Sibylle Mérian

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand le général suédois Rosander eut consommé en folles dissipations l’immense fortune que lui avait laissée son beau-père Mathieu Mérian, conseiller de l’électeur de Mayence, il ne vit plus d’autre parti à prendre que d’aller cacher sa misère trop méritée dans une contrée où les yeux des hommes ne le suivissent pas ; mais il commença par assurer la vie d’un fils presque au berceau, qui avait coûté le jour à sa mère, en allant le déposer entre les mains protectrices de la fameuse Marie-Sibylle Mérian, grand-tante de cet enfant, dont le talent, riche et soigneux, sera l’éternel désespoir des peintres d’histoire naturelle. La bonne Marie-Sibylle accueillit le petit Gustave de Rosander comme un fils que Dieu lui donnait ; car elle n’avait eu que deux fils de son mariage malheureux avec André Graff. Gustave, aimé, caressé, nourri dans les bonnes études, vint si parfaitement à bien, qu’il ne lui aurait rien manqué pour remplir tous les vœux de sa vieille mère adoptrice, s’il avait témoigné un peu de penchant à observer avec elle ses insectes et ses papillons chéris ; mais le maussade n’en voulait pas entendre parler ; et, à douze ans, il aurait à peine distingué le ver à soie hâve et blafard de la pompeuse chenille du tithymale.

« Il vous est bien aisé, tante-grand, lui dit-il un jour avec une aigreur dont il s’accusa depuis fort amèrement auprès du chevalier Linné, son contemporain, son compatriote et son ami, il vous est bien aisé, vraiment, de parler des merveilleuses beautés de la nature, vous qui avez pu les admirer sous le ciel de Surinam ; mais, si vous aviez à cœur de me faire partager votre enthousiasme, il fallait m’y envoyer avec ma tante Dorothée, et ne pas me retenir dans ces lagunes hideuses, au milieu de vos larves, de vos chenilles et de vos cocons que je n’ai, grâce à Dieu, regardés de ma vie, tant le dégoût que ce spectacle m’inspire est pénible à dévorer. J’aime à croire qu’il y a sur la terre des pays favorisés et des races d’élection sur lesquelles Dieu a déployé sa puissance ; mais si le monde entier ressemblait à ce que j’en ai vu, il ne me paraîtrait guère digne de la peine que le Seigneur a prise à le faire. Je vous demande pardon, ma respectable mère, de contrarier ainsi vos idées ; je ne cherche qu’à m’instruire, et ce n’est pas tout à fait par ma faute que la nature ne me paraît pas revêtue des merveilleuses couleurs que lui prêtent vos pinceaux. »

Sibylle ne jugea pas à propos de heurter de front les opinions de Gustave, parce que c’est un mauvais moyen d’éclairer l’ignorance présomptueuse des jeunes gens, qu’il est plus facile de conduire à la vérité par une instruction progressive. Elle sourit et l’embrassa.

« S’il ne s’agit que de cela, répondit-elle, et que tu aies un peu de confiance en mes récits, je ne suis pas en peine de dissiper tous les doutes qui se sont élevés dans ta petite tête sur la sagesse et la puissance du Créateur. Je n’userai pas même pour cela du privilège commun des voyageurs, qui n’enragent pas pour mentir quand ils reviennent de loin. Tu sais bien que je n’en impose jamais. Le peuple d’élection que tu as deviné par un heureux instinct existe réellement, et je l’ai vu moi-même en courant le monde, si bien que tu peux t’en rapporter à ma relation avec plus d’assurance encore que si tu la lisais dans les superbes cosmographies de ton fameux trisaïeul Théodore de Bry ; car, ce qu’il n’a fait que peindre, j’ai pu l’observer de très près et avec beaucoup de soin.

– Oh ! que j’aurais de plaisir, chère maman, s’écria Gustave, de vous entendre raconter ces belles choses !

– Je le veux bien, reprit Sibylle, et je te réponds qu’elles passeront de beaucoup l’idée que tu peux t’en former. Imagine-toi d’abord que, dans ce peuple-là, tout le monde naît adulte et parfait, sans subir aucun des inconvénients d’un âge d’apprentissage et de faiblesse.

– Cela devait être ainsi, dit Gustave, dans une espèce véritablement favorisée du ciel.

– Ce n’est rien encore ; tout le monde y naît vêtu, mais non pas d’une folle plume comme les oiseaux, ou d’une toison grossière comme les brebis. Ces gens-là viennent sur terre habillés de pompeux accoutrements drapés et flottants comme la toge des sénateurs, ou brillants et polis comme l’armure des chevaliers. Il y en a qui sont brodés de points si délicats et si habilement nuancés en leurs couleurs, que l’aiguille et la trame des fées n’ont jamais rien produit de pareil. Il n’est pas rare d’en trouver qui étalent dans leurs parures tout ce que le corail, le jais, le lapis et l’or ont de plus éclatant ; et d’autres dans lesquels tous ces reflets se confondent, avec une harmonie inexplicable, en mosaïques chatoyantes qui n’ont point de nom parmi les hommes. On en voit enfin qui portent plus loin les raffinements de ce luxe magnifique, et dont la robe est émaillée de plus de rubis, de saphirs, d’améthystes, d’émeraudes et de diamants que M. Tavernier n’en a compté dans le trésor du grand Mogol. J’oserais à peine te parler après cela des panaches ondoyants qui ombragent leurs couronnes, parce que c’est une chose de peu de conséquence auprès des autres ; mais le tout compose un ensemble éblouissant à regarder.

– Je vous avoue que j’aurais bien de la peine à croire à ces miracles, répondit Gustave, si ce n’était vous qui les attestiez, mais il faut remarquer aussi, ma bonne amie, que jusqu’ici vous ne m’avez parlé que des rois.

– C’est que je me serai mal exprimée, continua Sibylle. Je ne disconviens pas qu’il n’y ait chez eux des castes plus simples et dont les atours, d’ailleurs élégants, offrent un peu moins d’appareil, mais comme ils sont tous égaux, et que c’est d’ailleurs à la nature elle-même qu’ils sont redevables de leurs richesses extérieures, on ne s’étonne pas de trouver ce faste involontaire dans les états les plus communs. J’ai vu de simples charpentiers qui ont des robes de pourpre relevées par des camails de velours noir, et des maçons enveloppés de balandrans de soie comme des bourgmestres. Ceci n’est cependant qu’une faible partie de leurs avantages. Comme ils ont des ennemis nombreux, ce qui est malheureusement propre à toutes les créatures, croirais-tu que le Seigneur a daigné les munir d’avance des armes nécessaires pour se défendre, et qu’il n’y en a pas un qui ne porte son arsenal avec lui ?...

– Et quelle arme le Seigneur leur a-t-il donnée ? s’écria le jeune gentilhomme suédois, qui sentait bouillir dans ses veines le sang belliqueux de ses ancêtres.

– Toutes celles, Gustave, qui sont à l’usage de l’homme, et bien d’autres que l’homme ne connaît pas, tellement que je ne saurais t’en communiquer l’idée sans te les faire voir : des casques, des morions, des cuirasses, des boucliers, des sabres, des coutelas, des épées, des stylets, des poignards hérissés de pointes qui se rebroussent, et déchirent en se retirant la blessure qu’ils ont ouverte. Certains portent sur eux des acides brûlants qui dévorent tout ce qu’ils touchent et des poisons subtils qui font mourir leurs agresseurs, quoiqu’ils aient en général plus de goût pour les parfums ; et ceux que les plus coquets exhalent au loin feraient envie à l’ambre et à la rose. Pour revenir à leurs moyens de défense, il n’y a personne dans ce peuple qui ne soit pourvu de tenailles vigoureuses et bien acérées dont ils percent, coupent et broient les membres de leurs adversaires.

« Je t’en montrerai certains dont la casaque de guerre est toute semée d’épines roides et pénétrantes ; d’autres qui marchent protégés par trois lances fermes, longues, serrées, inséparables, comme la phalange de Macédoine. Ils connaissent aussi l’usage des armes à feu, et il est même bien plus ancien chez ce peuple-là que chez nous ; mais ceux qui s’en servent ne les emploient que dans la retraite, à la manière des Parthes. J’ai assisté souvent aux exercices de ces arquebusiers, et j’ai même eu l’occasion de les voir en bataille. Je me souviens d’en avoir remarqué un qui fit plus de trente décharges dans une demi-minute, ce que les tireurs les plus habiles tiennent pour presque impossible. À la fin il s’arrêta, probablement à défaut de munitions, et bien lui en prit, pour échapper aux assaillants, de se fier à ses ailes...

– Attendez, ma tante, au nom du ciel, interrompit brusquement Gustave. Le peuple dont vous parlez a donc des ailes ?

– J’avais oublié de t’en instruire jusqu’ici, répliqua la bonne Sibylle. Dieu n’aurait pas laissé sur lui un pareil avantage aux oiseaux. Bien plus, il a des tribus puissantes qui sont tout autrement douées. Combattues sur la terre par un ennemi supérieur en nombre, elles se précipitent dans les airs comme je te le disais. Si l’armée rivale jouit du privilège de les suivre et menace de les rejoindre dans ces campagnes infinies, les escadrons fugitifs se contentent de replier leurs ailes inutiles sous le dos de la cuirasse, et plongent au fond des eaux. Là, ils s’organisent en flottille vivante ; car ils ont avec eux, dans leur bagage portatif, des nacelles légères, des petits bâtiments de course, rapides comme le regard, des esquifs carénés comme des vaisseaux de haut bord qui triomphent des courants à force de rames, et où d’intrépides navigateurs s’avancent, à rangs pressés, en brandissant le glaive inflexible que la nature a fixé sur leur poitrine.

– Cela est prodigieux, dit Gustave ; mais ces avantages ne sont-ils pas payés au prix de quelques graves inconvénients ? leurs organes valent-ils les nôtres ?

– Garde-toi bien d’en faire la comparaison, repartit Sibylle, elle serait trop humiliante pour nous. Je te parlerai seulement de leurs yeux qu’une cornée solide, épaisse, inoffensible et cependant diaphane, met à l’abri de tous les accidents extérieurs. Ils sont presque toujours prédominants et disposés latéralement, de manière à embrasser, ou peu s’en faut, toute la circonférence de l’horizon ; et leur globe, ordinairement taillé à facettes, perçoit les objets par une incroyable multitude de regards divergents, dont chacun revient peut-être éveiller une sensation. Tu me demanderais volontiers aussi, je n’en doute pas, s’ils savent pratiquer nos industries et mettre à profit les matériaux que la création nous fournit. Ce sont bien là d’autres miracles ! Que te dirai-je de la savante économie de leur architecture, de l’habile ordonnance de leurs fortifications, des ressources inépuisables de leur stratégie, de la variété de leurs artifices de chasse et de pêche ? Que te dirai-je de la perfection de leurs instruments, de la légèreté de leurs tissus, de la délicatesse exquise de leurs ciselures, du fini de leurs moindres ouvrages, qui ne soit infiniment au-dessous de la vérité ? Il faut vivre parmi eux comme je l’ai fait, Gustave, pour savoir les admirer.

– Je les verrai certainement, dit Gustave, en prenant l’attitude résolue d’un homme qui entreprend un voyage lointain à ses risques et périls. Mais où habite ce peuple extraordinaire ? continua-t-il, faut-il l’aller chercher bien au delà de Surinam ?

– Nous le verrons dès demain, si tu veux en prendre la peine, répondit Sibylle. Il habite partout, sur la terre où nous marchons, dans le ruisseau qui baigne nos prairies, dans l’air que tu respires. Il habite le calice d’une fleur qui vient de s’ouvrir, et jusqu’à la goutte de rosée qui tremble suspendue à ses pétales ; il frémit dans le sable ; il murmure sous le gazon ; il danse et tourbillonne dans un rayon de soleil. Mon armée navale a jeté l’ancre dans une mare prochaine ; mes arquebusiers sont retranchés sous une pierre du jardin. Je te parlais des insectes. »

Gustave, un peu piqué, se mordit les lèvres ; mais il ne voulut pas en avoir le démenti. Dès le point du jour du lendemain, il se mit en route avec sa grand-tante vers le peuple inconnu dont elle lui avait appris l’existence, muni pour toute arme et pour tout équipage d’un petit filet de gaze.

Il prit goût à ces découvertes qui devenaient tous les jours plus instructives, plus amusantes et plus précieuses, et, quand la mort lui eut enlevé sa bonne parente, le 13 janvier 1717, il sentit qu’il n’aurait jamais pu s’en consoler, si elle ne l’avait introduit auparavant au milieu du peuple inconnu, dont l’étude assidue lui fournissait tant d’agréables loisirs et de douces consolations.

Gustave de Rosander vécut longtemps. Il fut savant, c’est peu de chose ; il fut célèbre, ce n’est rien ; il fut tranquille, parce que les goûts simples donnent la paix du cœur ; il fut bon, parce que l’amour de la nature est un acheminement à la vertu ; il fut heureux, parce que le calme de l’esprit et la bienveillance de l’âme composent le seul vrai bonheur de l’homme. Cela, c’est tout.

 

Charles NODIER, Œuvres complètes (1837).

 

 

 

 

 

 

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