Babel à Ferney

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre de NOLHAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LA Société des Nations triomphait. Son œuvre était applaudie ; la paix régnait sur le monde ; la terrible guerre si longtemps menaçante avait pu être évitée. Les nationalismes étaient apaisés, les matières premières distribuées tant bien que mal, les frontières à peu près fixées, les budgets à peu près en équilibre et les peuples, en somme, à peu près contents.

De ces heureux résultats, les croyants remerciaient la Providence ; les sceptiques les attribuaient à la force des choses, et la S.D.N. en faisait honneur, comme il est juste, à la S.D.N.

Une ombre légère à ce tableau de félicité : à l’heure où s’ouvrait la cinq cent quatre-vingt-quinzième session, aucune grande question ne se trouvait portée à l’ordre du jour. Le succès avait tout épuisé et les fonctionnaires, que tant de travaux avaient multipliés autour du puissant organisme international, cherchaient en vain un prétexte à faire augmenter leurs appointements. Les nations ingrates les estimaient assez payés par l’éclat des services rendus à l’Humanité.

La question de prestige était plus grave, et le Conseil Suprême s’en préoccupait. Quel sujet de discours animerait, devant son auditoire d’élite et les dames chatoyantes, les séances du Palais des Nations ? Comment démontrer que la parole était toujours nécessaire à la parure de la vérité ? Les plus anciens se résignaient mal à ne pas ouvrir un grand débat.

Resté loquace après avoir été éloquent, le vénérable Président Perpétuel continuait à maintenir l’autorité morale de la France, malgré des somnolences auxquelles son âge avancé lui donnait droit ; mais cet esprit, fertile en ressources depuis tant d’années, avouait que la crise était redoutable.

On se tourna vers la C.I.I., qui compte, comme on le sait, les intelligences les plus déliées de l’univers. Mais la Commission de Coopération Intellectuelle Internationale reconnaissait elle-même son impuissance. Elle avait donné tant d’efforts à des coordinations difficiles que son glorieux moulin n’avait plus rien à moudre. Elle s’occupait, en ce moment, d’unifier un système de ponctuation dans les diverses typographies du monde. Mais cette affaire de points et de virgules, quelque importante qu’elle fût, ne pouvait passionner que les esprits graves.

Ce fut pourtant de ce côté que vint le salut. La trente-troisième sous-commission de la C.I.I. venait d’être saisie d’une réclamation utilisable.

L’État libre de Groenland se plaignait de la pauvreté de ses collections artistiques. La nouvelle construction de son musée, faite à grands frais des bois les plus rares, ne renfermait à cette heure que des peaux d’ours blancs, il est vrai magnifiques. Nul enseignement esthétique ne pouvait s’accrocher à de telles dépouilles. N’était-il pas juste, cependant, qu’une jeune nation, avide de progrès, goûtât enfin aux jouissances les plus élevées ? Elle faisait appel à l’esprit de solidarité qui unissait désormais les hommes, et réclamait énergiquement sa part des trésors communs.

Comment pouvait-on se refuser à une requête aussi émouvante et ne point répondre à ce cri poussé vers la beauté au 65e degré de latitude nord ?

On vit aussitôt que les plus grands principes étaient engagés. Plusieurs pays adhérèrent sans hésiter à une répartition meilleure des œuvres d’art dans le monde. L’Islande, la Patagonie, les Nouvelles-Hébrides appuyèrent la réclamation groenlandaise. Les sans-fil officiels se croisèrent autour de la planète et l’on put prévoir qu’une majorité de nations peu favorisées se constituerait rapidement et alimenterait de leurs plaintes de nombreuses délibérations.

Le rapport, demandé d’urgence, fut un premier succès. Au milieu d’une émotion attentive, le délégué de la Mandchourie indépendante donna lecture d’un papier qu’il avait eu la délicate pensée de rédiger en japonais afin d’être mieux compris. Il concluait nettement en faveur de la requête : « La S.D.N. a provoqué la répartition équitable du blé, de l’or et du radium ; il lui reste à accomplir celle des richesses de l’art non moins indispensables à la vie des hommes. »

Élue d’enthousiasme, imbue de la pure doctrine de la C.I.I., la nouvelle C.R.A. promettait à la S.D.N. une séance plénière considérable.

 

 

 

II

 

 

D’où vint l’ingénieuse idée de faire siéger à Ferney les hauts-commissaires chargés d’élaborer le plan de la grande réforme ? Peut-être de quelque mémoire érudite et rancunière, qui se souvenait d’avoir vu ranger Voltaire parmi les adversaires de la Société des Nations. Sa phrase est, en effet, assez fâcheuse : « Je croirai à la paix perpétuelle le jour où les éperviers cesseront de manger les pigeons. »

L’occasion était venue d’infliger à l’ombre du seigneur de Ferney le spectacle de la concorde universelle.

Un motif plus simple suffit au public. Il parut à tous qu’il fallait soustraire les délibérations aux pressions diverses d’une opinion déjà surexcitée. Nulle part la sérénité ne leur serait mieux assurée que dans cet ermitage de vieux philosophe qui reste, non loin du Léman, un temple de la sagesse humaine.

Par cet après-midi de printemps, les correspondants des journaux du monde entier, à grand-peine contenus par la gendarmerie, se pressaient dans la rue du village, impatients de téléphoner, de diffuser ou de câbler des inexactitudes sensationnelles.

À l’intérieur de la maison, quand fulgura le magnésium, les plaques enregistrèrent une pittoresque assistance. Par les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin à la française, on apercevait la table de jeu où le grand homme a fait son whist avec l’Europe entière. Tout autour, sur les fauteuils Louis XV, les représentants des puissances étalaient leurs vestons. Secrétaires et interprètes leur faisaient une couronne de sourires. Détachées en groupe gracieux sur le fond blanc des boiseries, douze dactylos remettaient leur rouge. L’histoire apprendra, par l’indiscrétion de la pellicule, que l’envoyé du Chicago Times, blotti sous une banquette, prenait des notes clandestines.

Ayant rejeté en arrière ses beaux cheveux blancs, le Président Perpétuel se leva pour le discours d’inauguration :

« Messieurs, dit-il, je déclare ouverte cette réunion mémorable. »

Et les sténodactylos, le crayon aux doigts, se sentirent pâmées aux premiers accords de la mélodie.

« Laissez-moi vous remercier tout d’abord d’avoir choisi, pour cette discussion historique, un coin de terre française où vit à jamais le souvenir d’une puissante philosophie. La démocratie de mon pays a toujours honoré l’illustre Voltaire comme un précurseur, car nul n’a mieux que lui servi les immortels principes de la Révolution. »

– De quelle révolution parle-t-il ? demanda un délégué à l’oreille de ses voisins ; mais personne ne sut lui répondre.

Ayant évoqué en termes émus les affaires Calas et Dreyfus, l’orateur se déclara partisan de cette répartition rationalisée de l’Art, dont il n’était pas possible de garder le privilège à des nations qui n’avaient d’autres titres que leur ancienneté :

« La France, Messieurs, tient à rester à la tête de ce mouvement irrésistible qui entraîne les esprits vers une justice meilleure. Grande productrice d’une denrée sublime, elle en saura faire l’abandon aux mains fraternelles qui se tendent vers nous. Cet exemple sera suivi, Messieurs, nul n’en doute dans cette enceinte – et son geste amplifiait le petit salon philosophique ; il aidera à l’affermissement définitif de cette paix des peuples à laquelle vous avez travaillé inlassablement...

L’adverbe attendu annonçait une cadence qu’on ne laissa pas à l’orateur le temps d’achever. Il s’assit dans une ovation bruyante, tandis que, derrière son mur, la presse se réjouissait de ce bon présage. Moins optimistes, les moineaux du voisinage, alarmés par le vacarme, passaient prudemment la frontière suisse.

 

Le représentant de la Fédération Ibérique, s’étant levé, assura avec magnificence que les trésors d’art de son pays, accumulés pendant des siècles par les rois et les moines, étaient d’ores et déjà à la disposition de l’assemblée.

Un geste aussi somptueux provoqua un débordement de déclarations généreuses. On vit des nations, qui ne possédaient que leur bonne volonté, la prodiguer avec éloquence.

De telles effusions témoignaient, une fois de plus, pour la bonté native de l’espèce humaine. Mais, l’ignorance étant mère de l’ingratitude, personne ne songeait à la revanche posthume offerte à Jean-Jacques dans cette maison même du rival qui l’avait tant de fois malmené.

 

 

 

III

 

 

– Nous passons à la rédaction des articles, prononça le Président qui, ce devoir accompli, ferma les yeux et s’absenta doucement.

Les regards se portaient vers les lunettes scandinaves d’un juriste éminent, célèbre pour la clarté de son style et son heureux maniement de l’idiome genevois. Sa formule était prête :

« Article premier. – Le contingentement esthétique appliqué aux musées de chaque peuple a pour base le coefficient numérique de son agglomération nationale. »

On ne pouvait mieux dire. Pendant que les traducteurs pressés multipliaient les contresens en diverses langues, les épithètes d’usage, « charmant », « excellent », « décisif », circulaient entre les fauteuils.

Une seule opposition se manifesta : le délégué italien, un jeune descendant des Doges, déclara la question inopportune et mal posée ; mais cette attitude, nettement fasciste, n’annonçait encore aucun orage.

Pour le transport des œuvres d’art, le Reich se chargea de l’entreprise ; sa puissance technique d’organisation s’imposait, et il gardait une équipe de généraux en disponibilité qui s’étaient fait la main dans les régions occupées pendant la Grande Guerre.

– Qu’apportera votre noble nation, demanda un délégué, au stock à créer pour le fonds commun ?

Le docteur Kurtius parut surpris de cette question indiscrète :

– Le chiffre de population de l’Allemagne, dit-il, lui donne le droit d’être partie prenante et non donnante. Elle attend sa part des générosités de la S.D.N. et, d’ailleurs, elle est plus pauvre qu’on ne le croit ; il y a des faux au musée de Berlin... Peut-être consentirions-nous à quelques échanges.

– La tiare d’or de Saïtapharnès pourrait vous être attribuée, suggéra quelqu’un.

Et comme le docteur ne paraissait pas priser cette compensation, on lui fit remarquer que l’hypercritique allemande venait d’établir l’authenticité de l’antique ciselure de cette merveille, malgré les aveux de l’imposteur qui disait l’avoir fabriquée.

Cette petite discussion changea les humeurs. Chacune des nations interrogées s’accorda désormais de faire des réserves en ce qui la concernait, et, quand la Yougoslavie observa que la Belgique détenait un lot prodigieux de belles choses que ne justifiait pas le nombre de ses habitants, le baron Claës de Tirlemont le prit fort mal et dit sèchement que certaines gens, nés d’hier, ne devaient pas avoir voix au chapitre.

– Il y a trente-cinq Rubens au musée de Bruxelles, insista le Balkanique ; il en faut pour tout le monde !

Quelques yeux brillèrent de cette convoitise que Bossuet dénomme concupiscence. Des chiffres, des statistiques volèrent dans l’air ; des précisions, d’ailleurs fictives, furent lancées par les connaisseurs :

– Trente Memlings à Bruges ! Quarante Jordaens à Anvers ! Un tel accaparement est-il tolérable dans nos sociétés modernes ?

Le digne baron éclata. Déjà apoplectique, il devint cramoisi ; et, tandis qu’on s’empressait autour de sa cravate, il murmurait « Les barbares ! Les barbares ! »

On l’emporta dans le tumulte. La Hollande, se sentant trop de Rembrandt sur la conscience, s’éclipsa par la porte du fond, cependant que le Président, brusquement réveillé, se félicitait de la sérénité du débat.

Dédaigneuse jusqu’alors, la Grande-Bretagne déclara, au contraire, que la discussion devenait indécente, et cela par la présence injustifiée des petites nations. Mais la Grèce lui rétorqua avec aigreur qu’on attendait toujours la restitution au Parthénon des marbres de Phidias qui s’empoussièrent encore sous le ciel de Londres.

Les sagesses fléchissaient. Une voix agressive jeta cet aphorisme menaçant :

– Les peuples ont le droit de disposer eux-mêmes... du superflu d’autrui.

– La guerre est pour demain ! glapit un prophète.

C’en était trop. On se sépara en désordre. Tout espoir de séance plénière était perdu.

Les abeilles du jardin restèrent maîtresses du sucrier. Dans son cadre dédoré, Voltaire souriait sans bienveillance, et les dactylos consternées n’osaient relire une sténographie scandaleuse.

 

 

 

Pierre de NOLHAC, Contes philosophiques, 1932.

 

 

 

 

 

 

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