Gloriosa

 

 

                                                   (Légende corse)

 

 

        Par une belle nuit d’été

        Au pied d’un vieux châtaignier torse

        Voici ce que m’a raconté

        Agostini, le berger corse :

 

Au temps jadis, vivait sur ce mont noir

Une princesse à l’absolu pouvoir ;

Semant la peur sur les gens de la plaine,

Soumettant tout à sa loi souveraine,

Meurtres et vols, hameaux incendiés,

Pauvres pendus, vassaux humiliés,

Sans Foi, sans Dieu, mais toute à ses lubies

À chaque jour donnait sa tragédie.

 

On racontait qu’au temps des mimosas,

Vers la minuit, seule, Gloriosa

Allait parfois, couverte d’un long voile

Teint de sang frais, consulter les étoiles.

Un certain soir, près d’elle, était venu

D’un grand manteau d’or et de feu revêtu

Un cavalier à la mine hautaine

Portant cuirasse ainsi qu’un capitaine.

 

D’où venait-il ? Nul ne le connaissait,

Et bien des gens prétendaient qu’il boitait,

Qu’en son chemin l’herbe restait courbée,

Que son bonnet s’ornait d’un scarabée

Comme celui que les bohémiens

Mettaient au front de leurs magiciens,

Pour rencontrer au Sabbat les sorcières

Et Lucifer, tout au fond des clairières.

 

De ce jour vint le règne des voleurs ;

Ce n’était plus que malheur sur malheurs.

Les nuits étaient d’infernales orgies,

Gloriosa dans sa sombre folie

Aux jours sacrés, pour braver l’Éternel,

Envoyait même auprès des Saints Autels

Se pavaner quelques filles perdues

Qui chevauchaient des ânes, toutes nues.

 

Or une nuit, où cet affreux château

Par mille feux sortant de ses créneaux,

Sur son rocher comme une nef maudite

Se dessinait dans l’ombre sans limite,

Dans la grand’salle où naguère, le soir

Les preux vassaux aimaient venir s’asseoir,

Cette nuit, sous les voûtes ancestrales

Se déroulait une autre bacchanale.

 

Gloriosa se tenait à l’écart

Et d’un œil froid, contemplait ses soudards

Boire et chanter et lutiner les filles.

Elle sentait parmi les joyeux drilles

Que des gitans au son des tambourins

Faisaient danser sur d’obscènes refrains

S’appesantir une sournoise ivresse...

Le meurtre allait remplacer les caresses.

 

Impassible, elle attendait le moment

Où dans l’horreur, les couples haletant

Ne seraient plus que des chiens à la curée.

La fête ainsi par la mort couronnée

Irait sombrer dans l’âcre odeur du sang.

Bientôt la nuit devant le jour naissant

Allait finir, quand du dehors la plainte

D’un mendiant pénétra dans l’enceinte...

 

Le pauvre est là, seul, faible, suppliant ;

Il tend ses mains vers tous ces mécréants,

Son doux regard fixe la châtelaine...

Gloriosa, d’une fureur soudaine

Tremble, verdit, son visage est de fiel,

Et, de sa main, sur l’envoyé du ciel

D’un mâle coup de sa lourde cravache

Le marque au front d’une sanglante tache.

 

Il tombe, là, sur le sol nu gisant.

Gloriosa de son pied le poussant

Crie aux valets : Vite ! Allons qu’on le pende

Aux noirs corbeaux il servira d’offrande !...

Nul n’a bougé. L’écuyer de ses mains

Voile ses yeux et disparaît soudain,

Car le vieillard étendu sur la pierre

S’est relevé, rayonnant de lumière.

 

Et sa voix tonne, airain semant l’effroi,

« Que tout le sang des pauvres soit sur toi !

« Va-t’en ! Maudite à jamais suis ton Maître ! »

Dans une odeur de soufre et de salpêtre,

Dans la noirceur, de partout éclaté,

Tel un volcan craquant de tous côtés,

Punition du plus affreux des crimes

Le vieux château s’écroulait dans l’abîme.

 

Le sol tremblait, le grand vent déchaîné

Semblait porter les clameurs des damnés...

Dans le ciel noir plein d’éclairs fantastiques

Retentissait le rire satanique

De l’Écuyer chevauchant un balai,

Qui par la tête en triomphe emportait

Gloriosa, comme un fétu de paille

Continuer aux Enfers ses ripailles.

 

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Quand l’ouragan souffle sa haine

On entend quelquefois le soir

Sur ces rochers un bruit de chaînes

Et de longs cris de désespoir.

Si la cloche de la chapelle

Sans raison tinte comme un glas,

Signez-vous !... C’est l’âme rebelle

De la triste Gloriosa.

 

Elle vient par les soirs d’orage

Près des ruines du château,

Infernale, hurler sa rage,

Sur la lande où paît le troupeau

D’Agostini le berger corse,

Et c’est pour vous qu’il m’a conté

Au pied d’un vieux châtaignier torse

Cette Légende, un soir d’été.

 

 

 

Frédéric MULHENHEIM,

de l’Union canadienne des écrivains.

 

Paru dans Mosaïque, Éditions Nocturne, 1963.

 

 

 

 

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