Lydie ou la résurrection

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chamfort écrit quelque part : à vingt-cinq ans, il faut que le cœur se brise ou qu’il se bronze.

À vingt-cinq ans, mon cœur s’était brisé.

Du dégoût de la vie positive, j’étais arrivé à la prendre en horreur. Toutes mes idées, toutes mes espérances se rattachaient à cette vie de l’avenir, qui ne sera point (les matérialistes le disent), ou qui reste du moins pour nous, tant que nous sommes, un incompréhensible mystère. Toutes ses ténèbres s’étaient éclaircies à mes yeux. J’y pénétrais comme dans la réalité. Je sentais, je comprenais profondément que Dieu, qui ne pourrait lui-même, selon les règles immuables auxquelles il a soumis la création, détruire le plus petit atome de la matière, ne s’était pas réservé dans sa toute-puissance d’anéantir ce feu céleste de l’intelligence et de l’amour qui est la plus parfaite de ses œuvres ; je croyais donc fortement à la nécessité des compensations éternelles, abstraction faite de la révélation qui nous les promet, car j’étais né dans un siècle de peu de foi ; et cette conviction me soutenait contre toutes les douleurs. Une fois que je fus parvenu à ce point de philosophie ou à ce degré d’illusion, les plaies de mon cœur se cicatrisèrent peu à peu ; mais je tendis tous les efforts de ma prudence à lui en épargner de nouvelles, en m’isolant autant que je le pouvais de mes compagnons de misère. Il n’y a rien qui conduise plus facilement à l’égoïsme que la lassitude d’une sensibilité aigrie ; j’avais été brisé si souvent dans mes affections les plus chères, que je fis consister la sagesse à ne plus rien aimer, dans la crainte de perdre encore ce que j’aimais ; et il me semble qu’on pouvait vivre ainsi, comme si aimer et vivre n’étaient pas la même chose. Ma fortune me permettait encore des voyages, cette manière mobile et noble d’exister qui ne se compose que de sensations fugitives et qui nous emporte à travers tous les attachements de la terre, sans nous laisser le temps d’en rencontrer un nulle part. La vie elle-même est un voyage, me disais-je, et ce n’est qu’à défaut de la varier par des transitions de tous les jours qu’on se prend à elle d’un lien si difficile à dissoudre. Quel regret troublerait le dernier moment de l’insouciant pèlerin qui a changé tous les jours de famille et de patrie, qui n’a laissé à personne la mémoire de ses traits et de son nom, qui ne doit de larmes qu’aux souvenirs de son enfance, et qui ne coûtera point de larmes aux témoins de sa mort ? Mourir ainsi, c’est passer d’une auberge à une autre, c’est tout au plus se dépayser un peu, et j’y serai bien accoutumé. Ce que j’aurais dû me dire, c’est que mourir ainsi, c’est mourir sans avoir vécu ; c’est que nous ne sommes sur la terre que pour nous aimer, nous servir réciproquement, nous aider les uns les autres à porter le poids de la vie ; c’est que la résurrection serait inutile à qui n’aurait pas accompli ce devoir, et que l’homme qui n’a pas aimé ressuscite à peine, s’il est permis de s’exprimer ainsi, car nous ne sommes appelés à jouir du bienfait de la résurrection que par la bienveillance et par la vertu. Ces nouvelles idées germèrent dans mon cœur à l’occasion d’un évènement que je veux vous raconter.

Pour être conséquent avec mon système, je n’avais point de domestique attitré. Un domestique, cela aime quelquefois et cela peut être aimé ; j’en changeais comme de domicile, ou pour mieux dire, comme de station, et mes stations étaient fort courtes. Si je perdais à cet arrangement les avantages d’un service assidu, régulier, affectueux peut-être, j’y gagnais des guides plus intelligents, plus familiers avec les contrées que je parcourais, plus instruits de ces particularités qui animent l’aspect des lieux ; je voyageais mieux et avec plus de fruit. Celui que je pris à Genève pour m’accompagner dans le pays de Vaud, et qui devait m’abandonner à Martigny, sa résidence ordinaire, s’appelait le petit Lugon à cause de l’extrême exiguïté de sa taille, d’ailleurs robuste et bien prise, que la nature avait opposée dans l’un de ces jours qui l’amusent, comme une miniature capricieuse, aux proportions gigantesques du monde alpin. Le petit Lugon réunissait d’ailleurs toutes les qualités qui font du guide des Alpes une espèce à part, un type particulier. C’était une histoire vivante, une biographie, une statistique helvétienne, et je conviens qu’il n’aurait pas fallu lui demander davantage ; c’était mieux cependant que tout cela, car le petit Lugon n’était heureusement ni savant ni sceptique. Tout l’agrément de sa conversation consistait dans une bonne foi naïve qui n’avait en vue ni l’espérance d’apprendre, ni la prétention d’enseigner ; il savait le nom des choses et la date des faits ; mais sa modeste intelligence ne s’était jamais efforcée de remonter à la cause de tous les effets et de pressentir les effets de toutes les causes ; il disait ce qu’il savait et croyait ce qu’il disait ; c’est ainsi que j’aime l’érudition. Quand une question inattendue venait le surprendre au milieu de ses récits, et le transporter des réalités de la vie positive dans le domaine conjectural de l’imagination et de la métaphysique, il sortait ordinairement d’embarras par cette exclamation que le bienfait d’une organisation favorisée a enseignée aux peuples de l’Orient, mais qui appartient heureusement dans tous les pays à la langue des hommes sensés : DIEU EST GRAND, disait Lugon, et je mets tous les philosophes de la terre au défi de trouver une solution plus raisonnable à la plupart des difficultés que présentent les sciences ; je ne doute pas qu’on ne recommence un jour l’Encyclopédie sous cette inspiration, et il y aura moyen alors d’en faire un bon livre, c’est-à-dire tout autre chose que ce qu’elle est aujourd’hui ; mais Lugon ne pensait nullement à recommencer l’Encyclopédie. Il n’en avait jamais entendu parler.

Nous étions partis de Vevey dans l’après-midi d’une belle journée de printemps, pour aller visiter, à défaut des bosquets de Clarens qui n’ont pas existé et dont je ne me soucie guère, le château de Chillon dont je ne me soucie pas du tout. Les voyageurs imaginent mal à propos qu’il est bon de voir ce que d’autres voyageurs sont venus voir avant eux, et c’est presque toujours ce qui ne mérite pas d’être vu.

Nous cheminions côte à côte sous les ombrages de la route, sans presser le pas de nos chevaux, quand Lugon rompit le silence pour se parler tout haut à lui-même :

« Voilà la maison de George, dit-il, mais Lydie n’y est plus. La pauvre créature a profité du beau temps pour aller composer à George un bouquet de fleurs sauvages, dans ce méchant coin de terre qu’elle appelle son jardin. »

Nous passâmes, en effet, au même instant, devant une jolie maison blanche, fermée par une porte et des volets verts et dont tout l’aspect faisait naître une idée agréable de calme, d’aisance et de propreté.

« La maison de George, repris-je aussitôt, et qu’est-ce donc que George ?

– Oh ! George ! répondit le petit Lugon, c’est le mari de Lydie.

– Fort bien, mais ne puis-je savoir ce que c’est que Lydie ?

– Lydie, répondit froidement Lugon, soit qu’il ne prît pas garde à la monotonie de ce cercle vicieux, soit qu’il eût quelque secrète envie d’exciter ma curiosité, Lydie, monsieur, c’est la femme de George.

– À la bonne heure, m’écriai-je en contraignant mon impatience : mais Lydie et George, une fois pour toutes, n’apprendrai-je pas ce qu’ils sont, et sous quel rapport ils ont le bonheur de vous intéresser ?

– Lydie et George, dit-il en rapprochant sa monture de la mienne et en appuyant familièrement sa main sur l’arçon de ma selle, c’est une histoire.

– Va pour une histoire, car je n’ai rien de mieux à faire que de l’entendre raconter. »

Et nous ralentîmes encore le pas de nos chevaux.

Le petit Lugon se recueillit alors un moment ; il passa lentement ses doigts dans ses cheveux, comme pour rétablir l’ordre de ses souvenirs, releva ensuite sa tête avec assurance, et commença ainsi :

« George et Lydie étaient donc mari et femme, comme vous savez, et on n’avait jamais vu de couple mieux assorti en toutes choses, car il n’y avait rien de plus beau que George, si ce n’est Lydie, et il n’y avait rien de meilleur que Lydie, si ce n’est George. On suppose qu’ils n’étaient pas bien munis d’argent quand ils arrivèrent dans le pays, il y a quatre ou cinq ans, car ils allèrent loger chez la mère Zurich, qui occupait alors une pauvre chaumière de la côte, au-dessus de ces vignes, et je pourrais vous la montrer encore, si le petit verger qui la borde n’était pas devenu si touffu maintenant ; mais cela serait inutile puisqu’elle l’a donnée à un de ses voisins qui était plus pauvre qu’elle. C’est une bien digne femme ! Peu de jours après, George descendit au rivage et se mit au service des bateliers et des pêcheurs. Comme il était vigoureux, adroit, sobre, cordial et avenant, il eut bientôt plus à faire à lui seul que tous les rameurs du lac ; mais il n’abusa pas de ses avantages, et on a vu depuis que lorsqu’un de ses compagnons avait fait une mauvaise journée, George ne manquait jamais de lui faire part de ses bénéfices, en sorte que tout le monde l’aimait à cause de sa générosité ; et, ce qui est bien rare, plus il augmentait sa petite fortune, moins il avait de jaloux. C’est peut-être même la seule fois que cela soit arrivé. Vous comprenez qu’il eut bientôt un bateau et des filets à lui ; et c’est dans ce temps-là que, pour se mettre mieux à la portée du lac, il acheta la jolie petite maison que je vous ai montrée tout à l’heure. Il est vrai qu’elle n’était pas chère alors, et que c’est à force de soins et d’économies qu’il l’a embellie d’année en année. Ce qui le détermina surtout à quitter son méchant réduit, ce fut la mort d’un enfant qu’il avait perdu là-haut, sa femme ne pouvant plus vivre dans un endroit qui lui rappelait à chaque instant sa douleur, mais ils emmenèrent la mère Zurich avec eux. Elle avait soigné l’enfant, la mère Zurich ; elle l’avait aimé ; Lydie la regardait souvent en pleurant, et elles pleuraient ensemble. Quant à Lydie, on ne la voyait guère que le dimanche, quand elle allait entendre la messe à la chapelle catholique, ou les jours de bonne fête, qu’elle traversait le lac pour aller faire ses dévotions à Saint-Gengoux. Voilà, monsieur, ce que c’était que George et Lydie.

– Je vous remercie, Lugon, dis-je en faisant un mouvement pour pousser mon cheval au trot, la bénédiction de Dieu ne saurait descendre sur une plus honnête maison. Mais ce n’est pas là une histoire.

– Dieu est grand, reprit Lugon. Ce n’est pas l’histoire entière. »

Je serrai la bride, et j’attendis.

« Comme George n’était pas du pays, continua Lugon, on s’informait volontiers du lieu d’où il pouvait être venu, et on se racontait les uns aux autres ce qu’on apprenait des étrangers ; car monsieur n’ignore pas qu’il n’y a aucune autre contrée au monde qui soit plus parcourue de voyageurs que le canton de Vaud. George était né d’une famille honnête et cependant très riche, dans un port de mer de France. Je ne me rappelle pas si c’était Strasbourg ou Perpignan, mais je suis sûr que ce devait être du côté de l’Angleterre. Son père était armateur de vaisseaux pour le commerce et associé, dans ses entreprises, avec le père de Lydie, ce qui fait qu’ils étaient convenus depuis longtemps de marier les jeunes gens quand ils auraient l’âge. Les pauvres enfants s’aimaient tendrement, et leurs fortunes étaient si parfaitement égales, qu’il n’y avait pas un mot à redire sur la convenance. Mais l’homme propose et Dieu dispose. Un tempête, une banqueroute, un pirate enleva tout. Les deux amis moururent de chagrin à peu de jours l’un de l’autre, et les amants restèrent si tristes, si pauvres et si abandonnés qu’il ne fut plus question de leurs fiançailles. George, qu’on avait élevé pour un métier inutile, comme celui de député, d’auteur ou d’avocat, se sentit de l’âme et du courage. Il alla travailler sur le port et gagna bravement sa vie à porter des fardeaux comme un simple homme du peuple, parce qu’il était fort, ainsi que je vous l’ai déjà dit, et parce qu’il n’était pas fier. Ses anciens camarades d’études le prirent en dédain, mais il se souciait bien d’eux !

« Un jour qu’il s’occupait du déchargement d’un vaisseau, et qu’il demandait où l’on devait porter les ballots, on lui donna l’ancienne adresse de son père. C’était le seul bâtiment de l’armateur qui eût échappé à l’accident où avaient péri tous les autres.

« – C’est bon, dit George. Mon père avait la confiance d’un grand nombre de négociants dont son malheur a ébranlé la fortune, et ceci les dédommage.

« Il paya donc honorablement les dettes de son père, ne conservant pour lui que le peu qu’il plut aux créanciers de lui laisser ; après quoi il se remit à travailler comme auparavant. Sa conduite fut remarquée, quoiqu’elle fût naturelle, parce que les hommes estiment volontiers l’honnêteté, même quand ils ne la pratiquent pas.

« Il faut vous dire, monsieur, que George avait un oncle d’un grand âge, qui n’était pas marié et qui était fort opulent, car il avait pris part aux affaires commerciales du père de George tant qu’elles étaient sûres, et il s’en était retiré à propos quand elles devinrent douteuses. L’oncle de George le manda par-devers lui, et les gens qui nous ont rapporté ces détails prétendent qu’il lui parla de la sorte :

« – Parbleu ! monsieur, j’en apprends de belles sur votre compte ! Quoique votre mère, qui était ma sœur, n’ait jamais engagé son bien dans les affaires de son mari, parce que j’avais su l’en dissuader, et que vous eussiez beaucoup plus à réclamer que le hasard vous avait rendu, vous avez eu l’orgueil de payer tous les créanciers comme si cela vous regardait, pour satisfaire à je ne sais quel sot devoir d’exactitude et de probité dont personne ne vous tiendra compte. Ce n’est pas avec de semblables politesses qu’on fait une bonne maison. Cette faute ne concerne, au reste, que vous, et je m’en soucierais peu si je n’entendais dire que vous êtes obligé de vivre du travail de vos mains pour remédier à vos prodigalités insensées. Vous n’avez pas même observé que votre pauvreté pouvait me faire du tort dans une ville où je passe mal à propos pour être fort riche. Savez-vous, monsieur, que jamais aucun homme du sang bleu dont vous sortez ne s’est avisé de travailler pour le public, et que l’outil d’un artisan ou les crochets d’un porteur seront une honte éternelle à votre famille ?

« – Hélas ! monsieur, répondit George, il ne me semblait pas que ma conduite pût avoir de pareilles conséquences. Je regardais le travail comme la seule ressource honnête de ceux qui n’ont rien, et vous me permettrez de suivre cette opinion dans l’emploi pratique de ma vie, rien ne me prouvant jusqu’ici qu’elle ne soit pas digne d’un homme de cœur et d’un chrétien. Je comprends plus aisément que mon indigence non méritée humilie cependant la juste fierté d’une honorable famille, et je lui épargnerai sans regrets la honte qu’elle en reçoit, en transportant loin d’ici l’exercice de mon obscure industrie. Il y a même longtemps que j’y avais pensé ; et, si je n’ai pas exécuté plus tôt ce projet, c’est qu’il me fallait le temps de ramasser quelques économies qui aboutissent bien lentement à quelque chose dans le métier que j’ai embrassé. À compter d’aujourd’hui, puisque vous le voulez, vous pouvez être assuré que je ne vous affligerai plus de ma vue et du spectacle de ma misère. Je suis prêt à partir.

« – Fort bien, dit le vieillard en fronçant le sourcil. On pourrait donc vous décider à quitter la ville en vous fournissant quelque argent pour les dépenses du voyage ? Ce sera peu, je vous en préviens. Il est si rare, l’argent !...

« – Non, non, monsieur ! s’écria George avec une indignation qu’il s’empressa de contenir. La ville, je peux la quitter, et je la quitterai : les économies que je me proposais de faire, je les ai faites. On ne dépense guère quand on n’est pas assez riche pour donner. De l’argent, je n’en veux pas. Depuis que je travaille, je n’en ai jamais eu besoin. »

« À ces mots, le front du vieux millionnaire s’éclaircit un peu.

« – Écoute, dit-il à George d’un ton radouci : tu es mon neveu, le sang de mon sang, le fils de ma sœur chérie... oui, chérie. Je puis le dire ! nous nous aimions beaucoup dans notre enfance. On a le cœur tendre quand on est jeune. C’est l’expérience qui nous apprend la réalité des choses, et qui élève notre esprit à la connaissance des idées positives ; mais je suis ton oncle enfin, ton bon oncle, et je ne demanderais pas mieux que de te faire du bien, si je le pouvais. Il est vrai que je passe pour riche, mais c’est parce qu’on ne connaît pas mes affaires. D’ailleurs les impôts enlèvent tout. Que dirais-tu cependant si je voulais assurer ton bonheur, c’est-à-dire ta fortune ? Ce n’est pas que je pense à me dessaisir de mes petites propriétés. Dieu m’en garde ! la prudence me le défend, et par les vicissitudes du temps qui court, les gens sages gardent ce qu’ils ont ; mais tu es mon seul héritier naturel, et je peux, sans me réduire à l’indigence, te garantir une part honorable de ma succession, si tu te maries à mon gré ; car je suis ton bon oncle, mon pauvre George, et je n’ai en vue que ton bien-être à venir. Il faut bien se résoudre à quelque sacrifice pour ses parents. La femme que je te destine, c’est précisément la veuve d’un créancier de ton père, une femme d’ordre et d’esprit, très belle encore pour son âge, et qui a placé tout l’argent que tu lui as rendu au douze pour cent d’intérêts sur des nantissements superbes qui valent le triple, et qui ne seront probablement pas retirés, parce qu’elle ne prête pas à long terme. Tu seras donc riche après ma mort, et tu pourras soutenir dignement le nom de notre famille, en vivant d’économie ; mais je t’expliquerai cela plus tard. Va donc tout préparer pour te mettre en état de justifier mes bienfaits, et nous dînerons demain avec ta femme... chez elle.

« – Je vous remercie, mon cher oncle, repartit George, des projets que vous avez formés pour me rendre heureux, et je vous prie de croire à la reconnaissance que vos bontés m’inspirent ; mais il m’est impossible d’en recueillir le fruit. Vous n’ignorez pas qu’avant la mort de mon père, j’étais près d’épouser Lydie, la fille de son ami, et l’infortune qui nous a frappés tous les deux en même temps n’a fait que rendre cet engagement plus inviolable. Deux volontés sacrées pour nous s’accordaient à nous unir, et la pauvreté ne nous a pas séparés.

« – Vous épouseriez Lydie, une fille de rien et qui n’a rien ! s’écria l’oncle furieux.

« – Je venais vous en prévenir, répliqua George.

« Et il se retira respectueusement, car la colère du vieillard ne se manifestait plus qu’en imprécations, et George craignait d’être maudit.

« Huit jours après, ils se marièrent, en effet, et ils partirent aussitôt, George ayant promis de quitter la ville pour ne pas faire rougir de son abaissement les honnêtes gens qui portaient son nom.

« L’oncle de George, dont l’âge n’était pas extrêmement avancé, mais que l’amour de l’or rongeait d’avarice et de souci, vint à mourir au bout de quelques semaines ; et comme il était philanthrope (un nouveau métier qui rapporte beaucoup), il laissa toute sa fortune à l’enseignement mutuel, qui est la plus belle invention dont on ait jamais ouï parler : c’est la manière de tout savoir sans apprendre, et d’étudier sans maîtres. Dieu est grand ! Quant au pauvre George, il pria pour son oncle, comme s’il en avait hérité, mais il ne s’affligea pas de son abandon, et travailla courageusement jusqu’à la mort.

– George est donc mort ? interrompis-je en pressant vivement le bras de Lugon.

– Je croyais vous l’avoir déjà dit, continua-t-il. C’était le 6 octobre du dernier automne. Il y aura justement huit mois à la Fête-Dieu. George revenait gaiement sur son bateau, après avoir fini sa journée, quand ses yeux furent frappés tout à coup de l’aspect d’un nuage de feu et de fumée que le vent poussait vers le lac. Il pressentit aussitôt un accident terrible, et fit force de rames pour atteindre à ce petit cap de la grève, qu’on appelle maintenant le Jardin de Lydie. Un incendie dévorait, en effet, la maison qui occupe l’autre côté de la route et dont je vais vous montrer les ruines tout à l’heure. Il prit à peine le temps d’amarrer sa barque, se saisit d’une échelle que traînaient péniblement quelques vieillards, car les ouvriers n’étaient pas encore rentrés, et l’appliqua sous une fenêtre d’où il entendait partir des cris. Un instant après, il s’était élancé dans la flamme et reparaissait avec une femme évanouie que je reçus dans mes bras, car j’étais arrivé presque au même moment, et je m’efforçais de le suivre.

« – Elle est sauvée ! Elle est sauvée ! cria le peuple.

« Mais la pauvre créature, qui avait repris connaissance au grand air, se mit à pousser d’affreux gémissements en appelant ses enfants. Je m’étais cependant rapproché de la fenêtre tant que je l’avais pu, mais je cherchais inutilement à m’y cramponner à quelque chose, parce que tout brûlait, quand je sentis que George me passait un nouveau fardeau, puis un troisième ; c’étaient les enfants, que j’eus bien du plaisir à entendre crier, et qui furent passés à leur mère de main en main ; mais la malheureuse femme se lamentait toujours, et je ne comprenais plus ses plaintes, la flamme bruissant dans mes oreilles comme une tempête.

« – Le berceau ! Le berceau ! répétèrent alors quelques voix qui se rapprochaient de moi de plus en plus parce qu’il s’était établi une chaîne du bord du lac jusqu’à l’échelle où j’étais monté.

« – Le berceau ! Le berceau ! criai-je à mon tour d’une voix presque étouffée par la fumée qui me suffoquait.

« George rentra encore, et je crus bien qu’il ne reviendrait plus. En cet instant, le feu avait atteint le sommet des montants de l’échelle et les échelons supérieurs, de manière qu’ils cédèrent tous à la fois sans excepter celui qui me portait. La foule qui me pressait par derrière me retint sur l’échelon suivant, et l’échelle s’appuya de son propre poids contre la muraille ardente que déchiraient déjà des fissures assez profondes pour que je pusse m’y retenir ; mais la distance qui me séparait de la fenêtre s’était agrandie de six pieds. George la mesura d’un regard, détacha lestement sa ceinture de batelier, et la passa en un clin d’oeil autour du corps du pauvre innocent qu’il avait tiré de son berceau.

« – À toi, Lugon ! s’écria-t-il, et prends bien garde ! L’enfant est vivant ! il est sauvé aussi !...

« L’enfant était vivant, en effet, il était sauvé, mais George était perdu, il était mort. À peine la pauvre petite créature était sortie de mes bras, que le toit s’écroula sur le plafond, que le plafond s’écroula sur George, et que tout s’engloutit dans un brasier horrible, où les restes mêmes de George n’ont pas été retrouvés. Il faut qu’il ait été consumé tout entier, ou que les anges l’aient enlevé au ciel. Dieu est grand !

– Bien, dis-je à Lugon en liant tendrement ma main à sa main, bien, mon noble ami !... mais après ?...

– Après ? reprit Lugon. Oh ! les enfants se portent à merveille, et vous les auriez déjà vus s’ils ne jouaient pas sous la saussaye.

– Mais Lydie, tu ne m’en dis rien ! est-elle morte aussi ?

– Pour vous parler bien sincèrement, monsieur, il y a des gens qui pensent qu’il vaudrait autant qu’elle fût morte. Elle devint folle, peu de jours après, une étrange folie, allez ! Ne s’imagine-t-elle pas qu’elle est à demi ressuscitée et qu’elle passe toutes les nuits avec George lui-même, dans je ne sais quel coin du ciel ? Rien ne peut lui ôter cette idée de l’esprit... »

Comme il parlait ainsi, Lugon s’arrêta tout à coup.

« Tenez, monsieur, me dit-il en me montrant sur sa gauche un amas de décombres noircis, voilà la maison. Tenez, ajouta-t-il en se rapprochant de la haie qui garnissait le côté droit du chemin, voilà le Jardin de Lydie ; et cette jeune femme qui s’y promène, les yeux penchés sur la terre, en cherchant des fleurs, c’est Lydie, la femme du pauvre George ! »

Il détourna ensuite brusquement son cheval, passa le dos de sa main sur ses yeux, et parut se disposer à reprendre la route convenue.

J’avais mis pied à terre.

« Tu m’attendras là, mon bon ami, lui dis-je, et tu laisseras reposer tes chevaux à l’ombre de ce tilleul. Il faut que je voie Lydie et que je lui parle !

– Gardez-vous-en bien, monsieur, reprit Lugon en essayant de me retenir par le bras. Le médecin dit que la folie est quelquefois contagieuse et que celle de Lydie est de cette espèce. Il faut que cela soit vrai, puisque la mère Zurich croit fermement tout ce que Lydie lui raconte.

– Un homme aussi sensé que toi, répliquai-je en riant, peut-il s’abandonner à de misérables chimères ! Les médecins n’exercent d’empire sur votre crédulité qu’en se distinguant à l’envi par des propositions extraordinaires et par de fausses découvertes. Sois tranquille sur mon compte : je suis parfaitement à l’abri de la contagion des idées d’un fou, et si cette infortunée n’a point de consolation à recevoir de moi, je n’ai du mois rien à craindre d’elle. »

En même temps, je gagnais l’autre côté de la haie, pendant que Lugon, un peu rassuré, se rangeait à l’ombre en sifflant. Lydie n’avait pas pris garde à moi. Sa corbeille était pleine, et elle s’était assise pour assortir ses bouquets.

J’arrivai au bord du lac en recueillant çà et là quelques fleurettes du rivage, pour attirer l’attention de Lydie.

« Ne vous affligez pas, dis-je en les lui présentant, si je me permets de glaner dans votre moisson. Quoique ces fleurs soient plus fraîches et plus jolies que celles que j’ai vues dans mes voyages, mon intention n’est pas de les emporter avec moi, et je ne les ai ramassées que pour les joindre à votre bouquet.

– Ah ! ah ! dit-elle en me regardant avec un sourire et en les déposant une à une dans la corbeille où elle avait amassé les autres... c’est pour George. Il en a qui sont beaucoup plus belles, et qui ont des parfums dont aucune fleur de la terre ne peut donner l’idée ; mais il aime à revoir encore les fleurs qui croissent au bord du lac, et que nous avons autrefois cueillies ensemble.

– Il ne tardera donc pas à revenir ? repris-je en m’asseyant à quelques pas.

– Pas ici, répondit-elle ; il n’y vient plus. Il ne peut pas y venir puisqu’il est mort. Ne saviez-vous pas qu’il est mort ?... »

Mon cœur se serra.

« Pardon, répliquai-je, pauvre Lydie, je croyais que vous l’attendiez.

– Eh ! non, s’écria-t-elle, c’est lui qui m’attend ; mais j’irai bientôt, tout à l’heure, quand le soleil sera couché. Oh ! si l’on pouvait dormir toujours !

– Votre sommeil est doux, Lydie, puisque vous désirez l’heure qui le ramène. Pendant ce temps-là, du moins, vous ne souffrez pas.

– Souffrir ! dit-elle en se rapprochant de moi, qui est-ce qui souffre ? Je ne souffre jamais, jamais ; pendant le jour, j’espère et j’attends. Je trouve quelquefois les journées longues, mais je les abrège à prier, à cueillir des fleurs pour George, à m’occuper de lui, à former des projets pour notre long bonheur, que rien ne pourra plus troubler quand nous serons réunis tout à fait.

– Et la nuit, Lydie, la nuit que vous préférez au jour ?

– Oh ! la nuit, nous sommes ensemble ! Je ne vous l’ai donc jamais dit ? C’est qu’il me semble, en effet, que je ne vous ai pas vu depuis longtemps ; mais je vous le dirai bien, si vous voulez.

– Ce récit m’intéresserait beaucoup, s’il ne vous fatiguait pas ; mais... »

Elle prit ma main dans une de ses mains, et passa l’autre sur son front, comme pour y chercher un souvenir. Ensuite, elle demeura un instant en silence, pendant que ses idées se succédaient et s’enchaînaient les unes aux autres ; sa physionomie prenait en même temps une expression plus animée, et ses yeux s’enflammaient d’une inspiration surnaturelle.

« Vous n’avez sans doute pas oublié le jour de l’incendie ! dit-elle ; personne ne l’a oublié. Cela fut bien affreux, n’est-il pas vrai ? Cependant l’incendie s’apaisa ; les enfants étaient sauvés ; leur mère se trouvait heureuse. Tout le monde était réuni, il n’y eut que George qui ne revint pas. Je ne sais pas si on m’en dit la raison ou si je la devinai. George était mort, et dans ce temps-là, je regardais la mort comme une chose sérieuse, comme une séparation éternelle. Je pensai qu’entre George et moi c’était fini pour l’éternité, et je regrettai que ma douleur ne pût pas m’anéantir tout de suite. Il me sembla que je ne l’avais pas assez aimé, puisque je lui survivais ; mais je me rassurai en me disant que le désespoir était peut-être une maladie semblable aux autres, qu’il lui fallait des périodes et des crises comme à la fièvre, qu’il ne tuait pas comme un poignard. Cela serait trop doux, pensai-je en moi-même, de mourir d’une première atteinte, de mourir presque sans souffrir pendant que George a tant souffert ; mais cependant j’espérais, aux convulsions de mon cœur prêt à se rompre, que je ne souffrirais pas longtemps. Je vécus ainsi je ne sais pas combien de temps, sans mouvement, sans parole, sans aliments, sans sommeil, mais agitée dans mon esprit par des illusions singulières. La préoccupation de l’incendie me poursuivait. De temps en temps je sentais sa vapeur ardente se rouler sur moi comme un torrent ; elle étouffait ma respiration, elle brûlait mes cheveux et mes paupières, et quand je cherchais à fixer autour de moi mes yeux desséchés, je voyais les flammes qui gagnaient toutes les issues, qui s’allongeaient, se repliaient, s’arrondissaient, se retiraient pour revenir, comme des langues de feu qui lèchent un bûcher avant de le consumer, et je me disais :

« – Voilà qui est bien, je meurs avec George. Pourquoi a-t-on voulu me faire croire qu’il était mort sans moi ?

« Quelquefois j’entendais de fortes voix qui criaient tout près de mon oreille :

« – Courage, courage, il est sauvé ! Voyez comme les solives se sont croisées miraculeusement sur sa tête et l’ont préservé comme une voûte !...

« – Il est sauvé, répétaient les petites filles des villages voisins qui revenaient de vendanges, et elles sautaient.

« Je cherchais, moi, à tirer un son inarticulé du fond de ma poitrine pour demander qui était sauvé.

« – C’est moi ! c’est moi ! répondait George ; ne m’entends-tu pas ?

« Je l’entendais bien et je ne pouvais pas suffire à mon bonheur, car son haleine avait effleuré ma joue ; mais au moment où je croyais le saisir, je m’apercevais que ma main était tombée dans la main d’un homme pâle et triste qui me regardait d’un oeil sec et sévère.

« – Elle ne mourra peut-être pas, disait-il, mais sa raison est aliénée ; elle est folle. »

Ici, Lydie s’arrêta un moment pour se recueillir de nouveau, et puis elle reprit sa phrase au mot où elle l’avait laissée, entraînée en apparence par un ordre imprévu d’idées, mais sans en perdre la liaison.

« Folle ? dit-elle. Qu’est-ce donc que d’être folle ? La folie, c’est l’état d’un esprit qui s’abandonne sans suite et sans règles à toutes les chimères dont il est frappé... Un état heureux, vraiment, le plus heureux de tous, après la mort, et le seul qu’il soit permis aux misérables d’envier, puisque c’est un crime de vouloir mourir. Je n’étais pas folle, moi ! je n’oubliais rien ! Je n’imaginais rien qui ne fût véritable ! Je savais que George était mort, je savais que j’étais seule, je savais qu’il ne reviendrait plus. J’aurais bien voulu être folle, mais je ne pouvais pas. J’avais plus de raison qu’il n’en faut pour comprendre mon infortune, et je la comprenais trop bien pour m’en distraire. Je me disais :

« – Cet horrible serrement de cœur que j’éprouve, il faut qu’il dure jusqu’à ce qu’il ait brisé mon cœur. Cette angoisse dans laquelle je meurs, il faut que je la subisse, tant que je n’aurai pas fini de mourir.

« Mais, mourir, c’est si aisé, ajoutai-je alors (pardonnez à mon désespoir comme Dieu m’a pardonné !) ; cette jeune femme que George retira dernièrement du lac et qu’on eut tant de peine à rappeler à la vie, elle ne vivait plus, elle ne sentait plus, elle n’avait plus d’amour, plus de regrets, plus de douleurs. Une minute encore, et elle était en repos, la pauvre créature, pour toute l’éternité. Le repos qu’elle avait trouvé si vite, qui m’empêche de l’obtenir et de le goûter comme elle ? Il y a si près d’ici au lac, et les eaux y sont profondes !... Vous concevez bien, mon ami, que cette résolution m’était venue parce que je ne pensais pas à Dieu... Hélas ! je ne pensais qu’à George ! et cependant elle me calma. Je fus tranquille de l’espérance de l’être bientôt. J’ouvris les yeux pour savoir s’il était nuit, car mon projet ne pouvait s’exécuter que dans l’obscurité. Le soleil n’était pas tout à fait couché, mais en face de moi, ses derniers reflets s’éloignaient déjà sur les montagnes. Je prêtai l’oreille, et j’entendis le cornet des armaillers qui rappelaient les bêtes à l’étable. Les moucherons du crépuscule finissaient de bruire aux croisées. Ma tourterelle cachait sa tête sous son aile. Je dis : Tout à l’heure, et je me trouvai presque bien. »

À cet endroit de son récit, Lydie s’interrompit encore un instant ; elle soupira doucement comme un voyageur qui reprend haleine après un trajet pénible, et qui mesure avec sécurité, sur une pente facile, le reste de son chemin. Ensuite, elle continua :

« Il y avait plus de cent heures, dit-elle, que je n’avais pas dormi, et quelque effort que je fisse pour rester attentive, à l’arrivée des ténèbres dont j’attendais ma délivrance, je ne pus empêcher mes paupières de se fermer. Tous les objets disparurent ensemble, toutes mes idées s’évanouirent dans je ne sais quel sentiment confus d’existence qui ne diffère en rien de la mort, car il est calme et presque insensible comme elle. Seulement il y avait encore autour de moi un bruit vague, mais mélodieux et doux, comme celui d’une petite brise du soir qui expire dans les roseaux, comme celui du dernier flot qui touche au rivage. La nuit, dont je venais d’épier le commencement avec tant d’impatience, paraissait déjà se blanchir des clartés du matin ; ou plutôt une lumière qui n’était pas celle du jour pénétrait peu à peu l’obscurité transparente. Comme elle s’accroissait graduellement, je fixais sur ce phénomène une attention d’instinct, complètement dégagée de toutes les préoccupations de mon esprit. Je n’avais plus de souvenirs, plus de sentiments, plus d’âme. Je n’avais que des yeux. La clarté devenait toujours plus vive, et cependant elle inondait mes paupières sans les fatiguer. Je me demandais vaguement comment des organes mortels pouvaient la supporter sans en être éblouis. Tout à coup, et comme si mes sens s’étaient réveillés l’un après l’autre, je crus entendre un frémissement d’ailes qui s’agitaient dans cette atmosphère merveilleuse et il me sembla que ce bruit procédait d’un point plus lumineux que le reste, qui se précipitait sur moi de toute la hauteur du ciel, en s’agrandissant, en se développant dans sa chute, en revêtant à mesure qu’il s’approchait des formes et des couleurs. C’étaient des ailes, en effet, des ailes aux plumes d’or, dont la vibration était plus charmante à l’oreille que toutes les harmonies de la terre, et l’ange ou le dieu qu’elles allaient rendre à mon amour, vous comprenez bien que c’était George ! Mais, dans l’extase où tant de bonheur m’avait plongée, je fus plus capable de le deviner que de le voir.

« Déjà ses ailes s’arrondissaient sur moi, ses bras m’enveloppaient d’une douce étreinte, ses lèvres erraient de ma bouche à mon front et à mes yeux, les boucles de ses cheveux flottaient à côté des miennes.

« – Viens avec moi, disait-il, confie-toi sans crainte à ton frère et à ton ami bien-aimé. Cette terre n’est plus notre terre ; ce séjour n’est plus notre séjour.

« Et nous nous élevions au même instant avec une rapidité si merveilleuse, que la limite des ténèbres nocturnes était déjà franchie, que je me demandais encore où nous allions. Nous plongions comme dans un océan sans fond et sans rivage, dans cet éternel éther qui n’a jamais de nuit, et que tous les astres de l’espace inondent de leurs clartés. Notre monde, que je cherchais de mes regards sans le regretter, n’était plus qu’une planète pâle qui blanchissait à peine, d’une tache prête à s’effacer, les voiles noirs du firmament. Le soleil ne tarda pas à s’éteindre à son tour, pendant qu’un soleil nouveau venait poindre à l’horizon, semblait se précipiter sur nous en augmentant sans cesse de grandeur et d’éclat, et puis disparaissait dans les profondeurs de cet infini où sont cachés tant de soleils. Un moment après, tant notre essor se hâtait, sans doute, à mesure que nous approchions du but, ces astres innombrables passaient à mes yeux avec la promptitude de l’éclair, semblables à ces étoiles de feu qu’on voit courir et se croiser dans le ciel pendant les nuits calmes d’un bel automne. Mes sens étonnés ne pouvaient suffire au spectacle de ces tourbillons qui s’enfuyaient sur ma route, et dont je croyais quelquefois saisir en passant la mystérieuse harmonie.

« Bientôt le mouvement des ailes de George se ralentit ; elles se déployèrent dans toute leur étendue, semblables aux ailes d’un aigle qui plane, mais presque immobiles en apparence, et frappant mollement l’air de leurs extrémités, à des intervalles égaux. Le dernier soleil qui m’avait éclairée ne courait plus à la suite des autres, comme un météore qui va s’évanouir. Il restait fixe dans le ciel, mais plus grand, plus radieux, et cependant plus doux que le nôtre, car je supportais facilement sa splendeur, et mes regards affermis y puisaient une nouvelle force. Un instant après, de fraîches brises, souffles caressants d’une atmosphère inconnue, commencèrent à se jouer dans mes cheveux, et je crus entendre un bruit lointain où se mêlaient les bruits les plus gracieux de la terre, le murmure des rameaux qui frissonnent au souffle du vent, le gazouillement des oiseaux de la dernière couvée, qui, se penchant sur le bord du nid, vont s’essayer à voler, le soupir éternel du lac, faiblement agité, dont les petits flots viennent mourir entre les roseaux. L’horizon, tout à l’heure sans bornes, se rapprochait et se fermait peu à peu. Les montagnes dont les sommets ne m’avaient apparu d’abord que semblables à des îles flottantes qui se baignent dans une mer immense, grandissaient à mes côtés sous leurs robes d’ombrages, de verdures et de fleurs, car elles n’avaient rien de l’austérité de nos Alpes de glace et de granit. Un instant encore, et les cimes des arbres géants abaissèrent autour de nous leurs frondes flexibles ; puis les relevèrent avec souplesse pour nous couronner d’un dais émaillé de bouquets et de fruits, où brillaient des couleurs, et d’où s’exhalaient des parfums que nos organes mortels ne peuvent rêver. George me déposa enfin sur un lit de gazon embaumé, replia ses ailes et se laissa tomber près de moi, comme un papillon d’or qui se pose. Ensuite, il passa son bras autour de ma tête, imprima un baiser sur mon front et, les yeux attentifs sur les miens, il me regarda en souriant, parce qu’il attendait ma première parole.

« – Oh ! je suis heureuse, lui dis-je, puisque me voilà près de toi ; mais ne m’apprendras-tu pas où nous sommes ?

« – Dans le monde des ressuscités, répondit George. Dans le lieu où les âmes bienheureuses viennent prendre d’autres formes ou subir de nouvelles épreuves, plus longues mais moins rigoureuses que les premières, pour se rendre dignes de paraître un jour devant Dieu.

« – Eh ! quoi, m’écriai-je, n’est-ce pas encore ici le jardin céleste du Seigneur, qui nous a été promis par la foi de nos pères, et dans lequel commence, pour ne pas finir, le bonheur inaltérable du juste ?

« À ces mots, George prit une attitude plus grave, une expression de physionomie plus sérieuse, comme un homme qui a des choses solennelles à révéler et je sentis que son regard me remplissait d’un tendre respect, car, à travers la douce complaisance de l’amour, on y voyait briller la majesté d’une nature supérieure.

« – Penses-tu, me répondit-il, qu’il ait jamais existé, parmi les créatures les plus favorisées des grâces du Tout-Puissant, une âme assez chaste et assez pure pour se présenter avec sécurité devant son maître au moment où elle abandonne notre vie d’opprobre et de péché ? Ton cœur est trop bien inspiré pour avoir conçu cette présomptueuse espérance ! Tu as souvent éprouvé toi-même, dans ta conscience naïve et modeste, que le sentiment de notre indignité s’augmentait au contraire à chaque pas qu’il nous est permis de faire dans le chemin de la perfection, et tu n’ignores pas que cette idée est un sujet assidu d’alarmes pour ceux qui aiment Dieu, puisqu’elle effraie jusqu’à l’agonie des saints de l’incertitude du salut. L’orgueil des philosophes et des savants a reculé devant cet abîme ; ils n’ont pas osé chercher dans leurs théories les moyens de le combler. Ils ont mieux aimé laisser un vide sans bornes dans la création, que d’admettre entre son auteur et l’homme des intermédiaires inconnus ; et c’est pour cela qu’ils ont inventé la plus impossible des hypothèses, la mort éternelle et le néant. Rien ne meurt, chère Lydie, et rien ne peut mourir ; mais tout change de forme en se modifiant toujours, jusqu’à ce que l’esprit retourne à l’esprit et la matière à la matière. Le monde où je viens de te conduire, quoiqu’il soit incomparablement meilleur que le nôtre, n’est qu’un des degrés de cette échelle immense qui nous rapproche incessamment du séjour éternel dont la possession nous a été promise par la divine parole du Christ. Ici doit s’accomplir, pour les âmes qui ont pratiqué ses préceptes d’amour, ce règne de mille ans dont le mystère occupe depuis si longtemps en vain les théologiens de la terre, parce que l’explication en était cachée dans les mystères de la mort. Cette explication, je sais que tu ne me la demanderas pas, parce que tu as foi à mes paroles, et je ne pourrais pas te la donner, parce que les organes qui la transmettraient à ton intelligence n’appartiennent pas aux vivants.

« – Grand Dieu ! repris-je avec effroi, ne suis-je pas morte et ressuscitée ? Faudra-t-il te quitter encore ?

« – Calme-toi, ma bien-aimée, répondit George en souriant ; nous ne serons jamais séparés plus longtemps désormais que nous l’étions sur la terre, et cette séparation n’aura ni les ennuis ni les incertitudes de l’autre. Tous les matins alors, après le baiser d’adieu, j’allais livrer ma barque aux doutes de la brume, aux bourrasques du lac, aux hasards d’une navigation qui n’était pas sans périls. Maintenant, c’est toi qui voyages, et je suis sûr de ton retour. C’est moi que tu laisses à t’attendre et tu es sûre de me retrouver. Si nous étions heureux quand nous avions quelques années à vivre ainsi, combien ne le sommes-nous pas maintenant quand la bonté de Dieu nous mesure tant de siècles ? Et ce n’est pas tout, il t’en souvient ! Un sentiment si triste se mêlait à notre joie ! Il ne fallait qu’un accident pour la troubler, il ne fallait que la mort pour la détruire. La mort, nous ne savions pas ce que c’était, et nous savons aujourd’hui que le seul bien qu’elle pût alors nous enlever, c’est elle seule qui nous le donne.

« – C’est donc pour cela, m’écriai-je en le pressant sur mon cœur, que j’y aspirais avec une si vive impatience ! Oh ! si tu n’étais pas venu si tôt, c’était moi qui arrivais, et, plus soudain que moi, parce que ton âme vaut mieux que la mienne, tu n’as fait que devancer ma résolution !

« – Arrête, interrompit George en me regardant d’un oeil attendri ; si tu avais accompli cette résolution fatale, c’en était fait pour jamais. Les siècles, dans leur succession éternelle, ne nous auraient peut-être jamais réunis ! L’âme éclairée des lumières de la foi, qui désespère de Dieu pour embrasser le néant, devient indigne de toutes les grâces du Créateur ; et si le néant était possible, c’est pour le suicide qu’il serait fait. Le suicide a rompu son ban ; il a violé la loi de misère et de résignation qui lui a été imposée ; il végétera sans doute, solitaire et triste, dans les limbes obscurs d’un monde inconnu, jusqu’au jour où les expiations de son repentir auront satisfait à la justice divine. Heureusement pour nous, le projet criminel que tu avais embrassé n’était qu’une illusion du délire. À la faveur d’un sens merveilleux qui nous est donné et qui nous associe à toutes les impressions des êtres chéris que nous avons laissés sur la terre, je suivais avec terreur l’enchaînement de tes pensées, quand une révélation subite m’apprit que tu étais sauvée, parce que l’intelligence s’était retirée de toi. Tu m’étais rendue, même dans le temps, car tel est le privilège des âmes pures que Dieu s’est réservées, et dont quelque pieuse douleur a tout à coup troublé la raison. Tes jours semblent appartenir à des rêves qui t’égarent ; ton sommeil t’élève à la possession de la vérité, qui échappe aux impuissants efforts des sages. Les souvenirs que tu vas emporter sur la terre, quand le moment du réveil t’arrachera de mes bras, feront de toi un objet de dérision ou de pitié pour les hommes ; mais tu connaîtras seule la destinée à venir de l’humanité, que les hommes vivants ne connaîtront jamais. Ton corps est enchaîné, je ne sais pour combien de temps encore, aux liens grossiers de la vie, mais ton âme est appelée d’avance à goûter l’immortalité. Supporte donc avec résignation les ennuis de cette prison d’un moment dont la porte s’ouvrira chaque soir sur les espaces immenses de la liberté éternelle.

« – J’ai tout compris, répondis-je, et mon âme humiliée devant la grandeur de Dieu se soumet avec reconnaissance à toutes ses volontés ; mais puisqu’il m’est permis de te revoir dans ces moments de mort apparente où les douleurs de la vie font place à des consolations si douces, ne verrai-je pas aussi ma fille ! ma douce et jolie petite fille ! Elle ne peut habiter un autre monde que celui où nous sommes, car à quoi servirait la résurrection des mères, si elles ne retrouvaient pas leurs enfants ? Le cœur innocent de ce pauvre ange n’était pas encore ouvert au péché, et Dieu n’a pu refuser à la plus aimable de ses créatures un bonheur auquel la vertu même a moins de droits que l’innocence... Mais pourquoi ne me réponds-tu pas, et pourquoi une larme vient-elle mouiller tes yeux, à l’instant même où tu cherches à me consoler d’un sourire ? Dieu aurait-il voulu garder ma petite fille pour lui ?

« – Tous les êtres sont à lui, s’écria-t-il, et il les possède partout ! Mais Dieu est incapable de tromper la tendresse qu’il a lui-même déposée dans ton cœur. Seulement, plus sage que tu ne l’es dans l’impatience de ton amour, il retarde la résurrection des enfants jusqu’au moment où ils peuvent se réveiller, ainsi qu’à la suite d’un doux sommeil, suspendus au sein qui les a nourris. Notre petite fille ne t’est pas rendue encore, parce que tu n’es pas encore ressuscitée : mais le jour où tu renaîtras jeune dans mes bras, quel que soit le nombre des années qui t’est réservé, car la vieillesse n’est pour cette vie que le court crépuscule d’un beau jour qui aboutit au jour sans fin, à ce moment de gloire et de bonheur qui ne peut plus échapper à notre espérance, tu verras l’enfant chéri éclore du premier de nos embrassements, et nous partager ses innocentes caresses, comme si elle ne nous avait jamais quittés. D’ici là, elle continue à dormir paisible dans son petit linceul comme dans les langes de son berceau, à moins que Dieu n’admette quelquefois ces âmes ingénues à des visions célestes dont les ressuscités eux-mêmes n’ont pas le secret. La patience est un des plus grands efforts de notre nature, tant qu’elle n’est appuyée que sur la résignation ; mais elle devient facile quand elle s’appuie sur la foi. Le jour où ta fille se réveillera est si près de nous dans la succession des jours, que tu te ferais scrupule de la réveiller toi-même et de la tirer de ses songes si elle dormait sur tes genoux. Et qu’importe combien de temps elle dort, puisqu’elle ne vieillit point ? Cherche à triompher, ma Lydie, de ces vaines inquiétudes des vivants que je ne pourrais pas toutes dissiper, parce que la mort seule peut te donner les sens intelligents et purs qui te manquent pour me comprendre. Contente-toi de jouir de l’aspect des biens que Dieu nous prodigue, et de l’espérance assurée des biens qu’il nous a promis. Pense que les heures s’écoulent, et que nous avons autant d’heures à être séparés, que d’heures à être ensemble. Ne t’éloigne pas aujourd’hui sans avoir visité tes domaines et tes jardins.

« En parlant ainsi, George me relevait doucement du tapis de verdure où nous étions assis, et m’entraînait de surprise en surprise à travers ces bocages délicieux dont la merveille se renouvelle à chaque pas, car ils ont cela d’étrange et de sublime, que la création livrée à tout le luxe de ses divines fantaisies ne s’y astreint nulle part à la reproduction uniforme des espèces. Chaque arbre, chaque tige, chaque brin d’herbe y a son port, sa figure et sa nuance, chaque fleur se distingue de toutes les autres par sa couleur et son parfum ; et ceci n’exclut point cependant le privilège dont une âme sensible peut doter quelque fleur aimée, car les moindres soins suffisent pour la perpétuer par la culture ; j’y ai même vu des ancolies, des pervenches, des violettes et des roses, si bien qu’on dirait que tout ce qui a inspiré un sentiment ou porté une consolation au cœur de l’homme est devenu capable de ressusciter avec lui. Cette magnificence féconde et variée que Dieu manifeste ici dans ses œuvres de prédilection éclate là dans ses œuvres les plus obscures et les plus négligées, s’il est permis de penser et de dire qu’il a négligé quelque chose. Le grain de sable qui roule sous les pieds ferait honte aux rubis et aux saphirs de la couronne des rois. La poussière qui roule en atomes dans un rayon de soleil a toute la splendeur des étincelles du diamant. Les ruisseaux coulent sur un sable de nacre plus brillant, plus transparent, plus riche en reflets que l’opale, et il n’y a pas un de leurs petits flots qui ne berce toutes les couleurs de la lumière à sa surface, comme un prisme ou un arc-en-ciel ; mais que pourraient vous apprendre, mon ami, ces vaines comparaisons ? Qu’est-ce que le rubis et le saphir ? Qu’est-ce que l’opale et le diamant ? Qu’est-ce que l’arc-en-ciel lui-même dans le trésor inépuisable des créations du Seigneur ? Éperdue d’étonnement et d’admiration, je n’aurais pu détourner mes yeux des miracles qui les frappaient de toutes parts, si toutes les impressions que j’éprouvais ne s’étaient pas toutes réunies en George lui-même, George qui me paraissait le roi de ces solitudes célestes et en qui je remarquais, chose étrange, un caractère solennel de beauté qui m’avait presque échappé sur la terre.

« – Ô mon bien-aimé, m’écriai-je en versant des larmes de bonheur, ce n’est pas toi qui voudrais tromper ta Lydie ! Tu as ménagé mon extase par égard pour ces organes mortels dont je suis encore revêtue, et pour me prémunir contre des émotions qui les briseraient avant le temps !... Non, ce n’est pas ici un monde de transition entre le temps et l’éternité, le séjour passager d’une créature qui doit finir d’être encore une fois avant de renaître pour vivre toujours. C’est le lieu où le Seigneur prodigue aux justes ses éternelles récompenses dans d’éternelles joies. Ce soleil, mille fois plus radieux que le nôtre, et qui frappe cependant mes regards sans les blesser, cette nature splendide et calme dont il semble qu’aucun orage n’ait jamais troublé le repos, ces oiseaux parés d’éclatants plumages qu’on n’a jamais vus, même dans les rêves, qui effleurent mes cheveux dans leur vol, et qui ravissent mes oreilles de chants intelligibles à la pensée, plus harmonieux que la musique, et plus expressifs que la parole ; toute cette création qui vit, qui sent, qui aime, dont tous les mouvements, toutes les émanations, toutes les voix se confondent dans un adorable concert, c’est la plus haute et la plus parfaite des créations de Dieu. Toi-même, George, tu as des ailes ! et tes ailes sont l’attribut des anges qui entourent le trône du souverain maître de toutes choses. Qu’est-ce donc que le paradis des élus, si le monde où nous sommes n’est pas le paradis ?

« – Je comprends ton erreur, répondit George, et je la comprendrais encore si la mort t’avait déjà douée des organes qui te manquent pour apercevoir, dans ce monde passager, mille sensations qui t’échappent et qui surpassent en douceur celles que tu éprouves maintenant. Tu t’en feras une faible idée en cherchant à te rendre compte des émotions qu’aurait éprouvées la matière, si elle eût joui de l’intelligence et de la pensée, à chacune de ces transformations qui la rapprochaient de l’état de perfectionnement. Imagine, si tu peux transporter ton esprit dans cette hypothèse impossible, la plénitude de joie qui eût comblé cette matière inerte, quand elle acquit la faculté de croître dans les métaux, quand ils obtinrent, dans les plantes, la faculté de vivre et de se perpétuer à jamais ; les plantes, quand elles passèrent de l’état sédentaire à l’état de mouvement, dans l’organisation des animaux et quand elles échangèrent leur végétation captive et solitaire contre des instincts et des sentiments ; les animaux, quand le plus privilégié de tous reçut du souffle divin une inspiration et une âme ! À chacun de ces progrès semble attachée la conquête d’une création, et la volupté dont il aurait rempli toute la matière sensible, si elle avait pu se rendre compte de ses métamorphoses, n’a cependant rien de comparable à celle qui pénètre le cœur de l’homme à l’instant où il prend possession d’une vie nouvelle qui le prépare à la possession assurée de l’éternité. C’est ce que tu sauras un jour, quand tu auras reçu de la mort le privilège de savoir, et tu me pardonneras alors de n’avoir pas satisfait plus clairement à tes doutes et à tes questions, parce que tu comprendras que j’étais obligé de me servir, pour m’expliquer, d’une langue appropriée à l’imperfection de tes sens débiles et incomplets. La connaissance des mystères d’une autre vie n’appartient qu’à cette autre vie qu’il m’est permis de te faire pressentir, mais que Dieu seul peut te donner. Quant à ces ailes que tu as remarquées, continua-t-il en abaissant ses yeux vers la terre avec une grave modestie, je dois t’avouer qu’elles ne me sont pas communes avec tous les ressuscités, comme tu pourrais le croire. Dieu, qui a établi entre toutes ses créatures des différences nécessaires, dont l’inégalité apparente ne s’effacera que devant le jour suprême de sa justice, a maintenu quelque hiérarchie dans le monde intermédiaire lui-même, où il appelle ses premiers élus. Comme tous les titres n’y sont pas égaux, il a voulu que les vertus qui lui sont le plus chères y fussent distinguées par des figures extérieures et par des avantages sensibles, propres à inspirer le respect et la soumission. Cette manifestation éclatante de sa faveur est chez nous le gage d’un ordre immuable et le secret d’une politique dont rien ne peut altérer le principe ; mais personne n’oserait s’en enorgueillir, parce que le motif des volontés de Dieu est impénétrable. Ce qu’il est possible de conjecturer, c’est que Dieu a reconnu par cette distinction extraordinaire le dévouement des hommes qui ont donné leur vie pour le salut de leurs semblables, et qui ont fait passer ainsi l’accomplissement du devoir le plus sacré de l’humanité avant l’intérêt de leur propre conservation. Il y aurait, sans doute, peu de mérite à suivre un instinct si naturel, sans réfléchir à ses conséquences et à ses dangers ; il y aurait peut-être quelque orgueil à lui obéir dans les occasions qui l’éveillent, qui le développent, qui le font créer au fond de notre âme comme une voix de la Providence, et ma mort aurait été plus digne d’envie que de pitié si je n’avais eu qu’une vie à immoler en te quittant. Mais tu vivais, Lydie ; ce n’était pas toi que j’allais sauver ; c’était toi que j’allais perdre, et n’en doute pas, ajouta George en portant ma main de son cœur à ses lèvres, Dieu a moins récompensé en moi mon action que mon sacrifice !

« – Voilà qui est bien, lui dis-je, car mes idées s’éclaircissent de plus en plus à chaque parole que tu prononces ! Laisse-moi te dire le reste. Ainsi, mon George, tu es heureux parmi les heureux parce que tu as été bon parmi les bons et le privilège que tu partages avec quelques-uns n’a rien d’humiliant pour le grand nombre, parce qu’il est de la nature des belles âmes de reconnaître l’ascendant des âmes supérieures, et parce que Dieu a d’ailleurs imprimé à tes pareils le sceau manifeste de sa prédilection. Tu es heureux dans la vie glorieuse que la divine bonté t’a faite auprès de mon père et du tien, qui nous ont si tendrement aimés, et dans les bras desquels tu ne peux me conduire, tant que les liens de la vie qui m’enchaîne encore à la terre ne sont pas rompus. Si quelque chose manque à la félicité si pure dont tu jouis, c’est ta pauvre Lydie et ta petite Marceline que tu attends, toutefois, avec sécurité, comme au retour d’un court voyage qui n’offre plus de périls ; et quoique mon épreuve doive me paraître plus longue, moi aussi, je suis heureuse, car je ne peux plus douter qu’elle finira. Ô ! que le sentiment de notre bonheur à venir ne soit plus obscurci dans ton âme par la moindre inquiétude, car ta Lydie le goûte avec toi, et les jours pénibles que j’ai encore à passer dans le monde où tu n’es plus, adoucis du moins par une ferme espérance, te rendront fier de mon calme et de mon courage. Il n’y a de malheureux que les méchants, qui doivent regretter dans des souffrances éternelles d’avoir en vain compté sur le néant ; et je ne peux te cacher que ce sentiment mêle pour moi quelque tristesse aux joies ineffables de la résurrection. Le Créateur les avait faits nos frères, et nous avait prescrit de les plaindre et de les aimer, quoique nous en fussions haïs et persécutés. Ces infortunés ne trouveront-ils jamais grâce devant la pitié du Très-Haut ? L’enfer ne les rendra-t-il jamais ?

« – Je m’attendais à cette question, répliqua George avec un nouveau sourire, car tous les secrets de ton cœur me sont connus ; mais tu sauras un jour qu’il m’est aussi impossible qu’à toi de la résoudre, car la mort n’a soulevé que le premier de tous les voiles qui nous séparent de Dieu ; cela devait être ainsi pour que notre âme ne s’abîmât pas d’étonnement et de respect dans la contemplation de ses mystères. Ce que je puis te dire et ce que les sages nous enseignent dans notre vie nouvelle, c’est qu’il n’y a peut-être point de méchants absolus, et que, par conséquent, il n’y a peut-être point de peine sans rémission. D’autres clartés font sans doute rayonner un nouveau jour dans des intelligences rebelles. D’autres mondes plus rigoureux soumettent les insensés et les pervers à des épreuves plus longues et plus pénibles, mais qui auront aussi leurs mérites et leurs couronnes. L’obstination seule dans la haine de Dieu et de ses œuvres sera repoussée à l’instant solennel du jugement suprême, mais il faut pour cela que le souffle divin qui anime la nature s’anéantisse absolument en elle, et qu’il n’y reste plus rien d’humain. Il y a encore des chutes à craindre dans ce monde d’élection où je t’ai transportée, car ce n’est pas celui de la vie éternelle, et les bons sont exposés comme les mauvais à l’atteinte des passions ; mais ces chutes sont fort rares. Il y a encore des réparations à espérer dans ce monde d’exil où les condamnés gémissent ; et comme la cruelle espérance du néant ne les rassure plus, ces réhabilitations seront nombreuses. Rien n’est fini devant la souveraine bonté, parce qu’il n’y a qu’elle qui soit complète et universelle. Je t’ai parlé de nos théories et non pas de nos mystères. Chez les ressuscités comme chez les vivants, la sagesse consiste à s’humilier.

« – Que la volonté du Seigneur soit faite en toutes choses, repris-je alors. Mais achève de rassurer ma faiblesse sur un doute que tes discours ont fait naître quelquefois dans mon esprit. La révélation est vraie, il n’est pas permis d’en douter, et le langage des saintes Écritures est la divine expression des vérités que nous devons croire. Pourquoi ces vérités se sont-elles enveloppées de ténèbres impénétrables ? Pourquoi cette révélation émanée de Dieu, qui sait tout et qui peut tout dire, est-elle restée imparfaite ? En rendant sensibles à tous ces destinées de l’avenir qui deviennent si évidentes aux yeux dessillés des morts, la tendre miséricorde du Seigneur aurait abrégé nos épreuves ; car dès le premier pèlerinage que nous accomplissons sur la terre, toutes les âmes se seraient élancées vers lui d’un commun accord. Pourquoi nous a-t-il laissés plongés dans l’ignorance et dans le doute, si voisin du désespoir, même quand il s’annonçait par ses prophètes, et quand il se donnait à nous par son fils ? La science de la foi doit-elle tenter de s’élever au-dessus des enseignements de la foi ?

« – Jamais ! s’écria George, car la foi n’est pas une science, la foi est une vertu dont tout le mérite consiste dans son abandon et dans sa simplicité. Ceux qui croient parce qu’ils savent ne croient pas assez et ne croient pas bien. La conviction et un effet de l’examen, et l’examen est une opération de l’esprit qui marque l’ingratitude et la défiance. Pour pénétrer dans l’abîme des volontés de Dieu, il manque à l’homme des organes que Dieu n’a pas daigné lui donner. Que dirais-tu de l’aveugle-né qui porte un jugement sur les couleurs, ou du sourd-muet qui analyse les effets de la musique ? Faut-il te rappeler que ces mystères ont été dévoilés aux chrétiens dans la première page des Écritures ? Quiconque est parvenu à discerner le bien et le mal a déjà perdu son innocence, car le propre de l’innocence est de ne pas connaître le mal. Tous les êtres que le Seigneur a produits lui sont également chers, mais il a voulu les renfermer dans de justes bornes qu’ils ne peuvent franchir sans se perdre. Il n’est pas plus permis à l’homme de concevoir les mystères de la création qu’à la plante de changer volontairement de sol et d’horizon, qu’à l’animal de réfléchir sur son existence et de communiquer sa pensée. Les premiers habitants de la terre étaient réservés au bonheur le plus pur que puisse comporter leur espèce, quand un esprit d’orgueil et de démence leur ouvrit la fatale voie du savoir ; ils ont acquis la faculté de savoir et, avec elle, tous les doutes qui la suivent, tous les malheurs qui l’accompagnent, depuis l’incertitude où l’âme s’égare, jusqu’à la pensée du néant qui la tue. Ceci est le résultat d’une impatience qui est propre à tous les êtres créés, et qui les porte incessamment vers le degré de perfection qu’ils doivent un jour atteindre, instinct naturel et irrésistible auquel la pierre obéit en croissant ou en aspirant à vivre, la plante en vivant et en aspirant à sentir, l’animal en sentant et en aspirant à penser, l’homme lui-même en pensant et en aspirant à comprendre ; mais l’homme avait reçu l’intelligence, il connaissait la portée de son organisation, il en pressentait avec assurance les fins promises, et il ne se contint point dans les limites qui lui furent imposées par la parole divine. Il entreprit de se rendre égal à Dieu, et Dieu le punit de sa vanité en lui abandonnant le fruit de la science qui ne lui apprit que la mort. Voilà, chère Lydie, l’histoire de l’humanité. Ces maux seraient trop grands si Dieu ne nous avait pas laissé pour compensation la foi qui se confie en ses promesses, l’espérance qui attend, et la charité qui aime, trois vertus que la sagesse des saints appelle théologales, dans la langue des Grecs, parce qu’elles renferment en elles toute la science de Dieu. Croire, espérer, aimer, c’est la véritable loi du chrétien, et quand il a rempli ces conditions dans sa première vie d’épreuve, il s’est rendu digne de l’autre. Si tu me demandes encore maintenant pourquoi la révélation, qui est l’expression même de l’éternelle vérité, n’a pas éclairci ces ténèbres, il me sera facile de te satisfaire. La révélation n’a été donnée ni à des êtres d’une nature supérieure à l’homme, ni aux hommes obstinés dans le péché de la science qui persistent à chercher la raison des choses ; malgré la défense expresse de Dieu, et qui renouvellent ainsi en eux la tache originelle de leur race. Elle a été donnée aux simples d’esprit et de cœur qui croient parce qu’ils sentent, et non pas parce qu’ils savent. La vie serait une épreuve aisée, si le témoignage de nos sens nous démontrait que la vie n’est qu’une épreuve, et l’avenir nous dédommagerait assez du présent, si le présent n’était pas fermé ; mais la révélation nous est arrivée sous une forme humaine, et n’a pu être communiquée à l’homme que dans les conditions de sa nature. La vérité qu’elle nous donne est une vérité générale que saisissent nos organes et qu’embrassent nos facultés ; mais elle suffit ainsi aux besoins de notre nature et aux espérances légitimes dont elle est la source. La vérité des savants, au contraire, est un abîme sans fond dont les formidables échos répètent à jamais cette menace prophétique du Seigneur : Vous êtes poussière et vous retournerez en poussière ! Le péché du paradis terrestre, Lydie, c’est la science, fille déplorable de la curiosité ! Crois donc sans efforts ce qui t’a été enseigné par Dieu et par son Église, même quand ces enseignements te paraissent imparfaits, car tu sais que l’espèce entière à laquelle tu appartiens est imparfaite, et qu’elle ne peut en recevoir d’autres tant qu’elle n’a pas été éclairée par la mort. C’est la mort qui est la lumière. Écoute-moi bien, encore une fois, douce amie, pour que mes paroles ne soient pas tracées sur le sable, mais qu’elles s’impriment fortement dans ton cœur. Savoir, c’est se tromper peut-être ; croire, c’est la sagesse et le bonheur ; espérer, c’est le remède et la consolation de tous les maux ; aimer, c’est toute la vertu. Je ne sais pas si le souverain juge tiendra beaucoup de compte un jour de la science que tu viens d’ambitionner un moment, mais je te réponds que les plus précieux trésors de sa grâce appartiennent à la candeur, à la pitié et à la charité.

« Je me penchai sur le sein de George, en y répandant quelques larmes de joie, et notre promenade se poursuivit en silence, car je n’étais plus curieuse. Je jouissais de délices plus pures que celles qui avaient comblé le cœur des premiers êtres vivants dans le paradis terrestre, et je ne voulais pas renouveler le péché d’Ève dans le paradis des morts. Je savais d’ailleurs que les doutes qui me tourmentaient encore étaient l’effet de mon ignorance et de mon imperfection, et qu’ils ne pouvaient qu’affliger mon ami, en le ramenant trop longtemps du sentiment serein de sa condition à la tendre pitié que lui inspirait la mienne. Et puis, tout continuait à me distraire par ces sensations que les hommes ne sont pas même capables de nommer parce qu’il n’y a rien qui leur ressemble dans nos sensations ordinaires. Mes yeux inondés des lumières flatteuses qui les étonnaient sans les éblouir, mes oreilles abreuvées par un fleuve d’harmonie qui ne tarissait jamais, tous mes sens accablés d’un bonheur pour lequel ils ne sont pas formés, commençaient à s’assoupir dans une langueur délicieuse dont aucune de nos voluptés terrestres ne donnerait l’idée, si l’on ne parvenait à se figurer l’inexprimable extase d’une âme qui vient d’être ravie en Dieu. Je sentis mes membres défaillir, mais le bras de George me soutint.

« – Voilà le moment venu, dit-il. Tu t’endors à la vie des ressuscités pour retourner à la vie des mourants et pour la traîner péniblement pendant quelques heures qui nous sépareront à peine, car ma pensée ne cessera de te suivre et de veiller sur toi. Souviens-toi de croire, d’espérer et d’aimer, et ne crains pas de souffrir, car les souffrances de la vie sont passagères, et les joies de la résurrection sont éternelles.

« Au même instant, continua Lydie, je me réveillai en effet sur le lit de douleur où j’avais subi la veille de si mortelles angoisses, et je sentis ma main pressée contre la main du médecin, qui interrogeait de nouveau le mouvement de mon sang.

« – Où est-il ? m’écriai-je. Que sont devenus ces brillants oiseaux au plumage d’or, qui nous saluaient de leurs concerts ? Qu’a-t-on fait de ces fleurs qui penchaient à l’envi vers nous leurs calices odorants pour nous embaumer de leurs parfums ? Le Seigneur a-t-il éteint son soleil ?

« Mais je me rappelais aussitôt les paroles de George, car elles avaient à peine fini de retentir à mon oreille, et de vibrer dans mon âme ; je compris avec résignation que ma captivité n’était pas finie, et je souris.

« – Voilà qui est bien, remarqua le docteur du ton de l’orgueil satisfait. Ce que j’avais prévu est arrivé. Cette jeune femme est en démence : il n’y a pas un moment à perdre pour la transporter dans l’hospice des aliénés de Lausanne où je pourrai observer de plus près les développements et les crises de sa maladie.

« – Pourquoi faire ? dit la mère Zurich, une bonne vieille femme de notre voisinage qui m’avait assistée les jours précédents, et qui ne m’a pas quittée depuis, pourquoi faire, s’il vous plaît ?

« – Pour la guérir, répondit le médecin en puisant une prise de tabac dans sa tabatière d’or.

« – Hélas ! reprit la mère Zurich en soupirant, Dieu nous garde qu’elle guérisse, puisqu’elle se trouve contente ainsi, et que son front a repris cette sérénité d’ange qui la rendait si belle au temps de son bonheur. Pouvez-vous ressusciter George, et le ramener ici avec elle, quand elle sera guérie ? Si votre savoir ne va pas jusque-là, laissez-nous Lydie comme elle est. La pauvre enfant sera notre fille à tous, et je vous réponds que nous ne l’abandonnerons pas !

« En parlant ainsi, elle m’entoura de ses bras comme pour me retenir, et je répondis à sa tendresse par des larmes de reconnaissance, car je me serais trouvée bien à plaindre de quitter la maison de George et les gens qui l’avaient aimé. Le médecin était pourtant fort affligé, selon toute apparence, de perdre un sujet d’étude qui commençait à lui faire honneur, et je ne l’ai pas revu depuis. Mon histoire finit là, et maintenant j’espère et j’attends. »

Depuis longtemps Lydie ne parlait plus, que je l’écoutais toujours. Quant à Lydie, elle était retournée à ses fleurs, sans prendre garde à moi, et je pense qu’elle m’avait tout à fait oublié quand je me replaçai sur son passage.

« Un mot encore, Lydie, un mot et rien de plus, m’écriai-je en saisissant sa main avec une respectueuse tendresse ! Depuis cette nuit solennelle où George vous transporta dans le paradis des ressuscités, vous est-il arrivé de faire encore une fois, une seule fois, le même rêve ?

– Le même rêve ? reprit-elle d’un air soucieux. Appelez-vous cela un rêve, comme le font les autres ? Oh ! ne vous alarmez point ! Je ne vous en saurais pas mauvais gré. Les vivants ne peuvent juger que d’après leurs sens, et leurs sens sont voilés d’épaisses ténèbres. Depuis cette nuit où le paradis des ressuscités me fut ouvert, j’y passe toutes les heures de mon sommeil, et j’y ai pénétré des mystères plus doux encore que ceux dont je vous ai entretenu. Si cela n’était pas ainsi, croyez-vous que je vivrais encore ? »

Une femme que je n’avais pas aperçue jusque-là, et qui était arrivée pendant les derniers moments de notre entretien, vint se placer alors au-devant de Lydie qui s’empara de son bras. Je reconnus la mère Zurich et, en effet, le soleil près de se coucher marquait déjà depuis quelque temps l’heure de quitter l’esplanade.

« Pauvre innocente, dis-je en moi-même en suivant Lydie des yeux à travers les détours du chemin et en la voyant disparaître pour la dernière fois derrière un massif de verdure qui ne devait plus me la rendre ; pauvre Lydie ! repris-je après un instant de réflexion, ou plutôt, femme heureuse et privilégiée entre toutes les femmes ! tu vas t’endormir aux tristes réalités de la terre et rêver, sur le sein de ton ami, la félicité qui t’est promise ! Dors longtemps, Lydie, et puisse le ciel hâter pour toi le jour fortuné où tu ne te réveilleras plus ! Grâces te soient rendues cependant pour les douces et précieuses consolations que j’ai retirées de ton entretien ! La vie n’était pour moi qu’une énigme dont je croyais pouvoir obtenir le mot sans recherches et sans sacrifices, tu m’as appris que la solution de cet important mystère n’appartient qu’à ceux qui savent aimer et souffrir ; la crainte de souffrir me faisait craindre d’aimer, et je ne savais pas qu’en me dérobant aux rigoureuses épreuves du cœur par une défiance pusillanime de mes forces, j’aliénais en moi le principe le plus vivace de mon immortalité, celui-là seul qui doit nous acquérir des droits à une éternelle récompense, et nous faire participer à des joies éternelles ! Tes paroles ont ranimé ce flambeau d’active charité que je m’efforçais d’étouffer dans mon sein. Je retourne parmi les hommes pour les aider dans leurs peines, et pour pleurer du moins avec eux quand il ne m’est pas permis de les secourir. Je vais reprendre ma part des calamités qui sont attachées à notre existence passagère, je vais accumuler sur ma tête résignée tout ce qu’il me sera possible d’en épargner aux autres, et si j’éprouve quelque regret, c’est que ce devoir, dédaigné si longtemps par une fausse philosophie, soit trop facile aux âmes à convictions profondes qui veulent se rendre dignes de leur destinée. Il n’y a point en effet de malheur réel pour l’amour, quand il s’appuie sur l’espérance et sur la foi, et si cette prescience de l’infaillible vérité était donnée à tous comme à Lydie et à moi, qui oserait dire que notre paradis terrestre fût fermé !

– Dieu est grand, dit Lugon, car j’avais proféré tout haut ces dernières paroles en m’acheminant vers l’endroit où il m’attendait, une main passée dans la bride de mon cheval. Monsieur a sans doute remarqué, ajouta-t-il pendant que je me jetais en selle, qu’il était trop tard, ce soir, pour aller voir le château de Chillon ?

– Eh ! que m’importe, mon ami, le château de Chillon, et tous les restes du Moyen Âge, et tous les souvenirs de la poésie, et jusqu’à ces merveilles de la nature que j’allais admirer dans les Alpes ! Mes amis s’attristent de mon absence, ma mère est vieille et infirme, j’ai laissé un domestique malade, le plus pauvre de nos voisins a perdu sa vache, l’argent que je dissipe en distractions solitaires fait faute dans vingt maisons du village, et je reprendrai demain la route du Jura. »

Cette réponse, qui ne présentait à l’esprit de Lugon qu’un bizarre enchaînement de phrases sans ordre, lui inspira sans doute quelque inquiétude sur l’état de ma raison, car il ne me répliqua que par un hochement de tête accompagné d’un soupir. Le pauvre garçon n’avait pas oublié que la folie de Lydie passait pour contagieuse : « Dieu est grand ! » murmura-t-il tout bas en s’élançant à son tour sur sa mule, et nous gagnâmes Vevey d’un temps de galop.

Je suis resté dès lors fidèle à toutes mes résolutions. J’ai accepté avec soumission et reconnaissance la part que le Seigneur m’a faite dans les douleurs et dans les tribulations de l’humanité ; je ne me suis jamais plaint que la coupe fût trop pleine, quoiqu’elle eût débordé souvent, et je dois répéter encore qu’il y a eu peu de mérite dans mon courage, car le courage ne coûte rien à la foi. Il n’est pas d’homme qui n’en puisât autant que moi dans les mêmes espérances, et qui ne se défendît soigneusement de soumettre sa croyance instinctive aux misérables arguties de l’examen philosophique, une fois qu’il a compris que toutes nos vertus consistent à aimer et que tout notre bonheur consiste à croire. Ces paroles de George me ramènent à une histoire dont j’ai promis la fin.

Dans le cours du printemps qui suivit ma rencontre avec Lydie, un souci profond, dont je n’étais pas le maître, me pressait de la revoir et de m’informer de son sort. La science des médecins m’effrayait, quand je pensais qu’ils pouvaient l’avoir guérie, qu’elle était rendue au sentiment affreux de son infortune et qu’elle ne rêvait plus. Ma constance même, encore chancelante, avait besoin de s’assurer dans sa force contre les railleries des beaux esprits et le superbe dédain des sages. Pour mettre fin à ces incertitudes, je retournai à Vevey, mais je ne m’y arrêtai point. Je passai devant la maison de George, qui était fermée comme la première fois, et je pensai que Lydie devait être à l’esplanade, car l’heure n’était pas encore avancée, et le jour était tiède et pur. Au moment d’arriver, je rencontrai un cavalier qui menait à la main un cheval de retour. Comme je connaissais cet homme et que j’en étais connu, nous mîmes pied à terre tous les deux à la fois. C’était le petit Lugon.

« Où va donc monsieur, sans guide et sans domestique ? dit Lugon en répondant cordialement à mon serrement de main.

– Au Jardin de Lydie, répondis-je. As-tu remarqué si elle y était ?

– Elle y est, monsieur, reprit Lugon d’un ton de voix grave et concentré, en abaissant ses regards vers la terre. Madame Lydie est dans son jardin et n’en sortira plus, jusqu’à ce que la trompette de l’ange l’appelle au jugement dernier. Elle est morte.

– Morte ! » m’écriai-je.

Et le cœur de l’homme est un abîme de contradictions inexplicables. Je ne sais ce qui l’emportait alors en moi du regret de sa perte ou de la joie de sa délivrance.

« Elle mourut, continua Lugon, un mois à peine après le jour où monsieur conversa si longtemps avec elle. Elle était dans son jardin, comme elle appelait ce coin de grève, tout entourée de fleurs qu’elle avait cueillies et dont la pauvre femme avait coutume de composer le bouquet pour George. La mère Zurich était venue deux fois pour la chercher, et deux fois elle s’était retirée à l’écart parce qu’elle avait pensé que Lydie dormait. La troisième fois, comme la nuit se faisait déjà sombre et que tout le monde revenait de son travail, elle résolut de l’éveiller, mais elle ne put y réussir, car il se trouva que Lydie était morte. Alors la mère Zurich poussa un cri qui appela tous les passants. “Voyez ! voyez ! disait la mère Zurich, elle est morte ! et je croyais qu’elle dormait...” Ce qu’il y a d’étrange, monsieur, c’est que, lorsqu’on vint pour enlever le corps de Lydie que la mère Zurich avait entouré de ses bras sans proférer une parole de plus, on s’aperçut que la mère Zurich était morte aussi. On leur creusa là les deux fosses que vous voyez, parce qu’elles étaient catholiques et ne pouvaient avoir part aux prières des huguenots.

– Tu es catholique, Lugon ? repris-je involontairement, car ma pensée était distraite par d’autres idées.

– Certainement, monsieur, répliqua froidement Lugon, puisque je suis du Valais.

– Et que pensa-t-on dans le pays de ces deux morts si soudaines que rien n’avait fait prévoir ?

– Le docteur n’en parut pas étonné. Il dit que la jeune était morte d’une congestion cérébrale, je crois que c’est cela, et la vieille d’apoplexie. Oh ! c’est un homme très savant.

– La jeune était morte parce que le temps de ses épreuves était achevé, et la vieille parce qu’elle n’avait plus personne à consoler sur la terre. Le ciel ne devait pas une moindre récompense à sa piété. »

Ici Lugon me regarda fixement avec un mélange d’étonnement et de tristesse, car il n’avait pas oublié tout à fait ses anciennes préventions, et il venait de se les remettre en mémoire.

« La vieille, reprit-il, avait fait son temps ; mais Lydie, si jeune encore et si belle !...

– Ne la pleure pas, mon ami ! Lydie est affranchie maintenant de toutes ses douleurs ! Lydie possède à jamais, sans trouble et sans réveil, la félicité qu’elle ne faisait que rêver. »

Lugon me regarda de nouveau.

« Dieu est grand ! » dit-il.

 

Charles NODIER, Lydie ou la résurrection.

 

Paru dans la Revue de Paris en 1839.

 

 

 

 

 

 

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