Le mortier et le pilon
par
Gabriel de MOYRIA
À Florence, la belle, sous le pontificat de Léon X, demeurait un statuaire sans renom ; un de ces mouleurs infatués, se disant artiste, parce qu’ils ont la facilité malheureuse de dégrossir un bloc de marbre et de gâter une belle forme par la gaucherie de leur imitation. Dans son atelier, se voyaient confusément éparses d’étranges et tristes figures. Une madone qui n’était pas Marie pleine de grâces, à côté d’un gigantesque Apollon, aux membres effilés, disloqués, contusés ; un squelette de saint, derrière une massive et grimaçante Vénus ; de petits anges bouffis entre les jambes d’un hideux satire, puis en chair et en os, notre tailleur de marbre, se dressant, se pavanant à l’aspect de tous ces êtres difformes, enfants de son grotesque génie.
Cet homme cependant avait fait un chef-d’œuvre ; oui, un chef-d’œuvre de correction, d’élégance, de suavité virginale. Figurez-vous une tête charmante, se cachant à demi dans des touffes de cheveux bouclés, et posée avec une grâce infinie sur des épaules que Praxitèle n’aurait pas désavouées. Le profil grec, altéré seulement par la légère courbure du nez romain ; des yeux ni grands ni petits, mais admirablement coupés, et dont la molle expression décelait un cœur déjà préoccupé d’amour, une bouche mignonne sur laquelle errait ce fin sourire, indice d’esprit et d’innocente malice ; un corps de sylphide, dont les formes délicates, les contours harmoniés se moulaient sous la douce pression d’une tunique s’arrêtant à mi-jambes, et laissant voir les plus jolis petits pieds de toute l’Italie.
Ce chef-d’œuvre n’était point inerte et froid comme les blancs et ridicules fantômes qui peuplaient sa demeure : il respirait ; il avait une âme. C’était Nisida, la fille du statuaire, âgée de dix-sept ans, douce et piquante, espiègle et naïve, réunissant enfin tout ce qui émeut les sens, amuse l’esprit et captive le cœur.
L’élite de la jeunesse florentine se pressait dans l’atelier de son père. C’était à qui obtiendrait un regard, un sourire, une parole, une malice même, car tout ce qui venait d’elle avait un attrait irrésistible. Pourra-t-elle échapper à tant de séductions enivrantes ? ne pas être prise dans les pièges de ces profanateurs de la beauté, qui ne louent que pour corrompre. Rassurons-nous : l’amour est une sauvegarde. Si Nisida paraissait jouir de son triomphe et chercher même à le prolonger, ce n’était qu’un jeu de coquetterie féminine : son cœur ne lui appartenait plus, elle l’avait donné à Julio, jeune homme simple, timide, pauvre comme elle, mais beau, sincère et plein d’amour. Elle l’aimait avec toute l’ardeur, toute l’effusion d’un premier sentiment, et pour lui elle aurait donné, sans regret, la volée à tous ces papillons de haut lignage, qu’elle tenait captifs sous le charme de son regard fascinateur.
Mais, ici-bas, suffit-il d’aimer et d’être aimé pour être heureux ? Non, le génie de la civilisation est là, toujours prêt à combattre les plus doux penchants de la nature et à torturer les cœurs en leur imposant ses lois, ses usages, ses conventions tyranniques. Pauvre jeunesse énamourée ! que de larmes, de soupirs, d’angoisses, dans tes joies si fugitives !
Le père de Nisida avait tout l’orgueil qui caractérise d’ordinaire une médiocrité artistique, et pour ne pas déroger, il voulait donner sa fille à un grand sculpteur ou tout au moins à un homme riche, afin de rétablir ses affaires qui étaient fort embarrassées. Il refusa donc pour gendre le pauvre Julio, et lui interdit sa maison. Plus d’espérance, car les petits esprits, toujours tranchants, toujours exclusifs, ne reviennent jamais d’une décision, surtout lorsqu’elle est erronée. Nos amants étaient au désespoir ; ils ne se voyaient plus qu’à la dérobée, et lorsqu’une mystérieuse entrevue leur permettait d’échanger quelques regards passionnés, quelques mots pleins d’enthousiasme, il fallait vivre longtemps sur ce doux souvenir.
Un jour Julio passait devant la maison de Nisida. Il regarde, il épie : elle était seule dans l’atelier. Il entre pour lui presser la main et s’enfuir bien vite, lorsqu’il est surpris par le père, qui, d’une voix terrible, lui dit : « Que viens-tu faire ici ? » En pareil cas, cette question, toute naturelle qu’elle est, devient embarrassante. Le jeune homme, après avoir réfléchi un moment, croit être fort ingénieux en faisant cette réponse : « Monsieur, ne vous fâchez pas ; je suis chargé par ma mère de lui acheter un mortier, et, comme vous êtes très habile, je viens vous prier de m’en faire un. »
L’onde soulevée par l’éruption d’un volcan ne bouillonne pas plus vite que le courroux du statuaire, lorsqu’il entend ces mots : « Me dégrader ainsi ! s’écria-t-il, me proposer de faire un mortier ! à moi qui fais des dieux ! quelle insolence ! » Puis saisissant au collet le malheureux Julio, il ajoute : « Regarde ; vois-tu en face de mon logis cette ignoble boutique ? Là, demeure un manœuvre qui fait des mortiers, va, et garde-toi de reparaître à mes yeux. »
Julio s’éloigne honteux et triste ; et, pour qu’on ne pense pas qu’il a fait un mensonge, s’achemine vers l’endroit indiqué. Il pénètre dans une chambre basse, obscure, délabrée, et voit un homme assis, tenant sur ses genoux une masse de pierre qui déjà prenait la forme d’un mortier. Cet homme était pâle ; ses vêtements en lambeaux annonçaient la détresse, et il avait pour toute compagnie les araignées qui filaient sourdement leurs toiles aux angles de son triste manoir. Julio lui conte naïvement sa mésaventure, ses amours, ses chagrins, la grande fureur du statuaire et le petit colloque qu’il vient d’avoir avec lui. L’homme aux mortiers sourit, se lève et dit : « Oui, je fais des mortiers ; par malheur je n’en ai point d’achevé en ce moment, mais reviens dans quinze jours, je t’en donnerai un dont tu seras satisfait. » Puis, reconduisant Julio jusqu’à la porte, il ajoute, avec un accent marqué : « N’oublie pas de revenir dans quinze jours, tu t’en trouveras bien. »
Julio, en regagnant sa demeure, se met à commenter ces dernières paroles. Il ne peut les comprendre : tu t’en trouveras bien ! Qu’est-ce que cela veut dire ? et qu’y a-t-il de commun entre son amour et un mortier ? Cependant il y rêve. Dans le naufrage, on s’attache à un brin d’herbe. Les quinze jours sont à peine écoulés, qu’il se présente de nouveau chez le mystérieux personnage. Aussitôt celui-ci ouvre une vieille armoire, et en tire un mortier qu’il remet au jeune homme. « Prends ceci, lui dit-il, je te le donne ; tu le vendras, et tu deviendras assez riche pour épouser ta chère Nisida. J’y mets pourtant une condition : porte ce mortier à mon voisin le statuaire, et prie-le de ma part de faire le pilon. »
Julio reste ébahi devant ce mortier. Il était du plus beau marbre de Carrare ; on y voyait la Passion sculptée avec une exquise délicatesse ; les figures semblaient sortir de la matière et se grouper comme elles l’étaient au moment solennel de ce grand drame ; elles montraient une grave préoccupation du divin mystère, une douleur calme et résignée ; la foi chrétienne brillait à travers cette douleur, comme l’aurore des hautes destinées que l’Homme-Dieu venait de promettre au genre humain. Tout dans ce travail était d’une simplicité sublime ; on n’y trouvait pas seulement cette correction qui vient de l’art et plaît avec le secours de certaines règles ; mais ce quelque chose dont on ne peut se rendre compte, qui va chercher le cœur et plaît sans aucune règle, c’était un chef-d’œuvre.
Julio s’empresse de le porter au statuaire et de lui expliquer l’objet de sa mission. Nisida était présente. La voyez-vous se pencher à demi sur ce marbre, qu’elle ne regarde point, et jeter à Julio un regard doux et furtif ? Voyez-vous aussi le statuaire droit, gourmé, enflant ses joues ? Il fait le tour du bas-relief, et dit d’un air capable :
– C’est assez bien, vraiment. Cet homme a volé cela quelque part ; n’importe, il veut que je fasse le pilon, je le ferai. Je crois qu’en le surmontant d’un Ganymède...
– Il me semble, mon père, dit Nisida, qu’un Ganymède avec la Passion...
– Taisez-vous, ma fille, vous n’y entendez rien, réplique le statuaire ; quant à toi, Julio, pose là ce mortier et va-t’en. »
Il fallut obéir. Julio est à peine sorti, qu’un homme noir se présente. C’est un huissier. Il vient, au nom des créanciers du statuaire, saisir tout ce qu’il possède. Nisida, éplorée, demande une heure de délai ; on la lui accorde. Sensible et confiante, elle croit sauver son père en recourant à la pitié de ses nombreux adorateurs. Pauvre innocente ! que tu connais mal ces hommes de plaisir, ardents et généreux lorsqu’il faut payer le vice, toujours égoïstes et froids en face de la vertu malheureuse ! C’est en vain qu’elle les implore. Quelques-uns cependant offrent des secours, mais à quel prix ?... Elle fuit indignée et la rougeur au front.
Alors l’homme noir, qui n’était pas d’une nature moins impitoyable, fit main basse sur tout ce qu’il trouva. Les dieux, les déesses, les saints, les madones appréhendés au corps et transportés sur la place publique pour y être vendus à l’encan. Le mortier n’échappa point à la fatale saisie : on le jeta dédaigneusement à travers ces caricatures.
Une grande foule se rassemble, et la criée commence par les statues. Pour quelques paoli, la jeune fille emporte un petit amour dans son tablier, la vieille femme une Madone ; un gros Bacchus va servir d’enseigne au marchand de vin, et le perruquier du coin, grand pote lyrique, grand faiseur de libretti, se fait adjuger un Apollon. Le mortier est à son tour mis à l’enchère. Un des spectateurs s’approche, examine et dit : « Cent piastres ! – Mille piastres ! » dit à son tour un ecclésiastique. La voix du crieur fait retentir au loin à mille piastres le mortier. On se regarde, on s’étonne. Julio est présent à cette scène ; son cœur bat, et il n’ose en croire ses oreilles. L’homme au mortier est aussi là, se cachant dans la foule ; sa lèvre se plisse par l’effet d’un sourire sardonique, et son pâle visage semble se colorer un instant aux clartés du génie qui étincellent dans ses yeux. La lutte continue ; les deux enchérisseurs s’échauffent, et leurs mises, dans une proportion croissante, se pressent, se heurtent comme des feux croisés dont l’un n’attend pas l’autre. Enfin le mortier est adjugé à l’ecclésiastique pour le prix de cinq mille piastres. « Monsieur, dit le premier miseur, vous êtes bien heureux d’avoir à votre disposition les trésors du pape, sans cela je ne vous céderais pas ce chef-d’œuvre. » En effet, l’ecclésiastique était légat du pape, et c’était pour enrichir le musée du Vatican qu’il venait de faire cette acquisition.
Julio était impatient de réclamer les cinq mille piastres. Il s’approche avec timidité et fait valoir ses droits en racontant la singulière circonstance sur laquelle ils sont fondés.
– C’est juste, dit le légat ; jeune homme, cet argent te sera compté, si celui à qui tu dois cette bonne fortune vient confirmer ton récit.
On cherche l’homme au mortier ; il s’éloignait, et, malgré une assez forte résistance de sa part, il est présenté au légat, qui, à son aspect, recule de surprise et s’écrie :
– Quoi ! c’est vous, monsieur ! fatale rencontre ! elle est bien pénible pour moi ; mais vous savez qu’une accusation grave pèse sur vous, et que le devoir me force à m’assurer de votre personne.
– Faites, dit froidement l’inconnu ; et, au grand étonnement de la foule, il est conduit en prison.
Faisons connaître cet homme. C’était Raddi, qui jouissait alors d’une grande réputation comme sculpteur. Les cardinaux Petrucci et Santi avaient ourdi une conspiration contre Léon X ; et Raddi, oubliant la noble mission de l’artiste, qui est de traduire dans la langue sublime du génie les faits mémorables, les passions humaines ou les beaux effets de la nature, s’était jeté imprudemment dans ces ténébreuses machinations. La conspiration fut découverte : Petrucci pendu, et Raddi, forcé de fuir, de se cacher à Florence, et de faire des mortiers pour vivre.
Revenons à Nisida et à Julio. On devine sans doute que les cinq mille piastres aplanirent bien vite les obstacles qui s’opposaient à leur hymen. Ils furent unis ; mais pouvaient-ils être complètement heureux en songeant que le grand artiste, à la générosité duquel ils devaient ce bonheur, était dans les fers ? Nisida, trop bonne fille pour être ingrate, soupirait tristement à son souvenir.
– Julio, dit-elle un jour, partons pour Rome ; je veux voir le pape, me jeter à ses pieds et implorer la grâce de Raddi ; partons.
Ils partirent.
Nisida est présentée à Léon X ; elle est à ses genoux, palpitant de crainte et d’espoir. La sainte mission qu’elle vient de remplir donne à sa beauté un charme attendrissant ; elle essuie quelques larmes, et le vœu de la reconnaissance s’exhale de son cœur par mots entrecoupés.
– C’est bien, ma fille, dit le souverain pontife, cette démarche vous honore. En votre faveur, je pardonne à Raddi, mais dites-lui de compléter son ouvrage en faisant le pilon du beau mortier dont je suis maintenant possesseur.
Raddi venait d’être transféré à Rome. Nisida vole à sa prison. Oh ! pour elle quel doux moment ! Elle se jette dans ses bras, elle s’empare de lui, l’entraîne et le restitue à Cortone, sa patrie. C’est là qu’il fit le pilon qu’on lui demandait, et qu’il le couronna, non pas d’un Ganymède, mais d’une grenadille ou fleur de la Passion, sculptée avec toute la finesse de son ciseau et toute la grâce de son talent.
Gabriel de MOYRIA.
Paru dans Anémone, annales romantiques
en 1837.