Les ânesses
À travers notre grande ville
Les ânesses s’en vont par file,
De porte en porte, le matin,
Trottinant, vives et proprettes,
En portant au cou des clochettes
Qui rendent un son argentin.
Chaque fois que devant ma porte
Elles passent, quand le vent porte
Jusqu’à moi leur chant matinal,
Mon front pâlit, mon cœur se serre,
Et je voudrais le faire taire
Ce bruit-là, car il me fait mal !
C’était à la fin de l’automne :
On n’espérait plus en personne
Qu’en Dieu, car ils avaient dit tous
Que la fin devenait prochaine,
Et que leur science était vaine,
Et qu’elle allait mourir pour nous.
Elle ! mourir ! Quinze ans ! La grâce !
Et ce charme que rien n’efface !
Et ce sourire appris aux cieux !
Ce regard, frais comme une aurore !
Cette voix que j’entends encore
Quand j’écoute en fermant les yeux !
Ah ! dans son lit de jeune fille
Se soulevant, faible et gentille,
Chaque matin, je crois la voir
Gracieuse, toujours coquette,
Balancer sa petite tête
En riant, devant son miroir !
Et pourtant, elle était bien triste
Quelquefois, et même égoïste,
Et nous grondait injustement...
Chères colères envolées,
Où vous en êtes-vous allées,
Que l’on vous retrouve un moment ?
Mais aussi, qu’elle était jolie !
Comme sa figure pâlie
S’illuminait d’un gai rayon
Brillant de trompeuses promesses,
Quand on entendait les ânesses
Avec leur joyeux carillon !
Elle riait, pauvre petite !
Il fallait descendre bien vite
Et rapporter le lait fumant :
Et puis c’étaient des cris de joie...
Ces gaîtés-là, Dieu les envoie
Pour nous frapper moins rudement.
Un jour vint, – jour fatal et sombre
Qui reste pour toujours au nombre
De ces dates qu’on dit tout bas
Et que jamais l’oubli n’emporte, –
Les ânesses, devant la porte,
Hélas ! ne s’arrêtèrent pas.
Car cette porte était couverte
D’une blanche tenture, ouverte
Pour montrer les flambeaux luisants,
Le petit cercueil aux plis roides
Serrant, entre ses planches froides,
Cette espérance de quinze ans !
Depuis lors, quand dans notre ville
Les ânesses s’en vont par file
Égrenant leur chant matinal,
Mon front pâlit, mon cœur se serre,
Et je voudrais le faire taire
Ce bruit-là, car il me fait mal !
Jacques NORMAND.
Paru dans L’Année des poètes en 1891.