Le docteur Guntz

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n’ai point connu de plus digne et de plus savant homme que le docteur Guntz.

J’avais fait sa connaissance en Bavière ; je l’avais revu en Bohême et dans le Tyrol. Je le retrouvai en Dalmatie ; j’en pleurai de joie.

Le docteur Guntz s’était retiré là pour se livrer sans trouble à ses goûts favoris, la méditation, la poésie, l’histoire naturelle.

Sa collection était délicieuse, quoique peu propre à enrichir nos musées. Le docteur Guntz empaillait rarement, parce qu’il ne tuait jamais ; il décrivait avec soin une espèce rare, mais il la décrivait dans l’état de vie, et puis il lui rendait la liberté en disant : « Va à la grâce de Dieu, pauvre animal ! sa sublime création ne m’appartient pas plus qu’à toi ! »

Il portait ce respect pour l’être organisé à un degré que beaucoup de gens trouveraient puéril : le docteur Guntz n’aurait pas séparé de sa racine une plante annuelle avant qu’elle eût porté sa semence.

Mais sa petite case était toute pleine d’animaux vivants qui s’accommodaient fort bien ensemble ; sa volière était garnie de jolies femelles couveuses, qui se pressaient sur leurs œufs, la tête appuyée sur les bords du nid, et menaçant les curieux du regard. À côté, de longues boîtes voilées de gaze renfermaient de brillantes chrysalides, qui commençaient à se rouler dans leurs anneaux d’or, prêts à se rompre.

Son plaisir, à lui, était de voir naître, de voir vivre, de protéger et d’aimer : c’est un goût comme un autre.

Le docteur Guntz me rappelait Chantrans ; il m’a donné seul une idée anticipée d’Edwards. Il savait tout ; mais il avait un grand tort à mes yeux : le docteur Guntz était chrétien, et je ne conciliais pas tant de science avec tant de simplicité ; car je me croyais fort savant aussi, et j’étais matérialiste.

Il m’éveilla un jour de bonne heure pour assister à l’exhumation d’un Vukodlack qui désolait le pays.

– Que peuvent les morts à la tranquillité du pays ? lui demandai-je ; et qu’est-ce qu’un Vukodlack ?

– C’est le Vampire des Dalmates, me répondit-il : ces bonnes gens s’imaginent que le Vukodlack dort frais et reposé dans sa tombe tant que le soleil est à l’horizon, parce qu’il se nourrit, pendant la nuit, du sang le plus pur des enfants, et qu’il se réconforte par des repas clandestins au chevet des consomptionnaires. Dieu a daigné laisser à l’homme ces tristes mystères de l’erreur pour qu’il n’oubliât pas le phénomène de la résurrection, et cette superstition ne serait que bien, si elle ne conduisait pas quelquefois une population insensée à violer le repos des morts.

Quand nous arrivâmes, la recherche était terminée ; elle avait été inutile. La mort régnait sur tous les fronts qu’on avait dépouillés de leur suaire. Le Vukodlack était un monstre errant, qu’on ne pouvait plus atteindre dans sa retraite inconnue sans recourir aux prières et aux foudres de l’église : le peuple se retirait avec une résignation qu’on ne puise que dans la foi.

Le cimetière profané offrait encore un spectacle horrible, en attendant les soins des fossoyeurs. Je n’avais jamais vu ces hideux lambeaux de l’homme qui a cessé d’être depuis longtemps.

Je saisis le bras du docteur en tressaillant de dégoût et d’effroi.

– Mon ami ! m’écriai-je, où voyez-vous ici les éléments de la créature immortelle ? Auquel de ces affreux débris irez-vous demander une âme ?

Guntz me regarda d’un œil fixe et doux, qu’obscurcissait quelque tristesse ; mais il ne me répondit pas.

Je craignis de l’avoir blessé dans sa croyance par un argument trop difficile à résoudre ; il me sembla que je venais d’abuser d’un avantage donné par le hasard pour déchirer un cœur qui m’aimait. Je dus rougir ; mais je me dis intérieurement que j’avais déconcerté la science d’un des plus grands hommes de l’Allemagne, et cela me consola.

Deux heures après, nous rentrâmes chez le docteur, qui n’avait pas parlé.

Il visita ses boîtes et ses volières, mit à part une chrysalide nouvellement avortée, et un œuf de tourterelle qui venait d’être abandonné par la couveuse, et il s’assit près de moi.

Quand il fut assis, il rompit la chrysalide et l’œuf, et je détournai mes yeux de la sanie impure et fétide qui s’en échappait ; je me hâtais de me lever.

– Attends un peu, continua-t-il, toi qui as douté de l’immortalité à la vue du cadavre. Toutes ces chrysalides et tous ces œufs sont semblables à ceux-ci ; et pourtant, dans cette chrysalide, il y avait un papillon ; dans cet œuf, il y avait une colombe.

 

Charles NODIER, Le docteur Guntz.

 

 

 

 

 

 

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