Vœu d’un marchand

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marthe MORICET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN MARCHAND dont le nom ne nous est pas parvenu se rendait un jour à Argentan pour faire des emplettes à une foire qui devait se tenir le lendemain. Il cheminait joyeusement sur une bonne et belle jument qui paraissait bien fatiguée, car son mors était blanc d’écume et la sueur lui découlait au poitrail et aux reins. Cependant, ce n’était pas qu’il lui eût fait faire une marche forcée, ni que la chaleur du jour fût excessive, mais il avait derrière lui une valise qui contenait beaucoup d’argent.

Le jour commençait à tomber et il lui restait encore cinq ou six lieues à faire pour arriver à notre ville. Il ne voulait pas presser sa monture, mais il désirait d’autant plus d’arriver qu’il craignait de ne pas trouver sur sa route une hôtellerie pour se reposer, et qu’il était devancé par d’autres marchands, ses confrères, qui auraient pu commencer leurs achats. Il était plongé dans ses réflexions lorsqu’il rencontra près de Nonant un paysan.

« On peut, lui dit le marchand, traverser la forêt par la gauche ?

– Par la gauche comme par la droite, à toute heure du jour, pourvu qu’on ait fait sa neuvaine à la Vierge », répondit le paysan.

Le marchand se prit à sourire, donna un coup d’éperon à sa jument et partit au galop.

La route de Paris à Argentan était alors sinueuse et en très mauvais état. Au lieu où il se trouvait, pour se rendre à notre ville, on pouvait gagner une lieue en venant par le chemin de gauche ; le marchand qui était en retard y songea, et choisit la gauche.

Le soleil venait de se coucher, mais le crépuscule répandait encore une assez forte clarté, et la soirée était si belle qu’il importait peu maintenant au marchand d’arriver tard à Argentan. Il désirait seulement traverser la forêt avant la nuit, car il craignait de s’égarer. Déjà il arrivait à peu de distance de l’endroit où l’on a établi la verrerie de la roche de Nonant, et il allait entrer dans l’épaisseur du bois par le triage de Courgeron, où l’on a construit dans la suite le haras royal du Pin...

 

 

Le marchand, ayant pressé sa monture, avait, comme je vous l’ai dit, atteint la forêt, mais plus il avançait dans l’épaisseur des bois, plus le jour tombait. Tout à coup, sa jument eut peur ; elle recula, le marchand tressaillit. Aussitôt, il aperçut une ombre humaine à quelques pas ; il se signa et prit courage, car il n’était pas superstitieux. Il avait mis sa jument au galop, mais à mesure qu’il allait, l’ombre de femme allait toujours devant, à la distance de quelques pas, et toujours sans regarder derrière elle. Quand il s’arrêtait, l’ombre s’arrêtait. Il marchait déjà depuis longtemps quand il vit l’ombre de femme disparaître et s’enfoncer dans une touffe de hêtres. Il s’arrêta. L’impression qu’il éprouvait était un mélange de peur et de curiosité. Il écouta et crut entendre ces mots :

« Un troisième marchand est à nous ! »

Il se passait quelque chose d’extraordinaire dans l’espèce de grotte d’où sortaient ces paroles. Trois hommes étaient accroupis et buvaient à longs traits, chacun à leur tour, dans un gobelet, certaine liqueur qu’ils tiraient d’un baril. Il y avait dans leurs traits quelque chose de sinistre. Près d’eux, on voyait luire des poignards.

Quand la jeune fille entra – car c’était une jeune fille que le marchand avait prise pour une ombre de femme –, quand elle entra dans la grotte et qu’elle eut prononcé ces paroles que le marchand avait entendues, les trois hommes touchèrent à leurs poignards comme pour s’assurer qu’ils étaient là. Ils se disposèrent ensuite à sortir, en faisant un signe à la jeune fille qui s’approcha de l’un d’eux, courba sa taille souple et reçut un baiser au front. Cela fait, elle disparut au fond de la grotte et les trois hommes en sortirent.

Ces choses se passèrent en moins de temps que je n’en mets à les raconter.

Le marchand, aux paroles qu’il avait entendues, avait fait rebrousser chemin à sa monture, mais la nuit était si noire qu’il s’enfonça dans la forêt parmi les arbres et les broussailles, loin du sentier. Son pauvre cheval trébuchait à chaque pas.

Le marchand croyait avoir évité une mort certaine, mais il n’était ni rassuré, ni remis de son trouble. Il pouvait être neuf heures du soir. Le marchand était brave, mais il était perdu dans la forêt et environné d’assassins qui pouvaient le surprendre. Il n’avait aucun moyen de s’orienter, car le ciel était couvert de quelques nuages. Il lui vint à l’idée que les hommes qui le poursuivaient en voulaient sans doute plus à son argent qu’à sa vie ; enfin, il pensa que s’il était serré de trop près, il allait laisser tomber sa valise. Il réfléchissait à cet expédient quand des pas se firent entendre ; il put distinguer les voleurs et il vit qu’ils tenaient leurs poignards à la main. Alors, il fit un effort pour sortir des broussailles, et son cheval sentit l’éperon lui déchirer les flancs.

En un coup d’œil, il eut franchi l’espace de trois cents pas et il se trouva dans un sentier frayé. Où le sentier allait-il aboutir ? Si quelque indice eût pu, du moins, lui indiquer la direction d’Argentan ! Mais rien que la nuit sombre et le délire de l’imagination ! C’est alors que le marchand fit le vœu de consacrer une forte somme à l’église de Saint-Germain d’Argentan s’il venait à échapper aux assassins qui étaient sur ses pas.

À peine son vœu fut-il formé qu’une cloche retentit dans le lointain : c’était la cloche du couvre-feu d’Argentan.

Oh ! comme il se sentit soulagé ! Il se dirigea en toute hâte vers le point d’où venait le son de la cloche et, en quelques minutes, il fut hors de la forêt, près du hameau de Silly. Il aurait pu demander asile aux moines ou à un habitant du lieu ; mais il n’avait plus que pour une heure de marche ; il continua sa route et arriva à Argentan vers dix heures et demie.

 

 

La ville avait un air de fête, les bateleurs encombraient la place et les bons habitants jouissaient des divertissements qui leur étaient offerts gratis : c’est encore leur goût aujourd’hui ; le marchand se fit conduire dans un hôtel ; l’un dit Au Point de France, d’autres Aux Trois Rois et d’autres Aux Trois Maries, qui est l’hôtel le plus ancien. En arrivant, la jument du marchand tomba morte. Pour lui, il fallut le porter dans une chambre où deux médecins le veillèrent toute la nuit.

Le lendemain, la foire était magnifique, mais parmi les marchands qui tenaient cette foire, il y en avait cependant deux de partis avant celui dont nous parlons et qui n’étaient point arrivés.

Plusieurs jours, le marchand fut sous l’impression des figures qu’il avait vues dans la forêt. Ayant terminé ses affaires et remplacé sa malheureuse jument, il partit d’Argentan en compagnie de plusieurs autres marchands. Arrivé chez lui, il fit venir un fondeur de cloches et il lui ordonna de fondre une cloche pesant trois mille cinq cents livres.

Quand elle fut achevée, il en fit don à la ville d’Argentan. C’est cette cloche qui porte le nom de cloche au Marchand et que vous entendez sonner maintenant. En faisant ce don, ou, plutôt, en accomplissant son vœu, le marchand exigea que cette cloche soit placée dans une des tours de l’église de Saint-Germain ; il exigea encore que, toutes les veilles de foires d’Argentan, on la sonnerait à la nuit tombante, plusieurs heures de suite, pour indiquer aux voyageurs égarés la direction d’Argentan.

Cette cloche fut baptisée en 1378 sous le nom de Marie d’Espagne et du Perche. Longtemps après, en 1731, elle fut refondue et augmentée de mille cinq cents livres ; elle est maintenant du poids de cinq mille livres. Quand les jours de la Révolution passèrent sur la France, quand il fallut fondre le bronze en canons pour la défense du sol de la Patrie, cette cloche dont l’origine était populaire fut respectée. Elle devait l’être.

Comme vous l’entendez, elle est toujours consacrée au même usage qu’autrefois : on la sonne à toutes les veilles de foire et à toutes les grandes solennités de la cité. On dit que le marchand s’enrichit dans son commerce et qu’il mourut fort âgé, laissant un grand nombre d’amis qui le pleurèrent. Quant aux voleurs, on découvrit leurs crimes et ils furent brûlés, excepté la jeune fille qui, s’étant convertie, passa le reste de ses jours dans un cloître.

 

 

 

Marthe MORICET, « Récits et contes des veillées normandes »,

in Cahier des annales de Normandie, n° 2,

Logis des Gouverneurs au Château, Caen, 1963.

 

Recueilli dans : Histoires et légendes

de la Normandie mystérieuse, textes recueillis

et présentés par Patrice Boussel,

Tchou, 1970.

 

 

 

 

 

 

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