La légende du chevrier

 

 

SATAN n’est si bon clerc, qu’un enfant ne l’abuse,

                Je veux dire un enfant chrétien.

La preuve, nous l’aurons où me conduit ma muse :

                Près du montagnard chablaisien.

 

L’an passé, l’on compta, dans la dernière veille,

                L’histoire du bon chevrier ;

Et, quand chacun de nous eut ouï la merveille,

                Chacun de nous alla prier.

 

                Ce fut aux jours du moyen-âge

Que Jean-Claude vivait. Or ce n’est point longtemps :

                Pour nous transmettre son image

Cinq vieillards ont suffi, qui sont morts à cent ans.

 

Brave et bon, et très-sage et beau garçon, Jean-Claude,

                Dernier fils d’Anselme Trombert,

Était savant aussi, comprenant vêpres, laude,

                Mieux que n’eût fait le grand Albert.

 

                Et de maintes choses secrètes

Il avait le fin mot. Des plus lointains hameaux,

                Pour soulager hommes et bêtes,

On venait le quérir. Il calmait tous les maux.

 

Du miracle, en voici : – Dans toute cette histoire,

                Sire, on vous en baillera prou –

Jean-Claude, en la forêt, haranguait, c’est notoire,

                Renard et loup, et loup-garou.

 

                Il n’avait jamais goûté mie

D’aucun de nos soûlas. De bonne heure orphelin,

                Sa mère morte, plus d’amie,

Plus d’amie ! oh ! si fait ! dit tout bas Jacquelin.

 

Jacquelin, grand bavard, et sonneur du village,

                Un jour, du haut de son clocher,

Vit une damoiselle au rondelet visage

                Du beau Jean-Claude s’approcher.

 

                C’était bien loin, sur la colline

Où, ce jour-là, Jean-Claude arrivait, haletant,

                Avec les chèvres de Morzine,

Qui déjà sautillaient d’allégresse, en broutant.

 

Beau matin ! beau soleil ! La grive, dans les fraises,

                Picorait : ce tigré chanteur

Avait tôt besogné. Les sapins, les mélèzes

                Exhalaient une âpre senteur.

 

                Le lézard vert, sous la feuillée,

Engourdi par la nuit, n’osait bouger encor ;

                L’humble myrtille était mouillée ;

On ne voyait s’ouvrir le joli bouton d’or.

 

Pourtant l’on entendait au loin, dans les prairies

                Et sur la pente des coteaux,

Les cris de nos vachers, et leurs chansons chéries,

                Et la clochette des troupeaux.

 

                Jean-Claude, dans une clairière,

Vers l’eau s’assied rêveur, un gros livre à la main.

                L’émotion et la prière

Aidant, il ne vit pas qui suivait son chemin.

 

Droit vers le même lieu, du côté de Morzine,

                Une étrangère en chaperon

Venait, gente de corps, mais d’insolente mine,

                Cueillant muguet et liseron.

 

                Quand elle eut gagné la fontaine,

Jean-Claude l’aperçut qui tombait à genoux :

                « Madame, êtes-vous châtelaine ?

Cherchez-vous le chemin pour retourner chez vous ?

 

« Je vous reconduirai sans délai, ni salaire ;

                Tous les sentiers me sont connus.

M’est avis qu’au bon Dieu rien ne saurait tant plaire

                Que nos frères soient bienvenus.

 

                – « Non, dit notre belle effrontée,

En effeuillant des fleurs et poussant gros soupirs ;

                Non : mes parents m’ont rejetée ;

J’erre, dès mon enfance, en tous lieux, sans plaisirs.

 

« Enfant, il n’est besoin que tu me reconduises

                À des spectacles malséants.

J’aime l’oiseau, la fleur, l’air embaumé, les brises,

                Et je les trouverai céans.

 

                « Il fait si bon goûter l’airelle

Sur l’heure de midi, voir les airs langoureux

                De deux pivoines en querelle,

Et suivre les ébats des bruants amoureux.

 

« Tu penses que de faim, la semaine écoulée,

                Peut-être on me verrait mourir.

Non : du lait d’un troupeau si petite goulée

                Prou suffirait à me nourrir.

 

                « Et quand viendrait me chercher noise

Madame sécheresse, en brûlant mon gosier,

                Je recourrais à la framboise,

À l’épine-vinette, au fruit de l’alisier.

 

« Te plaire et te servir, dans cette solitude,

                Mirer la vertu dans tes traits,

Ce serait bien tout là l’objet de mon étude.

                Est-il de plus charmants attraits ?

 

                « Pastoureau, dis-moi, sans doutance,

S’il t’est gré qu’en ces lieux je m’attache à tes pas.

                Suis-je personne d’importance

À tes yeux, beau berger ?... Tu ne me réponds pas ? »

 

... Jean-Claude, fils d’Anselme, a repris ses pensées ;

                Mais auront-elles même cours ?

Par miracle voit-on entreprises sensées

                À la suite de longs discours ?

 

                Il ne regarde plus la dame.

Peut-être, dites-vous, y pense-t-il d’autant ;

                Car tel éprouve douleur d’âme,

Qui simule victoire et fait du prépotent.

 

Quoi que vous en croyiez, au souris de la belle,

                Et qu’il fit frais ou qu’il fit chaud,

L’œil du garçon, tout le jour, fut rebelle,

                Il sembla dire : Il ne m’en chaut.

 

                Le soir venu, Jean-Claude, morne,

Prend son repas, couché dans l’herbe et dans le frais,

                Fait signe au bouc, sonne la corne,

Ne sonne mot à l’autre. – Elle en fut pour ses frais.

 

Mais un an, mais trois ans, et par mont et vallée,

                Elle suivit le beau garçon,

Sans que Jacquelin dît : « Elle s’en est allée

                Jeter ailleurs son hameçon. »

 

                Chaque jour, en sonnant matines,

Jacquelin l’avisait, guettant le chevrier,

                Mais se tenant loin des chaumines

D’où les gens auraient pu, des fois, se récrier.

 

Elle était là, plantée, en deçà de la Dranse,

                Ainsi qu’une apparition.

Maintes fois le sonneur, saisi de belle transe,

                Fit l’acte de contrition.

 

                « Va-t’en, maudite pécheresse,

Disait-il à part soi. Ce que c’est que de nous !

Aux charmes d’une enchanteresse

On a vu succomber qui faisait peur aux loups !

 

« Le fils d’Anselme a mis du poison à ses lèvres.

                Le voilà-t-il pas plus rêveur !

Il n’a souci de Dieu, non plus que de ses chèvres.

                Comme il est rouge, bon Sauveur ! »

 

                Messire, pour parler sans fraude,

L’enfant du vieux Trombert rouge était si vraiment,

                Et le cœur brûlait à Jean-Claude

Ainsi que le cœur brûle au chamois en tourment.

 

Ceci n’allait point mal à madame Garcette

                Sans retard elle résolut

De tenter le grand coup. Mais l’allure doucette

                Ne convenait pour qu’il voulût.

 

                « Il est timide, se dit-elle.

Il m’aime, c’est bien clair, mais ne l’avoûrait point.

                Il faut une arme plus mortelle,

Et de plus prompt effet, qui l’amené à mon point. »

 

La mauvaise a couru s’enivrer de gingembre,

                – Son œil prend un éclat nouveau, –

Puis fait un composé de marjolaine et d’ambre

                Dont elle frotte son cerveau.

 

                Vénus déguisée en furie

N’aurait plus de beauté ni d’influent pouvoir

                À la contagieuse envie,

Qu’un être fait ainsi. – Dieu nous garde d’en voir !

 

Elle enguirlande au mieux avec roses sauvages

                Sa robe ; et, sur son chaperon,

Elle a soin d’assortir la mûre des rivages

                À la fleur du rhododendron.

 

                Nous savons bien quel galant homme,

Quel vert galant, quel prince, et quel illustre amant,

                Que parmi vous chacun renomme,

N’aurait point regardé la Belle impunément.

 

Sage enfant, n’allez pas si loin dans la montagne !

                Quelqu’un bien pire que les loups

À pas de loup vous suit, et déjà vous regagne...

                Il n’entend ! Les hommes sont fous.

 

                Ils allaient, ils allaient, rapides,

Ainsi qu’à des repas de fête nous allons ;

                Ils arrivent, à toutes guides,

Dans un vallon boisé, – le plus noir des vallons.

 

Jean-Claude était, vraiment, de bizarre nature ;

                Car trois hivers avaient passé

Depuis qu’il endura la première aventure,

                Sans que la Garcette l’eût lassé.

 

                Mais chose, en vérité, plus drôle :

Malgré l’ardent amour dont il était brûlé,

                Il refusait toute parole

À celle qui de soins l’avait du tout comblé.

 

– « Chevrier, me voici. Regarde, suis-je belle ?

                Fit-elle, en lui prenant la main.

Il te faut me parler. L’amour t’enseigne-t-elle

                À faire encore de l’inhumain ?

 

                Et ses yeux pleuraient de luxure,

Ils pétillaient, blessaient, luisaient comme du feu.

                Non, nul Parisien, je m’assure,

N’eût pu, de son plein gré, résister à ce jeu.

 

– « Ta voix, cruel garçon, est-elle donc tarie,

                Qu’elle ne réponde à ma voix ?

Aimes-tu ? – Oui ! dit-il... Qui ?... – La Vierge Marie. »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

                 ..... Satan déguerpit, de ces bois.

 

 

 

René MUFFAT.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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