Frère Alfus

 

 

                                      I

 

Ce fut un homme chaste, humble, doux et savant

Que le vieux frère Alfus, le moine des légendes.

Il vivait à Olmutz dans un ancien couvent.

 

Il avait un renom de par beaucoup de landes,

Son esprit était plein d’un immense savoir

Car la Science lui fit ses insignes offrandes.

 

De tous bords l’on venait pour l’aimer et le voir ;

Son chef s’était blanchi sous des frimas d’idées

Mais son penser restait sur un point sans pouvoir.

 

Parmi les grandes paix des retraites sondées,

Dès l’aube, tout rêveur il venait là souvent

Quand les herbes chantaient sous les primes ondées.

 

Il écoutait la source et l’oiseau, puis le vent,

Et comme en désespoir de solver le mystère

Il retournait pensif toujours vers son couvent.

 

On le vit se voûter comme l’arbre au parterre.

Peu à peu dans son âme une tempête entra

Car le Doute y grondait comme un rauque cratère.

 

Du glaive de l’orgueil l’humble foi s’éventra

Et le vieux moine allait portant sur ses épaules

Les douleurs que l’enfer sans doute y concentra.

 

Parfois il se disait marchant sous les hauts saules,

L’index contre la tempe et le missel au bras,

Dieu peut-être est chimère ainsi que vains nos rôles.

 

À quoi nous servirait ainsi jusqu’au trépas

De cambrer nos désirs sous les cilices chastes

Et vivre en pleine mort pour un ciel qui n’est pas ?

 

Son cœur confabulait avec des voix néfastes,

Le ciel, l’arbre, l’oiseau, la terre étaient joyeux

Et le Moine était triste au fond de ces bois vastes.

 

 

                                     II

 

                          LA VOIX DANS LA VISION

 

Or un jour qu’il allait doutant ainsi des cieux

Doutant de l’infini de leurs béatitudes

Un Paradis lointain s’entrouvrit à ses yeux.

 

Et le front tout ridé par les doctes études

Contempla tout à coup ébloui, frémissant,

Une lande angélique aux roses solitudes.

 

Par un soir féerique un Archange puissant,

Fils de Dieu descendu des célestes Sixtines,

Dans le rêve m’a peint son pays ravissant.

 

Et c’est un paysage aux lunes argentines

Tel qu’en rêva parfois le moine Angelico

Dans la nef d’où montaient les oraisons latines.

 

Avec ses fleurs d’ivoire où rôde un siroco

Tout cet Éden frémit d’étranges cantilènes

Qu’aux cent ciels répercute une chanson d’écho.

 

Et le silence embaume au soupir des haleines

Et la grande paix choit ainsi qu’un baiser bleu

Vers le mystère où dort un essaim de fontaines.

 

Et l’air est sillonné d’étrangetés de feu

Et des vapeurs du ciel tombent comme en spirales

Autour du moine Alfus qui s’endort peu à peu.

 

Sous les mousses en fleurs les sources vespérales

Gazouillent. Frissonnant au frais de leur bocal

Roulent des scombres d’or sous les harpes astrales.

 

Et tout à coup éclate un timbre musical

Une voix d’oiseau bleu berçant la somnolence

De ce moine égaré du sentier monacal.

 

Elle bruit sonore au loin dans le silence

Comme un reproche pur longuement modulé

Au doute confondu de l’humaine insolence.

 

Puis voici qu’elle approche avec un son moulé,

Elle s’enfle plongeant sa voix dans son oreille

Où son hymne éternel tout un siècle a roulé !

 

Puis sa large harmonie à de la mer pareille

Baisse dans le gosier céleste de l’oiseau

Et lente, elle lui parle au sein de la merveille :

 

« Alfus, mon fils Alfus, sous ce divin arceau

Je t’ai laissé dormir aux chants de mes orchestres,

Chants doux, plus doux que ceux de ta mère au berceau.

 

« Couché dans le repos des ramures sylvestres

Tu sommeillas brisé, plein d’un orgueil transi,

Dans la sérénité de ces exils terrestres.

 

« Retourne sur la Terre, un moment revis-y

Ne fût-ce que pour mettre en désarroi le Doute.

Retourne enfin au monde, on ne meurt pas ici ! »

 

Puis Alfus s’éveillant voit sa Vision toute

Qui s’est close en chantant. Il est saisi d’effroi

Et le Soleil de l’Aube est là poudrant la route.

 

 

                                    III

 

                           RETOUR AU MONASTÈRE

 

« Comme tout a changé. Je trouve une paroi

Sur ce chemin qu’hier je parcourais encore.

Tout se meut, l’on dirait, sous une étrange loi.

 

« Ô mon Dieu ! suis-je fou ? Qu’est-ce que cette Aurore ?

J’ai quitté ce matin même mon vieux couvent ;

Quelle évolution de monde que j’ignore ?

 

« Le bois n’est donc plus là. Mais ces femmes avant

Ne venaient pas puiser au grand puits solitaire.

Suis-je au chemin d’Olmutz ? dites-là paysan ? »

 

Celui qui monologue a la figure austère ;

Des bons frères d’Olmutz il porte le manteau.

Que signifie alors ce nouveau monastère ?

 

Le jardinier perplexe un coude à son râteau

S’arrête. Ils se sont vus prunelles étonnées.

L’Angélus allemand chantait sur le coteau.

 

Alfus gravit le seuil fait de pierres fanées

Comprenant qu’un miracle alors s’est opéré

Car il avait dormi cependant cent années.

 

« Alfus... » dit un vieux moine, au nom remémoré,

« Alfus... je me souviens, jadis étant novice,

D’avoir ouï causer de ce frère égaré.

 

« Ce fut un moine doux qui n’avait pour délice

Que la paix, la prière et l’ardeur d’un saint feu.

Une aube il se perdit en bois, pour bénéfice.

 

« Bien qu’on cherchât partout, qu’on remuât tout lieu,

Jamais put-on trouver son vestige en ces landes

Et le supposant mort on s’en tenait à Dieu ! »

 

Alors le Saint levant les bras comme aux offrandes

Mourut, lavé du Doute. Il fut l’Élu choisi,

L’antique moine Alfus des illustres légendes.

 

Pour nous, selon le gré du ciel, qu’il soit ainsi !

 

 

 

Émile NELLIGAN.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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