La nuit de Pie XII
par
Pierre de NOLHAC
Dans cette nuit d’été romain sèche et brûlante, S. S. Pie XII veillait comme d’habitude dans son grand cabinet de travail. Les hautes fenêtres ouvertes sur la ville laissaient entrer un air étouffant. Le vieillard sentait venir la fatigue et ses paupières s’alourdissaient de sommeil...
I
Il allait être minuit. Le camérier de service entra, les traits bouleversés, et annonça la nouvelle : le Duce venait d’être assassiné.
Le Pape ferma son livre, se leva et, les bras croisés sur la robe blanche, parut s’absorber. Le héros qui disparaissait avait eu son heure dans l’histoire de l’Église et méritait une double prière. Puis, les yeux du pontife interrogèrent : « Où ? Comment ? Par qui ? » Mais l’évènement tragique restait sans détails ; le téléphone n’avait transmis que trois mots et l’appareil ne répondait plus.
Pie XII regarda la Ville. Les monts Albains semblaient suspendus sur l’horizon. Un mince rayon de lune errant sur les coupoles laissait à l’illumination quotidienne tout son éclat. Mais un silence singulier avait arrêté la rumeur nocturne : on devinait les cafés abandonnés, les rues désertes en un instant, les dernières devantures des magasins hâtivement closes. Brusquement, et toutes à la fois, les lumières sur les sept collines s’éteignirent ; les courants électriques étaient coupés. Le Pape songea à la terreur qui s’abattit sur Rome, le jour de la mort de César.
Des détonations successives rompirent le silence et, presque en même temps, trois gerbes de flamme jaillirent sur la cité. On distinguait les foyers d’incendie.
– C’est, dit le jeune prêtre, le ministère de l’Intérieur, le Central des communications, et sans doute le Palais de Venise.
On voyait, en effet, des reflets rouges sur les marbres du monument de Victor-Emmanuel qui domine le Capitole.
Bientôt le Quirinal flamba : la Révolution était maîtresse de Rome.
Un bruit de pas et de paroles remplissait l’antichambre. Le cardinal-secrétaire d’État parut avec le gouverneur de la Cité vaticane et quelques prélats. Au même instant, une balle tirée de la place Saint-Pierre siffla par une fenêtre et alla s’aplatir sur le plafond.
– C’est un avertissement, dit le gouverneur, l’émeute n’est pas loin.
Une troupe venait par le Borgo, vociférant des refrains depuis longtemps oubliés, et l’on voyait des groupes portant des torches se former sur la place et envahir les colonnades.
Le cardinal parlait à Pie XII à voix basse, comme pour vaincre une hésitation :
– Votre Sainteté ne se doit pas seulement à nous, disait-il, c’est au monde qu’appartiennent sa vie et la liberté de sa parole. L’heure du sacrifice est venue... Tout est prêt, ajouta-t-il.
Le Pape consulta du regard le grand crucifix pendu au mur.
– Partons, dit-il.
II
Le Saint-Père en soutanelle noire avait pris la tête du groupe. Il descendit les degrés, traversa la cour Saint-Damase et, par l’escalier de marbre atteignit la porte de bronze. Les gardes suisses qui la barricadaient se tournèrent vers lui, et l’acclamation de ces jeunes hommes couvrit un instant les menaces du dehors, réclamant une dernière bénédiction.
La porte venait d’être ébranlée d’un coup violent qui se répercuta longuement dans les galeries. Sans hâte, le Pape entra dans Saint-Pierre par le passage intérieur, où le rejoignait tout le Vatican réveillé.
Dans l’immense nef pleine de nuit, aucun bruit ne parvenait plus. Les lampes du tombeau des Apôtres faisaient les seuls points de lumière. Pie XII s’agenouilla longtemps dans le lieu sacré et l’on ne pouvait savoir quel enseignement il recevait des pontifes ensevelis dans la crypte, martyrs et confesseurs de la Foi, longue chaîne dont il était le dernier anneau. Toute une prière silencieuse des siècles s’élevait autour de lui et, des fastueux monuments de la Basilique, semblait sortir, à cette heure décisive, le conseil de la grande humilité.
Quelques instants après, au poste de l’aviation, les habitants de la Cité vaticane étaient réunis. Le Pape annonça que le pilote serait de retour le jour même. Il embrassa les cardinaux, étendit la main sur les vieux serviteurs en larmes, puis il prit le bras du cardinal-secrétaire d’État, et les deux vieillards entrèrent ensemble dans la carlingue.
Le moteur ronfla et, s’élevant dans le ciel de Rome, l’avion traça son chemin parmi les étoiles.
III
Il était quatre heures de l’après-midi. Dans son beau cabinet de l’Hôtel de Ville, M. le maire d’Avignon s’épongeait le front, fatigué d’avoir expédié par une chaleur si lourde tant d’affaires courantes qu’il eût préféré laisser courir.
Les bouteilles de bière achevaient de se vider parmi les dossiers et, bien qu’il fût en manches de chemise pour avoir frais, le magistrat songeait qu’une bonne ville impose de pesants devoirs à son élu.
Il se laissait glisser doucement vers une sieste réparatrice, quand l’huissier frappa. Deux curés, à l’accent étranger, étaient à la porte et insistaient pour être reçus. Le maire n’est pas « pour les curés », bien qu’il n’appartienne qu’au parti socialiste-révolutionnaire, le plus modéré d’Avignon ; mais il est courtois pour les étrangers. Il secoua sa pipe, remit son veston et offrit un siège aux deux soutanes qui entraient.
Un des prêtres était de petite taille ; il s’assit sans mot dire avec une majesté singulière. L’autre, grand et vigoureux sous ses cheveux blancs, prit la parole sans embarras : « Monsieur le maire, dit-il, Sa Sainteté le Pape Pie XII se rend à votre invitation. Les circonstances l’ont obligée à quitter Rome et elle accepte avec reconnaissance l’hospitalité que vous lui offrez dans le palais d’Avignon.
– Quelle invitation, monsieur l’abbé ? dit le maire, je ne comprends pas l’allusion.
L’étranger tira d’un portefeuille une vieille coupure de journal et la tendit au maire, qui lut à haute voix
« Quand le Saint-Père le voudra, quand il en aura assez de vivre dans le pays de la dictature et de la tyrannie, qu’il revienne faire un tour dans le Comtat ; nous lui offrons avec plaisir de l’installer à l’ancien palais des Papes. Les rouges de chez nous se réjouiront de lui faire bon accueil. » Au bas de l’article était sa propre signature.
– C’est exact, dit-il, j’avais oublié cette galéjade.
– Je n’entends pas ce mot, dit le prêtre, mais je sais que les Provençaux sont gens de parole et qu’ils ont le respect de l’infortune.
– Puisqu’il en est ainsi, répondit le maire, nous ferons honneur à notre promesse. Je vais prévenir le conservateur du palais ; il vous attendra dans une heure et pourra sans doute donner satisfaction au désir de monsieur...
Il se leva, ne sachant comment achever sa phrase, et s’inclina, hésitant, devant celui qui n’avait point parlé.
Ayant congédié ces étranges visiteurs, il téléphona au conservateur :
« Je vous envoie deux vieux fous qui n’ont pas l’air méchant ; si vous ne pouvez vous en débarrasser, gardez-les au palais cette nuit. »
Mais, quand il sortit sur le cours, les journaux de Marseille criaient leur dernière édition. Il y trouva, en gros caractères, une information qui lui donna à réfléchir :
« On télégraphie de Turin, où se trouve le roi d’Italie, que de graves évènements ont dû se passer à Rome. Le Duce aurait été assassiné. Les détails manquent. Toutes les communications téléphoniques et aériennes sont interrompues avec la capitale. »
– Diable ! se dit le maire, me voilà une grosse affaire sur les bras.
IV
On fit peu d’attention, dans les rues d’Avignon, aux deux prêtres qui demandèrent à un passant le chemin de l’archevêché. On ne sut pas ce qui se dit dans le salon de Monseigneur pendant l’heure qu’ils y passèrent ; et on ne remarqua pas davantage leur arrivée au palais, au moment où en sortaient les derniers visiteurs de la journée.
Le Dr Colombe n’est pas seulement l’historien savant du monument confié à sa garde, c’est aussi un animateur qui sait rêver. La nouvelle des journaux venait d’ouvrir devant lui le songe qu’il avait souvent formé : recevoir la visite du Pape.
Quand les deux prêtres se présentèrent à lui, il ne fit aucune difficulté à les reconnaître et se mit aux ordres du Souverain Pontife.
– Nous voulons, dit celui-ci, avant d’accepter l’hospitalité de Mgr l’Archevêque, faire honneur à l’appel qui nous a été adressé jadis au nom du peuple d’Avignon. Nous passerons cette nuit, si vous le voulez bien, sous le toit de nos vénérés prédécesseurs.
Le conservateur décrocha son trousseau de clés et conduisit le Pape par les vastes salles désertes. Il indiquait en chemin les degrés et les passages qui pourraient le conduire, s’il le souhaitait, à la tour des Anges, à la bibliothèque, à la chapelle Saint-Jean.
– J’offre à Votre Sainteté, dit-il enfin, la chambre de Clément VI et de Jean XXII. C’est la plus petite de nos salles et la moins incommode. Je vais y faire dresser deux lits de camp, le Saint-Père sera parfaitement tranquille, et nul bruit n’empêchera son repos.
Les visiteurs regardaient avec étonnement les scènes profanes de chasse qui couvrent les murs.
– Ces peintures sont de nos plus précieux trésors, dit le docteur. Elles faisaient le décor des audiences privées. Les souvenirs qui se pressent dans cette pièce nous la rendent particulièrement chère.
Le Pape sourit et s’approcha de la fenêtre.
Le jour tombant empourprait les centaines de toits qui se pressent sous les hautes murailles. Une lumière d’or couvrait la Provence ; Pie XII étendit les bras comme pour embrasser le beau pays et murmura :
– Le vicaire du Christ est chez lui partout où il retrouve ses enfants. Nulle part la Papauté n’est en exil.
V
Avignon n’oubliera jamais les semaines de ce séjour. Ce peuple qui ne s’étonne de rien trouvait naturel que le Pontife fût revenu.
Dès le premier matin, à l’aurore, tous les clochers du diocèse sonnèrent le grand carillon, et les gens de l’autre côté du Rhône demandaient quelle fête inattendue mettait en liesse le pays de Mistral.
Alors commença dans notre Midi la série des pèlerinages. Les paroisses arrivaient de la montagne ou de la mer, en carrioles, en autos, et le plus souvent à pied dans la poussière blanche, menées par des prêtres exubérants qui semaient l’enthousiasme sur les chemins. L’archevêché ne désemplissait pas de ces visiteurs rustiques, qui apportaient des yeux extasiés et des médailles à bénir.
Ce fut une ruée de tout le pays, le jour où l’on sut que Pie XII donnerait la bénédiction apostolique du haut du rocher des Doms. La veille, cinquante mille personnes couchèrent sur les pavés, à la belle étoile. Qui n’a pas vu cette fête-là n’a rien vu. Les montées, les places, les fenêtres regorgeaient de monde. La ville était vêtue d’oriflammes jaune et blanc, des échoppes à la cime des tours.
Pendant la cérémonie, tambourins et galoubets accompagnèrent les cantiques, et les oreilles du Pape entendirent pour une fois plus de provençal que de latin. Puis, la robe blanche et les évêques redescendirent dans les rues, engloutis dans une foule tumultueuse et bon enfant. Les pénitents noirs, blancs et gris bousculaient sans malice le conseil municipal. Comme ce n’était pas procession, mais cortège, le maire pouvait, sans violer ses arrêtés, y prendre part. Réjoui de la bonne aventure de sa ville, il se flattait de l’avoir provoquée.
D’ailleurs, plus de partis en Avignon. Les coeurs redevenaient papalins et les plus mécréants, pour s’en excuser, fredonnaient au café les couplets familiers de l’antique chanson du bon Clément V. On parlait même d’aménager définitivement le vieux palais et les millions à dépenser dansaient dans l’imagination des architectes.
Ce fut plus sérieux, quelques jours après, quand on vit arriver les cardinaux français et étrangers. Lorsque Poznan, Cologne et Westminster furent présents, Pie XII tint un consistoire.
Les affaires de l’Église en avaient grand besoin. Celles de l’Italie donnaient de l’espoir : les provinces fidèles à la Maison de Savoie se débarrassaient des républiques soviétiques ; armée et milices préparaient la marche sur Rome ; le grand royaume ne périrait pas.
Seul, le retour du Pape au Vatican semblait impossible. La destruction achevait l’oeuvre du pillage. On disait lacérées les fresques de Raphaël qu’épargnèrent jadis les lansquenets de Charles-Quint. Les archives mêmes étaient détruites, brûlées ou jetées dans le Tibre. Toute une histoire disparaissait avec elles et s’écroulait dans le passé.
Le gouvernement de Paris n’était pas sans embarras. Le Pape l’avait remercié de l’hospitalité française, sans dire mot de ses intentions. L’effervescence religieuse du Midi, que les préfets avaient déclarée « un feu de paille », commençait à les inquiéter. Influencerait-elle les élections prochaines ? On pouvait le craindre. Du moins, aucune interpellation aux Chambres n’était à redouter : l’habitude alors était prise de les convoquer rarement, ce qui permettait de gouverner. Le ministère dépêcha en Avignon le meilleur diplomate de la République.
Ce fut le Président en personne. Méridional comme tant d’autres, esprit averti et franc-maçon désabusé, il vint saluer avec déférence celui que la presse unanime nommait « la plus haute puissance morale du monde ». La visite à l’archevêché fut rendue à la préfecture et dura fort longtemps. On en apprit seulement que le pontife recevait des invitations pressantes à se rendre en Amérique, où plusieurs États de l’Union offraient des installations dignes de l’Église romaine. Pie XII refusait les installations, mais acceptait de passer l’Océan.
Le Conseil des ministres respira : la République n’était plus en péril ! Et le seul changement qui marqua pour le Président le retour de son voyage fut qu’on le vit quelquefois, le dimanche, aux messes basses de la Madeleine.
VI
Le jour où le dreadnought qui venait le chercher quitta la côte d’Amérique, Pie XII franchit le pont d’Avignon et traversa le Languedoc. Les paroisses, de clocher en clocher, sonnaient le passage des autos, et le Pape s’arrêtait au seuil des églises pour bénir les enfants. Dans la Montagne Noire, catholiques et protestants bordaient les deux côtés du chemin, les uns le chapelet au poing, les autres offrant des fleurs.
À Toulouse, la grand-messe pontificale, célébrée à Saint-Sernin, fut un évènement. Pie XII voulut faire au sanctuaire de Lourdes la visite pieuse que cinq papes avaient si longtemps désirée ; autour de la grotte des miracles, cent mille hommes lui crièrent leur fidélité. Aux deux versants des Pyrénées, le pays basque témoigna la sienne par les arcs de feuillage dressés à l’entrée des bourgs.
Le Pape se dirigea vers Saint-Jacques de Compostelle en suivant la route des pèlerins du Moyen Âge, toute jalonnée encore de ses calvaires et de ses chapelles. Des provinces entières le regardaient passer à genoux. Il attendit dans l’illustre monastère, auprès des reliques de l’apôtre, que le vaisseau annoncé fût ancré à la Corogne.
Sur les ponts étagés du navire de fer, les équipages vêtus de blanc étaient en parade. Aux coups de canon, aux vivats de la rive, se mêlaient les hurrah solennels des anglo-saxons, à l’heure où le pavillon étoilé emportait l’Église vers de nouvelles destinées...
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Au petit matin, quand s’éveillèrent les cloches de Saint-Pierre, S. S. Pie XII fit demander des nouvelles au Palais de Venise. Le Duce, en parfaite santé, venait de monter à cheval pour sa promenade quotidienne.
Pierre de NOLHAC, Contes philosophiques, 1932.