Histoire d’Hélène Gillet

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’hiver sera long et triste. L’aspect de la nature n’est pas joyeux. Celui du monde social ne l’est guère. Vous craignez l’ennui des spectacles. Vous craignez l’ennui des concerts. Vous craignez surtout l’ennui des salons. C’est le cas de faire chez vous un grand feu, bien clair, bien vif et bien pétillant, de baisser un peu les lampes devenues presque inutiles, d’ordonner à votre domestique, si par hasard vous en avez un, de ne rentrer qu’au bruit de la sonnette ; et, ces dispositions prises, je vous engage à raconter ou bien à écouter des histoires, au milieu de votre famille et de vos amis, car je n’ai pas supposé que vous fussiez seul. Si vous êtes seul cependant, racontez-vous des histoires à vous seul. C’est un autre plaisir encore, et il a bien son prix. J’ai goûté un peu de tout, et je ne me suis jamais réellement amusé d’autre chose.

Mais si vous êtes curieux d’histoires fantastiques, je vous préviens que ce genre exige plus de bon sens et d’art qu’on ne l’imagine ordinairement ; et d’abord, il y a plusieurs espèces d’histoires fantastiques.

Il y a l’histoire fantastique fausse, dont le charme résulte de la double crédulité du conteur et de l’auditoire, comme les Contes de fées de Perrault, le chef-d’œuvre trop dédaigné du siècle des chefs-d’œuvre.

Il y a l’histoire fantastique vague, qui laisse l’âme suspendue dans un doute rêveur et mélancolique, l’endort comme une mélodie, et la berce comme un rêve.

Il y a l’histoire fantastique vraie, qui est la première de toutes, parce qu’elle ébranle profondément le cœur sans coûter de sacrifices à la raison ; et j’entends par l’histoire fantastique vraie, car une pareille alliance de mots vaut bien la peine d’être expliquée, la relation d’un fait tenu pour matériellement impossible qui s’est cependant accompli à la connaissance de tout le monde. Celle-ci est rare, à la vérité, si rare, si rare que je ne m’en rappelle aujourd’hui d’autre exemple que l’histoire d’Hélène Gillet.

À une histoire vraie, le mérite du conteur est sans doute peu de chose. Si son imagination vient s’en mêler, la broderie risque fort de me gâter le canevas. Son principal artifice consiste à se cacher derrière son sujet. Quand on examine, il doit éclaircir ; quand on discute, il doit prouver. Alors l’émotion va croissant, comme celle du spectateur d’une scène d’illusions, dont la main s’étend machinalement pour détourner un fantôme, et s’arrête, glacée d’horreur, sur un corps vivant qui palpite et crie ; mais l’histoire d’Hélène Gillet demanderait à ce compte un volume de développements écrits, et j’ai une excellente raison pour ne pas le faire : c’est qu’il est fait, et supérieurement fait, par un des hommes les plus instruits de l’époque où nous vivons. Il en a puisé les documents dans le XIe tome du vieux Mercure françois de Richer et Renaudot, dans la Vie de l’abbesse de Notre-Dame du Tart, madame Courcelle de Pourlans, et dans les manuscrits authentiques de la chambre des comptes et de la mairie de Dijon, de sorte qu’il n’y a rien de mieux démontré, rien de plus exact d’analyse, rien de plus complet de détails, dans les procès-verbaux si pittoresques et si animés du sténographe des cours d’assises. Et le livre de mon ami, c’est un livre que je vous recommande en passant.

Ceci, c’est tout bonnement ce que je vous ai promis : un conte de la veillée, une de ces causeries dont vous me pardonnez quelquefois la longueur, quand elles vous intéressent ; une histoire fantastique vraie, arrangée, récitée à ma manière, avec aussi peu de latitude qu’en puisse prendre l’imagination dans la disposition d’un tableau extraordinaire qu’elle n’aurait pas osé inventer. Rangez donc ces tisons prêts à crouler, bercez un peu dans vos bras les enfants qu’ils ne s’éveillent, fermez le trictrac, s’il vous plaît ; et mettez vos chaises en rond, pendant que je vous dirai ce qui me reste à vous dire avant de commencer.

C’est qu’il faut que je vous en prévienne, l’histoire d’Hélène se passe presque tout entière sur un théâtre dont le seul aspect révolte les organisations délicates, et il m’a fallu triompher, pour arriver à l’écrire, des répugnances de mon propre cœur. Vous pourrez me suivre sans danger maintenant, si vous êtes aguerris, par le drame ou par le roman de nos jours, à des impressions d’une certaine nature. Autrement, passez au piano, faites cercle à l’écarté, ou entretenez-vous de pensées gracieuses avec le farfadet domestique, en faisant jaillir par gerbes et par fusées les étincelles du brasier. Vous voilà bien avertis.

En 1624, le châtelain ou juge royal de Bourg-en-Bresse, au pied de nos chères montagnes du Jura et du Bugey, s’appelait Pierre Gillet, homme noble, droit, sévère et de bonne renommée. Il avait une fille du nom d’Hélène, âgée de vingt-deux ans, qu’on adorait pour sa beauté, qu’on admirait pour son esprit et pour ses grâces, qu’on respectait pour sa piété et pour sa vertu. On ne voyait guère Hélène qu’à l’église ; mais l’église même est pour un mauvais esprit un lieu de mauvaises pensées. Elle eut le malheur d’être aimée d’un de ces hommes violents qui sacrifient tout à leur passion, jusqu’à la femme qui en est l’objet, quand ils ne peuvent espérer de l’épouser ni de lui plaire, et je vous dirais son nom, si l’histoire me l’avait dit. Entraînée chez une fausse amie apostée pour sa perte, sous le prétexte de quelque action de charité chrétienne, elle y fut fascinée, comme les victimes du Vieux des Sept-Montagnes, par un breuvage narcotique. Dieu sait quels rêves de volupté inexplicable et inconnue elle fit pendant ce temps-là ! L’infortunée n’a jamais pu se les rappeler. Elle ignorait, dans son innocence, les joies qui ouvrent la porte de l’enfer.

Cet évènement ne lui avait laissé qu’une tristesse vague et sans remords, car aucune pensée du crime ne se mêlait à ses souvenirs. Cependant les chuchotements ricaneurs des passants, le rire grossier des libertins, le regard attentif et profond des vieilles femmes, aiguisé par une curiosité amère, et surtout l’abandon journalier de ses plus chères compagnes l’avertirent peu à peu qu’elle était déchue de sa réputation aux yeux du monde, et que la société la repoussait. Bientôt il ne lui resta qu’une amie, et elle cacha sa tête dans les bras de sa mère pour pleurer, parce qu’elle n’avait rien à lui confier. Le mystère de son infortune commençait à peine à se révéler à son esprit qu’elle fut saisie des angoisses de l’enfantement, ou plutôt qu’elle tomba dans un long évanouissement causé par la honte, le désespoir et la douleur. Ce fut un songe encore, un songe indéfinissable dont elle ne conserva pas plus l’idée que du premier. Épouse et mère, il ne lui restait de ce double titre que l’opprobre de l’avoir porté sans la permission de la religion et de la loi. Ces deux immenses joies de la nature, si chèrement payées par les femmes, n’avaient été pour Hélène que des supplices stériles, dont rien ne rachetait l’horreur, pas même le souvenir d’un instant d’ivresse, pas même le sourire d’une innocente créature qui s’éveille à la vie ! Elle ne s’était point connu d’amant, et son enfant, elle ne le connut pas.

En effet, et comme elle était surprise encore de ce sommeil des sens qui ressemble à la mort, mais qui ne la vaut pas, un jeune homme qui guettait depuis longtemps, et dès le point du jour, l’époque de l’accouchement clandestin, pénétra dans la chambre d’Hélène entre sa mère anéantie et une vieille servante qui dormait. Il courut au lit, car on n’avait pas préparé de berceau, enveloppa le nouveau-né dans le premier linge qui lui tomba sous la main, déposa un baiser frénétique au front de la malade ou de la morte, et puis disparut. L’enquête prouva à n’en pas douter que c’était un étudiant des environs de Bourg, « demeurant au logis d’un sien oncle », et qui avait servi quelques mois de répétiteur aux jeunes frères d’Hélène. On ne l’a jamais retrouvé.

Lorsque Hélène se réveilla et qu’elle apprit toute sa misère, elle chercha sans doute son enfant, qui n’y était plus. Elle n’osa le demander, parce qu’il ne lui semblait pas qu’elle dût avoir un enfant. Et tout cela s’accumula dans son esprit comme les caprices d’une vision.

Cependant, quelque temps après, elle reparut dans la ville et à l’église, accompagnée de sa mère, comme elle avait fait par le passé. On remarqua seulement qu’elle paraissait malade, que ses flancs s’étaient abaissés, et que sa physionomie portait une étrange expression d’étonnement et de terreur. Le châtelain de Bourg-en-Bresse avait des ennemis comme tous les hommes puissants ; mais cette belle et douce Hélène, elle n’avait point d’ennemis. On passa quelques jours à recueillir, à échanger, à propager des conjectures sinistres, et bientôt on n’en parla plus. L’instruction que la justice avait commencée, sur la foi des bruits populaires, s’était subitement interrompue à défaut de preuves. Hélène sentait pourtant que sa destinée de malheur n’était pas complète, et que la Providence lui réservait des épreuves plus rigoureuses ; mais elle s’y résignait avec constance au pied des autels, parce qu’elle était sans reproche et qu’elle avait foi en Dieu.

Or il arriva qu’un soldat qui se promenait hors de la ville, en attendant sa maîtresse, fut frappé de l’action d’un corbeau qui plongeait au pied d’une certaine muraille, à chutes réitérées, remuant et fouillant la terre de son bec, et l’éparpillant sous ses pieds, et remontant vers sa branche avec quelques lambeaux de linge sanglant ; puis sautillait de rameau en rameau, le cou tendu et l’oeil fixe à l’endroit où il était descendu d’abord, et retombait là comme une pierre pour se remettre à fouiller. Le soldat s’approcha, l’écarta d’un revers de sabre, agrandit de la pointe le trou que le corbeau avait commencé de creuser, et en tira le cadavre d’un enfant roulé dans les restes d’une chemise marquée au nom d’Hélène Gillet. Là-dessus le présidial reprit ses informations ; et, par sentence du 6 février 1625, Hélène Gillet fut condamnée, comme infanticide, à avoir la tête tranchée, car on sait que notre pauvre Hélène était noble, et on croyait alors que le fer ennoblit le supplice. Il est devenu plus populaire depuis.

L’avocat d’Hélène appela de ce jugement au parlement de Dijon ; car sa famille n’intervint point, et le vieux châtelain défendit même expressément qu’il lui fût jamais parlé d’elle, tant l’austérité des mœurs et de la justice pouvait prévaloir dans ce cœur romain sur la plus douce des inclinations naturelles. Deux archers la conduisirent de Bourg-en-Bresse à la conciergerie du palais des États, sans autre compagnie qu’une malheureuse femme qui n’avait pas voulu la quitter. J’ai à peine besoin de dire que c’était sa mère.

Ce n’était pas que madame Gillet comptât beaucoup sur l’effet de ses pleurs auprès de messieurs les juges de la Tournelle. Trop peu de temps s’était écoulé depuis qu’elle l’avait essayé en vain sur messieurs les juges du présidial. Elle comptait sur un juge qui réforme, quand il lui plaît, les jugements de la terre, et en qui les malheureux n’ont jamais placé inutilement leur espérance ; mais la pieuse femme ne se croyait pas digne de communiquer avec Dieu sans intermédiaire. Elle venait donc se placer au couvent des Bernardines de Dijon, sous la protection des prières de la communauté, et particulièrement de sa noble parente, la Mère Jeanne de Saint-Joseph, qui avait quitté le nom de Courcelle de Pourlans pour devenir abbesse du saint monastère. Ce fut certainement un spectacle sublime et fait pour attirer les bénédictions du Seigneur, si nos vaines douleurs parviennent jamais jusqu’à lui, que celui de ces vierges prosternées sur les pavés du chœur, qui imploraient sa pitié, avec des gémissements et des larmes, en faveur d’une fille mère que la loi avait proclamée coupable d’assassinat sur son enfant, et obligées d’articuler dans leurs pensées, pour désarmer les vengeances du Ciel, les syllabes presque blasphématoires qui désignent je ne sais quels crimes inconnus. Madame Gillet n’était pas à genoux comme les autres, mais étendue la face contre terre, et on aurait cru qu’elle était morte si elle n’avait sangloté.

Il faut le dire toutefois, car on ne l’imaginerait pas, il manqua quelque chose à la solennité de cette imposante cérémonie. Une des religieuses n’y avait point paru, la sœur Françoise du Saint-Esprit, qui s’était appelée auparavant dans le monde madame de Longueval, et que ses infirmités empêchaient depuis de longues années de descendre au sanctuaire. Elle avait alors plus de quatre-vingt-douze ans, s’il faut en croire les biographies hagiologiques, qui la font mourir en 1633, plus que centenaire, en odeur de sainteté. La sœur Françoise du Saint-Esprit était tombée, pour se servir des paroles du vulgaire, dans cet état de grâce et d’innocence qui ramène la vieillesse aux douces ignorances des enfants. Elle ne savait plus des choses de la vie commune que celles qui se rapportent à l’autre, car elle vivait d’avance dans cette éternité où elle entrait déjà de tant de jours, et comme son langage s’était empreint peu à peu des sciences de l’avenir, les grands esprits de ce temps-là doutaient de sa raison ; mais ses paroles passaient encore pour des révélations d’en haut dans le couvent des Bernardines. Pourquoi Dieu n’aurait-il pas accordé la prévision de ses mystérieux desseins à quelques âmes éprouvées par un long exercice de la vertu ? Moi-même, à l’heure où je vous raconte cela, je ne demanderais pas mieux que de le croire. Heureusement la mère d’Hélène le croyait.

Elle ne quitta le sanctuaire que pour monter à la cellule où sœur Françoise du Saint-Esprit reposait sur un sac de paille, les deux mains dévotement croisées sur un crucifix. Comme elle pensa que la sœur dormait, parce qu’elle était immobile, madame Gillet s’agenouilla dans un coin, en retenant son souffle pour ne pas la réveiller ; mais elle n’y fut pas longtemps qu’elle s’entendit appeler. La main de sœur Françoise la cherchait, car la vieille sainte voyait à peine. Madame Gillet la saisit, et y colla respectueusement ses lèvres. « Bon, bon, dit madame de Longueval avec un sourire ineffable, vous êtes la mère de cette pauvre petite pour qui nos sœurs ont prié ce matin. Je vous déclare que c’est une âme pure et choisie devant le Seigneur, qu’il a daigné écouter les prières de ses servantes, et que votre enfant ne mourra point par la main du bourreau, puisque Hélène est appelée à parcourir une longue vie avec beaucoup d’édification. » Ces mots achevés, sœur Françoise du Saint-Esprit parut oublier qu’il y eût quelqu’un auprès d’elle et revint à ses méditations accoutumées.

Pendant ce temps-là, – c’était le lundi 12 mai, qui était la dernière entrée de messieurs du parlement, – on s’occupait, sur le rapport du conseiller Jacob, de l’appel du jugement de Bourg. La sentence fut confirmée de toutes les voix avec une circonstance aggravante. La cour ordonna que la condamnée serait conduite au supplice la hart au col, pour témoigner, par cette infamie, de l’énormité de son crime. L’exécution devait être immédiate ; et la malheureuse Hélène n’eut qu’à se rendre du prétoire à l’échafaud. Le bruit de l’évènement du procès parvint bientôt au couvent des Bernardines. On les vit au même instant se répandre dans les chapelles, allumer tous les cierges, exposer toutes les reliques, frapper de leurs fronts les degrés de tous les autels, et confondre, suivant leur âge et leurs émotions, des prières, des lamentations et des cris. La Mère Jeanne de Saint-Joseph courait, en pleurant, des nefs au chœur, et du chœur à la cellule de sœur Françoise du Saint-Esprit, où madame Gillet s’était laissée tomber sans voix, sans plainte et sans larmes, sur les marches du prie-Dieu. « Je vous ai dit cependant, répétait sœur Françoise dont la sérénité ne s’était pas altérée, que cette jeune fille ne mourrait pas, et que longtemps après nous elle prierait pour nous sur la terre ; car ceci est la volonté de Notre Seigneur. » Ensuite elle retournait à la contemplation du ciel, comme s’il avait été ouvert devant elle ; et la Mère Jeanne de Saint-Joseph cherchait des motifs d’espérer. Quant à madame Gillet, son attention n’était plus à cette scène ; elle ne voyait plus, n’écoutait plus, ne sentait plus.

Et tout à coup pourtant elle sursaillit en poussant un cri d’horreur, car elle venait d’être tirée de son évanouissement par les éclats de la trompette qui appelait les soldats à l’affreux sacrifice ; et la trompette même du jugement ne saisira pas l’âme du méchant ressuscité d’une angoisse plus profonde. Elle se souleva sur les mains, en prêtant une attention muette et terrible au signal de la mort de son Hélène bien-aimée, et le signal se renouvela en se rapprochant du couvent. Peu à peu d’autres bruits s’y mêlèrent, celui du pas monotone des chevaux, qui faisait retentir les pavés, et que couvraient de moment en moment, comme une bouffée d’orage, les rumeurs de la multitude. « La voilà ! la voilà ! », criaient mille voix qui ne formaient qu’une voix, et madame Gillet retomba sans connaissance, parce qu’elle comprit que sa fille passait. « Écoutez, écoutez, ma sœur, disait la Mère Jeanne de Saint-Joseph en se tordant les bras de désespoir auprès du grabat de sœur Françoise du Saint-Esprit ; oh ! mon Dieu, ma sœur, n’entendez-vous pas ?

– J’entends comme vous, répondait sœur Françoise en ramenant sur elle son doux sourire d’enfant ; j’entends la trompette qui sonne et les chevaux qui marchent avec leurs cavaliers ; j’entends le peuple qui parle, les pénitents qui chantent. Oui, continua-t-elle, j’entends très bien. Je sais que cette pauvre innocente s’avance, et qu’elle est là maintenant ; je sais qu’on la mène à la mort ; mais je vous dis en vérité qu’elle ne mourra pas. Vous pouvez le promettre à sa mère. »

Hélène marchait en effet à la mort, assistée de deux jésuites et de deux capucins, qui lui présentaient tour à tour une image du Christ qu’elle baisait avec candeur. Jamais on ne l’avait vue aussi belle. Sa robe était blanche, en signe de la virginité de son âme. Ses beaux et longs cheveux noirs n’avaient pas été coupés, soit que l’exécuteur n’eût pas osé y porter les ciseaux, soit que le cérémonial des exécutions d’apparat épargnât cet outrage aux patients qualifiés ; ils étaient retenus sur le sommet de la tête par un nœud de ruban ; mais l’agitation de la marche avait relâché leur lien, et une partie en était retombée en ondes épaisses sur l’épaule gauche d’Hélène, où ils recouvraient la corde ignominieuse qu’on avait passée à son cou. Cette circonstance n’est pas inutile à l’intelligence du reste de mon récit.

Et maintenant, si vous voulez me prêter un instant la baguette magique d’Hugo ou de Dumas, je vais transporter la scène dans un autre lieu. Il y avait à Dijon une place dont le nom indique assez la tragique destination. Elle s’appelait le Morimont, ou la montagne de la Mort. Au milieu s’élevait un échafaud, tendu d’un drap lugubre, où l’on montait par huit degrés de bois, mais qui était exhaussé par une estrade en maçonnerie, formée de quatre degrés de pierre. Tout alentour, à un rayon de deux toises et demie, on avait tracé une enceinte composée de planches et de pieux pour servir de barrière à la foule. L’intérieur était occupé par M. le procureur général du roi, escorté de ses huissiers d’honneur, et assis sur un pliant ; par les Pères capucins et jésuites qui faisaient la recommandation de l’âme, et par un peloton d’archers. Le long de la clôture, circulaient lentement six pénitents en sac noir, ouvert seulement à l’endroit des yeux, les pieds nus, les flancs ceints d’une corde de chanvre, et la torche au poing, qui quêtaient d’une voix lamentable pour les âmes du purgatoire. Hélène monta seule sur l’échafaud, et s’arrêta devant le billot, en élevant son cœur à Dieu ; car Simon Grandjean n’était pas encore venu, parce qu’il achevait ses prières à la Conciergerie, où il s’était communié le matin. Il était cependant quatre heures sonnées à toutes les paroisses, et le peuple appelait Simon Grandjean avec des murmures qui se changèrent bientôt en rugissements. Simon Grandjean, c’était le bourreau.

Il parut enfin, accompagné de la bourrelle, c’est-à-dire de sa femme, qui lui servait d’aide dans les occasions importantes. Il était armé de son coutelas, et sa femme d’une paire de ciseaux de demi-pied de longueur, dont elle venait de se munir pour couper les cheveux flottants qu’elle avait vus échapper au nœud de la coiffure d’Hélène. Cette pensée devait la préoccuper profondément, car elle s’élança dans l’enceinte en brandissant ses ciseaux et sans les perdre de vue ; mais, quand elle fut arrivée auprès d’Hélène, elle les oublia.

Un mouvement et un signe que fit Simon Grandjean, sur le devant de l’estrade, avertirent les spectateurs qu’il avait à parler ; évènement tout à fait nouveau dans l’histoire des exécutions judiciaires ; et le bruit qui grondait dans la multitude s’apaisa tout à coup, comme celui de la tempête à la surface d’une mer surprise par la bonace. Il est vrai que tout donnait à cette scène un intérêt horrible que je n’essaierai pas de relever par des hyperboles empruntées à nos froids langages ; et le formidable acteur que je viens d’y faire apparaître pouvait lui-même, en ce moment, réclamer quelque part à la pitié publique. Affaibli par le jeûne, et macéré des mortifications qu’il s’était prescrites pour se rendre capable de remplir son terrible ministère, il se soutenait à peine, en s’appuyant sur la pointe de son coutelas, et ses traits renversés annonçaient qu’il se livrait en lui une lutte affreuse entre le devoir et la compassion. « Grâce ! grâce pour moi ! s’écria-t-il. Bénédiction, mes Pères !... Pardonnez-moi, messieurs de Dijon ; car voilà trois mois que je suis grandement malade et affligé dans mon corps ! Je n’ai jamais coupé de têtes, et notre Seigneur Dieu m’a refusé la force de tuer cette jeune fille !... Sur ma foi de chrétien, je sais que je ne peux pas la tuer ! »

La foudre est moins prompte que ne le fut la réponse des assistants : « Tue ! tue ! dit le peuple. – Faites votre office », dit le procureur du roi. Et ces mots signifiaient : Tue ! comme l’autre.

Alors Simon Grandjean releva son coutelas, s’approcha d’Hélène en chancelant, et tomba à ses pieds. « Noble demoiselle, reprit-il en lui tendant le fer par la poignée, tuez-moi ou pardonnez-moi !... – Je vous pardonne et je vous bénis », répondit Hélène. Et elle appuya sa tête sur le billot. Le bourreau cependant, excité par la bourrelle qui l’accablait de reproches, ne pouvait plus que frapper. Le glaive brilla dans l’air comme un éclair, aux acclamations de la populace ; les jésuites, les capucins et les pénitents crièrent : Jésus ! Maria !

Le fer s’abattit, mais le coup glissa sur les cheveux d’Hélène et ne pénétra que dans l’épaule gauche. La patiente se renversa sur le côté droit. On crut un moment qu’elle était morte, mais la femme du bourreau savait qu’elle ne l’était pas ; elle essaya d’affermir le coutelas dans les mains tremblantes de son mari, pendant qu’Hélène se relevait pour rapporter sa tête au poteau, et qu’une clameur furieuse courait déjà sur le Morimont ; car la sanglante impatience du peuple avait changé d’objet, et s’était tournée en sympathie pour Hélène. Le fer s’abattit de nouveau, et la victime, atteinte d’une blessure plus profonde que la première, tomba sans connaissance et comme sans vie sur l’arme de l’exécuteur qu’il avait laissée échapper. Ne me reprochez pas ces cruels détails, âmes sensibles qui prenez une si vive part aux infortunes du mélodrame et de la tragédie ; je ne les rapporte que pour obéir aux exigences de mon sujet, et sans dessein de les choisir ou de les aggraver. Ceci n’est, par malheur, ni de la poésie ni du roman ; ce n’est, hélas ! que de l’histoire.

Et vous verrez qu’avant de continuer j’avais besoin de quelques précautions oratoires, dans l’intérêt même du lecteur, qui doit être pressé de se dérober à ses émotions, d’en laisser de temps en temps le théâtre derrière la toile, et de se rappeler avec moi, pendant que je reprends haleine, que les évènements trop réels dont je parle sont aujourd’hui comme s’ils n’avaient jamais été. L’épouvantable scène du Morimont se prolonge en effet après tant de péripéties plus épouvantables encore, que je ne sais s’il n’est pas aussi pénible d’en être l’historien que d’en avoir été le témoin. Tout l’art que je mettrais à la réciter, si j’avais le secret d’un meilleur style, se bornerait à en suspendre souvent l’horreur dans des réticences, ou à la voiler sous des paroles.

Je n’ai pas dit, en décrivant la tragique enceinte du Morimont, qu’elle renfermât une autre construction que celle de l’échafaud ; il faut cependant qu’on le sache. C’était une espèce de hutte en briques, où l’exécuteur serrait ses ferrements, ses cordes, ses ceps, ses réchauds, et tout son hideux trousseau d’assassin judiciaire ; cette exécrable succursale du cachot s’appelait la Chapelle, comme en Espagne, et c’est là que les condamnés achevaient leurs actes de dévotion, quand une soudaine résipiscence les décidait, coupables, à se réconcilier avec leur juge du ciel, innocents, à pardonner à leurs juges de la terre.

Hélène Gillet n’avait pas eu besoin d’y descendre, mais Simon Grandjean s’y cacha pour échapper aux coups de la foule furieuse qui commençait à franchir les barrières en criant d’une voix terrible : SAUVE LA PATIENTE ET MEURE LE BOURREAU ! Les moines et les pénitents s’y précipitèrent avec lui, présentant leurs crucifix au peuple, afin de détourner sa colère, et de conjurer la grêle de pierres qui les poursuivait.

La corporation des maçons se mit en devoir de démolir la chapelle, qui s’était refermée en dedans ; la corporation des bouchers s’organisa derrière elle en corps de réserve, toute disposée pour l’assassinat. Il n’y a ici ni jeu des phrases ni combinaison de style, car ce sont les termes exprès du procès-verbal dressé, quatre jours après, à la chambre du conseil de la ville, et qui porte la signature de l’échevin Bossuet, père de l’immortel évêque de Meaux. Enfin les hommes de Dieu ouvrirent, et sortirent d’un pas posé, en chantant les prières des morts, comme s’ils eussent marché à leur propre supplice, et le peuple tua le bourreau.

Pendant que ceci s’accomplissait, l’échafaud d’Hélène présentait une scène plus épouvantable encore. La bourrelle avait cherché inutilement le coutelas, – on se souvient peut-être qu’Hélène était tombée dessus, – mais, en ce moment, ses ciseaux, qu’elle n’avait pas quittés, lui revinrent en mémoire, et saisissant d’une main la corde qui nouait le cou de cette misérable fille, de l’autre elle la frappa six fois, en la traînant à travers les huit degrés de bois et les quatre degrés de pierre, et en brisant de ses pieds, à tous les degrés qu’il frappait de la tête, ce cadavre déjà noyé dans le sang ; quand elle fut en bas, les bouchers avaient fini leur premier ouvrage, et le peuple tua la bourrelle.

Je respire enfin et je crois qu’il en était temps pour nous tous. Heureusement, voilà qu’Hélène n’est plus au Morimont, et que des bras charitables l’ont emportée à cette maison qui fait l’angle de la place, chez le bon chirurgien Nicolas Jacquin, dont l’honorable famille exerce encore, après deux cents ans, la même profession dans nos deux provinces de Bourgogne. Aucune des blessures d’Hélène n’était mortelle, aucune ne se trouva dangereuse. Quand elle reprit ses sens, son premier cri fut celui de l’innocent qui entre au ciel, parce qu’elle imagina qu’elle était tombée dans les mains de Dieu, à qui le secret de toutes les pensées est connu.

Et au même instant, la sœur Françoise du Saint-Esprit disait en souriant toujours et en prêtant l’oreille au bruit de la multitude qui revenait dans ces quartiers : « C’est bien, c’est bien, c’est fini ; c’est le peuple qui s’en retourne joyeux, parce que cette jeune fille n’est pas morte. »

Parmi tant de miracles qui signalèrent la mémorable journée du 12 mai, il ne faut pas oublier la circonstance qui la faisait concourir, ainsi que je l’ai dit, avec la dernière audience du parlement. Les quinze jours que cette illustre compagnie avait à férier jusqu’à celui où elle devait reprendre ses travaux laissaient l’action de la justice suspendue, et les fonctions du bourreau sans titulaire ! Ce délai, assez ordinaire entre la sentence et l’exécution, mais que la forme abrupte du jugement semblait avoir abrégé à dessein, donnait aux amis d’Hélène tout le temps nécessaire pour recourir à la grâce royale, en faveur d’une infortunée dont le Ciel venait de manifester l’innocence par des prodiges ; car c’était alors un âge de candeur et de foi, où l’on ne supposait pas que l’ordre naturel des choses humaines s’intervertît contre toute probabilité sans quelque dessein secret de la Providence ; et je suis de ceux qui tiendraient encore cette opinion pour raisonnable, à l’époque de perfectionnement intellectuel et d’immense amélioration sociale où nous avons eu le bonheur de parvenir, depuis que la philosophie a déchu la Providence de son influence morale sur les évènements de la terre.

La demande en grâce fut couverte en un moment de signatures innombrables par tout ce qui pouvait lui prêter à Dijon la recommandation d’un rang honorable ou d’une haute piété ; mais on concevra facilement que ce vœu de compassion, que portait vers le trône l’élite d’une population sensible, n’offrît lui-même qu’une faible chance de succès à l’espérance et à la pitié. Louis XIII régnait, et ce jeune prince, qui n’avait de force que pour être cruel, annonçait à vingt-quatre ans la sévérité inflexible et sanglante qui lui a fait donner le nom de JUSTE par ses flatteurs. Déplorable justice des rois qui ne se montre dans l’histoire que pour servir d’auxiliaire aux bourreaux !

Le sursis de l’exécution d’Hélène s’écoula donc en prières, comme une agonie de quinze jours, dans la chapelle des Bernardines, entre les baisers de joie et les angoisses de terreur de sa mère, qui craignait au moindre bruit qu’on ne vînt la lui reprendre pour la tuer ; cependant la sœur Françoise du Saint-Esprit continuait à répéter, quand elle se souvenait d’Hélène, dont l’histoire confuse se présentait par intervalles à sa pensée : « Je vous avais bien promis que cette innocente ne mourrait pas ! » Les premiers mots d’Hélène, au moment où les soins du chirurgien la ramenèrent à la vie, avaient exprimé la même confiance dans la protection divine : « Quelque chose m’annonçait dans mon cœur, dit-elle, que le Seigneur m’assisterait ! » Mais son âme, appauvrie par tant de douleurs, ne supportait plus ces alternatives avec une constance toujours égale. Quelquefois elle pâlissait soudainement ; un grand tremblement parcourait ses membres, encore mal guéris de leurs blessures, et on l’entendait murmurer en imprimant ses lèvres sur la croix de Jésus ou sur les reliques des saints : « Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que je ne retournerai pas au Morimont, où j’ai souffert tant de mal ? Est-ce qu’on ne me fera pas mourir ? Mon Dieu ! prenez pitié de moi !... »

On reçut en ce temps-là une dépêche de Paris qui n’était pas datée, mais qui n’arriva probablement qu’au terme préfix où la justice allait reprendre ses droits de sang ; car la charité des rois boite d’un pied plus lent encore que celui de la prière. Cette dépêche apportait un miracle de plus. Louis XIII avait fait grâce.

L’entérinement de ces lettres de pardon, « qui relevaient Hélène de son infamie, et qui la restituaient en bonne renommée », fut prononcé par le parlement de Dijon, le cinquième de juin 1625, sur le plaidoyer de maître Charles Fevret, auteur du Traité de l’Abus, si connu des avocats qui ont étudié. Charles Fevret, dont le plus grand mérite aux yeux des philologues est d’avoir été le bisaïeul du savant et ingénieux Charles-Marie Fevret de Fontette, l’éditeur, ou, pour mieux dire, l’auteur d’un des plus précieux monuments de notre histoire littéraire, la Bibliothèque historique du Père Lelong, Charles Fevret passait pour un grand orateur dans son temps, et cette réputation n’est pas usurpée, si l’éloquence se mesure au nombre harmonieux de la phrase et à la pompe majestueuse de la parole. C’est cette dictio togata du sénat et du Capitole qui a je ne sais quoi de patricien et de consulaire, et qui s’élève au-dessus du commun langage par des tours magnifiques et des mots solennels, comme les magistrats des nations se distinguent du vulgaire par l’hermine et la pourpre. On croirait entendre dans sa prose le retentissement des vers de Malherbe, et on y pressent la manière de Balzac, dans la profusion des images et dans le luxe des allusions. C’est ainsi qu’il peint la pauvre Hélène, humblement prosternée devant le parlement, et baisant le tranchant de l’épée de la justice qui guérit les plaies qu’elle a faites comme la lance d’Achille. Voici un mouvement qui est très beau : « Quel prodige en nos jours qu’une fille de cet âge ait colletté la mort corps à corps, qu’elle ait lutté avec cette puissante géante dans le parc de ses plus sanglantes exécutions, dans le champ mesme de son Morimont ! et pour tout dire en peu de mots, qu’armée de la seule confiance qu’elle avait en Dieu, elle ait surmonté l’ignominie, la peur, l’exécuteur, le glaive, la corde, le ciseau, l’estouffement et la mort ! Après ce funeste trophée, que luy reste-t-il, sinon d’entonner glorieusement ce cantique qu’elle prendra doresnavant à sa part : Exaltetur Dominus Deus meus, quoniam superexaltavit misericordia judicium. Que peut-elle faire, sinon d’appendre, pour esternel mémorial de son salut, le tableau votif de ses misères dans le sanctuaire de ce temple de la justice ? Quel dessein peut-elle choisir de plus convenable à sa condition que d’ériger un autel dans son cœur, où elle admirera, tous les jours de sa vie, la puissante main de son libérateur, les moyens incogneus aux hommes par lesquels il a brisé les ceps de sa captivité, et l’ordre de sa dispensation providente à faire que toutes choses aient encouru pour sa libération ?... »

J’ai cité ce passage avec intention parmi beaucoup d’autres qui ne sont pas moins remarquables, parce qu’il résume d’avance tout ce qui me reste à dire de la vie d’Hélène Gillet. La destinée de méditation et de prière à laquelle son avocat semble l’appeler ici, c’est la destinée qu’elle s’était faite. Il y a lieu de croire qu’elle ne rentra point dans le monde, et peut-être qu’elle ne quitta le couvent des Bernardines qu’après la mort de sœur Françoise du Saint-Esprit. On sait qu’elle finit par se rendre religieuse dans un couvent de Bresse, et qu’elle y était morte depuis peu de temps, « avec beaucoup d’édification », suivant les promesses de sa sainte protectrice, quand le Père Bourrée, de l’Oratoire, publia, en 1699, l’Histoire de la Mère Jeanne de Saint-Joseph, madame Courcelle de Pourlans, abbesse de Notre-Dame du Tart. On peut supposer, d’après le rapprochement des dates, qu’elle était alors pour le moins nonagénaire.

J’ai omis ou plutôt je me suis réservé une circonstance assez extraordinaire pour clore cette longue narration. C’est que les lettres de grâce d’Hélène Gillet furent octroyées dans le conseil de Louis XIII « en faveur de l’heureux mariage de la royne de la Grande-Bretagne, sa très-chère et très-aymée sœur, Henriette-Marie de France », et, si l’on me permet de rappeler encore une fois les expressions de Charles Fevret, « pendant que le roi et sa cour coulaient des jours d’allégresse et de festivité ». Ces jours de festivité, dont l’allégresse fut si propice à l’innocence, étaient consacrés aux cérémonies des noces de Charles Ier, qui concouraient jour pour jour avec l’exécution d’Hélène sur la place du Morimont. Vingt-quatre ans après, la tête de Charles Ier tombait à Whitehall sous une hache plus assurée que celle de Simon Grandjean, et la jeune fille de Bourg-en-Bresse eut le temps de prier pendant un demi-siècle pour l’absolution de son âme. Les desseins de Dieu sont impénétrables, et le cœur de l’homme est aveugle ; mais il n’est pas besoin d’avoir pénétré bien avant dans l’étude des choses passées pour reconnaître qu’il y a quelque chose de mystérieux et de symbolique au fond de toutes les histoires.

Et comme il faut une moralité aux contes les plus vulgaires, vous ne me défendrez pas, messieurs, d’en attacher une à celui-ci, qui est un des plus extraordinaires, et cependant des plus vrais, que vous ayez jamais entendu réciter. C’est qu’il serait bien temps que le genre humain réprouvât d’une voix unanime cette justice impie qui a usurpé insolemment l’œuvre de la mort sur la puissance de Dieu, l’œuvre que Dieu s’était réservée quand il frappa toute notre race d’un jugement de mort qui n’appartenait qu’à lui. Oh ! vous êtes de grands faiseurs de révolutions ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les institutions morales et politiques de la société ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les lois ! Vous en avez fait contre les pensées les plus intimes de l’âme, contre ses affections, contre ses croyances, contre sa foi ! Vous en avez fait contre les trônes, contre les autels, contre les monuments, contre les pierres, contre l’inanimé, contre la mort, contre le tombeau et la poussière des aïeux. Vous n’avez point fait de révolution contre l’échafaud, car jamais un sentiment d’homme n’a prévalu, jamais une émotion d’homme n’a palpité dans vos révolutions de sauvages ! Et vous parlez de vos lumières ! et vous ne craignez pas de vous proposer pour modèles d’une civilisation perfectionnée ! Oserais-je vous demander où elle est, votre civilisation ? Serait-ce par hasard cette stryge hideuse qui aiguise un triangle de fer pour couper des têtes ? Allez, vous êtes des barbares !

Quant à vous, mes bons amis, rappelez-vous maintenant des histoires plus gracieuses, celles qui nous berçaient si mollement aux bassins du Doubs, dans nos nacelles chargées de fruits, de fleurs et de jeunes femmes, tandis que les rochers voisins nous rapportaient en longs échos le bruit des cornemuses. Ces histoires, je prendrais plaisir à les redire ou à les entendre aujourd’hui, car, je ne vous le cacherai pas, la parole a plus d’une fois manqué à mes lèvres, comme dit le poète, pendant que je racontais celle-ci. Mais nous vivons dans un temps de pensées sévères et de tristes prévisions, où les gens de bien peuvent avoir besoin, comme la noble populace du Morimont, de se coaliser d’avance contre le bourreau ; et si elle n’avait pas tué le bourreau, ce qui est un crime aussi, je vous proposerais volontiers d’élever un monument à son courage.

Il ne faut tuer personne. Il ne faut pas tuer ceux qui tuent. Il ne faut pas tuer le bourreau ! Les lois d’homicide, il faut les tuer !...

 

Charles NODIER, Histoire d’Hélène Gilet.

 

Paru dans la Revue de Paris en 1832.

 

 

 

 

 

 

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