La sorcière

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henry de NIMAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon ami Jules Destrée.

 

 

I

 

 

Marie était une belle et gracieuse jeune fille, avec de beaux grands yeux d’un gris sombre et changeant, une forêt de cheveux blonds naturellement bouclés, une petite bouche mignarde et caressante toute pleine d’éclats de rire et de baisers. Et avec cela, tant de noblesse et d’élégance dans toute la personne, une si exquise distinction native, qu’en dépit de ses modestes vêtements, les passants, quand ils la croisaient sur le chemin, instinctivement se découvraient avec respect, la prenant pour quelque damoiselle de haut parentage. Marie pourtant n’était qu’une paysanne de petite extraction et de peu de biens. Mais, grâce à son oncle, le curé d’Ouffet, chez qui elle avait été élevée, son esprit, pour l’époque, était remarquablement cultivé. Ce docte prêtre, pendant des années, s’était complu à lui enseigner tout ce qu’il savait lui-même, et il savait beaucoup de choses. Maintenant que sa nièce était grande, c’était la vanité de ses vieux jours de s’extasier devant elle et de lui répéter à tout propos, avec une flamme de fierté dans les yeux : « Dieu t’a faite bien belle, et moi je t’ai faite bien savante ; telle que te voilà, petite, tu rendrais jalouse plus d’une fille de roi. »

Marie était orpheline. Quand elle eut atteint sa seizième année, son oncle la fiança au meunier de Faillon, de quinze ans plus âgé qu’elle, beau garçon, robuste, bien découplé, qui possédait quelques arpents et dont les affaires merveilleusement prospéraient.

La jeune fille, tout de suite, s’était éprise profondément. Mais son amour ne ressemblait point à celui des autres fiancées.

Sa jeunesse passée tout entière dans un presbytère, au milieu des odeurs d’encens et des mystérieuses cérémonies catholiques, avait empreint son imagination naturellement ardente et passionnée d’un étrange parfum de mysticisme et d’exaltation religieuse. Le mariage lui apparaissait comme quelque chose de suave, d’auguste et de sacré. Elle ne soupçonnait même pas ses matérialités, ses joies physiques, ses grossiers bonheurs. Le seul amour qu’elle entrevît était celui des prières et des cantiques, toutes ces tendresses pures, subtiles, éthérées qui mouillaient ses prunelles de délicieuses larmes quand, déjà jeune fille, elle les chantait en l’honneur de la Vierge, les soirs de mai, dans la petite église d’Ouffet. En son naïf orgueil, elle rêvait d’être baisée comme une relique, – avec des respects et des adorations, – caressée avec des tressaillements et des tremblements pareils à ceux du prêtre lorsque, à l’autel, ses doigts frôlent la robe de brocart des miraculeuses saintes.

 

 

 

II

 

 

Dans l’église toute parée, au milieu du parfum des roses et du joyeux chant des orgues, un chaud matin de juin, le vieux curé les maria ; puis, ainsi que deux oiseaux, à tire-d’aile ils s’envolèrent vers le moulin comme vers un nid...

Marie, le lendemain, avait pris le meunier en haine et en dégoût.

Elle connaissait le poétique hymen, l’un des sept sacrements, – pauvre blanche hermine que l’on aurait plongée dans un grand bain de fange !

Chaque jour, depuis, lui apporta une souffrance plus cuisante, une plus cruelle humiliation, une injure de plus.

 

 

 

III

 

 

Croyant finie sa tâche en ce monde, huit jours après le mariage, sans avoir revu sa nièce, le curé d’Ouffet doucement s’était éteint comme, aux premiers feux de l’aurore, une lampe inutile.

La jeune femme souffrait silencieusement, se cloîtrant dans sa douleur, gardant jalousement pour elle seule ses sanglantes désillusions, dérobant à tous les yeux la plaie vive de son âme. À qui d’ailleurs se serait-elle confiée ? Qui l’eût comprise parmi toutes ces campagnardes qui la détestaient parce qu’elle était plus belle, plus instruite et plus riche que les autres ; parmi tous ces manants aussi grossiers, aussi matériels, aussi brutaux que le meunier ; parmi ces prêtres et ces moines en tout pareils aux paysans au milieu desquels ils vivaient ?

Oh ! comme cette muette souffrance, comme cette morne résignation, de jour en jour lui pesait plus douloureusement ! Quel immense besoin de consolations tourmentait son pauvre cœur plaintif et meurtri !

Hélas ! elle était seule, désespérément seule, sans une mère, sans une sœur, sans jamais une tendre parole amie ; et Dieu vers qui elle se tournait, n’entendait pas ses prières et ses sanglots.

 

 

 

IV

 

 

Un matin que, plus triste et plus accablée encore que de coutume, elle s’acheminait vers le bois de Faillon, elle rencontra, près de la Croix de pierre, un inconnu de haute taille et de belle prestance, élégamment vêtu, sentant l’ambre, et dont les moindres gestes trahissaient l’homme de qualité.

L’étranger s’approcha poliment de la meunière, et l’ayant saluée, lui demanda pourquoi elle était triste ainsi, comment il se faisait que, si jeune et si belle, elle en était réduite à chercher les forêts solitaires où l’on est mieux pour pleurer. Il parlait d’une voix pleine de douceur et de molles caresses, avec tant de sincère et chaude compassion que Marie, pressentant un ami dans le beau seigneur qui l’interrogeait, lui raconta avec ingénuité sa jeunesse charmante et naïve, ses pauvres rêves de fiancée, son mariage, ses épouvantes, ses dégoûts, ses révoltes, – heureuse de trouver enfin un homme capable de la comprendre, de s’apitoyer sur son sort, de pleurer avec elle et sur elle.

– Si vous voulez me croire, lui dit le superbe seigneur quand elle eut achevé sa lamentable histoire, vous ne serez plus triste et vous ne souffrirez plus. Vous aurez tous les bonheurs et toutes les joies ; votre vie ne sera qu’un long jour de fête. Vous aimez l’argent parce qu’il brille, parce qu’il donne à profusion les parures, les dentelles, les satins, les damas, et les chaises à porteurs, et les carrosses dorés, et les jolis pages si petits qu’il leur faut se mettre à deux pour porter la traîne des lourdes robes et qu’ils sont bien las quand la duchesse a fini sa promenade. Je vous ferai riche ; je vous donnerai de l’or plus que vingt seigneurs châtelains n’en peuvent serrer dans leurs grands coffres de chêne ; vous aurez à peine eu le temps de former un souhait, et de vos mains s’entrouvrant ruisselleront pierreries et ducats. Comme une patricienne de Florence, vous aurez votre cour d’artistes célèbres et beaux. Les poètes divins s’inspireront de vos charmes pour ciseler leurs vers alanguis. Les peintres, en prenant votre corps pour modèle, peindront des Vierges et des Vénus plus belles que toutes celles qu’on a vues. Vous n’aurez plus à supporter l’odieux amour du meunier. Je serai votre unique et fidèle époux, un amant humble, tendre, soumis et empressé. Et je sais des baisers que les hommes ignorent ; je connais le secret des caresses savantes et délicieuses qui laissent le corps pur mais qui ravissent l’âme en des extases et en des paradis.

À ces paroles, la jeune femme comprit que le brillant chevalier n’était qu’un démon suborneur venu vers elle pour la tenter et la perdre. Elle fit le signe de la croix, et l’apparition s’évanouit sans bruit, – comme un rêve.

 

 

 

V

 

 

La meunière s’était confessée le lendemain, qui était jour de fête, et elle avait ensuite communié.

Mais bien souvent, malgré elle et en dépit de ses prières, elle pensait dans sa tristesse au magnifique seigneur qui lui avait parlé si doucement ; elle le revoyait, à travers ses larmes, jeune, fier, élégant, tel qu’il s’était montré à ses yeux ; elle se répétait ses ardents mots d’amour et ses promesses de prestigieux bonheur.

Un soir qu’elle était auprès de sa fenêtre à filer sa quenouille et que de nouveau elle songeait aux paroles ensorcelantes du gentilhomme, celui-ci, soudain, entra dans la chambre. Il s’agenouilla auprès d’elle, et passionnément il lui dit :

– Belle aux doux yeux, femme enchanteresse, tes lèvres sont comme une rose fraîche épanouie qui appelle les papillons à l’amour. Heureux celui que tu aimes et qui entend tomber de ta bouche en fleur les mots qui sont des caresses, qui grisent comme des élixirs et qui rendent fou ! Si j’étais celui-là, je te bâtirais un palais de rubis, de saphirs, d’émeraudes et de topazes ; je t’aimerais à genoux au milieu des parfums, des vins délicieux, des sons de lyre. Nous serions inséparables. Tu serais riche, puissante, adorée. On te craindrait et on t’aimerait. Par les belles nuits d’été claires et embaumées, nous nous envolerions dans les espaces, nous foulerions l’infini, marchant sur les étoiles comme un tapis d’or ; et tous deux, toujours ensemble, nous irions aux danses sur la lande sauvage, au coin des bois. Là des parfums inconnus, et des musiques tendres, et des voix charmeresses qui convient à toutes les séductions. Là, ô ma Beauté, ô la Reine des Grâces, là des baisers puissants et doux, des caresses enivrantes et chastes, de saintes voluptés, de séraphiques béatitudes.

Marie ne fit plus le signe de la croix. Bercée par ces protestations d’infinie tendresse, séduite et subjuguée, elle promit au chevalier d’aller aux danses, le soir même, avec lui. Se relevant alors, il l’embrassa avec une passion indicible ; puis il lui offrit un anneau d’argent fin qu’il lui passa au doigt.

 

 

 

VI

 

 

Le soir venu, la crainte ressaisit la meunière. Elle prit de l’eau bénite, fit sa prière et se coucha toute tremblante.

À peine avait-elle soufflé sa chandelle qu’il se fit un grand bruit et que la petite chambre basse, comme une forge qu’on allume, s’embrasa d’une aveuglante lumière rouge. Le seigneur était là, dressant près du lit sa haute taille fière.

Il mit un genou en terre ; et après avoir longtemps contemplé Marie, si belle dans le déshabillé de la nuit, avec ses cheveux défaits, immobile et toute blanche, il lui murmura tout auprès de l’oreille, – si près que chaque parole était un baiser :

– Pour tes yeux de braise et de flamme, je voudrais être papillon et me brûler à leur feu. Pour tes lèvres pareilles à une rouge fleur éclatante et embaumée qui ouvre son calice aux baisers du matin, je voudrais être abeille et faire mon miel en buvant leur suave et grisante rosée. Je voudrais être un esclave qu’on bat et qu’on méprise, et je me roulerais à tes pieds plus humble qu’un chien. Je voudrais être un brin d’herbe, un insecte sans nom qu’on écrase en marchant, pour avoir cette volupté de mourir par toi et pour toi. Je voudrais avoir un million de cœurs pour t’aimer et un million de voix pour chanter mon adoration et emplir les monts, les mers, le ciel et l’enfer de la joie de mon amour. Car tu es belle parmi les belles, plus belle que les Anges et que les Archanges, plus belle que les Chérubins et que les Séraphins, plus belle que les Trônes et que les Dominations, belle comme la Vierge Marie, pure comme elle, et comme elle digne d’inspirer à Dieu lui-même de l’amour !

Il continua longtemps ainsi ; et ses paroles de tendresse n’étaient qu’une ardente et passionnée adoration, une invocation priante et délirante.

 

 

 

VII

 

 

Ô la belle nuit de mai toute constellée de tremblantes et indécises étoiles, toute remplie de la tendresse chantante des oiseaux, tout imprégnée de fortes odeurs campagnardes ! Ô la suave nuit où l’on entendait le fécond frémissement des sèves en travail, où l’on sentait voler dans l’air les effluves enivrants des roses et des jasmins, les senteurs excitantes comme des haleines de femmes, où l’on respirait l’âme folle du printemps ! Ô la nuit malsaine et mauvaise conseillère aux vertus qui chancellent !

Et dans la sérénité trompeuse de cette chaude nuit de printemps, Marie se laissa emporter, anxieuse et ravie, jusqu’au village d’Yvoir, dans une prairie, sur les rives du Bocq.

La danse était déjà commencée lorsqu’ils arrivèrent.

Demi-nues, les cheveux flottants, une centaine de femmes, dont plusieurs très jeunes et très belles, menaient une ronde immense, furieuse et folle, aux accents d’une musique violente et passionnée. Chaque danseuse avait pour cavalier un jeune seigneur en pourpoint blanc à la mode française. C’était un bruit confus de baisers, de murmures, de mots d’amour, de rires mouillés, de soupirs, de prières, de supplications éperdues. Au milieu du cercle, la Reine des Péchés – une femme jeune, belle et très grande, – toute nue, mais la figure masquée, tenait à la main un gros cierge de cire rose.

Marie fut entraînée par son compagnon dans la ronde hurlante et furibonde.

Ils tournèrent longtemps ainsi, et peu à peu le délire du sabbat saisissait la danseuse.

Enfin, tout s’arrêta. La femme de haute taille qui tenait un flambeau au milieu de la ronde, s’écria en regardant le ciel :

– Lune pâle et pensive, astre que nous aimons parce que tu présides à nos plaisirs, fais, cette nuit, dormir nos époux d’un lourd et bon sommeil, afin qu’ils ne s’aperçoivent pas que nous ne sommes point couchées auprès d’eux dans notre lit. Puis, lune bienfaisante, voile ta large face de lumière et laisse la terre baignée dans une ombre propice.

La lune obéit, et les danseurs, par couples, s’égarèrent dans les bois...

Son amant ramena ensuite Marie au moulin, et il demeura auprès d’elle jusqu’au jour, la rassurant et la consolant, car, à présent qu’elle était dégrisée, elle pleurait sur sa faute et se lamentait douloureusement.

 

 

 

VIII

 

 

Quelque temps après, assise sous un orme vers le soir, elle pensait encore à sa misérable existence et maudissait le sort. Le diable lui apparut de nouveau, et il la transporta dans les airs jusqu’aux confins d’Yvoir.

Le rendez-vous, cette nuit-là, était dans un carrefour perdu au fond des bois. De tous côtés, en longues files capricieuses et fantastiques, les sorcières, jeunes et vieilles, arrivaient, nues, n’ayant pour vêtement que les flots de leurs longs cheveux dénoués, les unes à cheval sur des boucs, les autres sur des balais dont les brindilles en feu flamboyaient comme des crinières d’enfer. La nuit était lourde et profonde. Au milieu du carrefour brûlait un énorme feu, qui marbrait de taches rouges les chairs blanches des femmes.

Un bouc majestueusement s’avança. Mais ce bouc avait une face humaine, un visage doux, pâle et mélancolique, et il portait sur le front trois cornes d’or dont une, celle du milieu, était surmontée d’une grande étoile lumineuse. Derrière Lucifer marchaient, troupe obscène, ses concubines et ses gouges, femmes de toutes les nations et de tous les pays, belles chacune de la beauté propre à sa race. Puis venait la légion des enfers : diables, revenants, loups-garous, gnomes, nutons, follets, farfadets, harpies, larves, goules, vampires, reptiles de toutes sortes, les uns avec des têtes de chien, de singe ou de pourceau, d’autres avec des ventres hideux d’araignée, d’autres encore avec des ailes d’immense chauve-souris.

Marie épouvantée se pressait contre son compagnon. Mais presque aussitôt les mains cherchèrent les mains, et la ronde échevelée commença. Le bouc, avec son pied fourchu, battait la mesure. L’on entrevoyait de bizarres caresses et d’étranges enlacements. L’on n’entendait que des rires fous, des cris, des râlements, des chants d’orgie, des baisers furieux, des mots d’amour âpres et savoureux.

Quand la danse fut finie, les femmes se mirent à gratter la terre avec leurs ongles, de façon à creuser chacune une fosse petite et ronde comme une tête d’enfant. D’un trou il sortit des souris, d’un autre des rats, d’un autre des taupes, d’un autre des mulots ; puis, des araignées, des crapauds, des couleuvres, des lézards, des limaces. Et toutes ces bêtes, par milliers, comme une nuée de grêlons qui crève, s’abattaient sur les campagnes, gâtant les grains, l’herbe, les légumes et les autres fruits de la terre.

 

 

 

IX

 

 

Quelques heures plus tard, dans la douce paix du lit blanc de la chambre blanche, au milieu des objets familiers et des fraîches senteurs qui montaient du jardin, Marie lentement s’éveillait et, encore un peu lasse, s’étirait paresseusement, lorsque dans une brusque évocation toute cette nuit de sabbat surgit soudain devant elle, rouge, monstrueuse, satanique, avec ses parfums violents, avec ses rondes enlacées de femmes nues et de démons abjects, avec ses baisers goulus et ses poses infâmes, avec tout son cortège d’animaux malfaisants, de ruines et de désolations.

Affolée elle sauta en bas du lit, se jeta à genoux, se meurtrissant le front contre le pavement de pierre, grinçant des dents, se frappant la poitrine, s’arrachant les cheveux, suppliant Dieu, la Vierge et tous les saints, jurant de ne plus jamais retourner à ces odieux sabbats, non, jamais. Puis, debout au milieu de la chambre, pour se purifier elle fit avec de l’eau bénite des croix partout où le démon l’avait baisée, car sa chair la brûlait comme si les lèvres lippues du diable eussent été un fer rouge.

 

 

 

X

 

 

Cependant, elle n’avait point ôté de son doigt l’anneau d’argent fin que l’Abhorré lui avait donné pour gage de sa foi. Or cette bague était enchantée, et le charme continuant d’opérer, Marie eut bientôt fait d’oublier ses repentirs et ses serments.

À quelques jours de là, son amant la vint chercher un soir pour la mener à la confirmation. Quoiqu’elle eût entendu parler bien des fois, dans les veillées, de l’horreur irréparable de cette cérémonie et des sacrilèges qui l’accompagnaient, Marie ne fit aucune résistance.

Le diable la conduisit dans une vieille cathédrale plus qu’à demi détruite par un incendie et, plus tard, par les rigueurs des hivers. Plus de voûte ; mais éparses et sans ordre, de lourdes colonnes aux sculptures grimaçantes restant debout comme pour provoquer le ciel. Dans le fond, un chœur très vaste ; et dans ce chœur, étendue sur une pierre druidique, la femme de Lucifer dont le corps servait d’autel. Près d’elle, Lucifer lui-même ; non pas le Lucifer élégant, de bonne compagnie et de belle humeur qui charme et séduit les hommes ; mais Lucifer dans toute sa hideur, le corps couvert de poils noirs et rudes comme la soie des porcs, de grandes cornes sur le front, de larges oreilles pendantes, les pieds fendus, au lieu de mains des griffes, le museau abominable et grotesque. L’Impur avait revêtu l’habit d’archevêque, crosse en main, chasuble au dos, et en tête la mitre au-dessus de laquelle les longues cornes émergeaient. Cafards et sensuels, soixante diables déguisés en moines, un cierge à la main, se tenaient des deux côtés de l’officiant. Suspendue au ciel comme une lampe sépulcrale, la lune apparaissait triste, fatale, immobile, dans l’obscurité immense.

Par les porches monstrueux, par les fenêtres à ogive veuves de leurs vitraux, par les larges trouées que les éboulements avaient ouvertes dans les murailles, par la voûte défoncée et béante, cheveux et poitrine au vent les sorcières arrivaient, chevauchant leurs balais aux secouements de flammes.

Quand toute la séquelle se fut tassée dans ce fantôme de cathédrale, on entonna les Litanies du diable dont chaque mot était une hérésie et un blasphème. Aussitôt après, révoltante parodie de la sublime cérémonie chrétienne, commença la confirmation des nouvelles sorcières. La tête couverte de l’amict, revêtu de l’aube et de l’étole des évêques, Lucifer s’assit à l’entrée du chœur dans un fauteuil de bois noir constellé de joyaux. Devant lui, sur deux rangs, la tête courbée, les postulantes s’agenouillèrent. Il étendit les mains sur leur groupe prosterné, en invoquant l’esprit des ténèbres. Il alla ensuite vers chacune d’elles, fit une onction sur leur front, et à chaque fois il répétait ces atroces paroles : « Je t’enlève la tache du baptême et ta qualité de chrétienne ; je te marque du signe de la possession et je te confirme par cette onction au nom de la magie et de l’amour charnel. Ainsi soit-il. » Et toute l’assemblée, dans une clameur d’allégresse et de triomphe répétait : « Ainsi soit-il ! » Trente fois ce cri retentit. Puis, Satan, assisté de ses soixante diables habillés en diacres, avec des ricanements et des grognements dans la voix, chanta la sinistre Messe noire, ramassis de sacrilèges, d’anathèmes, de profanations, d’horreurs de toutes sortes, qui se termina, sur les dalles de cette cathédrale où dormaient tant de générations de saints moines, par une danse plus lubrique encore que toutes les précédentes, par des baisers plus furieux, de plus hideuses étreintes.

 

 

 

XI

 

 

C’en était fait maintenant de Marie.

À dater de ce jour, toutes les nuits, elle s’en alla rejoindre son amant dans les sabbats.

Un mouton à la toison lumineuse apparaissait parmi les nuées vers le soir, et par des signes convenus désignait à la sorcière l’endroit où devaient se tenir les saturnales ce jour-là. L’été, elle s’enduisait la peau d’une pommade parfumée que Lucifer lui avait donnée, et toute nue se laissait glisser dans le lit des rivières ; l’eau la caressait avec amour ainsi qu’elle lèche le corps voluptueux des blanches ondines, et doucement, comme dans un humide baiser, la portait jusqu’au lieu du sabbat. L’hiver, elle montait sur un grand bouc enchanté dont la queue aussitôt s’allongeait, s’élargissait, se recourbait, s’épanouissait, entourant et enveloppant la sorcière de toutes parts comme entre les chaudes et moelleuses parois d’une chaise à porteurs.

Marie, sans un remords, prit part à tous les affreux mystères de la magie et de la sorcellerie. Les danses dans les clairières au fond des bois, l’amour d’un démon, Lucifer adoré comme un dieu ne furent plus assez pour cette possédée de l’enfer. Du matin au soir, avide, elle feuilleta les Clavicules et les autres grimoires. Les alambics, les fioles de poison, les philtres innommables, les poudres malfaisantes, les plus perfides talismans furent sans cesse entre ses mains. Elle se livra aux sortilèges, aux incantations, aux envoûtements, aux scopélismes, à tous les noirs enchantements qui tuent plus sûrement que les poignards et que la foudre.

Toutes les semaines, le vendredi, au pied du rocher de Vénate, non loin de la fontaine intermittente dont les eaux, de sept minutes en sept minutes, montent avec la régularité d’une horloge, elle vint s’asseoir à côté des autres sorcières autour de la table du festin sacrilège.

Ô ces banquets de sorcières, quel opprobre, quel sombre amoncellement de forfaits et d’impiétés ! Des vêtements sacerdotaux volés dans les abbayes ont été cousus ensemble et servent de nappe. Petits enfants sacrifiés avant le baptême, jeunes religieuses arrachées à leurs cloîtres et immolées dans leur robe monastique, hosties consacrées, tels sont les mets maudits de ces repas sans nom. Pour boire, les convives devant eux ont des crânes de prêtres déterrés la nuit dans les cimetières, – dégoûtantes coupes sur chacune desquelles le nom d’un démon et celui de son amante sont gravés dans un cœur. Un immense brasier éclaire cette orgie et embrase le ciel de reflets d’incendie. Les bûcherons et les charbonniers, au fond des noires forêts, éteignent leurs feux, et pâles comme des morts, se blottissent dans l’ombre épaisse des fourrés. Les bergers épars dans la plaine, la gorge séchée, les yeux hagards, tremblent comme des feuilles ; les moutons bêlent lugubrement, les chiens hurlent à la mort.

 

 

 

XII

 

 

Et Marie était heureuse parce qu’elle aimait.

Elle appartenait au bien-aimé par le corps et par l’âme, par l’imagination et par les sens, par la chair et par l’esprit, par tout l’être subjugué et fasciné.

Ainsi qu’un grand musicien de sa harpe ou de sa lyre vantée, l’amant tirait du corps harmonieux et vibrant de l’amie d’incomparables et divines mélodies. Sous ses doigts inspirés, la gamme d’amour, comme un chant triomphal, se déroulait.

Quels raffinements et quelle perversion ! Des câlineries et des brutalités, des prières humbles succédant à de rudes exigences, des tendresses ingénues de jeune fille se mêlant à un dévergondage effrayant de satyre !

Pour mieux intriguer le désir, l’amant changeait de forme presque chaque jour. Aujourd’hui, il apparaissait sous l’aspect hautain d’un soudard tout bardé de fer et panache au vent. Hier, il s’était montré à l’adorée sous la mélancolique figure d’un poète triste et rêveur dont la passion prie et pleure, implore et soupire. Demain, elle le verra sous les traits austères d’un jeune moine amaigri par les jeûnes et les macérations, dont chaque baiser ressemble à un sacrilège et donne la sensation exquise d’un péché. C’étaient de continuelles transformations, de subites métamorphoses, des transfigurations à l’infini.

Leur amour, de la sorte, était toujours jeune et nouveau, toujours recommençant ; et cette mortelle ennemie des affections humaines, l’accoutumance, n’avait point de prise sur eux.

 

 

 

XIII

 

 

Deux paysans, un matin, se présentèrent devant le seigneur de Faillon-Buzin et lui tinrent ce discours :

– La meunière est vaudoise. On l’a vue se coiffer et se parer de linges blancs à la tombée de la nuit, quand, pour les chrétiennes, c’est l’heure de faire leur prière et de s’endormir dans leur lit conjugal. Elle court les danses et hante les sabbats. À la place de Dieu Notre-Seigneur, elle adore Satan, prince des Ténèbres, à qui elle rend un culte infâme. Elle tutoie Belzébuth, et lui dit : « Je t’aime, ô mon époux ! » Avec sa main pour toute faucille, la nuit, elle fauche nos blés avant qu’ils soient mûrs, et elle fait plus de besogne dans une heure que n’en pourraient faire dix infatigables moissonneurs par toute une longue journée d’été. Se venger, tuer, stériliser, maudire, ravager les champs, ôter à la terre sa belle face de verdure, la dépouiller de la beauté des fruits dont Dieu l’a ornée, troubler les éléments, exciter les orages, appeler à son aide les grêles et les frimas, elle s’est livrée à toutes ces pratiques infernales, elle a commis tous ces crimes. Nous l’accusons.

Marie fut arrêtée et enfermée dans une dure prison.

On la dépouilla de ses vêtements, et, devant le R. P. Provincial des Augustins, un chirurgien l’examina.

Elle avait, sur la cuisse gauche, un petit signe noir et velouté. L’homme d’Église et l’homme de science, sans une hésitation, reconnurent dans cette tache le stigmate que Satan imprime avec sa griffe aiguë sur le corps des sorcières.

En conséquence, Marie fut renvoyée devant la haute cour de Buzin et Faillon.

Là, à toutes les questions qu’on lui posa, elle répondit avec une farouche résignation qu’elle ne voulait ni ne pouvait se décharger des imputations qui pesaient sur elle, attendu qu’elle était sorcière et qu’elle était prête à mourir. Elle fut condamnée à être brûlée vive.

L’exécution eut lieu, le 30 mars 1652, sur une colline située entre Buzin et Faillon, à l’endroit où se dresse encore aujourd’hui un antique tilleul.

La sorcière y fut menée, entièrement nue, exposée aux insultes, debout dans un char à quatre chevaux que conduisait un valet du châtelain. La voiture allait au pas. Les cloches sonnaient. Les manants escortaient la condamnée, portant sur leurs épaules des fagots pour son supplice.

Au sommet de la montagne, on la fit descendre du chariot, on l’assit sur une chaise peinte en rouge et on l’y attacha avec des chaînes de fer. Le bourreau, mèche à mèche, lentement, lui coupa les cheveux. Puis, sous ses yeux, avec les fagots que les paysans avaient apportés, il prépara un grand bûcher. Au milieu, il plaça la sorcière toujours assise sur la chaise rouge. Et le corps de la malheureuse, toute cette jeunesse, cette vie, cette chair d’une blancheur nacrée, toute cette grâce ne fut plus bientôt qu’un amas de cendres.

 

 

 

XIV

 

 

Depuis deux siècles et davantage, le lieu du supplice est devenu un endroit maudit, et les bonnes gens du pays n’osent plus s’y aventurer une fois la nuit venue. C’est qu’en effet d’étranges choses s’y passent, visibles de très loin par les belles nuits étoilées.

Assise sur la carcasse colossale d’un monstre apocalyptique, s’avance une femme grande et belle, n’ayant pour toute parure que son incomparable et surhumaine beauté. Ses cheveux épars flottent derrière elle pareils à des flammes. Deux hommes – les paysans accusateurs – couverts de loques infâmes, des os calcinés autour de leur cou en guise de collier, escortent éternellement la funèbre amazone. Sa main s’appuie inexorablement sur leurs fronts, et ils lèvent en vain vers elle leurs mains suppliantes. À côté d’eux galope, juché sur le squelette d’un bélier, un homme plus grand que nature, vêtu de rouge, la plume au chapeau, l’air spirituel et railleur. C’est Satan, tel qu’il apparut la première fois à Marie, près de la Croix de pierre, un jour qu’elle s’acheminait vers le bois de Faillon. Le tilleul frémit, les roseaux s’inclinent devant la diabolique procession ; et le tilleul ressemble à un squelette de géant, les roseaux à des ossements desséchés, et la colline tout entière apparaît comme un cimetière fraîchement bêché.

Mais le cortège, brusquement, s’enlève dans les airs ainsi qu’un tourbillon. Une brise chaude, âpre, cuisante le chasse devant elle pardessus les torrents et les bois, les collines et les plaines, les toits et les clochers.

Quand il passe au-dessus des vieux cimetières, les sorcières endormies dans la paix sépulcrale quittent leurs couches éternelles, et vêtues seulement de leur blanc suaire, en foule, viennent rejoindre l’impie cavalcade. Les chants troublent la nuit. Les balais flamboient parmi les ténèbres.

À Yvoir, au pied du rocher de Vénate, les fantômes s’arrêtent. Exacts comme des soldats à la parade, ils sont là tous les démons vicieux, elles sont là toutes, les grandes hystériques dont la mort même n’a pu éteindre l’ardente concupiscence.

Comme aux temps anciens, autour de la source, la ronde lascive recommence. Et les beaux corps se tordent, les croupes reluisent aux clartés moites de la lune, les lèvres mordent les lèvres, les mains se crispent sur les chairs. C’est un satanique fourmillement. Ce sont des ardeurs et des étreintes, des désirs sauvages, des rires rouges, des hurlements de béatitude, des caresses qui déchirent comme des flagellations, des baisers plus aigus et plus tranchants que des couteaux, des soupirs pareils à des râles, des amours douloureuses et lugubres comme des agonies.

Mais les premiers chants du coq dans les basses-cours éclatent comme des trompettes sonnant la diane, au point du jour, dans les camps.

Tout est redevenu taciturne et tranquille. Les démons se sont dispersés aux quatre vents du ciel ; les sorcières, arrangeant autour d’elles, avec une coquetterie macabre, leur linceul, se sont recouchées dans leurs froids lits de pierre.

Comme une vierge au matin, l’aube se lève fraîche, rose, gaie et riante ; les forêts se teignent des couleurs de la pourpre ; les fleurs s’entrouvrent, humides de rosée, dans une scintillation de perles et de diamants ; l’alouette s’élance du milieu des sillons, monte et chante, et porte vers l’azur l’hymne joyeux de l’aurore.

Au spectacle de ces calmes magnificences, les paysans volontiers croiraient qu’ils ont dormi, que ces scènes horribles entrevues de loin ne sont qu’un effrayant cauchemar si dans l’air doux du matin ne flottait une étrange et indéfinissable odeur, parfum âcre de femmes en sueur, senteur chaude de bête fauve, fumée de soufre, vapeur d’incendie, toutes ces exhalaisons se mêlant et se résolvant en un brouillard puissant, vertigineux, magnétique qui grise et enflamme les sens comme un philtre.

 

 

 

Henry de NIMAL, La sorcière.

 

Recueilli dans La Belgique fantastique avant et après Jean Ray,

28 contes bizarres et surnaturels choisis et présentés

par Jean-Baptiste Baronian, André Gérard/Marabout, 1975.

 

 

 

 

 

 

 

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