemin que l’hiver abrite d’un geste lent. Récemment taillé en pleine forêt, ce chemin suit les méandres de la Jean-Raymond, s’en écarte ici et là pour contourner des rochers de granit, râpe par douzaines des dos de chameau, barbote dans la savane, s’accommode de ponceaux faits d’arbres renversés. Le berlot y cahote brusquement, derrière les élans nerveux de la Noire. Chaque fois, Phydime geint : « Bon sang ! qu’y en a du barratin dans l’slaquets ! » On passe de belles cordées de bois de pulpe, de bouleau, de dormants, de billots, de croûtes ; puis des éclaircies chicotées de souches, avec des houles de branchages en bordure et, derrière, la muraille des résineux ; tout cela, ouaté des neiges nouvelles.

Les deux pèlerins ont ainsi parcouru trois milles. Les premières maisons apparaissent au détour d’une apercevance. Elles sont groupées en hameaux de cinq ou six ; toutes paraissent neuves ; sur le comble de quelques-unes, des ouvriers travaillent encore ; leurs outils miroitent au soleil. L’écho balade des coups de marteaux entre les parois du roc, et jusqu’au creux de la forêt ; tous les bruits s’éteignent graduellement dans la mousse blanche.

Ravissant spectacle pour le vieux contremaître : « Ah ! dit-il, voilà de la vie ! Il y a donc du monde au bout du monde ! »

En effet, chaque tournant de la route découvre un nid de foyers. La pitoune, les abatis, les défrichés, les hameaux alternent comme les couples joyeux, dans un cotillon. Partout, de jeunes ménages ; on admire la jeunesse au labeur.

Au bas d’une côte des plus rouâpes, les voyageurs de Noël s’arrêtent chez le colon Harvey, un gaillard de quarante ans. Madame Harvey les introduit dans la grand’chambre :

« Entrez, entrez donc ! On vous attendait...

– Ben, vous êtes ben bonne !

– C’t’à croire ; c’est vous autres qui arez l’plus d’ouvrage...

– Et le plus d’honneur.

– On sait ben, quand on préside les cérémonies... »

En attendant le souper, Phydime décline toute compétence pour le choix des cantiques et rejoint Toine Harvey qui s’affaire au train. Le contremaître, resté seul dans la grand’chambre, se met résolument à bâtir son programme ; mais, sans le concours de Madame Harvey, il manquerait de matériaux. Du fond d’une malle, elle tire un vieux recueil de cantiques populaires, soigneusement conservé dans une enveloppe de batiste. Elle le lui confie : « C’est, dit-elle, le livre de chants de ma défunte grand’mère ; un souvenir apporté des Escoumins ; il me suivra tout le long de ma vie. » Puis, comme il manque encore de quoi griffonner les soli, elle lui remet un lot de vieilles enveloppes : « C’est tout ce que j’ai ; mais c’est encore précieux ; voyez-vous, ça renferme tous nos sentiments de famille. Prenez-les : faut pas être r’gardant pour le bon Dieu. »

Pendant que le scribe, de sa main vacillante, gratte les chiffons bleus, il perçoit un va-et-vient alerte, ponctué de babillages et de pauses admiratives. C’est maman Harvey et ses deux filles qui achèvent, dans la cuisine, les préparatifs de la fête. Une suave exhalaison de thuias embaume la maison...

À onze heures, on ouvre la chapelle improvisée. Peu à peu, les colons de Paul-Baie l’envahissent. Au fond, dans un décor de sapins, d’épinettes et de thuias, on a disposé les éléments religieux de la fête : croix rustique, images de la Sainte Famille, du Sacré-Cœur et de la Sainte Vierge ; puis, sous une arche parfumée, le vieux ber où dort, sur un peu de foin, la poupée rose de la petite Louise.

Aux regards de tous, c’est ça, l’Enfant Jésus. Une chandelle se consume à la tête du berceau. Une lampe à pétrole, suspendue au plafond, éclaire l’assistance.

Les fidèles s’alignent, silencieux et recueillis devant des bûches de bouleau qui leur servent de siège et de prie-Dieu. Déjà les grains bénis et les médailles s’entrechoquent sous le murmure des patenôtres divines. Minuit sonne. Aussitôt, un accordéon module les premières mesures du « Minuit, Chrétiens » ; et la voix chevrotante du vieux contremaître entonne le solo d’ouverture. Au refrain, l’assemblée se jette à genoux, et le chœur éclate, puissant élan d’une foi pure et simple, prolongé au dehors par le hurlement des chiens et le vent qui valse dans les branches.

On récite le Rosaire... Une jeune femme lit les trois Évangiles de Noël ; belle trame de prières, toute fleurie des cantiques traditionnels : « Il est né, le divin Enfant », « Ça Bergers », « Les anges dans nos campagnes », « Dans cette étable »... Pendant une heure, ces bonnes gens confondent ainsi leurs prières, leurs louanges, leurs larmes pieuses. Enfin la cérémonie s’achève sur l’invocation trois fois répétée : « Divin Enfant Jésus ! – Bénissez nos familles, bénissez nos travaux, bénissez nos demeures ! Ainsi soit-il ! »

La messe est dite. On se complimente, on se communique ses émotions, on s’invite à qui mieux mieux, on s’encapuchonne et : « Ho ! ho ! c’est l’heure du réveillon ; tout le monde chez Germain Larouche ! » Le cortège se forme et s’engage dans le sentier tout proche. Chemin faisant, quelqu’un demande :

« Qui est cette belle femme et la marmaille qui marche sur son ombre ?

– Comment, vous savez pas ? C’est elle, M’ame Larouche. Avec ses enfants, elle arrive tout dret de Mistassini. Pitou Martel est allé les r’joindre au quai de l’Angle. Y viennent prendre possession d’leu lot.

– Faut en avoir du courage, s’en venir par un temps d’même...

– J’vous crai ; mais les Larouche, ça r’cule devant rien. Si y réussissent pas, eux autres, c’est qu’y a rien que d’la vache enragée à manger, par icite. »

On atteint en ce moment le lieu du rendez-vous. Germain se fait accueillant et jette aux ombres une envolée de bonsoir. Mais l’émotion l’étreint quand il distingue sa famille. Les voici qui s’embrassent :

« Ma femme ! Mes p’tits enfants ! J’sus donc content d’vous voir ! Comme vous allez être ben, icite ! Tenez, c’te belle maison-là, c’est à vous autres ; c’est votre cadeau de Noël !... » Phydime lui-même, Phydime le fataliste, s’abandonne à l’émotion.Il s’essuie les yeux pour la troisième fois, peut-être : « Bon sang ! que c’est du bonheur, un Noël pareil ! Si ma vieille a pouvait ouaire ça !... »

 

Et pendant le réveillon, la bonne Sainte Vierge étale autour des demeures des aurores boréales ravissantes, ces tentures du roi Jésus ; et le roi Jésus enchevêtre de joie les vents chanteurs de la forêt et les rires sonores de la maisonnée.

 

 

 

J.-E. MORIN.

 

Paru dans l’Almanach de l’Action sociale catholique en 1941.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net