Le prince du dernier jour

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre NOTHOMB

 

 

 

 

 

 

1960

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE Prince d’Olzheim est un personnage réel. Et ce n’est pas lui qui, dans les pages qui vont suivre, jusqu’à la dernière, sera le « Prince de ce Monde » ! Mais, le dernier Jour...

J’ai raconté, au cours de quatre volumes qu’on n’a pas lus en dehors des pays d’Entre Meuse et Rhin, et qui sont à peine des romans, son action secrète dans cette région décisive de l’Europe, ses aventures de guerre, de politique et d’amour. En voici d’autres, dont le théâtre, cette fois, est universel. Elles surprendront le lecteur, comme elles m’ont surpris. Car, moi non plus, je ne pouvais m’y attendre. Elles prolongent – jusqu’où ? – le symbole et la leçon de mon héros. Vraies ? Elles partent de sa réalité.

 

Si autonome que soit ce récit qui n’a pas besoin de prélude, ni de préface, je crois bien faire de résumer, pour commencer, la vie antérieure du Prince. Ce bref résumé épargnera quelques explications et incidentes :

Détaché de sa femme, et désespéré de la folie de son fils unique qu’a enivré l’idéologie de la jeunesse nazie, Jean-Lothaire, prince régnant d’Olzheim – petit pays, situé, comme on le sait, entre la Belgique et l’Allemagne au sud de Montjoie et autour de la célèbre colline d’Ormont – rétablit en 1940 la neutralité de son État frontière en rendant effectives, près du Roi des Belges, ses fonctions d’« aide de camp honoraire à titre étranger ». Il assiste au tragique entretien de Wynendaele où Léopold III, qui va capituler, se sépare de Paul-Henri Spaak ; puis, rendu à sa vraie vocation, il rentre dans sa principauté que l’ennemi ménage. Une jeune fille campagnarde, Ludwise, en qui survit, comme en lui-même et aussi pur, le sang carolingien, y devient sa conscience et bientôt son amour. Par elle autant que par l’abbé de Saint-Brunon-des-Bois, le robuste Dom Robert Reuter, il sait bientôt que son hésitation d’homme d’Entre-Deux devant l’Allemagne ne répond qu’à une illusion passagère : Hitler ne refera pas l’empire de Charlemagne, il est Wittikind ! Le Führer peut venir le voir et essayer de le séduire : pour le dégriser, il lui suffira d’apprendre, le jour même à Luxembourg, le suicide affreux de son intendant, M. Altzing : savamment poussé à un choix terrible, ce patriote au cœur droit ne pouvait sauver les siens qu’en se jetant dans la mort. Voici le Prince d’Occident dressé contre le monstre, et bientôt chef, dans les Ardennes, d’un maquis de réfractaires, auxquels se joignent les jeunes gens d’Olzheim. Tous les coups le frappent sans l’abattre : la mort atroce, dans un « camp de travail », où une brute la viole, de la pure Balbine, sœur de la bien-aimée ; le suicide du Prince-héritier, dépris trop tard, devant le vrai visage du nazisme, de sa monstrueuse erreur ; la prise comme otage de Ludwise, et sa mort dans la prison d’Aix-la-Chapelle bombardée, tandis qu’elle met au monde leur enfant... Dom Robert Reuter, délivré de la même prison par les bombes, confiera le nouveau-né à la concierge du Dôme et osera le baptiser, sur le tombeau même de l’ancêtre, du nom de Carloman. (C’est Le Prince d’Olzheim, qui a eu en Belgique de nombreuses éditions.)

Quant au deuxième récit, Les Élie-Beaucourt, en voici la trame :

M. Élie-Beaucourt, le grand patron chrétien, a trois fils. L’aîné, Maxime, mari de la Grande-Duchesse Anne de Russie, vient de mourir dans un Oflag, et sa femme, prise de remords, a rompu à l’instant sa liaison avec Henri Casteel, le célèbre tribun socialiste. Le second, Bruno, a fait scandale en devenant communiste. Le troisième, Baudouin, sauvé d’une naïve erreur de jeunesse par une simple héroïne, Simone de Gérard, risque sa vie tous les jours dans la Résistance. Au cours d’une réunion parlementaire clandestine, le père douloureux ne peut éviter de rencontrer Casteel : il apprend par lui l’arrestation de Bruno. Et voici que s’esquisse, dans des circonstances incroyables, entre ces deux hommes également déchirés, les premiers linéaments d’un pacte social qui consacrerait dans la société ouvrière nouvelle, la liberté de l’homme. Le même jour, Élie-Beaucourt commencera d’être mêlé, par son mystérieux « secrétaire », M. Leprince – on devine la véritable personnalité de celui-ci qui s’est installé chez lui, à la Lisière – à la tentative de délivrance du Roi Léopold, prisonnier au château de Laeken. Et il apprend bientôt la mort de son troisième fils : traversant à la nage la Bidassoa, Baudouin s’est sacrifié pour sauver la vie des aviateurs anglais qu’il « passe » en Espagne, avec Simone. C’est Simone encore qui, dans la dernière péripétie de cette aventure familiale, convertira définitivement Bruno (déjà remis dans la voie droite par la femme de Casteel qu’il convoitait), après la découverte, sur un talus de la Voie Triomphale, du cadavre de son père massacré par les « rexistes ». Tous ces personnages réels se seront rencontrés pendant les derniers mois de la guerre au monastère « irénéen » de Chevetogne, où des moines occidentaux de rite slave et des moines russes de rite latin se préparent à reconquérir spirituellement la Russie par la réunion des Églises. L’amour passionné de la Grande-Duchesse Anne pour Jean-Lothaire – la princesse d’Olzheim vient de mourir – se mêle à son grand rêve de réconciliation du Communisme et de l’Occident. Et voici la victoire qui délivre le monde... Pour combien de temps ?

Dans le court volume suivant, Visite au Prince d’Olzheim, j’ai laissé tomber un pseudonyme que j’avais adopté jusque-là pour des raisons politiques dépassées, et j’ai décrit le spectacle tragique dont j’ai été personnellement le témoin à Olzheim en 1949. Le Prince qui, tout à son action (et surtout à son rêve d’action) devant la débâcle allemande, a abandonné à son épouse mystique (et négligente : elle croit que la foi seule peut guérir) le soin de l’enfant miraculeux dont il prépare le grand destin, le voit mourir dans ses bras. Et la Grande-Duchesse Anne, écrasée de remords, fuit et se perd dans cette Russie qu’elle veut libérer, qu’elle libérera peut-être. Jean-Lothaire se décide alors, cédant à une inspiration subite mais nécessaire, à donner sa principauté souveraine au Roi des Belges, qui, seul en Europe, pourra, en même temps que son royaume, reprendre la mission du désespéré. Tout cela c’est de l’Histoire, mal connue, à peine refroidie pourtant. Comment la connaît-on si mal ?

Ceux qui ont lu Le Prince d’Europe savent les péripéties véridiques aussi – et shakespeariennes – de la « nuit de Laeken » : elles n’ont été racontées nulle part ailleurs. Contraint à abdiquer, Léopold III doit refuser le don qui ramènerait la Belgique sur les crêtes de l’Eifel annexées par la Prusse en 1815 pour affaiblir la France. Mais est-ce encore l’Allemagne qui est l’ennemie ? Devant le péril de l’Est il faut refaire l’Occident. Passionnément, lucidement, Jean-Lothaire se donnera tout entier à cette tâche. Il y sera aidé par Bruno Élie-Beaucourt qui, devenu « petit frère de Jésus » et prêtre ouvrier dans la congrégation de Charles de Foucauld après une évolution où le sacrifice total atteint au bonheur total, lui abandonne son immense fortune ; par Henri Casteel, apôtre désormais d’un socialisme humain ; par Anne Romanov l’épouse fugitive, toujours invisible au-delà du rideau de fer, et dont l’action secrète explique, prétend-on dans certains milieux, Poznan et Budapest ; et surtout par Attille de Siebenborn, fille inspirée de ses montagnes, qui, renonçant à un amour raisonnable pour Pierre Altzing, secrétaire du Prince, se donnera à celui-ci pour mieux lui révéler, au-delà des idéologies, ce qu’il appellera dans un livre célèbre, le « sens charnel de la politique européenne ». Il sera l’organisateur, d’abord dans les pays d’Ardenne et d’Eifel qui retrouvent par lui leur unité spirituelle, de l’Europe des Régions. Ceux qui ont assisté il y a quelques années, dans sa petite capitale jusqu’alors si peu connue, à l’apothéose de cette œuvre, savaient-ils que, le même jour, le héros vieilli, s’apercevant du sacrifice de celle qu’il aimait, l’avait rendue à Pierre Altzing, acceptant chrétiennement – et pour combien de temps ? – la solitude de la chair et du cœur. Sa tâche politique, maintenant, le prendra tout entier. Mais...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

 

 

 

 

 

 

I

 

LE CHEMIN DE COLOMBEY

 

 

 

CEST le 14 septembre 1958, en quittant M. Konrad Adenauer devant la grille de Colombey-les-Deux-Églises que le Prince d’Olzheim fit la rencontre, qu’il crut d’abord anodine, de la femme qui devait transformer son destin. Et peut-être celui du Monde.

N’ayant pu arriver à Baden-Baden dans la soirée de samedi, il avait rejoint le Chancelier à la messe matinale, et le petit cortège de voitures noires s’était formé aussitôt. – Je me réjouis, avait dit le vieil homme d’État, de votre contretemps. Faites route avec moi. Nous pourrons causer... Puis, avec un petit sourire immobile, il s’était repris :

– Je pourrai vous écouter...

Ainsi avaient été fixées tout de suite les règles du jeu.

Depuis ce jour de juin 1956 – qui ne s’en souvient ? – où il avait donné symboliquement sa principauté à l’Europe – car en réalité il y régnait toujours – le crédit de Jean-Lothaire avait beaucoup grandi dans tout l’Occident. Il essayait pourtant de rester invisible. Les journaux parlaient peu de lui. Rendant parfois les visites que beaucoup lui faisaient au passage, il ne sortait guère de sa retraite montagnarde que pour aller dire aux hommes d’État ou aux chefs d’État les plus proches de son cœur – et choisissant l’heure opportune où, semblait-il, on l’attendait – le résultat de ses méditations, ou de ses impatiences politiques. Le dernier des carolingiens n’abusait jamais de son prestige, que sa discrétion augmentait. C’était avec satisfaction que le plus grand des Allemands, qui s’apprêtait à rencontrer le plus grand des Français, avait reçu, l’avant-veille, l’annonce de sa venue, et, tout naturellement, lui avait demandé ce matin de monter en voiture avec lui. Cela s’était fait avec tant de rapidité et de simplicité que seul l’envoyé de l’agence de presse yougoslave nota ce minime changement d’ordonnance : il demeura, partout ailleurs qu’à Belgrade, inaperçu.

– Je vous en prie, que M. Dachman reste avec nous ! avait dit aimablement Jean-Lothaire, comme le collaborateur intime de l’homme d’État allemand demandait du regard à son chef s’il devait rejoindre les voitures diplomatiques.

Le Chancelier sourit. Il savait que le Prince quand il « prophétisait » était toujours heureux d’avoir un auditeur de plus. Et nul doute que, à sa manière, il allait prophétiser ! Il y avait toujours chez Adenauer un rien d’amicale ironie. Personne pourtant mieux que lieu n’était attentif aux avis du solitaire d’Olzheim.

Le cortège des Mercédès était à peine en marche : celle de l’inspecteur de police (qui à l’arrivée en territoire français glisserait à l’arrière), celle du Chancelier, celle des deux serviteurs, les quatre du ministre des Affaires étrangères, de l’ambassadeur Seydoux de Clausonne, de leurs suites, et à la fin, après une petite hésitation des motocyclistes, la Jaguar – vide – du Prince que conduisait Félix, toutes gardant dès le départ, à l’allemande, leur exacte distance réglementaire. Et déjà le compagnon imprévu du grand rhénan, encouragé par une interrogation muette de celui-ci, apportait, sans précautions oratoires et sans explications préalables sa double information : Khrouchtchev, avant deux mois, va entreprendre de vous chasser de Berlin ! Et puis : le Pape est mourant, condamné. On ne pourra bientôt plus cacher son état. C’était un ami de l’Allemagne – le Prince parlait déjà au passé ! – nul mieux que Votre Excellence ne le sait. Les plus grands bouleversements menacent l’Église. Et l’Europe !

– Merci, dit Adenauer, immobile et maître de lui, et attendant la suite qui hésitait un peu. Jean-Lothaire sentait cette attente.

– Mes nouvelles de Moscou, dit-il, ne viennent pas du « petit frère de Jésus », mon jeune ami Bruno, dont j’ai parlé un jour à Votre Excellence. Vous l’avez cru peut-être... De celui-là je n’attendrai jamais, même s’il pouvait m’atteindre, le moindre renseignement politique. Il vit en URSS dans la clandestinité la plus totale et la plus ingénue : Présence, Prière, Joie, invisible Rayonnement, Silence. C’est la règle et la méthode de Charles de Foucauld. Qui oserait lui demander davantage ?

La voix du Prince frémit un peu quand il reprit, car il fallait bien donner les précisions attendues :

– Mais d’une femme que vous devinez. Disparue depuis huit années. Sainte peut-être elle aussi...

Qui mieux que le Chancelier connaissait la fuite silencieuse, en 1950, au-delà du rideau de fer, de la Grande-Duchesse Anne, épouse du Prince d’Olzheim, désespérée par l’échec d’un double amour, reprise par une mission œcuménique sans doute impossible ? Il l’avait fait rechercher en vain, prudemment mais avec persévérance, par ses services spéciaux, au cours des premières années. Et, depuis les évènements de Budapest où elle avait certainement joué un grand rôle secret, il l’avait crue morte. Jean-Lothaire – délivré ? – l’avait bien cru aussi.

– Je parle d’abord de Rome, Monsieur. Ce sera plus court. La maladie du Saint-Père, dont son entourage immédiat cache par tous les moyens la gravité, suscite dans le Sacré Collège – mais y a-t-il encore un Collège ? – des mouvements obscurs, d’autant moins visibles qu’ils sont profonds. Après le Pastor Angelicus, chacun – même ceux qui sourient de la sotte prophétie dite de Malachie ; mais chacun la subit ! – spécule sur le Pastor et Nauta. Sur quelle mer agitée va devoir demain, brusquement peut-être, s’engager le navire ? Chacun sait que tout va changer et chacun veut que quelque chose change. Mais quoi, et comment ? Le maintien de la tradition, qui pourrait être la catastrophe, n’est pas plus dangereux que l’aventure de la nouveauté. Ce n’est pas seulement celle de la main tendue à l’Est, c’est, à l’Ouest, la tentation de la Démocratie, allons plus profond : de la pauvreté, de la simplicité évangélique. Celle-ci convient, peut-être, aux temps qui approchent... Mais qui sait cela mieux que vous, qui déjà, j’en suis sûr, agissez depuis des mois en conséquence ? Ce que vous ne saviez pas, Monsieur le Chancelier, c’est l’imminence certaine du grand choix. Je vous l’annonce avec certitude.

– Prévenu par le médecin ?

– Ma source est plus sûre. Quant à Berlin...

– Ce n’est pas la première fois que vous me parlez de Berlin !

Le Prince d’Olzheim fut reconnaissant à son interlocuteur de se souvenir d’une conversation ancienne qu’ils avaient eue à ce propos. Il pourrait entrer tout de suite dans le vif du sujet.

– Ai-je eu tort, demanda-t-il, saisissant la balle au bond, quand j’ai souhaité, il y a combien d’années, l’échange de Berlin contre la Thuringe, dont la pointe menace la France, et la Belgique surtout, à deux cents kilomètres à peine de leurs frontières, dans leurs œuvres vives ? Ou plutôt, cet échange de Berlin contre la Thuringe et tous les territoires allemands situés de notre côté de l’Elbe ? Ai-je eu tort, depuis, de ne cesser d’y penser ? Par quelle folie l’Occident a-t-il pu pousser son erreur jusque dans les mots : la « Ligne de l’Elbe », « les Russes de l’autre côté de l’Elbe », « la division de l’Europe sur l’Elbe », etc. Mille fois par jour, dans tous les journaux, dans tous les rapports officiels se répètent ces formules stéréotypées et mensongères ! Qui accréditent non seulement dans l’opinion mais jusque dans l’esprit des hommes responsables, l’illusion d’une Russie qui serait très loin. Très loin ? Si, de ma petite capitale d’Olzheim, je voulais me rendre à Dresde, je ferais à peine cent quatre-vingt-dix kilomètres jusqu’au « rideau de fer », à travers l’étroit couloir vertical de votre Allemagne Occidentale, pour me heurter à l’URSS, et depuis le « rideau de fer » j’en ferais plus de deux cents jusqu’à Dresde – sur l’Elbe ! La restitution de la Thuringe et de la Saxe royale, au moment où je l’ai préconisée, eût été le commencement de la délivrance de l’Europe, le dégagement de la Tchécoslovaquie ou plutôt du quadrilatère de Bohême ! (Jean-Lothaire voyait toujours tout en termes géographiques naturels). J’estimais que perdre Berlin, ce n’était pas perdre l’espoir de l’autre Allemagne, c’était sauver l’autre Allemagne qui, – privée, au surplus, de sa partie la plus vivante, la plus humaine (l’Allemagne de Weimar !) la plus inhumainement traitée – n’assimilerait jamais Berlin, dont Berlin serait au contraire le ferment, le leader, le sauveur...

La main gantée du vieux sage se levait doucement, comme pour dire encore au poète d’action, de quinze ans son cadet et dont l’imagination restait si brillante, que c’était, alors et maintenant, toujours, un échange impossible : car Berlin, ancienne capitale de la haïssable Prusse, était devenu depuis la mainmise des Russes un symbole sacré.

– Je crois aujourd’hui comme vous, avouait Jean-Lothaire répondant à ce geste, que cet échange-là était, au moment où je vous en soumettais l’idée, déjà impossible, et qu’il le serait aujourd’hui davantage. Mais il y a autre chose que Berlin à offrir. Pourquoi sont-ce toujours les Russes qui doivent prendre des initiatives, mettre l’Europe en mouvement, travailler dans le réel, ou tout au moins lancer des idées-forces ? L’Allemagne Occidentale, les pays d’Occident n’ont-ils pas des revendications à faire valoir, des propositions actives ? C’est très bien de vouloir délivrer en paroles – fracassantes ou consolantes, toujours lointaines – les pays satellites, de rappeler de temps en temps, comme le fait Washington, l’existence légale des États baltes asservis, et plus près de nous, plus près de vous, de vouloir sauver l’Allemagne centrale : si, sur la carte territoriale, par quelque négociation secrète ou spectaculaire, je répète le mot, on ne met jamais rien en mouvement ? C’est à cause de l’Occident, toujours sur la défensive diplomatique, que l’Europe est figée dans l’immobilité, s’y habitue, accentue chaque jour son péril... Ne levez pas la main, Monsieur le Chancelier, pour dire encore – peut-être – que c’est impossible, ou, plus vraisemblablement, que vous méditez là-dessus tous les jours avec le sentiment de responsabilités que je n’ai pas ! Et laissez-moi vous dire que si ce mouvement doit commencer par les territoires Westelbiens – c’est l’évidence même ! – et ne pas se continuer par Berlin – j’en conviens une nouvelle fois, je m’étais trompé ! – vous avez autre chose à offrir en échange de cet indispensable retour.

– Et quoi ? demanda, presque durement, l’homme d’État.

– Pardonnez mon audace, je sais combien votre peuple et vous-même êtes sensibles à certaines réalités douloureuses (mais celle de la Thuringe qui attend sa délivrance possible, n’est-elle pas plus douloureuse encore ?). C’est la reconnaissance solennelle et définitive par vous, donc par tous, de la ligne Oder-Neisse, la libération de la Pologne qui aujourd’hui vous hait, l’abandon...

Le Prince d’Olzheim sut à l’instant que son illustre interlocuteur – son patient auditeur, si patient jusque-là – allait d’un geste, décisif cette fois, lui demander de ne pas poursuivre. Il ne voulut pas voir le commencement de ce geste, ni essayer de scruter le beau visage méditatif, peut-être irrité, de son hôte. Il continuait :

– Toutes les erreurs géographiques, même verbales, se paient. Comment les Allemands ont-ils accepté – comme ils acceptent et accréditent les termes faux de la « Ligne de l’Elbe » ! – que tout l’Occident appelle du nom d’« Allemagne Orientale », celle de Berlin, de Leipzig, de Weimar ? C’est l’Allemagne Centrale – dois-je le répéter toujours en vain aux hommes de l’OTAN ? – qu’occupent les Soviets, au cœur de l’Europe, en pleine Europe Occidentale ! La vraie Allemagne Orientale, ne faudra-t-il pas, pour sauver l’Occidentale et la Centrale, et nous aussi, se résigner à la perdre ?... Je sais, je sais ! J’ai vu les réfugiés, innombrables, indignés à la pensée d’une telle renonciation ! Ceux dont la terre a été livrée à la Russie, d’abord. Et contrairement à ma détestation de la Prusse, je les ai vus humains, religieux, nobles, sensibles. Et puis j’ai lu Wiechert... Et les Allemands refoulés de Dantzig, de Posnanie, de Silésie, je les connais aussi très bien. Ils se révolteraient à la seule pensée de la mainmise définitive de la Pologne sur leurs terres... Mais leurs terres ne sont pas restées vides, elles sont déjà repeuplées. On ne remonte pas le cours de phénomènes démographiques qui là-bas – pardonnez-moi de vous le dire – sont naturels, irrépressibles... La Pologne est-elle notre ennemie ? Mais non ! Elle ne consent à son esclavage, elle ne fait effort pour consentir à son esclavage que parce que l’URSS la préserve de vous ! Son horreur du communisme n’a d’égale que sa crainte de la puissance allemande, du retour allemand. Par vous elle est liée, soudée à son bourreau. Délivrée de cette crainte par une déclaration, dont le résultat devrait être aussitôt de libérer chez vous neuf millions d’Allemands, elle pourra s’adonner tout entière au désir d’une autre délivrance. Et, avec elle, les autres pays asservis de l’Est commenceront à respirer ! Faites vite, Monsieur le Chancelier ! Car c’est dans peu de jours, – je vous l’ai annoncé dès le démarrage de ce monologue dont je m’excuse, – sans que vous ayez eu peut-être le temps de prendre une initiative préalable que Khrouchtchev, d’une façon qu’il croit inattendue (mais je vous donne le moyen de le déjouer !) – va jouer Berlin.

– Dites...

On avait déjà traversé Kehl. Les motards français attendaient au milieu du pont, prenant le cortège en charge, coupant aussi l’entretien. Il n’y eut aucun arrêt. Seulement le glissement, vers l’arrière, de la voiture-pilote de la police fédérale. Obéissant à son instinct, Jean-Lothaire se tut jusqu’à la sortie de Strasbourg, symbole de la défaite allemande, encore si proche. Noblement impassible et sensible à la fois, attentif mais naturel comme s’il eût traversé Rouen, Lyon ou Nantes, le Chancelier regardait, dans l’éclatante lumière de ce dernier matin d’été, la haute tour sans vertige en laquelle Goethe avait reconnu l’Occident lui-même.

– Nous sommes au croisement des deux lignes maîtresses de l’Europe, se redisait tout bas Jean-Lothaire, retrouvant un de ses thèmes d’il y a dix ans : la ligne Rome-Trèves, unissant les deux capitales de l’Empire, avec son prolongement, alors découvert par lui : la médiane du triangle carolingien, jusqu’à Dordrecht, tête du Delta des trois fleuves ; et la ligne Paris-Munich-Vienne, qui posait, sous un autre angle encore, le problème de Berlin... Mais Strasbourg alors n’avait pas compris – ni la France d’après-guerre – son providentiel destin de ville libre européenne qui eût pu faire d’elle une capitale véritable... Maintenant Bruxelles est prête, il est trop tard. Tant pis et tant mieux. N’en parlons donc pas, il ne faut jamais revenir en arrière...

À 120 à l’heure, la suite des voitures que les villages vides ralentissaient à peine – matin des prêches et des grand-messes ! – fonçait à travers la plaine d’Alsace où les vignobles étaient roses et or, passait à Wasselonne sous les murs du bourg détruit par le Grand Électeur : siècle affreux des mêmes ruines, pensait Jean-Lothaire, dans tous nos pays d’entre Meuse et Rhin, en deçà, au-delà des frontières !... Mais les mêmes beaux châteaux mordorés du siècle des guerres élégantes : voici Saverne, presque royal. Et déjà le Saut du Prince Charles évoquait – on avait le choix – le Magne ou le Téméraire. La haute plaine de Lorraine offrait aux voyageurs Phalsbourg et ses généraux, Sarrebourg et les siens, le val de Sarre : tous les problèmes à peine éteints, toute la France de l’Est, gardienne et guerrière, tournée vers le Nord. Et, après la paix étale du grand étang de Gondrexange, Blamont sous la ruine, encore, de ses cinq tours. Patiemment, longuement, avec parfois des silences, des pensées en surimpression, des éclairs, dans ces lieux accordés aux propos les plus graves, celui que l’on avait surnommé le Prince d’Europe, pour le vieux prince du Rhin, sceptique ou convaincu – on ne pouvait savoir – poursuivait son discours :

– L’âme de la Pologne ainsi libérée, la Pologne devenue secrètement amie, tout devient possible à la suite d’une initiative de votre Allemagne, initiative que j’implore, et d’une pression de l’OTAN. Mais sans un tel préalable ? Comment l’Allemagne, comment l’OTAN réagiront-elles quand le Russe, d’ici sept semaines, dix semaines au plus tard, jettera sa bombe de Berlin ? Par la négative pure et simple d’abord, par la défensive en ordre dispersé comme toujours, sans avoir tenté même d’empêcher le jet de la bombe – que je vous annonce avec la certitude la plus absolue ? Ne vaudrait-il pas mieux y répondre à l’avance en mettant, à notre profit, je répète ce mot-clef, toute la machine en mouvement ?... Sans cette initiative que je conseille depuis si longtemps, faites votre deuil, Monsieur le Chancelier, de la réunification de l’Allemagne Occidentale et Centrale. Et même, si la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse n’a pas d’abord transformé l’état de l’Europe, craignez cette réunification comme le pire péril. Je sais bien qu’elle est pour vous une revendication indispensable, un dogme doctrinal, un postulat politique et diplomatique, une formule obligée. Mais si j’osais, dans cette France de l’Est que nous traversons, parodier un mot trop célèbre, je me permettrais de vous dire : « Parlez-en toujours mais n’y pensez jamais ! »

Sans un intervalle de silence, maintenant, dans sa volonté passionnée d’atteindre le cœur et l’esprit de l’homme mille fois plus puissant que lui qui voulait bien l’écouter avant son contact décisif avec la France, le Prince d’Olzheim développait sa démonstration :

– Ce n’est pas à vous que je dois dire, n’est-ce pas, que personne, parmi les responsables d’aujourd’hui, à l’Ouest comme à l’Est, ne veut sincèrement, dans l’état actuel des choses, la réunification de l’Allemagne ? Pour la Russie, une telle opération, dans sa seule forme acceptable par vous, serait la fin de sa puissance, son refoulement dans ses frontières propres, et la menace panique d’une force militaire dont elle a peur par-dessus tout ! Pour l’Allemagne, pour une Allemagne que vous ne dirigeriez plus et qui n’aurait pas pris les précautions que j’ai dites, cette réunification serait le pire péril, le péril décisif. Quelle qu’en fût la forme ou l’apparence, le prix dont elle serait payée, – qu’il ait été stipulé ou non – serait, tout de suite ou peu à peu, une sorte, plus ou moins accentuée, de neutralité, ou de neutralisme. Ou d’illusion de bon voisinage dont le voisin profiterait, si même il ne vous retourne pas contre l’Europe, pour pénétrer l’organisme européen à travers le vôtre !... Pardonnez-moi si je m’exprime trop clairement, ou pas assez. Je sens, je sais, Monsieur le Chancelier, que c’est la dernière occasion tout à fait propice que me donne la Providence pour mettre en garde l’Europe, dont je défends l’âme et le corps. Dans deux heures, dans trois heures, il sera peut-être trop tard pour un avis respectueux, affectueux, presque désespéré comme celui-ci ! À la fin de cet après-midi, à Colombey, les jeux seront faits !

Sur les deux illustres interlocuteurs aux responsabilités si différentes pesait en ce moment (Jean-Lothaire le sentait jusqu’à l’angoisse) tout le poids de la fatalité de l’Histoire : de l’Histoire dont le génie d’un homme providentiel n’a pas osé, n’a pas cru devoir changer le cours à l’heure qui lui est accordée. Une de ces heures allait sonner. Et Jean-Lothaire en serait absent. Son devoir n’était-il pas, dès lors, d’aller tout de suite, avec intrépidité, jusqu’au bout de sa pensée ? Ce Prince du Passé – de quel Passé auguste ! – et si attentif à écouter les leçons du Passé, était toujours tendu vers l’avenir. Encouragé enfin par le silence ému de celui qui, avec son égal en puissance, allait tantôt faire l’Histoire, ou – ce qu’à Dieu ne plaise ! – s’abandonner à l’Histoire, son discours, à la fois calme et frémissant, fit un bond :

– On se voit confronté avec un problème local, et c’est un problème européen ! Et ce problème européen est lui-même, par lui-même, un problème qui intéresse tout le monde vivant. Je n’ai pas peur des grands mots. On en a trop peur : parce qu’on a peur des grandes réalités. Tout est aujourd’hui à l’échelle de la Terre. Ce n’est pas seulement vis-à-vis de l’Allemagne, de la France, vis-à-vis de notre Occident que nous avons nos responsabilités, vous et moi, et celui qui vous attend ! C’est vis-à-vis du genre humain et du globe qui le porte. Et ce problème n’est plus, ne sera plus jamais celui de la coexistence de deux forces sur la surface de ce globe, ce sera, c’est déjà celui de la maîtrise de ce monde unifié ! Depuis le jour où le premier spoutnik a été lancé dans l’espace, faisant et refaisant le tour de la planète, nous avons su non seulement que celle-ci était bien petite, mais qu’il ne serait bientôt plus question pour elle que d’un seul dominateur. Plus de partage. Mais qui ? Il pourra comme une balle la tenir dans son poing. La course de vitesse et d’audace est ouverte entre celui qui veut et peut asservir ou anéantir l’humanité tout entière, et celui qui pourrait la réunir dans l’épanouissement de l’homme et le respect de Dieu. Cette course peut être très brève. Jamais peut-être le temps imparti à l’homme n’aura été si court...

Il précisait sa pensée, pour ensuite l’élargir :

– Toute coexistence – celle que favoriserait, entre autres erreurs ou déficiences politiques, l’unification de l’Allemagne réalisée sans le préalable polonais (pardonnez-moi d’y revenir toujours !) – toute coexistence soi-disant pacifique nous fera oublier notre véritable devoir : celui de vaincre l’ennemi, de lui interdire, en la faisant nous-même dominer par l’esprit de liberté, la domination de la Terre. Il nous faut prendre les devants. Sinon la puissance de mort que nous renoncerions à briser ne cessera de grandir jusqu’à la minute où, endormi par la coexistence, le monde libre – quel beau mot précaire ! – se réveillera dans la terreur, puis dans l’esclavage consenti. Seule notre union nous sauvera ? Formule passe-partout ! Quelle union ? Celle que nous réaliserions, peut-être assez facilement, dans la défensive ne suffirait pas. Non, notre union dans la volonté de libérer le monde entier : par la persuasion, peut-être par la force qui seule peut s’opposer vraiment à la force, vaincre l’autre force qui s’apprête à être invincible, qui commence de l’être !... Mais je déclame, et ce n’est pas le moyen de me faire entendre, Monsieur le Chancelier, d’un homme aussi positif que vous...

Le Prince d’Olzheim, sans rien abdiquer de son émotion, eut ce sourire charmant qui, en l’aidant à baisser le ton, lui permettait toujours de faire passer ses voyances – qui n’étaient que des clairvoyances. C’est à sa manière quotidienne, sur le registre à la fois grave et léger de sa conversation familière, qu’il continua :

– Comme on aurait ri si, il y a vingt ans, on avait annoncé que des satellites artificiels feraient aujourd’hui, sans que nous en soyons émus davantage, en moins de trois heures, le tour de la Terre ! Comme on aurait haussé les épaules si on avait dit qu’en 1958 nous ferions les uns et les autres nos préparatifs de voyage dans la Lune – d’où le premier arrivé peut dominer la Terre – et d’utilisation du Soleil. (C’est peut-être demain matin !) Si même on nous avait dit que l’un des deux adversaires d’une guerre sans merci serait bien près d’avoir en mains l’arme totale qui pourrait faire éclater notre planète – l’arme dont la seule crainte pourrait demain le faire maître absolu de notre petit univers !

Pour faire mieux passer ces mots redoutables il les avait prononcés en les espaçant un peu. Il sentit qu’ils atteignaient leur but, et prudemment, sans insistance ni grandiloquence, n’attendant aucune réaction immédiate, il poursuivit ses avantages.

– Le moindre retard dans nos propres recherches, la moindre hésitation dans notre volonté – mais nous ne l’avons pas encore ! – de remporter nous-mêmes la victoire totale, celle de l’homme sur la machine et sur la bête, la moindre erreur dans le jeu de notre diplomatie sur un point donné – Berlin si vous voulez ! – peuvent amener à bref délai la destruction du Monde, ou tout au moins – mais n’est-ce pas pis encore ? – la fin de la liberté de l’homme dans le Monde... Je dis tout cela maintenant, vous l’entendez bien, recto tono, sans élever la voix, comme je développerais un théorème, et sans perdre de vue pourtant, dans cette voiture qui court sur le sol, nos réalités quotidiennes. Nous sommes à la fois à l’échelle de ce monde et à l’échelle des problèmes, plus petits d’apparence, que vous allez traiter. Mais est-il des problèmes petits dans une politique où tout s’enchaîne ? Est-il vain que cette méditation presque cosmique – il souriait encore pour faire passer le mot – vous me permettiez de la partager avec vous dans ce pays qui se situe, comme le mien – mais n’est-ce pas aussi le mien ? – au cœur de la Petite Europe, commencement de l’autre, et encore à faire ?

Le cortège, cependant, descendait la vallée de la Vezouze, laissant sur sa gauche la forêt de Mondon. Lunéville s’offrait, désuète et délabrée, avec son grand palais au bout du tapis vert, dont la seule statue de Lassalle faisait pour toujours un manège, un quartier de cavalerie. Et, au pont de la Meurthe, relique des temps anciens, Saint-Nicolas du Port. Le souvenir des vicissitudes, encore proches, des pays hier disputés dans la défiance et la haine ne risquait plus de troubler la pensée. On s’approchait des lieux où la méditation, sans perdre de sa grandeur, allait pouvoir gagner des régions plus sereines, et, pour mieux dégager la signification des pays d’Entre-Deux, se nourrir d’histoire et de poésie. Ayant poursuivi jusqu’au bout sa démonstration prophétique, Jean-Lothaire, maintenant, utilisant les bouts de phrase que les paysages nouveaux inspiraient à son illustre compagnon, se laissait aller. La prophétie et le souvenir se mêlaient. Et parfois devenaient un chant.

– Voici que l’autoroute nous arrache à Nancy. J’aurais aimé traverser avec vous sa Place Royale, légère et dorée. La dernière fois que j’y fus, c’était il y a sept ans, dans le cortège nuptial de l’archiduc Othon d’Autriche. Quelle journée de gloire et de tradition retrouvée ! Moins mathématique que celui de Strasbourg, Nancy est pour toujours un point de rencontres spirituelles. La Lotharingie ne cesse d’y appeler et d’y accueillir dans ce qu’il a de plus parfait, de plus délicat, le génie français... Mais rien n’effacera la défaite de Nancy...

Il parlait d’un passé dérobé par les siècles, oublié de tous les Français, comme si c’était d’hier. Adenauer pensait aussi à Charles le Téméraire. Il interrogeait :

– Là-bas au Nord ?... La fine main gantée, au-delà de la cuve où la ville élevait ses clochers, montrait au loin la calme campagne un peu embrumée.

– Oui, là-bas vers le Nord... Ah ! si la Lorraine avait compris qu’elle pouvait être, mieux que par son seul nom, de tous les pays d’Entre-Deux l’éponyme... Neuss, Trèves, Nancy, trois bornes, trois échecs d’un Royaume qui aurait fait l’Europe cinq siècles avant nous, qui eût équilibré la France et l’Empire, qui eût continué la pensée ancestrale dont je suis le dépositaire...

Le descendant de Charlemagne hésita un instant.

– Je crois que sur le plan spirituel, Monsieur le Chancelier, il n’est pas trop tard...

– Il n’est jamais trop tard pour les jeux de l’esprit !

– Ni pour les réalités de la terre !

Le petit cortège, s’étant élevé dans une tranchée rouge, quittait l’autostrade au pont du Brabois, glissait vers le plan inférieur, s’engageait sur la route plus étroite de Chaumont et de Langres. Il serrait de près son horaire minuté. On s’étonnait un peu, dans les rares bourgs, de ce passage rapide de voitures noires précédées et suivies de pétarades. Parfois, un notable, renseigné, saluait. Mais peu de gens devinaient que passait peut-être ici le destin de l’univers. Jamais Jean-Lothaire n’avait senti avec autant d’intensité que ce grand paysage, chargé, jusque dans ses détails, de l’émotion des siècles, s’appariait à ce destin.

– Nous glissons parmi ces derniers bosquets de la Forêt de Haye vers la Moselle, et au bout de cette longue rue sinueuse de Neuves-Maisons, la voici, trop vite traversée, large et fraîche, qui s’en va vers l’Ouest. Mais pour en revenir bientôt : voyez la carte et ce mouvement brusque qu’elle fait...

Détendu maintenant (mais pour mieux reprendre ?), il commentait, à sa manière, ramenant, semblait-il, tout à lui d’abord. Ce n’était peut-être que feinte...

– Suis-je un Rhénan, demandait-il, suis-je un Mosan ? Suis-je comme cette rivière qui hésite ? L’humble principauté qu’on veut bien me laisser est celle de tant de sources ! Mais, plus souvent que vers le Rhin, quand je veux centrer ma pensée, c’est vers la Meuse qu’elle suit sa pente comme cette Moselle – Mosella, enfant de Meuse, petite Meuse ! – que l’attraction du Rhin va tout à l’heure détourner de sa mère... J’ai un jour, vers Pagny, dans un voyage d’études géologiques, reconnu jusqu’à ce fleuve médian l’ingressin, l’ancien cours délaissé de sa rivière. Les eaux rhénanes creusent un mètre de plus par millénaire, m’apprenait-on naguère, que les eaux mosanes. Quel symbole – ou quel péril ! Un jour au contact de deux courbes, la Moselle a coulé dans un affluent rhénan qui bientôt a usurpé son nom. Privée d’elle, appauvrie, la Meuse a poursuivi son cours redevenu modeste, et, nous allons le voir de nos yeux, dès sa source toujours dédaigné. Comme elle est confiante et bienveillante, pourtant, dans tout son long parcours français ; comme elle le restera parmi nos coteaux ardennais, celle qui fut le miroir de la petite Jeanne d’Arc ! On dirait qu’elle sait que son heure viendra, son heure de gloire et d’importance. Là-haut dans nos pays, à mi-chemin de l’Escaut et du Rhin, elle doit un jour les partager, les concilier, les réunir. Et dans les Pays-Bas où le Rhin va se perdre – perdant jusqu’à son nom – c’est elle qui, plus vivace, accueillera le reste de son flot et l’absorbera vers la mer. Si mes voisins les Belges y sont attentifs, et vous peut-être, et celui que vous allez voir, la Meuse longtemps oubliée, demain équipée en grand fleuve, répondra bientôt à sa vocation de régulatrice et d’unificatrice de notre Occident... Mais nous allons la croiser en des lieux où elle semble à tous sans espoir...

Ainsi chaque rencontre éveillait, chez ce réaliste inspiré, une mémoire, une synthèse, une réflexion, un présage ou un symbole. Ainsi tout concourait au climat de la grande rencontre du jour. À Bainville, dont le nom évoquait un autre prophète – moins poète, et un peu systématique et court –, la maison de Canot rappelait aux passants la plus atroce des anciennes guerres. On prétend que des mères, pour retarder leur mort, mangeaient des cadavres d’enfants ! À Maizières, reste dur de ce temps de carnages, une vieille maison forte encombrait le tournant. Entre les bois du Fay et les bois du Juré, clairsemés sur les herbes rouillées, couleur de chevreuil, la route descendait dans la vallée de l’Ar – quel plaisant homonyme ! – dont le sort est mystérieux. Comme tant de rivières d’Ardenne, l’Ar, un peu plus loin, va se perdre. La route de Charmes, Monsieur !... Jean-Lothaire parlait de Barrès, et, voyant plus large que lui, de notre terre et de nos morts.

Les motards hésitèrent un instant devant le poteau de Colombey-les-Belles tandis que le Prince d’Olzheim dans la lumière vive, au-delà des côtes de Meuse qui montaient sur la droite, indiquait Vaucouleurs et à gauche Sion-Vaudemont. En quel lieu sentir mieux ce qui lie la Lorraine à la France et par la Lorraine, la France à l’Europe du milieu ? Hautes leçons ! Dans la voiture qui fonçait à travers la plaine ondulée, les voyageurs maintenant gardaient un silence ému.

Pas plus que l’hésitation de Colombey-les-Belles, aucun journal du 15 septembre 58 – et pour cause – n’a noté le petit détour que, laissant un instant les autres voitures sur la grand-route, celle du Chancelier fit vers l’église de Saint-Élophe, dont la vieille silhouette, dès longtemps attendue, se profilait à cent mètres au rebord des labours. Le Prince venait de lui dire qu’elle contenait des images du temps de Lothaire, qu’il n’avait jamais vues, et, dans un mouvement d’amitié spontanée, le Rhénan voulait « en faire hommage au descendant de l’Empereur ». Dans le chœur vide on salua trop vite un saint martyr couché sur une table de pierre, tenant des deux mains sur son cœur sa tête coupée, et l’on revint tout de suite vers le porche où souriait une vierge polychrome dix fois séculaire. Ici vraiment le temps semblait s’être arrêté. Est-ce tout ? La récompense de ce détour était surtout le beau vallon qui, devant le seuil de l’église, s’ouvrait et s’enfonçait en s’éployant. Un brouillard blanc et doré y flottait tout au fond, montant de la Meuse invisible.

– Ah ! murmura le Prince d’Olzheim, si nous pouvions descendre à Domrémy !...

Il avait un jour concilié, dans la prairie même où la Pucelle entendit ses voix, la France traditionnelle et ce qui était déjà autre chose que cette France. La chance de la France, le salut de la France viendraient toujours de ces confins... Il est temps maintenant, pensait-il, d’y rejoindre celui qui aujourd’hui, pour la dernière fois peut-être, incarne cette chance.

– Avec vous !... Il racontait à Konrad Adenauer qu’un jour de sa jeunesse, au lendemain de l’autre guerre, à Prüm, ville sainte de l’Eifel-Neigeux, près de l’église où repose son impérial aïeul, il avait, en poussant la porte d’une boutique, vu sur une console naïve une statuette de Jeanne d’Arc.

– J’ai deviné ce jour-là que l’Occident bientôt pourrait se refaire.

À Neufchâteau, villette médiocre sauvée par un peu d’arbres, il put montrer enfin cette Meuse des miracles futurs. Elle se traînait encore, dormante, étroite et herbue, et comme à jamais délaissée, sous un pont trop grand, cette rivière à qui, jusqu’au bord des Ardennes, tout serait refusé, sauf la sainte lumière, puis tout serait donné. Et le cortège que plus rien ne détournerait ou ne ralentirait, plus un souvenir, plus un rêve, s’élança vivement dans un pays désert. Dernier quartier de la Lorraine, le Bassigny, traversé en biais, n’avait de beauté que la solitude de ses plaines et de ses forêts où le pin sylvestre annonçait un prochain changement de climat. La longue route rectiligne, à peine coupée par un ou deux bourgs sans nom et sans histoire, n’offrait de perspectives que sur d’immenses guérets dont on ne voyait pas encore qu’ils allaient s’élever, après le premier horizon, jusqu’au nœud décisif d’entre les trois mers.

– Oui, déjà le plateau de Langres. Quelle nouvelle explication du destin français ! Il commande au Nord, au Sud, à l’Ouest de grands pans de notre Occident. Comme la carte de ses rivières, de ses ruisseaux est belle à regarder ! Il distribue ses eaux à la Seine, à la Meuse – qui n’en prend que si peu, timide – au Rhin, au Rhône. Si près de nous, il est pour nous le seuil des Méditerranées, l’extrême Nord de ce Midi qui nous appartient aussi. Celui qui tient ceci, celui qui comprend ceci est vraiment d’Europe. Il n’est pas sans importance qu’au pied de Chaumont – et de Colombey-les-deux-Églises – nous devions déjà franchir, ayant à peine quitté la Meuse, le canal de la Seine au Rhône...

Déjà Chaumont s’élevait, s’étalait sur son trop large promontoire que contournèrent sans ralentir les premières voitures rejointes aussitôt par la Jaguar de queue. Les autres montèrent rapidement pour le rendez-vous d’attente de la Préfecture où M. Couve de Murville – il était une heure – attendait Brentano. La berge du canal, par ce preste détour, conduisait à la route de France, d’où la haute ville apparut encore comme un symbole d’unité à la charnière de trois contrées : avec sa coupole, ses deux tours, ses jardins, et ses petits gratte-ciel tout nouveaux qui achevaient la synthèse. L’autre colline, très proche, attendait maintenant les voyageurs.

– Vous permettez que je reste encore avec vous jusque-là ? demanda Jean-Lothaire. Sans oser aborder aujourd’hui le Général, j’aimerais revoir sa maison. Je n’y suis allé qu’une seule fois, le soir, et venant de Paris. Je voudrais mieux comprendre encore...

La route, bordée bientôt d’arbres majestueux, atteignit vite un premier sommet, s’arrondit en balcon. De vastes vues s’ouvraient sur la vallée de la Blaise et des forêts toujours tristes, tandis qu’à gauche un poteau blanc ouvrait le chemin de Clairvaux.

– Le Clairvaux de saint Bernard ?

– Nous sommes toujours au pays des Croisades !

Et le long Juzennecourt traversé, et le vaste Bois de la Lune, une haute lande dont tous les arbres avaient disparu isolait, comme pour lui donner une modeste majesté, la ronde hauteur d’en face, où l’on ne voyait encore qu’un clocher trapu et d’humbles maisons. Mais, avant d’y atteindre, on pouvait embrasser avec espoir l’immense panorama, le dernier qu’on verrait, des derniers pays de Lorraine. Au delà de la haute Marne, ils s’approfondissaient au Nord et à l’Est, à la fois doux et âpres, sans autre beauté que leur solitude austère marquée de taches sombres sous le vent rapide, ouverte à un grand appel. Et pour que tout parût plus pauvre, plus exigeant dans cette contrée de la transition et de l’échange, les premiers plans étaient faits d’herbes sauvages parmi lesquelles ne poussaient çà et là, que quelques brefs genévriers pointus. Ce que contemplait tous les jours Charles de Gaulle du seuil de son domaine encore invisible, c’était donc, au-delà de ce premier plan allongé comme un tremplin rustique, ce grand pays déjà de Lorraine et d’Europe ! En silence cette fois, Jean-Lothaire se souvint de sa visite d’autrefois à celui qui n’était alors dans sa retraite qu’un écrivain méditatif. Il avait dit ce soir-là au libérateur, dans la nuit tombée, son bonheur de le voir fixé dans cette France de l’Est d’où le regard dépasse heureusement la France, place la France dans le complexe européen, que d’ici elle pourrait peut-être commander.

– Vous êtes aussi un Prince Lorrain ! lui avait-il dit avec une joie sincère. Et maintenant, la perspective du Bassigny s’enfonçant sous la brise et sous la lumière, répondait pleinement à son espoir d’alors.

Quelques gardes mobiles gardaient aujourd’hui l’entrée du village célèbre. Il n’y avait personne sur les seuils, habitués aux passages illustres, aux péripéties de l’Histoire, et l’on ne voyait pas encore cette Boisserie dont tous les Paris Match avaient fait connaître au monde les aspects flatteurs. Au-delà de la dernière maison du « pays », on sut qu’elle était toute proche en voyant des journalistes aux aguets prendre la course à l’apparition des motocyclistes, et bientôt, le gros de leur peloton se serrer sur la petite route, devant une grille à peine carrossable au coin d’un médiocre mur. Le châtelain d’Olzheim fut saisi jusqu’au bord des larmes par cette simplicité d’officier pauvre que lui avait dérobée naguère la gloire propice d’un soir. Voici le « domaine » d’un des maîtres du monde, se dit-il, la maison de Cincinnatus ! Et dans le petit arrêt que fit en tournant la Mercédès du Chancelier, il en descendit, achevant par un mot ému et reconnaissant son rapide adieu. – N’oubliez pas, dit-il, que c’est le sort du monde, l’existence du monde que je vous confie !... Un sourire paisible, presque jeune, lui répondit. Les reporters heureusement couraient entre les trois voitures, ne notant rien, s’engouffraient avec celles-ci dans la courte allée. Jean-Lothaire fit signe à son chauffeur de continuer un peu, pour faire marche arrière dans un petit chemin proche d’où, ayant en quelques pas dépassé le mur de l’étroit enclos – il calculait : un hectare ? deux petits hectares ? –, il embrassa du regard, longuement, mélancoliquement aussi, l’autre paysage. Car – il s’était trompé – ce n’était pas celui du Bassigny que contemplait de sa fenêtre l’hôte de Colombey dont la maison, quand il arrivait de Paris, restait en deçà de la crête qui sépare la Champagne de la Lorraine, c’était celui – forêts plus claires, coteaux plus doux, lumière plus vive : mais en arrière ! – des vallons modérés qui descendent vers l’Aube. Il ne songea pas, en prononçant ce beau nom de jeune rivière, que cette perspective, qui le décevait, était peut-être aussi un présage, et, en remontant en voiture, l’inquiet européen murmura pour lui-même :

– Pourquoi devrait-il choisir ?

 

 

 

 

 

 

II

 

MARÏA SOBIESKA

 

 

 

IL voulait se détendre. Il saisit lui-même le volant de la grosse Jaguar, et, contrairement à son habitude, sans bien savoir pourquoi – pressentiment ? besoin de solitude ? – demanda au fidèle Félix de prendre place à l’arrière. En repassant devant la grille du Général, il vit l’allée encombrée encore de trente, quarante « envoyés spéciaux » et photographes qui tentaient de pousser leurs avantages. D’autres refluaient vers le bureau des PTT. Il les dépassa, déjà en troisième vitesse : il devait être à Olzheim avant la nuit.

À trois cents mètres, derrière la petite église carrée, un jeune journaliste, arrêté au coin de la place, visiblement le guettait. Le geste d’autostop dans le sens de sa route fut si franc et gracieux, si inattendu aussi, que le Prince s’arrêta pile, à peine agacé, se pencha, ouvrit sa portière, demanda : – Où allez-vous ? – Joinville, Saint-Dizier, Bar, Verdun ! C’était son itinéraire. Il regretta aussitôt d’avoir en un éclair répondu à l’invite de ce garçon irrésistible qui s’installait, preste et mince, disant merci avec un accent étranger.

– Pourquoi quittez-vous Colombey avant de rien savoir ?

– J’ai vu ce que j’avais à voir. Il y aura un communiqué. L’intérêt n’est plus là.

– Où est-il ?

– Il est ici !

– Qu’ai-je fait ? se dit le Prince. Ce jeune gaillard m’a vu sortir de l’auto du Chancelier. Il veut me « pomper ». Qu’imagine-t-il que je suis ?

Résolu aussitôt à marquer les distances, il prit de la hauteur, et bien décidé à se taire lui-même, remarqua brièvement :

– Quand il entre dans une voiture où on veut bien l’accueillir, un garçon bien né se présente !

New York Times.

– Cela ne suffit pas !

– Je ne suis pas un garçon !

Jean-Lothaire s’expliqua aussitôt ce léger parfum, ce joli visage mince et droit, saisit l’avant-bras qui sous la manche du veston se révéla frêle et doux.

– Fichtre, dit-il malgré lui, vous portez bien le déguisement !

On avait franchi la grande chaussée de Chaumont à Troyes. Et il avait vu, au tournant de la petite route entamée, le premier poteau villageois : Pratz. Bien ! s’était-il dit, voici déjà les noms de mon pays d’en haut qui me saluent. Bon signe. J’ai besoin d’un climat rude...

– Mais je suis bien élevée ! continua l’audacieuse avec une légère pointe d’insolence, et m’étant réduite à l’état de jeune homme, je me présente la première, quoique femme : Marïa Sobieska.

– Polonaise ?

– Et arrière-petite-fille, exilée, de Jean Sobieski.

– Excusez-moi, dit Jean-Lothaire reposant un instant sa main sur le bras dont l’avait ému la légèreté tiède, excusez-moi si je vous ai un peu bousculée, Madame.

– Mademoiselle !

– C’est une leçon que je suis obligé de donner, hélas, à tous les auto-stoppeurs. La politesse se perd. Ils entrent dans les voitures en locataires ou en conquérants ! Tout leur est simple, tout leur est dû !

– Je ne suis pas de ces êtres incorrects et ingrats, et je vous suis déjà bien reconnaissante ! Je sais tout le prix d’être à vos côtés.

– Vous ne savez pas qui je suis ! Et il pensa : il ne faut à aucun prix qu’elle le sache !

– Vous tranchez à votre gré les questions de présentation, Sir, j’accepte votre silence ! Mais il est inutile : je vous connais très bien !

Le piège classique ! L’audacieuse l’agaçait maintenant. Il prendrait quelque prétexte de s’arrêter à Joinville, de l’y débarquer. Quant à son grand-père, il faudrait voir. Tout le monde en Pologne porte un nom de Roi.

– Vous êtes né, dit-elle tout de go, en mil huit cent quatre-vingt-quinze.

– Vous me vieillissez ! protesta-t-il, vexé de cette indiscrétion, ou de cette manœuvre, mais frappé par cette exactitude de hasard, avec cette coquetterie qui avait survécu à ses épreuves. Il était fier d’avoir gardé si tard, – droit, svelte, dru, les cheveux en brosse, jamais de verres devant les yeux – l’apparence de la jeunesse. Seul mon cœur, se disait-il à certaines heures où il voulait s’apaiser, a vieilli...

– Vous avez épousé d’abord...

– Taisez-vous !

Comment imposer silence à cette indiscrète qui faisait semblant de tout savoir, qui savait tout peut-être ? Il devait bien se rendre à l’évidence, bien qu’il essayât de douter encore. Il ne pouvait tout de même pas lui faire changer de place avec le chauffeur, ni la déposer au bord du chemin forestier désert qui conduisait à la Genevroye – 7 kilomètres. – Il la subirait donc, voyant ainsi ce qu’elle savait et décelant dès lors mieux son but. Car – il la connaissait déjà ! – elle lui dirait tout ce qu’elle savait. Et, le disant, elle se démasquerait.

– Je ne révélerai donc pas, Monsieur, ce que je sais de votre biographie personnelle, et je ne vous parlerai que de votre œuvre officielle.

Elle prit son temps, et ses avantages, et raconta sans plus de provocation, d’une voix égale, teintée peu à peu d’émotion :

– Vous avez régné longtemps sur une petite principauté traditionnelle que tout le monde connaît, entre la Belgique et l’Allemagne ; dernier vestige des rois carolingiens. En 1940, fidèle à une promesse, vous avez rejoint le Roi des Belges Léopold III sur la Lys... Et puis pendant quatre ans vous avez tenu bon. D’abord dans l’hésitation légitime, puis dans le choix décisif, puis dans la clandestinité militaire et politique la plus aventureuse. Vous voyez que je sais ! Après la guerre vous avez essayé de ramener la Belgique dans l’Eifel où elle avait autrefois son rempart, et, pour l’y obliger, vous avez fait don de votre principauté au Roi voisin revenu d’exil. Obligé d’abdiquer, il n’a pu accepter ce don. Mais l’Allemagne n’était plus l’ennemie. C’est avec elle, contre la force russe, toute proche de vos frontières, que vous avez mis l’Europe en garde ; et, pour contribuer à l’unifier, peut-être pour lui donner une âme, c’est à l’Europe que vous avez donné votre petit État. Plus que symbolique ! Vous êtes devenu pour tous ceux qui vous admirent en Europe le lien, l’ami, le prophète aussi dit-on parfois avec un peu d’emphase ! J’étais la seule dans la cohue de cette foule, il y a un quart d’heure, à vous reconnaître, à vous connaître, à désirer saisir cette occasion inespérée de vous mieux connaître !

– Elle n’attendait donc pas de moi d’indiscrétion politique ! constata le Prince, soulagé, admirant cette précision rapide dans le souvenir d’évènements après tout peu connus, presque reconnaissant à cette étrangère, d’abord si peu réservée, de n’avoir rien dit de sa vie privée. Elle avait tourné court après son opportun, peut-être injuste, Taisez-vous. Quant à sa vie secrète...

C’est la jeune femme maintenant qui se permettait, avec une familiarité inattendue – ou était-ce une marque de respect ? – de poser un instant sa main sur le bras de Jean-Lothaire. Ou était-ce l’annonce affectueuse que, ayant connu ou deviné cette vie secrète, elle allait, de quel droit, y entrer ? – J’ai eu tort, se répétait le Prince, se refaisant sceptique, de l’écouter jusqu’au bout réciter mon histoire. Et j’ai eu tort d’en être ému. J’ai entrouvert moi-même la porte qu’elle voulait forcer !

Ainsi l’irritation, pendant ce court silence, se mêlait en lui à l’émotion commençante qu’il ne pouvait dissiper. Quel était le pouvoir de cette intruse ? Quelle était cette intruse ? Allait-il, lui, si maître de lui, se laisser posséder ? Permettrait-il ?

Elle ne lui donna pas le temps de se reprendre, changea de ton, recommença à voix basse, entrant littéralement en lui :

– Vous ne vouliez pas que je vous dise... Je l’aurais dit, je vous l’assure, avec sympathie, avec (elle cherchait le mot) avec respect. J’aurais pu, pour vous donner confiance en moi...

– C’eût été le contraire !

– Pourquoi ? Vous dire ce que je sais de vos épreuves, de vos douleurs...

– Assez !

– Je le fais pour que tout soit clair entre nous, pour que, lorsque je vous demanderai tout à l’heure quelque chose – que je viens de décider de vous demander – il n’y ait entre le grand homme que j’admire et la jeune femme mal devinée, que cette dernière épaisseur de mystère qui, s’ils veulent être amis, doit subsister entre les êtres.

Avec quelle intrépidité elle s’avançait, quelle sûreté d’elle-même, quelle présomption à la fois et quelles précautions ! Suis-je à ce point sans défense ? se demandait Jean-Lothaire.

Avait-elle pitié, n’avait-elle pas pitié ?

– Je sais, Monseigneur, l’histoire de ce jeune prince héritier s’arrachant orgueilleusement à son père pour se donner à Hitler, et mourant dans la nuit de la guerre, de sa déception et de son désespoir. Je sais la naissance tragique, dans le bombardement de la prison d’Aix-la-Chapelle, d’un enfant miraculeux qu’un Saint baptisa sur le tombeau de Charlemagne, et qui hélas devait bientôt mourir, je sais la fuite vers sa Russie – sa Russie encore ! – de celle qui fut aussi votre épouse, la Grande-Duchesse Anne – que j’ai rencontrée il y a deux ans !

– Quoi ?

– Elle m’avait demandé de ne jamais parler de cette rencontre. Je sais aujourd’hui que je dois vous la dire.

Jean-Lothaire, les yeux sur la route, ne fit pas un mouvement, mais elle, à qui tout, décidément, était permis, sentit à la fois l’intensité de son silence et sa maîtrise de lui-même.

Cruelle – ou charitable – elle ne lui laissait pas le temps de se retrouver.

– Vous l’aviez épousée, continua-t-elle, à Bruxelles, au creux de la guerre, dans la maison du grand patron Georges Élie-Beaucourt chez qui vous aviez établi le P.C. secret de votre résistance. Elle était la veuve d’un héroïque fils aîné. Elle disait qu’elle vous avait aimé de son mieux – « pas comme veut être aimé un homme d’Occident » –, qu’elle avait eu tort de vouloir faire de vous autre chose qu’un homme d’Occident ; qu’elle se sentait plus près de vous depuis qu’elle était pour toujours loin de vous, voulant sauver son peuple comme vous voulez sauver le vôtre. Elle y travaillait passionnément dans la clandestinité la plus totale.

– Taisez-vous ! murmura-t-il encore. Mais il attendait intensément la suite.

– Je sais aussi, par cette Grande-Duchesse cachée parmi les foules misérables, l’aventure de son ancien beau-frère, votre jeune ami Bruno Élie-Beaucourt qui, par désespoir peut-être d’être le fils d’un père trop riche, était passé au communisme. Converti par la mort héroïque des siens, il vous donna, pour votre action, la moitié de sa fortune immense, l’autre moitié allant à l’Institut néo-socialiste du fameux Henri Casteel. Il se fit Petit Frère de Jésus et vous quitta...

Il ne bougeait pas, respira. Anne, dans sa confession, dans son énumération d’évènements tout à fait exacts, n’avait donc pas dit à cette fille qu’elle avait été avant son second mariage la maîtresse de Casteel !

Elle, pourtant, hésita comme pour savoir si, continuant à raconter la vie du Petit Frère, elle oserait toucher à une autre plaie mal cicatrisée peut-être.

– ... Vous quitta le jour même où pour la première fois on vous appela le Prince d’Europe, dans votre plus haut moment de gloire et de douleur...

Supporterait-il le rappel de cette douleur qui, plus que toute autre, ne pouvait appartenir qu’à lui seul ? Il avait ce jour-là sacrifié à un ami qu’elle avait le droit et le devoir d’aimer, sa jeune maîtresse Attille. Non, non, cela du moins elle ne le savait pas ! Mais comment avait-elle deviné ce drame inconnu, le plus inconnu de tous, cette douleur secrète ? Non, ce n’était qu’un mot jeté au hasard, elle ne savait pas ce qu’était cette douleur...

– ... Vous quitta pour aller vivre aussi en URSS, « au cœur des masses » comme ils disent.

La question soudaine que posa, qu’imposa Jean-Lothaire, fut impérieuse. Orage contenu.

– Qui êtes-vous ?

– Je vous l’ai dit, mon Prince (il se souvint d’une autre qui l’appelait ainsi : connaissait-elle donc aussi cet épisode ?). Je m’appelle Marïa Sobieska. Et c’est déjà de l’Histoire, je crois. Personnellement je n’ai pas d’histoire. Mais je n’ai pas froid aux yeux. Vous venez de le voir. (Quelle étrange créature ! Proche des larmes, semblait-il, il y a un instant, voici qu’elle riait !). J’ai été un jour mêlée à Varsovie où j’étais étudiante, déjà un peu journaliste autant qu’on pouvait l’être là-bas, à un début de révolution. J’ai dû fuir. Après un séjour à Berlin, puis à Cologne, je suis allée en Amérique d’où on m’a renvoyée sur le continent il y a un mois à peine. On m’a demandé de faire du service secret à cause de ma connaissance de la langue russe, de mes contacts avec les Russes. Je n’ai pas accepté, bien sûr. Je puis quand je veux entrer dans la filière. Mais je ne le veux pas. Je ne vous cache rien, vous voyez. J’ai violé votre intimité, je vous dois donc toute ma vérité. Je me mettrais nue devant vous si vous me le demandiez !

Quelle expression incroyable ! Les mots hardis – et purs ? – de cette fille frappaient la chair et l’âme. Une intrigante ? Une espionne ? Honteux d’un tel soupçon – à tort ? Jean-Lothaire chassa cette pensée. Il crut l’avoir chassée pour toujours.

Il exigea :

– Racontez-moi cette rencontre !

Elle n’hésita pas, ne retint d’elle aucun secret. Peut-être ? (C’est comme si je lui avais demandé, osa-t-il penser, de se mettre nue !)

– Mon père était le comte Joseph Sobieski. Je ne l’ai pas connu. J’ai été élevée pendant la guerre par ma mère dans une campagne lointaine. Nous avons beaucoup souffert. J’ai beaucoup lu aussi. J’aimais passionnément, j’aime passionnément l’étude de l’Histoire. C’est ainsi que j’ai connu votre nom. J’étais inscrite à l’Université depuis un an quand éclatèrent les évènements de Poznan. La Pologne fut si forte pendant dix jours que la Russie trembla. Personne ici ne s’en est rendu compte. C’est alors que dans une réunion secrète d’amis inattendus qui avaient accepté des tâches redoutables... j’ai rencontré A. On l’appelait ainsi. J’ai été seule, je crois, à savoir exactement qui elle était.

– Pourquoi ?

– Parce que, dit Marïa, j’ai exigé qu’elle me le dise. J’arrive toujours à mes fins.

– Était-elle accompagnée d’autres Russes ?

– Oui et non. Elle était seule, mais en contact profond avec beaucoup. C’était une inspiratrice, comment dirais-je ? Une âme. Elle ne parlait que de Dieu.

– Elle est repartie après la défaite ?

– Il n’y a pas eu de défaite. Tout commençait. Après deux ans tout continue. Elle est partie pour la Hongrie. On m’a dit qu’elle y était morte.

– Le croyez-vous ?

– Je ne puis le croire.

Savait-elle quel tumulte profond elle éveillait chez celui qu’elle venait par hasard – mais était-ce un hasard ? – d’atteindre.

– En tout cas, dit-elle à voix basse, comme si elle voulait le délivrer, elle ne reviendra jamais... Elle ira jusqu’au bout de la mission qu’elle s’est donnée. Ou elle en mourra. Mais moi...

– Vous ?

– Moi je suis ici prête à vous aider, prête à vous aimer.

Elle était si audacieuse, si absolue, si froidement et chaudement ? – intrigante ou folle ! (Ou vraie ?) qu’il s’attendit un instant à la voir se tourner brusquement vers lui et tendre ses lèvres. Elle devait sentir derrière elle Félix qui dormait. Mais une telle fille ne serait gênée par aucune présence. Elle restait cependant immobile, les yeux fixés sur la route. On n’avait pas fait cinquante kilomètres depuis Colombey et déjà cette passagère abusive, pas même très jolie (il la regardait à la dérobée, comme sans doute elle le désirait), arrivait à ses fins.

– Je cherchais ma voie, dit-elle. À vous voir, à vous entendre, je l’ai trouvée soudain. J’aime votre rudesse, votre impatience, votre gravité.

Elle, si hardie, hésita un instant :

– Votre douleur.

C’était la troisième fois qu’elle prononçait ce mot qui touchait à son être intime – auquel personne au monde n’aurait plus jamais le droit de toucher !

– Écoutez ma petite enfant, (je suis indulgent, pensait-il, de l’appeler ma petite enfant !), j’ai supporté jusqu’ici assez sportivement vos attaques. J’ai même essayé de sourire. Pardonnez-moi si je n’ai pas réussi, mais ne vous imaginez pas que je sois sans défiance, ni sans défense, ni qu’on puisse, après m’avoir assailli d’indiscrétions inattendues, heureusement incomplètes (il était heureux qu’elle ne sût pas tout, il voulait croire qu’elle ne savait pas tout), se moquer de moi !

– Mais je ne me moque pas de vous ! s’écria-t-elle à mi-voix (elle montrait qu’elle se souvenait enfin qu’il y avait dans la voiture derrière elle un homme qui somnolait !) et en tournant vers lui son visage, je suis respectueuse – à ma façon peut-être : sincère, et bien décidée – décidée pour toujours et malgré tout ! Quand, il y a une heure, j’ai arrêté votre voiture, je ne voulais que prendre une interview. Pas sur votre conversation avec Adenauer, vous l’auriez refusée, et vous m’auriez peut-être méprisée de la demander. Mais sur vous, dont j’avais été la seule, l’instant d’avant, à reconnaître le visage. Vous avez en Europe une place tellement élevée, tellement – elle cherchait le mot, seul le mot américain lui venait – originale, tellement à part, et j’étais résolue, depuis mon arrivée en France à vous voir, peut-être pour vous demander secours pour mon pays, peut-être pour essayer de comprendre mieux... en regardant votre visage... celle dont j’avais vu là-bas le visage : avait-elle après tant d’années gardé ce reflet ? Plus encore, pour apprendre de vous la science de l’Occident, le sens de l’Occident (elle emploie jusqu’aux mots qui sont à moi seul !). Je voulais m’enrichir en vous possédant !

(Ce mot invraisemblable, cynique, équivoque qui le hantait depuis le début de l’entreprise, et qu’elle employait maintenant elle-même peut-être – équivoque d’un plus haut degré – dans sa signification magnifique ! Mais non, plus que jamais il fallait se garder !)

– Je voulais aussi sauver mon pays. Vous seul peut-être pouvez, dans les jours qui viennent, sauver la Pologne et donc l’Europe.

Il donna – volontairement ? – dans le panneau :

– Comment ?

– Je n’en sais rien, mais mon instinct me dit que vous tenez en mains la clé du problème.

Le Prince d’Olzheim regarda cette fille déguisée qui, pour dire ces grands mots dont elle ne sentait pas l’importance, avait rétabli sur son visage tendu son sourire agaçant. Comme elle était proche de lui ! Comment pouvait-elle avoir deviné que l’entretien du matin, avec le Chancelier de la République fédérale, avait eu comme sujet, en réalité, ce salut de l’Europe par la Pologne ?

– En causant avec vous, continua-t-elle, j’ai senti que vous étiez seul dans la vie. Seul.

De nouveau ce mot le blessa. Le dressa.

– Cela ne vous regarde pas !

– Ne vous fâchez pas toujours ! D’un geste brusque elle baisa sa main sur le volant. Et j’ai décidé de vous aider, même sans votre permission, mais si possible, Monseigneur, avec votre accord, de vous aider politiquement. Je suis jeune mais je connais beaucoup de choses. Et je puis être un utile agent...

Toujours ces mots équivoques, ou révélateurs ! – Chaque fois, se dit Jean-Lothaire, que je vais adhérer, acquiescer, me pencher, – me laisser prendre, peut-être attendrir – gardons-nous bien ! – elle me rend ce service de réveiller ma défiance par un petit mot : dont elle ne comprend d’ailleurs peut-être pas la signification désagréable.

(Il ne savait pas qu’en trouvant avec honnêteté – ou avec indulgence ? – cette excuse, il se désarmait.)

– En perdant la Grande-Duchesse Anne, osa-t-elle continuer (de quoi se mêle-t-elle ?) – vous avez certainement préservé votre véritable vocation. Vous étiez trop mêlé, malgré tout, à la sienne. Vous êtes essentiellement un Occidental : vous ne pouvez pas être autre chose ! Mais, en cantonnant depuis lors, pendant des années, votre pensée entre Meuse et Rhin – avec tous les prolongements nécessaires, bien sûr ! – vous avez peut-être négligé l’élément complémentaire, essentiel aussi je crois. Celui que je vous apporte !

Ébranlé par cette vérité, qui n’était plus depuis des mois une vérité, par cette coïncidence, il garda un silence prudent.

La jeune femme revenait en arrière, plus modeste. Avait-elle perçu cette prudence ?

– Ou plutôt je ne vous apporte peut-être pas la pensée de la Pologne. Sans doute l’avez-vous imposée vous-même, ce matin, au Chancelier. Mais je me mets à votre disposition pour l’actualiser, comme on dit dans notre jargon, la mettre en œuvre.

La réaction intérieure du Prince fut double. D’abord la colère, à nouveau, qu’il contint (avec, pour la première fois, mêlée à d’autres raisons, la crainte de faire mal). Le jeu recommence, on le poursuit savamment : on veut savoir le sujet de l’entretien de ce matin, on a trouvé un joint dans ma cuirasse. Je ne me laisserai pas faire. (Il se répétait, certes, mais il n’était pas inutile de se confirmer à soi-même ses résolutions : j’ai failli par une exclamation, sur une simple pression de cette petite main nue, tout dire !) ...Puis l’envahissement très doux par une pensée bienfaisante : – C’est vrai (elle est désintéressée, elle offre, elle ne demande plus rien !). Cette auxiliaire inattendue, et que tout prépare pour cette tâche, peut m’apporter beaucoup !

– Il ne faut pas négliger la Pologne, l’aide que peut vous donner la Pologne ! Il y a celle du dehors, longtemps choyée à Londres, à Washington, à Paris, maintenant négligée, oubliée... Il y a aussi la Pologne de l’intérieur, sans laquelle rien ne peut être fait. Rien pour l’unité de l’Allemagne, rien pour la délivrance de l’Europe.

– Eh bien ! ne put-il s’empêcher de dire, saisi décidément d’admiration – d’admiration inquiète encore – pour cette inconnue dont la pensée, formulée en mots percutants, était exactement la sienne, avec ses mots, on peut dire que vous êtes un étonnant personnage !

Il avait pu retenir des mots plus admiratifs. Il ne se rendait pas encore. Mais quel était l’instinct précoce qui rejoignait la longue réflexion, le mûrissement de son propre génie ? Il est vrai que dans la Résistance, puis dans l’exil, une jeune femme intelligente, formée dès l’enfance à « penser » son pays, devait arriver à de telles conclusions passionnées. Je crois, convint-il à nouveau au fond de lui-même, que je puis, que je dois me servir de cette aide qui s’offre à moi avec une impétuosité providentielle. Même si je dois d’abord, ou plutôt toujours (il en était déjà au toujours !) me tenir à carreau !

Mais – le sentant pris ? – elle ne le lâchait pas, menait l’attaque tambour battant – ou à cœur perdu ?

– Je n’ai pas fini mon aveu, ou l’explication, l’excuse de mon cri de tout à l’heure. Si, après une heure à peine de conversation, je me donne à vous corps et âme – je ne me suis pas reprise, malgré le refus de votre visage dur ! – c’est parce que je sais que vous ne pourriez rien, que nous ne pourrions rien sans amour !

Une nouvelle fois ses lèvres se posèrent sur la main gauche nouée au volant, qui, aussitôt, dans un mouvement irréfléchi, s’en détacha, caressa doucement la joue étroite, et prise dans deux mains étroites aussi, accepta de ces lèvres chaudes un nouveau baiser.

– Laissez-moi vous mettre à l’aise, reprit Marïa sans ciller, gardant sur ses genoux dans ses mains serrées celle de Jean-Lothaire qui, sans brusquerie mais résolument, essayait de se libérer, je ne suis pas présomptueuse et je ne prétends pas ainsi tout de suite, à ma manière, me faire aimer de vous ; je m’engage même si vous le voulez à ne jamais vous demander de m’aimer ! Mais je veux, moi, vous aimer de telle sorte que votre tâche soit allégée, ailée, facile, dans les terribles difficultés qui vous attendent peut-être. Vous ne pouvez désormais vous passer d’un tel amour !

Il s’efforça de rire – et il regretta, aussitôt prononcés, ces mots de protestation et d’ironie :

– Le coup de foudre, alors, jeune folle, pour un homme de soixante-trois ans ?

– Je ne sais comment vous appelez cela. Et, bien que je ne sois pas de celles qui rient de ce genre de choses – j’en ai vu bien d’autres ! – je ne rougirais pas d’en avoir été frappée... Ce qui m’a saisie en causant avec vous, en vous entendant parler avec autant de noblesse et cette gravité, et autre chose encore ! jusque dans vos paroles agacées, c’est une espèce d’adhésion totale et obligée, c’est le sentiment profond, aigu, – elle sourit – et humble, de ma nécessité...

– Qu’était cette autre chose encore ? que vous sentiez en moi ?

– C’est, jusqu’à la détresse, une solitude que je veux faire cesser !

– Et tout de suite, savamment, disposant vos pièces, vous avez entrepris ma conquête !

– Elle vaut la peine !

– Je sais !

Elle allait évidemment se fâcher, s’indigner qu’on la prît, qu’on s’appliquât à la prendre pour une intrigante. Tant pis ! Ainsi apparaîtrait – il chercha en lui-même un mot méprisant – le fond de son sac ! Elle continuait pourtant sans se douter de cet essai de mépris :

– Car vous êtes digne d’être totalement aimé !

Elle regardait de nouveau la route droit devant elle.

– Vous êtes de ces hommes, dit-elle comme si elle n’avait pas perçu l’attaque, qui ne peuvent vivre vraiment, atteindre leur plénitude, faire leur plein de force et d’action que dans l’état d’amour ou, tout au moins, de désir. Cela vous le savez et vous en souffrez dans votre solitude, et vous vous résignez, croyant vous grandir en maintenant votre victoire sur vous-même. Et vous vous dites, dans vos heures de lucidité et de reprise, que vous avez en vous – encore – le cri de ce désir. Et que celui-ci est mille fois plus important, pour que la vie vous soit supportable et féconde, que l’amour qu’on vous donnerait, et que vous n’espérez plus. C’est peut-être vrai. Mais avez-vous jamais songé à ce que serait la rencontre de votre cri avec un autre, de votre soif avec une autre soif ?

Les mots entraient en lui comme des langues de feu.

– Avez-vous jamais songé, poursuivait-elle, qu’une femme pourrait, elle aussi, vous aimer assez pour se passer s’il le fallait d’un total retour ? Que l’amour pour un homme noble et beau descendu vers elle par hasard pourrait être pour elle – je vous le redis – une nécessité ? Avez-vous jamais songé qu’elle pourrait être vierge, et qu’ayant traversé la flamme et la sécheresse de l’enfer, en n’ayant malgré elle peut-être, jamais donné tout à fait son corps – à peine son cœur elle le sait aujourd’hui – elle aurait besoin, pour vivre enfin une vie digne d’elle, de se donner tout entière ?

– Et qu’ai-je encore, ma petite fille, en dehors de mon nom et de mon personnage – et de mon mystère aussi je veux bien, et même (c’est vous qui l’avez dit) – il hésitait – : de ma douleur, pour inspirer un tel absurde amour ?

– Je vais vous le dire, Prince, en restant toujours lucide – et même, je le reconnais, lucide d’esprit jusqu’à cette sorte de froideur qui en ce moment-ci vous fait peur – c’est certes parce que vous êtes célèbre et puissant, et riche, et merveilleusement fait pour l’aventure et pour la gloire, – vous l’avez bien prouvé, vous le prouvez bien encore – que j’ai décidé de vous aimer, et que je vous aimerais, même si je ne l’avais pas, dès que je vous ai vu, décidé ! Mais c’est aussi parce que vous êtes beau, avec des yeux magnifiques, un visage calme et tourmenté, un front de demi-dieu, des mains fortes et fines, un corps de chêne droit mais où les nœuds vont apparaître, et peut-être feuillu pour la dernière fois... Est-ce que je cherche votre bonheur ? Ah ! tant mieux si je vous le donne ! Mais je cherche le mien. J’ai besoin d’un torse à enlacer, d’une épaule où me pendre – je suis si légère ! – d’une force royale à subir, d’une force d’autant plus ardente qu’à chaque étreinte elle craindra d’être au bout d’elle-même. Et cette force éteinte, un jour...

Jusqu’où allait-elle aller dans ce discours qui eût été ridicule s’il n’eût pas été passionné ? Ridicule à prononcer. Mais quelle flamme, quelle vérité merveilleuse et cruelle ! Ridicule à entendre, à écouter. Félix dormait toujours.

Elle répétait :

– Et, cette force éteinte un jour, besoin d’un souvenir, d’une autre offrande, d’un jeune silence au creux d’un vieux silence, de la réponse d’un cœur, du repos sur mon cœur vivant !

Cet invraisemblable entretien – (comment je le supporte ? Comment je me laisse émouvoir, émouvoir jusqu’au désir, presque jusqu’à la souffrance du désir ?) – se poursuivait à cent à l’heure le long de la Marne et de son canal, parmi les bois et les vieux villages : Vignory dépassé depuis longtemps et cette autre église carolingienne à peine entrevue, la forêt de Hem traversée, Joinville où il eût fallu s’arrêter pour un déjeuner tardif, dans le souvenir des Guise et de Claude de Lorraine : mais comment interrompre cette autre poursuite (À laquelle je consens déjà !) ? Saint-Dizier contourné (– Sans que je parle même de Gilles de Trèves et de mon aïeul René de Chalon, capitaine de Charles-Quint. Suis-je délivré de l’Histoire ?). Et puis la route du Barrois (Où je vais retrouver mon climat, mon sang-froid, la fin nécessaire de cet hymne ardent !)... De plus en plus, les noms de lieux sonnaient comme en Ardenne, Gudmont, Mussy, Fronville, Rachecourt, Bettancourt. On atteindrait Bar-le-Duc dans dix minutes. Elle avait dit qu’elle allait à Verdun. Mais, se demandait le vieil homme (suis-je encore un vieil homme, ne suis-je pas un homme délivré ?) jusqu’où n’irait-elle pas ? Son insistance était émouvante, merveilleuse même (il en convenait et en tremblait un peu) ; mais elle dépassait toute pudeur...

C’était d’ailleurs bienfaisant, car l’amoureuse inattendue prouvait ainsi qu’elle était amoureuse. Follement peut-être, mais sans ce calcul qu’il s’efforçait de déceler. Une intrigante n’eût jamais osé se découvrir ainsi, risquer de scandaliser un héros dont le cœur, dès l’enfance et à travers toute sa vie, était demeuré aussi réservé, aussi pudique que passionné.

– Ne me dédaignez pas ! supplia-t-elle, en gémissant un peu – et ce gémissement luttait contre lui-même – je vous suis apparue sous ma défroque garçonnière, dans ce veston fatigué, ce pantalon dérisoire, avec mes souliers d’homme, ma cravate quelconque et ce banal béret alpin qui serre mes cheveux coupés courts. Et ma prétention de vous offrir ma vie, de vous donner ma vie – je l’ai d’ailleurs donnée, ne la reprendrai pas ! – ferait rire ceux qui ne savent pas ce qui vient de se passer d’éternel entre nous (avec quelle certitude plénière elle s’installait !) Mais je suis belle. Et mon visage est beau, éclairé par mon corps. Vous verrez – vous le savez d’ailleurs – un visage n’est tout à fait beau qu’éclairé par la beauté du corps qu’il achève. Et je suis à la fois intacte et mûrie, comme un fruit encore frais qui traversa le feu. J’aurais honte de vous offrir une vie, un amour, une chair qui ne seraient pas dignes d’un Prince – d’un homme demeuré aussi beau... Quand je suis nue je suis douce et tendre – mais je suis aussi princesse, Monseigneur.

Le temps passait. Jean-Lothaire savait maintenant qu’à Bar-le-Duc...

Elle insistait :

– Je sais, Monseigneur, que d’autres vous aiment peut-être. (Il chassa cette pensée d’un geste court) et que votre corps a été mêlé à tant de nobles corps... Et je sais qu’en vous quelque chose d’obscur dit que vous n’êtes pas libre, que vous n’avez pas encore tranché tous ces doux liens charnels qui subsistent au long de toute vie. Et je sais qu’une autre est votre épouse devant Dieu. Mais j’ai eu sur mon front, il y a deux ans, sa bénédiction passionnée, et je sais qu’elle vous a béni. Mon amour pour vous est en ce moment si total que je suis sûre que Dieu aussi me bénit !

Jusqu’où avait été poussée l’audace ! Mais comme ce cri rejoignait celui, heureux, confiant en Dieu, de ses anciens péchés ! – Ce n’étaient pas de vrais péchés, se redisait-il, comme alors du fond de son repentir même, qui n’était pas un vrai repentir. La difficulté seulement – ou l’illusion – de concilier l’amour de Dieu et l’amour des êtres. – Difficulté ? ils ne faisaient qu’un ! – Je ne péchais pas car je ne voulais pas pécher. Mon cœur était pur et mon corps aussi... Comment pourrait-il apprendre à cette jeune femme, qui lui ressemblait tellement, à penser autrement que lui-même ?

(– Ce que j’ai réussi, moi, dans mes amours hors la règle, c’est, au moins, d’avoir toujours parlé de l’amour avec respect, pensé à l’amour, vécu ces amours avec respect. Je ne suis jamais descendu plus bas que moi-même !)

On eût dit encore que le discours frémissant de la jeune femme suivait en surimpression ce discours secret... Elle parlait maintenant à voix basse comme pour l’atteindre mieux et plus profond : au point même où venait d’arriver sa pensée !

– Je n’ai pas peur des mots, dit-elle dans un souffle que lui seul pouvait percevoir, et je n’ai pas peur de parler simplement, sans hypocrisie, sans précautions inutiles, des choses de l’amour, et pour commencer, du désir, – déjà don ! – de l’amour. Mais je n’en parle qu’avec le respect total dû à l’amour – et à vous !

L’émotion noyait maintenant ce reste de voix, ces mots brûlants devenus pudiques, cette intrigue peut-être (se répétait Jean-Lothaire encore faiblement) commencée en intrigue, s’achevant en aveu, immensément sincère (mais né peut-être de l’intrigue même, trop bien menée : on devient si facilement le complice de soi-même !) Noyait aussi dans son insensible marée l’être qui prononçait ces paroles et qui était, par cette émotion, débordé, soulevé, nimbé. Ce n’était plus le jeune homme mince – parker et bloc-notes – qui, derrière l’église de Colombey, entreprenait un reportage en riant, un reportage qui pourrait aller loin, mais qui visiblement avait dépassé le projet, le commencement de réussite, la poursuite de la proie habilement ferrée. (Si tout cela même a existé ? se demandait Jean-Lothaire qui croyait, lui, avoir gardé sa force et sa lucidité, sa liberté, déjà débordée aussi !) C’était une jeune fille femme, terriblement et suavement femme, transportée à travers cette émotion par un élan sans calcul désormais, sans retenue et sans mesure. C’était une amoureuse exaltée par l’amour, l’amour voulu peut-être d’abord, mais maintenant subi. Et qui ne parlait à voix basse que parce qu’elle se voyait – soudain saisie par ce vertige – au bord du plus haut des abîmes. Oui. Il eût fallu pouvoir tout de suite la saisir doucement et durement, l’entourer de deux bras virils, caresser l’invisible sein sous le veston lâche, prendre, pour le seul silence possible en cet instant, ces lèvres frémissantes d’un si total aveu. Il eût fallu pour l’apaiser connaître en un baiser les prémices de cette jeune vie cachée dans un absurde complet de confection américaine. Il eût fallu...

Mais il ne fallait pas... Il fallait au contraire, lentement, après le court baiser qui s’était imposé mais qui n’engageait pas : (on pouvait le prendre pour une politesse), il fallait lentement – je garde au moins dans ma main cette petite main délicieuse – laisser retomber la tempête, reprendre le contrôle de soi, chercher les paroles prudentes, mais qui ne mentiraient pas. S’il était encore temps pour les paroles prudentes ! Jean-Lothaire ne s’avouait pas qu’il ne s’appartenait plus. Il avait toujours rêvé, – sans espérer, même dans son rêve, une telle intensité d’offrande – une minute comme celle-ci.

Il n’était pas lassé – il en était sevré – de l’amour qui se donne, qui ne demande rien que de se donner, et d’être accepté, mais il commençait de savoir aussi que l’amour d’un homme arrivé au bout de son âge peut encore être partagé, et il avait soif – en s’en défendant – d’un pareil partage. Plus encore, il entrevoyait déjà la nostalgie d’un tel jeune amour persistant sur un cœur que chacun croirait mort, y cherchant son repos et certes davantage, portant son offrande nue à un corps lassé, lui donnant, âme et vie, toute sa jeunesse. Il était, certes, encore loin d’un pareil désir qui n’était encore pour lui qu’une consolation entrevue et qu’une espérance. Après le sacrifice qu’il avait fait d’Attille, – le seul épisode de sa vie, semblait-il, qu’elle ne connût pas – il était entré dans ce qu’il appelait son désert avec la volonté, qu’il croyait dure et forte, de n’étreindre plus, jusqu’au bout de ses jours, que les joies de l’esprit, les réalités immortelles. Mais il était troublé, et il souffrait, et il était heureux dans sa chair veuve quand il songeait aux grands vieillards qui depuis peu hantaient sa pensée : au Goethe octogénaire de l’élégie de Marienbad respirant sur une bouche de rose entrouverte, l’haleine enfantine d’Ulrique de Levetzow, au Chateaubriand chargé d’ans, soulevant dans ses bras pour la rendre à sa mère – ou bien pour la garder ? – le corps léger de l’Occitanienne ; et même – osait-il – à Lamartine, qui dans les baisers de l’ardente Valentine retrouva, disait-on, sa vigueur perdue. Tout n’était donc pas fini ! Son sacrifice cruel, se disait-il alors, demeurerait jusqu’à sa mort un sacrifice. Ce serait sa noblesse et sa dignité. La nostalgie d’un jeune corps, nostalgie qui, savait-il, ne le quitterait jamais, ferait le mérite et la consolante beauté de ce long veuvage accepté. Car il aurait au moins comme compagnon ce regret toujours vivant, cette souffrance déchirante – peut-être sereine... Comme tout cela était loin, maintenant, dans ses perspectives, maintenant qu’un nouvel amour véritable, et auquel le sien répondait déjà en lui comme une invasion de lui-même, s’offrait à son automne, aussi total, plus total peut-être que s’il avait été un homme jeune voué au bonheur ! Un amour qui pourrait un jour, s’il avait la durée de sa promesse, devenir ce dévouement délicieux et désintéressé, ce don permanent du liseron enlacé au vieux cep, de la petite dryade heureuse, trésor tiède et secret du dernier hiver, sur laquelle se referme le chêne insensible. Mais qui, à l’heure présente, était la promesse immédiate et le gage d’une résurrection nécessaire. Car il ne s’agirait plus demain seulement d’être clairvoyant, pathétique, il faudrait prendre part à l’action, peut-être la conduire, en déterminer le cours, la poursuivre seul si tous les meilleurs – tout est possible – abdiquaient, ou si disparaissaient les grands hommes d’aujourd’hui. Combien de temps vivrait encore celui qui, ce matin ?... L’Européen de Colombey ne serait-il pas absorbé par la France ?...

Ainsi la préoccupation de sa mission sur terre se mêlait-elle, par bonheur, à l’enivrement dont il sentait dans tous ses membres la chaleur vivante ; ainsi le sens de son devoir le préserverait-il du vertige offert. Y céderait-il ? Peut-être quand ce ne serait plus un vertige. Il ne repoussait rien, mais essayait de ne pas s’abandonner au fleuve de joie et de feu. Et s’il était conquis déjà, s’il se voulait vaincu et vainqueur, il ne voulait pas encore que cette jeune femme qui s’y offrait, fût sans contrôle – d’elle ou de lui ? – emportée jusqu’où, par ce fleuve. Si elle l’aimait vraiment – il ne pouvait plus ne pas y croire ! – que ce ne soit pas d’abord sans un essai de reprise, une réflexion, un effort pour se dégager du tumulte !

Jean-Lothaire, pour ce dernier kilomètre en rase campagne – on apercevait la haute ville de Bar – tenait son volant de la main gauche, l’autre étant toujours prisonnière de deux petites mains qui avaient cessé leur caresse. Qu’est-ce qui fit hésiter un instant Marïa Sobieska ? Elle desserra ses paumes, posa celle de son compagnon, comme pour mieux la voir, sur son genou, et il sentit sous l’étoffe, avec délices, la tiédeur lisse d’une chair dont la rondeur était un appel. Ils en furent effrayés tous deux à la même seconde – (Ou était-ce chez elle une feinte ? Il s’indigna aussitôt contre lui-même de ce dernier soupçon) – et ils levèrent en même temps, comme pour une incantation dans le soleil, leurs mains libérées.

– Montons là-haut ! s’exclama joyeusement – joyeusement ? – Jean-Lothaire.

On entrait dans les faubourgs de Bar, puis dans la ville basse. Car on avait manqué l’allée qui, du haut de la dernière pente du plateau campagnard, conduisait de nouveau aux anciens remparts ; et ce n’était pas sans peine qu’on devait maintenant choisir, parmi les ruelles montantes, celle qui rejoindrait le pavé du Duc. On arrivait enfin dans les nobles rues bordées d’anciens hôtels de conseillers au Parlement ou de gens de guerre. Vides ? Habités encore. Même autour de l’Hôtel de Salm qui avait accueilli à son entrée en France le babil de la petite Marie-Antoinette de Lorraine Habsbourg, un silence éternel régnait.

– Je suis venu ici un jour, raconta le Prince, comme pour couper le sortilège – mais le sortilège renaissait de ces souvenirs même –, je suis venu ici un jour de ma jeunesse, conduit par mon précepteur Dom Robert Reuter – qui m’attend à Olzheim ce soir – pour voir le lorrain Georges Bernanos, dont ce grand moine avait, seul alors peut-être, deviné le génie. Le romancier inconnu du Soleil de Satan habitait un de ces beaux palais au loyer dérisoire où sa pauvreté magnifique ne lui avait permis de meubler que deux pièces. Quand il nous conduisit dans sa bibliothèque, je vis une salle immense tapissée d’étagères. Dix mille volumes y auraient tenu à l’aise. Il n’y en avait qu’un seul, et minuscule, posé de champ au milieu d’un rayon. – Telle est ma principale richesse ! disait-il. C’étaient les Illuminations. Et puisque j’étais ardennais, il me donna cette richesse. C’est Bernanos, petite Marïa, – c’est la première fois que je prononce ce nom ! – qui me conduisit au lieu sublime où en ce moment je vous mène.

Au sommet de la place oblongue, la Basilique ducale. – J’ai là un ancêtre maternel du XVIe siècle, annonça le Prince – René de Chalon, vous savez ?... Elle ne savait pas...

Un grand silence régnait dans cette église vide où des flèches insistantes conduisaient le visiteur à l’autel de « Notre-Dame du Guet ». Comme pour le détourner de celui, où, prenant Marïa Sobieska par la main, Jean-Lothaire l’entraînait tout droit. C’était, en haut, dans la pénombre du transept. Un squelette de marbre blanc, à demi écorché sur un fond de marbre noir, élevait au-dessus de lui-même, dans un geste d’offrande résolu, éperdu, son bras gauche, dont la peau, tendue verticalement sur les os, accentuait en un vertige calme, le geste votif. Dans la main hautement levée un cœur d’or sur lequel se fixait le regard creux et noir de la tête du mort.

– Tu vois, Marïa, dit Jean-Lothaire entourant de ses bras les frêles épaules qui s’appuyaient à lui, ce prince passionné, guerrier, mon aïeul, a succombé en plein amour. Et il avait voulu que le sculpteur d’ici, Ligier Richier, préparât ainsi sa statue et son reliquaire. Il est mort et il n’est pas mort. Sa peau déchirée lui laisse encore des lambeaux de vie. La nonne qui prie là-bas devant l’autel d’en face ne veut pas le montrer parce qu’un de ces lambeaux tombant de sa ceinture cache peut-être un reste obstiné de jeunesse. – (Comme j’ose parler devant cette fille, se disait-il : mais c’est qu’elle est à moi déjà et qu’elle sait tout de moi) ! – Pour protester contre la mort, et pour mieux accepter la mort, pour élever sa mort, et son âme à jamais, dans la sphère immortelle, René de Chalon avait demandé que son cœur fût placé dans ce boîtier d’or fait à sa mesure – et que son bras pour l’éternité le maintînt levé vers le ciel.

La jeune femme se serra contre lui, vivante et menue, blottie dans ses bras si nerveux encore, tandis que sa main droite montrait, détaillait le symbole, et que la voix basse de l’homme que rien n’avait pu vieillir s’achevait en silence calme et ardent.

– Écoute-moi, Marïa, reprit-il très loin, je ne sais ce qui nous attend après ces heures incroyables...

– Moi je le sais ! murmura-t-elle, n’abdiquant jamais.

– Mais j’ai voulu, déjà plein de toi, luttant encore contre moi-même et peut-être contre toi, déjà titubant de joie mais résolu moi aussi à ne pas abdiquer, à rester mon maître, j’ai voulu partager avec toi cette leçon sublime. Quoi qu’il arrive, Marïa, ou quoi qu’il n’arrive pas, dans la vie plus que dans la mort, où nous continuerons de vivre (mais ce sera facile alors) gardons toujours nos cœurs au-dessus de nous-mêmes !...

 

 

 

 

 

 

III

 

PASTOR ET NAUTA

 

 

 

LE 6 octobre, à l’heure même où, perçant enfin les murs de Castel-Gandolfo, éclatait la nouvelle de l’aggravation « subite », de l’état de Sa Sainteté, celui qui l’avait annoncée le 15 septembre au Chancelier d’Allemagne arriva à Rome accompagné de sa secrétaire et d’un seul valet, son chauffeur, pour s’installer sur l’Aventin dans la demeure du comte Venturini. Ce puissant industriel milanais avait dirigé longtemps en Italie les affaires du grand Élie-Beaucourt dont le fils, en devenant « Petit Frère de Foucauld », s’était totalement dépouillé – on l’a vu – en faveur de l’Institut néo-socialiste du tribun gantois Henri Casteel et des œuvres européennes du Prince d’Olzheim. Un appartement était toujours réservé à celui-ci dans la villa Venturini. Il en avait peu usé pendant ces deux dernières années, ayant porté surtout son attention sur son secteur propre : mosan-rhénan. Invité aujourd’hui, par le Président du Conseil Fanfani à venir conférer au sujet de son nouveau projet de pacte méditerranéen – mais n’y avait-il pas autre chose ? – le Prince d’Olzheim avait résolu de profiter de cette entrevue pour l’entretenir aussi de l’affaire de la frontière Oder-Neisse dont dépendait, d’après lui, l’avenir du monde. L’imminence d’un conclave lui faisait, au surplus, espérer la rencontre prochaine, longtemps désirée, du cardinal Wyszynski qui détenait peut-être le mot providentiel. Il fallait être à Rome à l’avance : ne pas avoir l’air de chercher cette rencontre qui devait nécessairement demeurer invisible.

Personne, pendant son séjour, qui allait se prolonger près d’un mois, ne vit Jean-Lothaire avec celle qui s’était, il y avait trois semaines à peine, si impérieusement attachée à lui – Ou si ingénieusement ? lui avait demandé, avec une ironie un peu dure, son ancien maître le très vieux Dom Robert... Elle remplissait son office – lettres, notes, traductions, rendez-vous, dépouillement de journaux – avec un zèle charmant et infatigable, presque professionnel. Et dès son arrivée ici, reprise par ses devoirs, assez mal définis semble-t-il, de correspondante du New York Times, si elle disparaissait souvent l’après-midi – le monde international de Rome où elle se débrouillait étonnamment lui était vite devenu familier – c’était toujours pour revenir riche de renseignements inespérés, et prête au travail encore pour son « patron ». Mais le soir, quand celui-ci n’avait ni réception ni dîner diplomatique, il montait avec elle au Pincio ou au Janicule à la rencontre de la haute nuit, ou l’emmenait sur l’herbe nocturne, parmi les tombeaux de la Via Appia, pour écouter son chant d’amour. Depuis qu’elle s’était, dès le premier soir, à Verdun où sa valise l’attendait dans sa chambre du Coq Hardi, donnée à lui avec autant de fougue que de respect, l’amour incroyable dont elle l’entourait s’était continué comme un poème, ne cessait de lui dire sa joie de se donner. Comment l’eût-il imaginée si diverse à la fois et pareille à elle-même ? Cette femme exquise dont le corps suave avait miraculeusement apprivoisé son corps tourmenté, cette jeune fille fraîche qui après cette nuit d’amour était apparue le matin, dans le soleil, gantée de blanc, vêtue de sa robe d’été, bras et jambes dorés, c’était la même qui, la veille, dissimulait sa grâce dans un mauvais complet masculin et osait entreprendre dans cet accoutrement sa paradoxale conquête ! Jour à jour elle s’était ainsi simplifiée, dédoublée, retrouvée, jamais perdue. Et il sentait déjà que jamais il ne pourrait laisser tomber de lui, vieil arbre, ce chèvrefeuille odorant si vite noué à son écorce. Il aimait ce doux poids de chair et d’âme, ce parfum matinal qui lui rendait le goût de la jeunesse et du travail. Elle était sa puissance et sa lucidité. Quand il la levait dans ses bras, après leurs dialogues ou leurs silences des soirs, pour emporter vers sa couche son corps mince et léger, ou lorsque, étendu déjà, épuisé des fatigues du jour, il attendait sa grâce immobile auprès de son repos, il savait qu’aucune solitude nouvelle ne pourrait l’empêcher de remplir sa mission sur terre et que jusqu’à la fin de ses jours (jusqu’à la fin du Temps ! se laissa-t-il dire en un moment d’exaltation dont le souvenir plus tard lui reviendra) il aurait le goût et la certitude d’être aimé – et ainsi la force d’agir. Il demandait pardon à Dieu, à sa manière. Mais il n’attendait pas la réponse de Dieu et n’était pas troublé. Sa vie était exceptionnelle, son cœur était droit, et Anne l’avait libéré.

Il était d’ailleurs dans les débuts d’une passion qui ne se contrôlait pas totalement encore. L’évènement avait été tellement soudain et rapide qu’il n’avait pas cessé de commencer, et qu’il absorbait jusqu’au fond de l’être un homme qui croyait n’avoir rien abdiqué. Les premiers va-et-vient, l’arrivée à Olzheim de la jeune Polonaise, qui aux yeux de tous – fille de grande maison, au surplus, précisait-on sans malveillance – ne serait que l’exceptionnelle secrétaire polyglotte longtemps espérée, son installation provisoire à Vieux Dippach chez la vieille Madame Ludovici toujours maternelle – et clairvoyante mais dévouée – qui bientôt reviendrait s’installer avec elle au château ; l’organisation d’un travail tout de suite réel, rapide, efficace, sans repos, les circonstances politiques enfin qui multipliaient les soucis, aujourd’hui passionnément partagés, tout cela n’avait guère laissé de temps aux remords – remords de quoi ? – chez un homme qui, si maître qu’il fût de lui-même, restait surpris, saisi, bouleversé par l’amour merveilleux dont il était l’objet. Et maintenant, en cette Rome enfiévrée d’octobre, comment ne pas être pris, jusque dans les propos d’amour, jusqu’au repos sur l’enfantine épaule, par les évènements, les intrigues, les angoisses – les devoirs du moment ? Il y avait cette nécessité de convertir le gouvernement italien, hardiment parti sur la bonne voie : celle de l’entente avec les nationalismes arabes, à la formule atlantique du Pacte méditerranéen : celle qui ferait de ce pacte, autonome certes, une annexe, un golfe, disait-il par comparaison physique, du pacte NATO étendu aux rives, sud comme nord, de l’océan d’Occident tout entier, nouvelle Méditerranée de notre hémisphère. Il y avait surtout l’espoir d’obtenir une pression de Fanfani sur Bonn pour la reconnaissance de la frontière polonaise. C’était la condition – urgente, urgente ! mais qui le voyait ? et il le répétait à tous les responsables – non seulement du salut de l’Europe, mais de celui de l’humanité. Il y avait, hélas, maintenant aussi, retardant de jour en jour les entretiens si vivement espérés de part et d’autre, l’évènement majeur qui allait, pendant combien de temps, tenir en suspens, semblait-il, tous les autres évènements du monde. Pie XII allait mourir. Qu’est-ce qui, avec Pie XII, allait mourir ?

En même temps que la nouvelle de l’agonie – enfin avouée – s’étaient répandus dans la Rome des Papes, et dans l’autre, les espoirs, les rancœurs, les reproches longtemps contenus par respect – ou par prudence. Le Souverain Pontife est le vicaire du Christ. S’il ne peut se tromper en définissant le dogme, sa politique temporelle, ou même spirituelle peut n’être plus adaptée au siècle – qui n’est pas éternel comme Dieu ; ses méthodes peuvent être désuètes, ses discours dépassés : ils étaient si nombreux qu’on ne les écoutait plus ! Et l’actualité d’un Pape n’est pas l’actualité de son successeur. L’adaptation au monde moderne de l’action de l’Église n’exige-t-elle pas de grands changements ? Et pour que ces changements aient lieu au plus vite, il faut dès maintenant, – en mêlant le blâme discret et les prudentes réserves à l’officielle louange, si bienfaisante hier peut-être, – qu’on les prépare ! Et chaque responsable dans l’Église a le droit, le devoir, jusqu’au jour de l’unisson nécessaire, et pour cet unisson, de les préparer !... Et, comme les hommes sont des hommes, et que chacun des cardinaux a autour de lui des hommes plus petits, ou plus hardis, moins responsables, qui les suivent ou qui les entraînent, l’expression, encore semi-secrète, des tendances se mêle de restrictions, de critiques, de mots parfois d’autant plus cruels qu’ils sont prononcés à voix basse, de sous-entendus sans courage. Dans la ville sacrée – si puissamment temporelle pourtant (comme dira à Marïa Sobieska un des meilleurs journalistes du temps) – s’affrontaient déjà toutes les tendances de la préparation du nouveau règne. Certes il y aurait le Saint-Esprit, mais il fallait humainement préparer ses voies ! Et d’un avis donné à voix basse, ou même d’un sarcasme pieux pouvait résulter demain une victoire ou une défaite des conservateurs ou des novateurs. Mais des conservateurs de quoi ? Et de quel genre d’esprit nouveau ?

Celui qui avait été le Pasteur et l’Ange, celui devant lequel chacun avait tremblé d’admiration et d’amour – celui-là que j’ai vu, au plus noir de la guerre, se rappelait Jean-Lothaire, debout dans la tempête, habité par l’Esprit ! – celui qui avait assumé, résumé à lui seul toute l’Église ; celui qui n’avait pas eu besoin de conseils, qui avait pu se contenter de collaborateurs passifs ou subalternes ; celui qui dans les soirs n’avait cherché son repos solitaire que dans la sublime musique de la Première Symphonie ; celui qui avait eu de sa charge, dans son angélisme même, une si haute idée humaine, disait-on encore, qu’il avait voulu qu’à côté de son propre détachement des richesses, sa famille devînt princière et puissante ; celui qu’un sacrilège avait taxé d’orgueil : il n’était tout à coup qu’un demi-cadavre, vivant moins que vivant ! Aucune pudeur ne cacherait au monde le spectacle de sa déchéance physique. L’« Archiatre » auquel il s’était confié n’en laisserait rien échapper, monnaierait les hoquets, les obstructions et les délires. Le même appareil photographique invisible – et infâme – qui avait, l’an dernier, capté la pauvre image du pontife faisant ses exercices gymnastiques imposés, laissait déjà tomber sur les comptoirs de la presse illustrée les pellicules non retouchées d’une profitable agonie. Non seulement on saurait que le grand Pacelli mourait seul, presque abandonné, déjà abandonné par lui-même, entre la sœur Pasqualina et une cage à serins, mais on ferait pour les magazines le compte de ses visions puériles – on souriait de celles d’autrefois – de ses absences et de ses râles, et de ces dérisoires lambeaux de discours qui lui échappaient, lamentables déchets de sa haute charité intellectuelle pour les dentistes et les notaires ! Déjà on guettait sur le visage étroit les premières promesses de la décomposition prochaine. Quel mélange dans cette foule de curieux et de fidèles qui se pressaient au seuil de sa villa d’été ! Des gens simples pleuraient, priaient, donnaient leur âme. D’autres étaient calcul, curiosité rapace, médisance, lâcheté. Et les journalistes, pour connaître plus vite l’approche de la mort, payaient les prêtres familiers. L’un de ceux-ci, le moment venu, devait, pour son client soi-disant exclusif, entrouvrir une fenêtre : ce serait le signe... Et cette fenêtre ayant été entrouverte un instant parce que le mourant étouffait, les bénéficiaires, qui se bousculaient, avaient provoqué à Rome le 8 octobre une édition spéciale des journaux trop pressés : pendant quatre heures le Pape fut mort, puis l’on dut brusquement arrêter les nouvelles déjà à demi lâchées. Mais quels soucis, pendant ces heures, pour ceux qui préparaient, ménageaient et aménageaient l’avenir – peut-être leur avenir ! L’angoisse même de tous était si totale que la dernière reprise de vie de l’agonisant fut presque intolérable à ceux que tourmentait leur hâte passionnée d’en finir avec le Passé. Pie XII, murmuraient-ils, déjà presque libérés, n’avait pas su choisir !

Et quand, le 9 octobre, les premiers bruits de l’aube furent des glas innombrables, gravement, saintement, au-dessus de tant de misères, les cardinaux les plus grands, les plus nobles – Jean-Lothaire les connaissait bien – ceux qui pendant ces jours n’avaient voulu que prier pour une âme et pour l’Église, ne pensant qu’à Dieu et au salut des hommes, les plus grands, les plus nobles, demeurés en prière, commencèrent de choisir.

 

Jean-Lothaire, hier prince souverain, aujourd’hui presque souverain encore, eut sa place obligée dans les cérémonies. Il fut à Castel Gandolfo dans la bousculade du jour mortuaire où l’archiatre faisait circuler des détails louangeurs sur les préparatifs de l’immédiat embaumement : on ne prendrait pas les méthodes modernes, aucun instrument ne pénétrerait dans le corps. On procéderait comme pour le Christ, disait le charlatan, avec des pétales et des aromates ! Mais déjà chacun savait qu’il était presque trop tard. – L’Église tombe en morceaux ! osa dire près du Prince un intrus cynique auquel, menaçant, il dut imposer le silence. Il savait que Marïa était dans la même foule. Il priait Dieu qu’elle n’entendît pas ces infamies. Il fut au Latran le lendemain, quand le long cortège des voitures, y arrivant de la nouvelle voie Appienne, fut pris en charge par les soldats en grand uniforme et se changea en procession royale à travers les Forums. Il était à Saint-Pierre le dimanche matin, regardant avec respect et avec horreur au sommet du catafalque rouge, le corps auguste déboîté du cercueil, le visage bleu-vert voilé de cellophane et prêt à une seconde mort. Les aides embaumeurs reviendraient dans la nuit, opérateurs macabres, y injecter trop tard de propices essences... Il était assis le surlendemain à la tribune derrière les porporati quand, de l’échafaud de poutres blanches, le cercueil refermé, descendant vers le trou béant de la crypte, fit gémir ses poulies comme un adieu grinçant (– Cela me porte sur les nerfs ! dit à son voisin qui bâillait un caudataire pressé d’en finir). Humblement le Saint-Père, que chacun avait hâte de voir disparaître, et dont on avait distraitement lu le balbutiant, le pieux testament, rejoignait dans la nuit le tombeau de Saint Pierre où bien peu de ces assistants iraient prier près de lui... – Moi-même, en cet instant, s’avouait Jean-Lothaire, épuisé par la longue attente, ne brûlé-je pas d’être à l’Aventin, de reprendre ma tâche, d’entendre les échos des derniers bruits qui courent, de presser sur mon cœur un jeune corps vif et frémissant ?...

Les grands jeux cependant avaient commencé, et les plus médiocres. Les dignitaires présents avaient élu camerlingue le cardinal Masella ce qui – comble d’habileté – n’était en rien un jalon ou un pronostic ; et le chef provisoire de la vacance avait brisé les sceaux de Pie XII et l’Anneau du Pêcheur, tandis que le doyen du Sacré Collège chassait Sœur Pasqualine, cette Allemande, et ce serin qui peut-être l’était aussi ! Le préconclave débutait, il allait s’augmenter, pendant les novemdiales, des cardinaux lointains arrivant peu à peu de tout le monde chrétien pour participer si possible à la grand-messe officielle de funérailles, après laquelle le Conclave pourrait, officiellement lui aussi, s’organiser. Et de plus en plus passionnées, deux tendances maîtresses s’affrontaient au sein et autour des Palais Sacrés : celle des conservateurs décidés à ne rien négliger pour maintenir et au besoin rétablir l’Église du Christ dans sa tradition séculaire, à la fois divine et humaine, et dans le saint combat contre les adversaires de Dieu. Si elle n’était plus, avant tout, latine, occidentale, européenne, elle ne pourrait montrer aucune complaisance envers ceux qui hésitaient entre elle et la Contre-Église communiste qui montait à Moscou. Et la tendance des « avancés », des démocrates qui, sans le dire, voulaient jeter un pont hardi vers ce monde nouveau. Jusqu’où n’allaient pas les projets de ces démocrates ? Ne disait-on pas dans certains milieux, avec effroi, que le jeune cardinal Lercaro, archevêque de Bologne – les avancés le pousseraient à la papauté ! – était prêt à s’entendre, pour le renouvellement du monde, avec les Soviets, voire avec Mao ? Mgr Montini lui-même, dont Pie XII, qui l’aimait, avait par prudence retardé la possibilité, qu’il avait éloigné de son héritage... On parlait beaucoup du « candidat de l’Amérique », du « candidat de l’Allemagne », du « candidat de la France ». Et, comme toujours, l’argument dangereux de « l’amour de la France » risquait de se retourner contre elle. La Providence cette fois voulut qu’il n’en fût rien : visiblement l’élection prochaine serait une élection purement religieuse.

Ce qui, bien plus puissamment, couvait dans tant d’âmes, c’était, plus profond que ces contingences, ce que Marïa Sobieska, informée de l’aspiration des hommes jeunes – et pas seulement de tant de jeunes Français qu’elle fréquentait beaucoup – appelait le retour à la simplicité : le dégagement des nécessités temporelles, voulait-elle dire. Cette tendance n’avait pas de formule et n’avait pas besoin de mots. Elle ne niait ni le besoin des solennités du culte, ni le caractère souverain du vicaire du Christ sur la terre parmi les autres princes, ni le bienfait de la hiérarchie, ni l’actualité d’une administration humaine et multiforme, mais elle aspirait à une Église moins pompeuse, plus dépouillée d’honneurs humains, de soucis matériels, plus pauvre, plus évangélique, osait-elle prononcer sans oser un blâme : mais c’était un intense et muet désir. En dehors de la politique, au-dessus d’elle dominant dans l’amour les problèmes de race, les problèmes nationaux et les problèmes sociaux, ou plutôt s’y mêlant par l’amour, l’Église ne serait vouée désormais qu’au salut des âmes – et d’abord des plus égarées et des plus écrasées. C’est dans l’amour universel qu’elle ferait l’unité du monde. Ce triomphe pourrait commencer, devrait commencer disait, conquise déjà, Marïa Sobieska, par la réconciliation de tous dans le pays qui en avait le plus besoin, le sien. Ainsi la Pologne, pays communiste peut-être, pays catholique avant tout, apparaissait-elle de plus en plus – et sur tous les plans – comme la clef du proche avenir. Avec quelle passion raisonnable et lucide Jean-Lothaire le répétait-il au Président du Conseil lorsqu’il essaya sans trop de succès – mais qui sait ? d’obtenir son intervention à Bonn pour la reconnaissance négociée de la ligne Oder-Neisse. Depuis le voyage de Colombey, il n’avait pas reçu de nouvelles de Konrad Adenauer. Et à la messe officielle de la clôture du deuil qui termina les neuf jours, le dimanche 19, il ne put échanger avec Brentano que quelques paroles rapides. – On connaît vos idées, on y est attentif !... Mais, visiblement, on ne voulait pas aller au fond du sujet. Heureusement le soir de ce même jour allait arriver de Varsovie le cardinal Wyczynski, par le même train qui amènerait le cardinal-évêque d’Aix-la-Chapelle – l’évêque de Jean-Lothaire – et son conclaviste dès longtemps désigné : l’abbé de Saint-Brunon-des-Bois.

 

Il y avait foule à la gare des Termini. On n’aurait jamais cru que la Pologne fût aussi nombreuse à Rome. Sur le quai, le Prince ne reconnut d’abord qu’un vieil ami – le seul diplomate de l’ancienne Pologne qui pût être là sans compromettre le Primat : ce charmant comte Zimecki – bien vieilli – avec lequel il s’était avant la guerre lié à Vienne. Il y représentait son pays, aidé de sa femme, ravissante italienne, et sœur d’un jeune saint que l’Église, inopinément, venait de canoniser. (Comme cela doit être émouvant, avait dit une Américaine, au cours d’un dîner au Palais Dietrichstein chez le ministre de Belgique, comme cela doit être émouvant d’être la sœur « d’un type qui est au ciel » !) Il l’avait revu réfugié à l’ombre du Vatican au cours de la guerre, et il se rappelait les songeries de ce poète, qui dans l’Europe en mouvement, rêvait pour son pays des destinées démesurées : sa vocation était de s’étirer de la Baltique à la Mer Noire pour un empire qui dominerait l’URSS. Se souvenait-il de cette ambition – à utiliser ? – Il faut que je dirige vers vous un de ces jours une jeune journaliste que vous pourriez intéresser. Mais s’approchait déjà, qui connaissait aussi son compatriote – depuis quand ? – la comtesse Marïa Sobieska, correspondante du New York Times. Ils s’étaient rencontrés la veille. Elle était partout !

Le train de Vienne entrait, long et puissant, presque sans bruit. Dans la portière de la première voiture s’encadra un visage encore jeune aux yeux profondément creusés. La bousculade, à l’instant, fut violente, violente comme l’amour. Des femmes tombaient à genoux. Des exclamations italiennes et slaves se mêlaient émues, confuses, Wyczynski Papa ! Wyczynski Papa ! criait-on. Et après une seconde de gêne le cardinal, riant de tant de naïf espoir, – Que croyez-vous ? dit-il au premier homme qui l’embrassa, ma place est là-bas pour la réconciliation de tous ! Marïa Sobieska, qui se faisait un chemin vers l’arrivant, – il l’avait reconnue tout de suite – serra vivement à ce mot la main de Jean-Lothaire qui s’éloignait vers les voitures de queue, celles de Munich et de Frankfort. Inaperçu, Dom Robert s’avançait déjà sur le quai, portant lui-même péniblement sa valise, suivi de son évêque – devant qui le Prince, baisant l’anneau d’améthyste, ploya le genou. Dom Robert l’étreignit tandis que son chauffeur s’emparait des bagages pour les remettre à celui de l’ambassadeur d’Allemagne, en retard. Jean-Lothaire vit alors que son vieux maître, encore si dru et droit à son départ d’Olzheim, avait depuis dix jours vieilli de dix ans encore. Le Comte Strackwitz qui avait été arrêté, malgré ses efforts, par la foule polonaise, accourait enfin.

– Viens me voir demain soir ! demandait impérieusement Dom Robert.

 

Qui serait pape ? Le Conclave était maintenant imminent. Et tous ceux qui devaient y jouer un rôle s’y apprêtaient dans la fièvre ou la prière. Il n’y avait plus que six jours. Comment Marïa savait-elle tout ? Comment pouvait-elle tout apprendre – rien qu’en étant là, semblait-il – de ceux qui savent beaucoup et qui ne peuvent rien dire, de ceux qui ne savent rien et qui disent beaucoup ? Les bavardages insensés des correspondants attitrés, les suppositions audacieuses des « envoyés spéciaux », les mystères de tant de diplomates qui par ces mystères dissimulent trop souvent leur vide, elle en tirait des informations personnelles dont Jean-Lothaire ne savait pas si elles partaient pour New York, mais dont le plus souvent, il sentait tout de suite la véracité, en en faisant lui-même son immédiat profit. Ce soir-là, après lui avoir énuméré les pronostics du jour, dont plusieurs étaient évidemment ridicules, elle lui parla, comme si c’était un sujet sérieux, de la fameuse « prophétie » dite de Malachie sur la chronologie des papes, prophétie qui sortait de l’oubli à la faveur de chaque interrègne, parce qu’elle désignait chaque pontife ancien et futur par une courte définition en forme de « devise ». Plus ou moins connue, plutôt mal, elle était, parmi les petites gens qui allaient s’agiter au cours du Conclave – les autres se gardaient d’en parler, – un perpétuel et commode sujet de conversation. Jean-Lothaire, qui y avait fait allusion dans sa conversation avec le Chancelier, ne s’était jamais préoccupé de ces pieuses billevesées que pour les déclarer sottes. Il était ennuyé qu’une fille aussi intelligente, aussi avisée que Marïa s’en préoccupât. Elle en était maintenant comme hantée.

Pastor et Nauta ? insistait-elle, refusant de voir cet agacement, il paraît que le prochain pape répondra à cette formule, et chacun ici à son tour prophétise à sa fantaisie. C’est assez excitant !

– Ce sont des formules passe-partout. Celle-ci s’appliquera à tout le monde.

– Je ne suis pas sûre ! dit-elle, et le faussaire – ou l’inspiré – qui rédigea cette chronologie à l’époque d’Henri IV – je suis bien renseignée – a mis plusieurs fois dans le mille. Je n’ai pas encore vu le texte intégral de cette liste, mais on m’a cité, parmi les devises modernes qui devaient désigner alors les papes futurs, le Viator apostolicus que fut Pie VI : le premier depuis le Grand Schisme qui franchit les monts ; le saisissant – c’est le cas de le dire – Aquila Rapax – dont les deux mots évoquent tout le drame de Pie VII et de Bonaparte ; le mystérieux De Balneis Etruriae – la jeune femme avait tout retenu et ne riait plus – qui indique une origine précise. Pas d’autre explication possible, cette fois-ci ! Dans la ville qu’on appelait autrefois ainsi se trouve, paraît-il, la maison-mère d’un ordre religieux bien rare, les Camaldules ! Or Grégoire XVI fut l’unique pape issu de cet ordre ; le Crux de Cruce de Pie IX qui reçut de la Croix de Savoie sa lourde croix d’ingratitude et de défaite ; le Religio depopulata du pauvre Benoît XV, si impuissant à empêcher la guerre qui dévasta le monde chrétien si elle ressuscita la Pologne ; le Fides intrepida de l’impopulaire Pie XI qui, pour défendre la rectitude de la Foi, m’a-t-on rappelé, ne craignit jamais d’être inopportun jusqu’à l’imprudence, allant toujours à travers tout quoi qu’il dût arriver... Qui sera demain Pastor et Nauta ?

Une autre lui aurait posé cette question – après une telle démonstration (dont il voyait tous les trous, tous les à-peu-près) – qu’il l’aurait esquivée avec un sourire. Il est des sujets qu’il convient, si on ne veut pas être un peu ridicule, de ne pas traiter avec trop de sérieux. Une autre surtout qui lui aurait posé cette question puérile, peut-être avide – au creux d’une belle nuit, à l’heure où elle allait s’endormir dans ses bras. Mais on ne résistait pas à Marïa Sobieska.

Elle s’obstinait, l’esprit tendu :

– Si tous les Souverains Pontifes ont à affronter la tempête – et celui de demain aura à l’affronter ! – beaucoup de papables, certes, répondent à ces deux mots. Ce sont les transocéaniques, les Américains, les Anglais. Et ceux qui ont beaucoup voyagé dans leur vie. La plupart des observateurs prévoient un étranger. Et c’est pour la première fois possible depuis Jean XXII, le dernier pape français dont on m’a cet après-midi raconté l’histoire. Il n’était jamais arrivé, depuis ce Jean XXII, que les Italiens fussent en minorité au Conclave. Ils le sont cette fois-ci !

– Les exégètes – ou les maniaques – de ta prophétie, Marïa, n’auront pas de peine à appliquer demain ce Pastor et Nauta à l’élu du Conclave : quel qu’il soit, tu peux en être sûre !

– Je le sais bien, dit-elle sur un ton grave, mais c’est pour nous, pour vous et moi, que je pose la question. Pas pour ceux qui font de tout cela un sujet de bavardage entre deux cocktails ou deux expresso. Et qui, comme pour montrer qu’ils ne prennent pas du tout cette affaire au sérieux – ou par quelle crainte révérencielle –, ne vont jamais plus loin que cet immédiat Pastor et Nauta ! Savez-vous qu’il n’y a plus d’après la prophétie, avant la fin du monde, et en comptant parmi eux celui qui va venir, que cinq papes ?

– Sois tranquille, plaisanta-t-il avec indulgence, cela fait bien cinquante ans devant toi !

– Ou vingt, ou dix, ou cinq, ou deux ! au cours desquels nous referons peut-être bien vite, avec un peu plus d’angoisse toutefois, des suppositions pareilles à celles d’aujourd’hui. J’ai noté, moi, les devises des quatre derniers : après celles-ci il n’y a plus que l’annonce en termes fort clairs de ce que les curés appellent « la fin des Temps ».

Il était inutile d’essayer d’arrêter ce discours inattendu. Il entra dans le jeu. (Mais était-il déjà pris par le jeu ?)

– Et dis-moi, toi qui sais tout, quelles sont les devises de ces quatre papes ?

– La première est Flos florum : sans doute une période de bonheur ; mais déjà la deuxième : De Medietate Lunae, et aussitôt la troisième : De Labore Solis, avant l’énigmatique Gloria Olivae, annoncent la catastrophe dont personne ne semble avoir peur !

Il tranquillisa cette petite fille trop sérieuse. Mais ne voulait-il pas aussi se tranquilliser lui-même ? Il commençait de se le demander.

– Parce que tout cela, enfant savante, cette catastrophe cosmique, cet anéantissement de la création sont étrangers à toute actualité possible, et que cela suffit pour ruiner cette « prophétie » qui te préoccupe, pour la réduire aux proportions d’une plaisanterie. On sait aujourd’hui que l’Univers est en naissance, en développement, en expansion depuis des milliards et des milliards de siècles, et qu’il ne cesse, à travers l’infini des espaces, à une vitesse que seule la pensée peut atteindre – et encore ? – de grandir pour des milliards et des milliards de siècles. Et tu imagines que, pour obéir à des prédictions d’almanachs, Dieu va faire éclater, ou anéantir cette œuvre aux dimensions éternelles ?

– Je sais, dit-elle, mais si la « fin des Temps » n’était que celle de notre temps, et si la « fin du monde » n’était que celle de l’infime poussière perdue parmi les astres, sur laquelle nous vivons : pauvre petite catastrophe qui passerait inaperçue dans la création éternelle, cette minime apocalypse, avant la définitive qui peut attendre vos milliards et vos milliards de siècles, n’étant que l’éclatement ou la stérilisation d’un grain de sable ? Et est-ce nécessairement une apocalypse ? Qu’est-ce que la Medietas Lunae du piètre latiniste ? Le partage de la Lune en deux ? comme le racontait tout à l’heure au bar de l’Excelsior un visionnaire amateur que personne n’écoutait d’ailleurs : on ne pensait – comme vous ! comme vous en ce moment ! – qu’à l’immédiat qui seul compte pour la plupart. Et si c’était seulement la découverte, l’exploration, par un satellite ou par des astronautes, de l’autre moitié de la Lune, de la face invisible jusqu’ici ? N’est-ce pas possible demain matin ? Et si c’était – medietas, situation de ce qui est au milieu ! j’ai consulté un dictionnaire ! – l’étape médiane, le relais de la Lune, d’où des hommes venus de la Terre observeront la Terre et deviendront maîtres de la Terre – ou s’arrêteront un instant, à mi-chemin (medietas encore !), avant de se jeter pour mieux la dominer encore, dans l’orbite du Soleil ? Et ce De Labore Solis n’est-il pas seulement l’utilisation scientifique ou pratique par l’homme, pour délivrer l’humanité, ou pour l’asservir grâce à ce relais préalable, des flammes, des vapeurs, des forces solaires, des crises périodiques du Soleil ? Et cette utilisation n’est-elle pas aussi possible dès demain matin ?

Jean-Lothaire qui, pendant les fatigues et les soucis du jour, avait attendu cette nuit comme un immense repos d’amour, un havre de paix totale, était bouleversé soudain par cette démonstration, cette mise au point persuasive. Il ne pouvait la récuser : n’avait-il pas lui-même, il s’en souvenait avec trouble, évoqué il y a un mois dans son grand entretien politique de Lorraine, cette utilisation, ou même cette destruction possible de la planète – Peut-être demain matin ! avait-il dit aussi, employant les mêmes mots qu’elle, – par le monstre auquel les défenseurs de l’humanité laisseraient lâchement les mains libres. Cette fille avait raison ! Réduite aux proportions de notre globe, l’absurde prophétie du pseudo moine irlandais prenait tout à coup, pour lui comme pour elle, une allure de vraisemblance et même d’actualité prochaine. Il savait qu’il allait en être hanté et que ce serait le point de départ de méditations fécondes, de décisions nouvelles. Mais il ne le dirait pas à celle-ci, dont il voulait d’abord qu’elle fût heureuse : en le rendant si possible heureux, en lui donnant, comme ce soir, cette magnifique excitation de la pensée qui éclairait déjà les perspectives de son avenir proche, de son immédiat devoir en face d’un avenir à faire – ou à subir...

Il la calma doucement (mais avait-elle cessé d’être calme ?)

– Je t’admire, Marïa, dit-il, changeant de ton, je t’admire de tout comprendre vite, d’être si rapide et si lucide. Ta prophétie n’en est pas une, et son terme fatal est sans doute très loin. Mais c’est pour les prochains jours peut-être, je le pense comme toi, un avertissement dont ceux qui veulent diriger le monde, ou sauver le monde, doivent tenir compte. Pour ma part, depuis longtemps, sans la connaître bien, j’en tenais compte inconsciemment. C’est parce que je vois le terrible péril, le péril peut-être immédiat qui menace notre planète, que je m’acharne modestement à préparer, sur la surface de cette planète, l’urgente défaite, ou l’urgente conversion, de ceux qui, grâce aux phénomènes qu’annonce ton voyant, veulent y établir leur règne de mort. Que ces présages – que notre seul raisonnement peut suggérer tous les jours – laissent indifférents des hommes responsables, attentifs seulement à continuer les jeux quotidiens de leur politique misérable : tant pis pour eux et hélas tant pis pour nous ! Mais moi, mais nous – avec une tendresse infinie, à peine voluptueuse, il caressait son épaule posée sur la sienne – ils ne doivent pas nous faire dévier de la ligne que nous nous sommes tracée. Ils doivent même commander notre action. La moindre décision politique de ceux qui dirigent notre Europe doit être dominée par la pensée de ces évènements possibles, de cette possible destruction...

– Mais si elle est fatale ? interrompit-elle comme si elle voulait le décourager ou comme si elle était saisie par le désespoir.

– Il n’y a pas de fatalité, riposta-t-il avec force, presque avec colère, en la serrant sur son cœur comme pour obtenir son silence. Il y a, devant tous les évènements, au cours de tous les évènements, et pour les diriger, la liberté et la volonté de l’homme !

Il s’efforça de sourire :

– Après ta série de papes, et les périls passés (nous les traverserons !), il y aura aussi pour occuper les nuits d’amour des filles trop intelligentes, et troubler un instant d’autres hommes forts, de nouvelles séries de prédictions papales. Petite, ce que ton prophète annonce au bout de cette première série, c’est, après quel délai (nous avons de la marge !) la fin possible du Saint-Siège romain.

– Non, dit-elle, acharnée, la fin du monde vivant !

Jamais sauf devant Dieu, Jean-Lothaire ne laissait apparaître son trouble. Il s’observait, se contrôlait, se dirigeait toujours. Rien ne lui échappait, en ce moment même, de l’importance peut-être, mais de l’étrangeté aussi de cette conversation inattendue. Il avait dans ses bras une jeune femme qu’il aimait. Elle était nue et suave, et prête à se donner à lui, déjà donnée, à peine rétractée par les propos auxquels elle s’acharnait. Pas pour l’affaiblir ? Il ne la connaissait pas tout à fait encore, il y avait encore en elle des zones de mystère. Il l’aimait dans l’illumination que toujours lui avait donnée la beauté – et d’abord le désir de la beauté. Et avec la reconnaissance d’un homme mûr à qui tout a été donné. Il savait que tout lui avait été donné par Marïa par amour, amour total, absolu, définitif et désintéressé disait-elle – et c’était sans doute vrai, si invraisemblable que ce fût ; mais aussi pour qu’il ait jusqu’à sa mort – Je vous l’ai juré, Jean-Lothaire ! – cette force calme et cette lucidité de choix et de pensée que seuls peuvent donner l’équilibre de l’amour et le désir renaissant de l’amour. Et voici que, sans le vouloir sans doute, ne pensant qu’à sa propre interrogation intérieure – ou était-ce pour le tenir en haleine, lui faire mieux voir l’avenir ? – elle s’obstinait ce soir à éveiller en lui l’inquiétude, l’inquiétude qui était toujours son bienfait, mais qui, dans ces temps extrêmes sur le point de s’ouvrir, pouvait devenir découragement et faiblesse. Et si c’était chez elle déjà inquiétude et faiblesse, au moment où il allait avoir le plus besoin d’elle ? C’était toujours chez lui la pensée de sa mission qui l’emportait. La tendresse aussi s’y mêlait pour cette amoureuse qu’il voulait apaiser – en apaisant lui-même son tourment secret.

– Marïa, lui dit-il en la caressant doucement – et déjà elle lui rendait sa caresse – Marïa tu es pour moi l’amour et le bienfait. Dans des circonstances inouïes comment pouvais-je d’abord y croire ? Tu m’as sans hésiter dédié ton incroyable, ton miraculeux amour. Tu l’as fait, m’as-tu dit, par seul amour d’abord (comme les mots se répètent ! c’est comme les caresses !) Mais aussi, mais surtout j’en suis sûr, par un dévouement total à un homme dont tu as su tout de suite qu’il n’est rien sans l’aide et sans la présence de l’amour. Tu m’as juré – je te laisserai toujours libre, mais je crois à ton jeune serment – de ne jamais jusqu’à la mort te détacher de moi et de mon action. Tu m’as rendu, pour toujours j’espère, tout ce qui allait commencer de me manquer peut-être : le courage d’aller jusqu’au bout, la joie sans effort de vouloir aller jusqu’au bout. J’ai ce courage et cette joie ; et j’irai jusqu’au bout de mon devoir. Mais toi, je te le demande, – il n’avouait pas son propre trouble – tu dois être heureuse. Il faut que tu aies en moi une confiance illimitée. Je suis fort et le resterai. J’ai solidement les pieds sur la terre. J’ai une tâche immédiate à remplir. Je puis aujourd’hui l’accomplir grâce à mon désespoir changé par toi en espoir et en certitude. Que ce bonheur ne m’abandonne jamais. Et que ce bonheur soit le tien. Laissons là les jeux de l’esprit. J’aime mieux maintenant, ma vie, le doux mélange – voici – de ton corps et du mien...

 

Le lendemain matin, la radio ouverte à côté du grand lit où, nouée à son cou encore, Maria s’éveillait près de lui, annonçait qu’au Cap Canaveral un satellite lunaire avait dépassé hier soir la distance de deux cent mille kilomètres, et qu’à défaut de son orbite, s’il n’avait pas été dévié, il aurait pu atteindre l’attraction du Soleil. Ce n’est qu’un commencement ! disaient les commentateurs...

 

– Je sens que je suis près de la mort, dit Dom Robert en accueillant le Prince au Collège Germanique, le lendemain soir. Le cancer invisible qui achève de me ronger – je ne le sais que depuis dix jours – est au terme de son obscure et atroce victoire. Le médecin m’en a prévenu avant-hier. Je n’ai tenu ma promesse d’accompagner à Rome le cardinal Grunther que pour être sûr de te revoir et de te parler. Pas pour te faire la morale, mon fils et mon Prince, tu ne l’accepterais pas aujourd’hui. Je t’ai aidé de mon mieux quand, pour son seul bonheur plus que pour obéir à Dieu, tu as fait le sacrifice d’une femme que tu aimais sans avoir le droit, devant Dieu, de l’aimer : ce n’est pas cela qui t’a décidé, mais bien le sentiment qu’elle en aimait un autre plus profondément que toi, et que son vrai bonheur devait être ton ouvrage. Ou était-ce, mieux encore, par goût de l’héroïsme ? Le parti de la solitude, que je t’ai fait prendre, était sans doute pourtant trop héroïque pour toi tout de suite. Et je t’admire malgré tout, homme chaque jour plus menacé par l’âge, d’avoir tenu deux ans. Je sais que tu as besoin – parce que tu crois en avoir besoin – d’un amour vivant pour accomplir ta vie. Je sais aussi qu’un jour...

Il avait pris, comme un père aimant, la main de son fils selon l’esprit, comme si la parole qu’il allait prononcer était plus solennelle :

– Je sais aussi qu’un jour ce grand amour, s’il dure, sera débarrassé, par la grâce de Dieu, de toute inquiétude et de toute équivoque, et que tu pourras sans le perdre, pour ne pas le perdre, le porter au-dessus de toi-même.

– (Ainsi, presque en ces termes, avais-je parlé à Marïa devant l’autel de Bar-le-Duc... Depuis... Je ne suis pas descendu en-dessous de moi-même... Mais c’est au-dessus qu’il eût fallu rester. Comment et à quel prix ? Je ne regrette rien...)

– Comment ? continuait l’abbé, suivant aussi, avec presque les mêmes mots, sa propre pensée. Dieu seul le sait, mais j’ai confiance en toi, et en Lui dont, sans t’enorgueillir, tu défends magnifiquement la cause... Non, ce que j’ai voulu, toi fils de ma pensée, c’est te parler une dernière fois de ton œuvre à venir.

Jean-Lothaire voyait que le Révérendissime aurait voulu employer tout de suite des mots moins quotidiens. Mais que son bon sens, sa prudence coutumière, son vocabulaire toujours si simple le retenaient.

– Ton œuvre à venir, tu vas en tout cas l’accomplir dans des circonstances difficiles. Le ciel de demain est chargé de nuages. Des nuages d’ombre ou de foudre ! Et nous avons répété souvent que le véritable enjeu de chacun de nos actes politiques pourrait être demain la domination de la Terre, de toute l’humanité, par l’ennemi de Dieu. Ce n’est pas en poète que tu l’as dit au Chancelier d’Allemagne, c’est en réaliste. Mais qui voit la réalité ? La tentative lunaire d’hier soir ne t’a-t-elle pas fait réfléchir ? Il s’agit de savoir qui aura le premier la maîtrise de la planète. L’heure de la coexistence est passée. Et si demain se posait le problème même de l’existence ?... Si les jours étaient là où tout pourrait finir !

– Où, interrompit Jean-Lothaire saisi mais se ressaisissant, où il faudrait choisir entre l’esclavage et l’existence ! Un Bertrand Russel a déjà – lâchement – choisi !

– Où même, Prince et fils, on ne pourrait plus choisir. Si nous étions demain après trois ou quatre conclaves encore, condamnés à finir, si nous avions cette certitude...

Ainsi donc, ce grand homme de Dieu, ce prêtre sublime allait plus loin dans le pessimisme que la jeune femme qui cette nuit tremblait sur son cœur ! Ainsi était-il comme elle hanté par la prophétie qui alimentait, ces jours-ci, tant de bavardages d’antichambres. Ainsi en envisageait-il même la réalisation fatale ! – Tout continuerait-il donc à conspirer pour me faire croire que ma mission est inutile, que déjà tout, virtuellement, est perdu ?... Ce grand homme de Dieu, ce prêtre sublime ne l’était hier vraiment que parce qu’il vivait et qu’il agissait sans illusions et sans exaltation, toujours de sang-froid et de raison. Que s’était-il passé qui avait affaibli son bon sens célèbre, sa raison ?

– Vous voulez me parler, mon Père, du texte, au moins suspect, que chacun, depuis la mort du Pape, se passe de main en main, que l’on répète, que l’on déforme de bouche en bouche...

– Et dont certains s’épouvantent, j’en suis sûr, que certains autres nient parce qu’ils en sont effrayés, dont d’autres pèsent les termes et le sens avec autant de sotte insouciance que s’ils jouaient aux osselets – ou aux mots croisés.

– Vous y croyez ? Vous, mon Père ?

– Non, Jean-Lothaire, je n’y crois pas, ou plutôt je n’y crois pas encore. J’attends... Tu me connais, tu connais ma méthode intellectuelle, mon ironie devant les présages, ma défiance des exaltations, des miracles, tout mon mépris de la superstition, des terreurs absurdes, de la fausse piété. Quand on m’a apporté ces jours-ci ce fameux texte, je n’ai d’abord vu que son origine suspecte – quoique séculaire – ses non-sens, ses inexactitudes, et la sottise de ses commentateurs. Un jésuite belge n’a-t-il pas analysé la valeur chiffrée de chaque lettre de cette table, les rapports algébriques des dates, des voyelles et des syllabes, leur nombre constant et révélateur ? J’ai bien ri. Et j’ai jeté au panier cet ouvrage prétentieux d’une inattentive Bibliothèque Philosophique... Ce que je vais te dire dès lors, parce que je dois te le dire et qui est très raisonnable – tu vas le voir ! – ne peut donc t’être suspect...

– Dites...

– D’abord il y a les réussites incontestables du « prophète ».

– Je les connais...

Jean-Lothaire chassait doucement de sa pensée (ou s’y complaisait en voulant l’éloigner ?) le souvenir d’une jeune femme nue qui cette nuit, dans la pénombre calme d’octobre, et les fenêtres ouvertes sur le ciel, lui avait expliqué avec fièvre l’Aquila Rapax et la Crux de Cruce.

– En outre, il y a, au cours de l’histoire récente, et au cours du présent interrègne cette indulgence, cette complaisance de quelques autorités ecclésiastiques pour ces prédictions insistantes qu’elles ne condamnent pas.

– N’est-ce pas pour les traiter par le mépris ?

– Non, mon fils. Et ce n’est pas seulement par le silence que l’Église les accrédite. Léon XIII était désigné par le moine de 1592 par Lumen in coelo. Et ces deux mots ne sont-ils pas devenus sa devise réelle ? Et n’y a-t-il pas obéi en plaçant au sommet de son blason pontifical une étoile brillante en plein ciel ? Et pendant tout son règne, le Pape qui vient de mourir ne s’est-il pas laissé désigner, célébrer, exalter, définir par les deux mots de Pastor Angelicus ? Le premier journal que j’ai ouvert hier en arrivant ici ne m’a-t-il pas appris qu’on allait graver ces deux mots dans le marbre de son tombeau ? Alors...

– Alors vous êtes ébranlé ? demanda le Prince qui, à mesure que l’autre accentuant son doute positif, s’efforçait – pourquoi, Jean-Lothaire, pourquoi ? – au scepticisme et au détachement. Si les hommes d’État avec qui je confère chaque jour, se disait-il avec un peu de honte, se doutaient qu’en ce moment je ressemble peut-être aux royalistes de Monsieur le Duc qui allaient demander aux visionnaires de Pellevoisin le destin de la France, à Léon Bloy scrutant les balbutiements de La Salette, ou à ce vieux général Cherfils, qui est venu, un jour de ma jeunesse, me demander à Olzheim d’aider par mon exemple la République française à peindre le Sacré-Cœur sur son drapeau...

– Non, riposta le Père abbé avec calme, je suis ferme et prudent, comme j’essaie toujours de l’être. Et peut-être conclurai-je demain – si l’Église, comme de juste, ne se prononce pas – qu’il s’agit de spéculations hasardeuses, fantaisistes sinon mensongères. Mais je suis assez raisonnable, assez sensé, pour me poser et te poser, comme c’est mon dessein, cette question : Et s’il y avait une seule chance sur un million que la Prophétie fût vraie ?

– Je vous réponds... comme je l’ai fait... à un ami hier : Et s’il était évident, mon Père, que c’est seulement une prophétie provisoire, un poème d’avertissement, l’énumération d’une première série ? Ce qui est folie c’est de croire que c’est de la destruction certaine, à bref délai, de la Terre et des hommes qu’il s’agit !

– Mais c’est de cela, et de la façon la plus claire, qu’il s’agit, mon fils ! De deux choses l’une : la prophétie n’en est pas une et il faut tout en rejeter, ou presque tout, avec mépris. Ou bien c’en est une – une chance sur mille encore si tu veux ! – mais alors il faut la traiter comme une prophétie, et ne pas y prendre ce que l’on veut, en laissant tomber commodément le reste – ce dont on a peur... Ayant cité des évènements lunaires et solaires et le dernier pape de la série, le moine de Douai, reprenant ou non le moine du Donegal, écrit en toutes lettres : Après la dernière persécution la Cité aux Sept Collines sera détruite et « Judex Tremendus judicabit populuin suum ». Et il ne faut pas se tortiller, comme le jésuite qui a mis la prédiction en logarithmes, et dire qu’il s’agit seulement de la ruine de la ville de Rome et de la transplantation ailleurs de l’Église à laquelle est promise la durée de la Terre. Il s’agit bien d’une destruction décisive et totale – qui est certaine si le reste est vrai – et du Jugement Dernier !

À force d’être calme, le Prince participait maintenant avec une curiosité détachée à cette conversation que l’abbé poursuivait sans passion non plus, sans élever la voix, comme s’il se fût agi d’un sujet courant de leur vie. Mais, pour être sans fièvre, leur dialogue se resserrait de plus en plus autour d’une conclusion redoutable – redoutable cette fois comme la raison.

Jean-Lothaire lui demandait :

– En attendant le pontificat de la Lune et le pontificat du Soleil, comment saurez-vous, mon Père, si le reste est vrai ?

– Nous saurons dans peu de jours, répondait aussitôt l’abbé, péremptoire, si le pape qui vient est vraiment le Pastor et Nauta que tout le monde annonce, et nous en tirerons les conséquences.

– Mais, Révérendissime, tous les papes, quels qu’ils soient, sont à la fois pasteurs et nautoniers... !

– Mais, Jean-Lothaire, si l’élu est le seul qui réponde à cette définition avec précision, avec évidence ? Alors nous serons avertis !

Jean-Lothaire se leva, non point pour prendre congé, mais parce qu’il sentait d’instinct qu’après ce long préambule le vieux moine – inspiré raisonnant – allait prononcer des mots solennels. Dom Robert se leva aussi.

– Maintenant, dites-moi mon Père, – vous voyez que je me laisse conduire comme dans ma jeunesse – dites-moi clairement où, par ces propos, vous voulez arriver ?

– À ceci, dit impérieusement le moine, à ceci, dont chaque heure qui passe peut m’ôter l’occasion : jure-moi, jure-moi devant Dieu et devant tes ancêtres que si demain, ou après-demain, tu as la certitude, même la plus absolue, de la destruction à bref délai de l’humanité et de la Terre qui la porte, la certitude mathématique, scientifique, physique, d’un tel fatal anéantissement, et quelles que soient les circonstances ou les désespoirs qui précéderaient cette catastrophe, tu continuerais jusqu’au bout, jusqu’à la dernière seconde possible, avec foi et avec courage, même si tu restais seul, l’entreprise de salut que tu as commencée. Même contre...

Il hésita, regardant Jean-Lothaire dans les yeux :

– Même contre, dit-il, ce que tu croirais être l’évidente décision de Dieu, même dans l’évidente absence de Dieu, même au fond de la défaite de Dieu !

Le Prince était-il celui qui, peu d’instants auparavant, résistait dans son cœur au maître de sa jeunesse ? Ce que lui-même avait dit à Marïa Sobieska, en lui demandant aussi un serment : que dans la possibilité de la défaite il voulait avec son aide, au jour le jour, pour la solution des problèmes même mineurs, continuer son œuvre, comme si la victoire devait être au bout, – le moine le lui demandait jusque et dans la certitude absolue de cette défaite. Et il acceptait aussitôt ! Mais croirait-il jamais, dans la joie de l’action, à l’inéluctable fatalité de cette défaite ? – Oui mon Père, oui mon Dieu, même si je devais y croire, même si je devais en être sûr... Bénissez-moi maintenant !...

 

Le Conclave s’ouvrit le 25 octobre, après la multiplication des conciliabules religieux – ce pré-conclave aussi important que l’autre, à la fois moins secret et plus secret – et de manœuvres politiques diverses. Le Prince d’Olzheim ne se mêla à aucune de celles-ci. – Je suis le seul souverain catholique, disait-il, qui puisse se permettre de ne pas essayer d’influencer le Saint-Esprit !... Il avait rencontré plusieurs fois pendant cette semaine le Président du Conseil d’Italie qui admira une fois de plus le génie hardi, lucide – et réalisateur – du carolingien. Comme un avertissement à l’Église et au siècle, avait éclaté, le 21 octobre l’affaire Pasternak qui allait révéler aux plus aveugles la haine de Moscou pour la liberté de l’esprit : Boris Pasternak que l’Italie communiste venait d’éditer par erreur allait devenir un symbole. Le vendredi était mort le vieux cardinal Costantini « papable à cause de sa vieillesse », murmurait-on. Après la Messe du Saint-Esprit du samedi matin mourut le cardinal Mooney dont on renvoya aussitôt la dépouille de l’autre côté de l’Océan par le premier avion de la P.A.A. – Voilà, dit-on avec irrévérence, un Pastor et Nauta de moins ! À cette messe du Saint-Esprit célébrée à Saint-Pierre avait été lue par le protonotaire Antonio Bacci une adresse solennelle aux électeurs : « Il nous faut un Pape doué d’une grande puissance spirituelle alliée à une ardente charité ! un Pape qui sache comment dire la vérité même à ceux qui ne veulent pas l’entendre ; qui sache résister avec un courage indomptable aux ennemis de Dieu, défendre les droits de la civilisation chrétienne et humaine, même lorsqu’il tend les bras pour pardonner à tous. Il devra être un maître pour tous, prêt à découvrir et condamner les erreurs d’où qu’elles viennent. Il devra être un pasteur des âmes, il devra rassembler en une union fraternelle les églises occidentale et orientale. Il sera aussi un père et un saint... » Ici le terme devenait humblement restrictif, il précisait : « Un saint homme. » Ce texte était-il un dernier adieu de Pie XII ? se demandait Jean-Lothaire penché sur le chœur auguste. Ou une œuvre collective plutôt, où un profane même pouvait discerner les tendances secrètes, les vœux et même les ambitions de tel ou de tel. Et il cherchait des yeux, parmi les Cinquante-Deux, le pape de demain. S’il scrutait de son mieux le visage souriant de ce cardinal Lercaro dont on répétait qu’avec Montini – le papable dans la coulisse – il représentait la gauche, celui du jeune Siri qui incarnait la droite, ou, sous sa coiffe arménienne, les traits d’Aghananian, le grand favori des journaux, celui d’ailleurs qui semblait marqué par la Providence, il ne se permettait pas d’avoir des préférences. Et il se défendait de son désir d’observer plus que d’autres les étrangers venus d’au-delà des mers, parmi lesquels un miracle allait peut-être choisir. Les propos de son maître ne l’avaient pas quitté, mais il lui déplaisait de penser que parmi leurs collègues, certains cardinaux se laissaient impressionner sans doute par la devise décisive. Il lui semblait, se disait-il, qu’il fallait laisser à Dieu seul la responsabilité de ce quitte ou double, qui, quoi qu’il fît, pesait sur sa pensée. Parmi les dignitaires et caudataires, il regardait de biais l’agenouillement du vieil abbé de Saint-Brunon-des-Bois. Il lui parut comme toujours solide d’esprit et même de corps. On eût dû laisser vides les places de Stepinac et de Mindzenty. Rome, si attentive à la mise en scène, avait négligé celle-là qui s’imposait... À quatre heures, passant les portes qu’on murerait derrière eux par de dérisoires briques creuses, les cardinaux, leurs auxiliaires, leurs serviteurs, leurs médecins, gagnant les locaux proches de la Sixtine, entrèrent au Conclave. Et, sous peine d’excommunication immédiate, on leur fit devant Dieu prêter le serment du secret.

Comme le monde entier, le Prince d’Olzheim ne vit de ces débats que l’extérieur. Foules de Rome colorées et joyeuses massées devant Saint-Pierre comme aux très anciens temps. Attentes, nervosités, murmures, pronostics, erreurs, reprises, ces photographes sur les toits, ces curieux braquant des lunettes d’approche comme des canons, ces postes d’observation, ces voitures radios, ce corps de garde inattentif où des hallebardiers d’opéra – justaucorps jaune et vert – jouaient aux cartes, ces bandes de femmes exaltées, de petits abbés blancs, noirs, jaunes, ceinturés de rouge ou de bleu, se creusant un chemin parmi les remous ou les clairières d’un peuple ou de dix peuples mélangés. Prodigieuse et pénible kermesse ! On attendait comme au spectacle, on guettait l’heure de la fumata, on criait Oh ! et Ah ! comme au feu d’artifice, et sur la foi menteuse d’un ridicule tuyau de zinc, on croyait par moments qu’un pape était fait et on se disputait jusqu’aux rires, jusqu’aux larmes, sur l’épaisseur de la fumée, et l’on se dispersait pour revenir bientôt. Et chacun regrettait, sauf des petites gens du Borgo, que l’Église donnât si peu l’impression d’être adaptée au progrès, d’en être encore pour communiquer avec le monde, au poêle et aux copeaux brûlés. Sandwiches, coca cola, prières ardentes, extases. On était à la foire, au jeu de la suspense parmi les lazzis, les quiproquos et les cantiques : quatre scrutins nuls le matin, quatre scrutins nuls l’après-midi. Et ce secret qui, par des issues mystérieuses, s’échappait en se déformant. Comment Jean-Lothaire savait-il, comment tout le monde savait-il, que les discussions étaient longues et pénibles, que chacun avait soif de réformes mais que les traditionalistes et les novateurs ne pourraient cette fois encore s’entendre, que l’on s’accordait au moins peu à peu sur ceci : qu’il ne fallait pas trop vite changer ? Comment savait-on que le débat s’était – pour cela – resserré peu à peu autour des Italiens ? Et que le plus expérimenté des étrangers, l’archevêque de Malines, avait pris la responsabilité de suggérer tout haut, pour en sortir, le choix d’un « Pape de transition ». Possibilités soudaines offertes aux vieillards – et aux réformateurs qui savent attendre un peu. Un peu ? On calculait les âges, et les plus menacés, pour échapper au fardeau – ou l’appeler sur leurs épaules ? – avouaient leurs infirmités incurables. Et peut-être au cœur de l’un d’eux s’élevait en secret l’appel même de Dieu : Ne refuse pas ! tu sais ce que tu peux préparer. Prépare-toi tout de suite par la prière, remets-toi à ma volonté. Aide ma volonté !... Pourquoi racontait-on déjà dans la foule l’histoire, ressuscitée par un roman récent, de ce dernier pape d’Avignon qui, pour sauver l’Église en péril, se déclara mourant au conclave, et, choisi à cause de cela, régna plus de vingt ans : Jean XXII, hier oublié ?... Mais qu’est-ce que ce grand silence ? Qu’est-ce que ce pressentiment ? Qu’est-ce que cette présence solennelle de l’Esprit ? Tous les yeux sont tournés vers le tuyau de zinc qui sort du plafond de Michel-Ange. Chacun sent qu’en ce moment s’agenouillent, muets, cinquante et un Princes de l’Église qui, malgré leur grandeur ou leur petitesse, n’ont été que de simples instruments de Dieu, et que sous la voûte où éclate la création du monde charnel, cinquante et un baldaquins s’abaissent, un seul demeurant tendu, qui abrite l’élu, inconnu encore sur la Place ? Pour la première fois depuis trois jours d’alerte et d’équivoque, la fumée est du premier coup – et incontestablement – blanche. Redressé, rajeuni, le vieux et sage et pieux cardinal Roncalli apparaît au balcon. Il s’appellera Jean XXIII...

Jean-Lothaire était dans la foule anonyme, tout entière maintenant prosternée sous la main de Dieu, avec, pour la première fois publiquement à ses côtés, Marïa. Celle-ci pleurait.

– Pourquoi pleures-tu ? lui demanda-t-il. – Je ne pleure plus...

Et ils repartirent à pied à travers Rome en bavardant, le grand aîné, la fille joyeuse, comme dégagés de tout souci. C’était l’heure miraculeuse où le monde semblait à la fois disponible et sauvé, où, la sagesse de Dieu étant intervenue, il fallait, avant que recommence, d’accord avec Dieu, l’œuvre des hommes, s’en remettre avec joie à la sagesse de Dieu. Tous deux se souviendraient longtemps de cette courte détente, heureux de cet allégement... Les hauts cyprès de l’Aventin et le mur dépassé de la villa de Malte... Qu’est-ce ?...

Devant le perron où un majordome les attend, la voiture – déjà – du cardinal Grunther – L’abbé de Saint-Brunon qui se meurt vous attend, Prince, dans sa cellule du conclave ! Venez vite !...

 

C’était un coin d’alcôve aménagé avec d’autres dans une salle d’armes où se dressaient encore deux rangs de hallebardes de la Garde Suisse. Sur un petit lit de fer peint en brun, sous une pauvre couverture brune (et cette bougie usée sur la table de nuit auprès du crucifix), le vénérable, le vénéré, le puissant et le sage, celui qui l’a tant aimé, si durement dirigé parfois, et qui ne veut pas mourir sans le voir encore ! Il ne délire pas, mais il a tout à coup faibli, comme si un ressort s’était détendu, au moment où dans les couloirs le bruit s’est répandu de l’élection acquise et où l’évêque de Charlemagne est venu lui donner fraternellement l’accolade, partager avec lui son action de grâces. Ces deux grands serviteurs de Dieu avaient pendant ces trois jours – mais le moine avait-il dit au Cardinal toute sa pensée ? – parlé de l’avenir, des hommes et de Dieu, des conditions nouvelles surtout du règne de Dieu parmi les hommes... Dom Robert s’était épuisé dans ces entretiens.

– Prends-moi la main, Jean-Lothaire, et, pendant que je parle ne cesse pas de prier avec moi et pour moi... Car je meurs.

Ses propos à mi-voix, dont aucun ne voulait être obscur, étaient cependant sans suite. Le moine n’avait jamais voulu l’obscurité. Il la subissait maintenant comme si l’Esprit avait voulu que la lumière ne fût pas trop vive. Ou était-ce simplement l’ombre qui s’approchait ? Les phrases se défaisaient, des mots hésitaient, tombaient, et revenaient, atténués, à la surface. Mais c’était en pleine clarté qu’ils atteignaient l’esprit de Jean-Lothaire. Luttant avec la mort et la faisant attendre, voulant visiblement arriver, avec le moins de mots, tout au bout de sa pensée, le vieillard épuisé parlait en inspiré :

– Avant les grandes Ténèbres, prononça-t-il, il y aura les Fleurs (et aussitôt le Prince sut que, pour le mourant la prophétie était vraie). Et je sais qui sera la Fleur, la Fleur des fleurs... Et sois heureux ! Pour arriver à cette joie du monde qui vous sera donnée, cette courte joie, cette joie pourtant... celui qui vient d’être élu, j’en suis sûr, préparera tout... Rien ne pouvait changer tout à coup aujourd’hui... Il faut d’abord changer les habitudes, et puis les règles. Il faut créer les possibilités, ouvrir les voies, les voies même invisibles... pour Celui qui viendra... et qui viendra par toi peut-être..., pour ceux qui viendront après lui et ne supporteront les persécutions que dans l’amour... Celui qu’on a élu il y a une heure est ingénieux comme un diplomate, doux et paternel comme un saint. Un saint venu du peuple et connaissant le peuple, celui de l’Occident, celui de l’Orient... Il comprendra les pauvres, il commencera de vivre avec les pauvres. Il n’obscurcira pas pourtant la gloire de l’Église, il ne niera pas la splendeur, il ne refusera pas le voyage. Il a été patriarche de la ville des eaux, de la ville nautonière, de la seule ville au monde qui chaque année épouse la Mer... Nauta... Et, seul de tous, seul de tous les papes de tous les temps, avant d’être le berger des âmes, il a été un berger des vraies brebis, un vrai berger : Pastor. Tu me comprends ?... Je veux...

Jean-Lothaire sentit, de sa main où tombaient ses larmes, glisser la main déjà glacée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deuxième Partie

 

 

 

LES QUATRE DERNIERS PAPES

 

 

 

J’AI décidé de faire un récit, forcément très résumé, des immenses évènements auxquels, depuis les prédictions de Rome – quelques années, rapides comme des éclairs, longues comme des siècles – j’ai été mêlé. Pourquoi ? puisque personne jamais ne le lira ! Peut-être pour clarifier, avant l’étape ultime de mon destin – de notre destin, – mes pensées, pour mieux me préparer à une ultime action. Peut-être pour me juger en attendant l’autre Jugement. Peut-être pour me rendre – sincèrement, fièrement, humblement : car je dirai tout – témoignage devant Dieu. Peut-être, dans l’oubli total et universel de son existence, pour rendre, seul homme libre sur la Terre, témoignage à Dieu.

Peut-être aussi pour exprimer ma gratitude et ma tendresse à celle qui, il y a douze ans, avec cette audace incroyable qui lui est si naturelle, m’a donné son corps et son âme, et me les a gardés, à travers nos épreuves, sans un instant se reprendre : par dévouement passionné et intelligent à mon œuvre, malgré mes inquiétudes et mes soupçons même (que je dois avouer aujourd’hui à elle et à Dieu) ; mais surtout par amour. De ce paradoxal amour, qui ne s’est jamais démenti, j’ai tout reçu – et tout accepté. Que lui ai-je donné en échange ? Si j’ai été lucide, si je suis resté fort, si dans les pires moments je n’ai jamais eu peur, jamais douté (je crois) de moi-même ; si, depuis le jour où elle m’a invité à la suivre dans le renoncement inattendu, qu’elle estimait nécessaire, j’ai pu, par cette option vraiment inouïe, rester fidèle à la loi de Dieu – qui au monde la respecte encore ? – c’est à elle seule, la femme la plus libre du monde, que je le dois.

Elle n’avait pas changé depuis nos premiers jours. L’amour, pour elle, depuis cet assaut initial dont je bénis encore l’audace, n’avait jamais cessé d’être l’ardent, l’audacieux amour. Je n’avais jamais essayé de déceler en elle la moindre aspiration mystique. Elle n’en avait aucune. Chrétienne ? m’avait-elle répondu un jour. Oui, comme je suis femme et polonaise ! Je n’y suis pour rien ! En dehors de l’amour, seule la politique l’occupait : j’entends la mienne depuis qu’elle était avec moi. Et, pour cette politique qu’elle devançait parfois, l’observation des faits et des hommes, peut-être, dans mon ombre, quelque dessein secret. Et – je puis l’avouer enfin – cette hantise de la fin du monde que nous cachions tous deux. Plaisante et belle, oui si belle. Terrestre et charnelle ; habile, avisée, adroite et ardente ; curieuse de tout, quotidienne, si différente de moi tout en s’adaptant totalement à moi (peut-être pas à ma vie la plus profonde), ignorante de la prière qui était au fond de ma vie et dont je ne lui parlais plus, aurais-je cru que me viendrait d’elle cet élan irrésistible qui me saisit en pleine surprise, changea ma vie – et la sienne, qui nous permit de remplir notre mission sans avoir désormais à rougir devant Dieu.

C’était la veille du jour, décisif pour l’histoire du monde où elle gagna secrètement Moscou pour y chercher le « Petit Frère » Bruno et le conduire à Rome : le Pastor et Nauta le réclamait et l’attendait. Pourquoi ? Nous revenions d’une course en montagne, nous descendions les pentes d’Ormont, je lui parlais d’Attille que j’avais tant aimée avant elle, et dont je venais d’apprendre la brève maladie et la mort. Tous mes souvenirs m’assaillaient et je les partageais simplement avec cette fille « pas comme une autre » qui sur la route de Bar-le-Duc m’avait tout raconté de ma vie sauf cet épisode inconnu d’elle, ou deviné trop douloureux. C’était ici, disais-je, que j’avais vu un jour, joyeuse et vive, au bras de mon secrétaire Pierre Altzing – Dont tu sais la magnifique fidélité ! – celle dont le génie et la beauté me ramenaient alors pour toujours au sens de ma terre, et dont le dévouement allait rénover mon cœur veuf. En me voyant monter vers elle, elle s’était détachée de son jeune compagnon et s’était jetée vers moi dans un mouvement spontané puis retenu qui m’avait fait tout de suite tout comprendre. Je l’avais aimée merveilleusement – Comme je t’aime, mais avec un peu de remords... J’avais eu l’héroïsme, un jour, de renoncer à elle pour la donner, la rendre à Pierre Altzing. – Dieu m’a récompensé, par toi, de ce dur sacrifice. Depuis longtemps Marïa ne souriait plus quand, n’ayant point changé – c’était peut-être mon vrai péché – je mêlais Dieu à mes étreintes. – Croyez-vous, me demanda-t-elle gravement après un grand silence, prenant cette occasion de me dire ce qu’elle avait longuement médité sans doute, depuis quelques jours, croyez-vous que je sois tout à fait digne de la mission que je viens d’oser assumer ?

Puis comme, interdit, étonné de cette humilité inattendue, de cette gravité presque religieuse, je lui répondais en la serrant tendrement dans mes bras : – Pour la première fois de mon existence, avoua-t-elle, je tremble et me sens indigne. Je me retrouve slave. Je suis soudain brûlée de remords ! Bruno sera demain la pureté du monde, la joie du monde dans la pureté. C’est un saint. Et c’est moi... Vous savez combien je suis peu sainte. Ai-je le droit d’aller prendre Bruno par la main ? Ma main a-t-elle le droit de toucher la main de Bruno ?

Elle n’avait jamais eu peur des mots. Et voici que les mots voluptueux dont elle avait l’habitude allaient se faire plus purs que les mots les plus purs, pour me conduire malgré moi – comment m’y serais-je attendu ? – à cette sorte d’amour qui allait devenir le nôtre et que je n’ai jamais, à personne, avoué.

– Je me confesse ! dit-elle résolument. Vous savez comment je vous ai conquis. Peut-être étais-je ambitieuse. J’étais surtout, dans mon admiration tout de suite éperdue de vous, brûlante de cette curiosité que vous, les hommes, appelez le désir. Nul n’avoue de tels élans. Moi bien. Je sentais naître et s’établir en vous, comme une victoire que je voulais vaincre ou subir, votre propre désir, l’impérieux dernier désir d’un homme. Je vous sentais impatient de vous-même. Je voulais être l’objet, la victime, l’héroïne heureuse de ce dernier désir. Le mien était déjà si grand une heure après ma décision prise que, même si vous ne l’aviez pas exaucé, vous que déjà j’aimais pleinement, je me serais consacrée à vous comme une nonne à son Dieu. Vous me croyez, n’est-ce pas ? Je vous aurais réservé à jamais, tant je vous aimais, et sans que vous le sachiez même, mon corps refusé par vous. Il vous a été offert, déjà donné dès la première minute de ma subite prise de conscience : je l’aurais gardé intact pour votre pensée. Et, si vous l’aviez rejeté de votre pensée, pour ma pensée constante de ce que vous étiez désormais : mon maître. Chaste, ou presque, jusqu’à ce moment, je réalisais que, comme vous – vous me le révéliez – j’avais besoin pour vivre pleinement et pour agir (j’allais agir près de vous, pour vous !), j’avais besoin de ce désir, de cet élan vital, même frustré. J’acceptais à l’avance de le dompter durement, comme vous alliez peut-être, de votre côté, durement dominer le vôtre. J’acceptais de ne jamais vous toucher si vous ne vouliez pas que je vous touche, j’acceptais de ne jamais me pendre à votre cou, à votre épaule – et je savais pourtant déjà que c’était là l’image, les mots mêmes qui vous hantaient : le doux fardeau d’un corps noué par amour à un tronc robuste ! Mais je rêvais au moins de cet embrassement, de cet enlacement, du simple appui léger de mon corps à ton corps. – (Comme je me complais, dans cette nuit où le temps, pourtant, me bouscule, mais où je dois récapituler ma vie, à refaire ce discours !) – Oui, si vous m’aviez, souverainement, repoussée parce que trop terrestre, je rêvais audacieusement de vous offrir dans vos bras même, en acceptant votre refus avec amour, avec même le renoncement réciproque, ce que vous me refusiez de prendre à cause de votre défiance de la chair, ou de votre dédain de ma vie. J’avais aimé dans l’histoire du Roi David cette vierge Abisag qui jusqu’à sa mort vint dormir près de lui chaque nuit pour que, dans sa solitude, il eût au moins sur son cœur, sur son torse fidèle à d’autres souvenirs, le délice sans remords de cette fraîcheur tiède, ou de ce désir renoncé. Vous ne me comprenez pas ? Vous ne me reconnaissez pas ? Est-ce que je vous aurais moins aimé dans ce sacrifice ? Je ne le crois pas. Peut-être même, insatisfaite de corps et l’âme comblée, dans ma joie de toujours donner sans recevoir aurais-je été plus fière de mon bonheur, plus épuisée de mon bonheur. Vous n’avez pas deviné ou pas voulu accepter cette sorte d’amour tacitement offert, et vous m’en avez magnifiquement enseigné un autre, celui que je voulais d’ailleurs passionnément. J’ai vu reverdir le grand chêne, j’ai subi sa sève et son poids, j’ai participé à sa gloire, et après ces années, pour ma paix et ma joie, son ombrage me couvre encore. Avons-nous péché ? Vous vous l’êtes demandé peut-être ; mais par amour pour moi, pour ne troubler en rien ma paix sans mélange, ma joie sans aucun possible retour, vous ne m’avez jamais dit votre scrupule ou votre regret. Vous n’aviez d’ailleurs été que frôlé par eux, j’en suis sûre. Vous ne pouviez pas les subir. Dieu peut-il ne pas bénir deux êtres que ne réclame ou ne retient l’amour d’aucun autre être humain ? Et qui de leur amour – vous me l’aviez dit souvent – font leur force pour le servir. Car moi aussi en vous servant je le servais. Mais arrive une heure inattendue où cette mission devient telle, si incroyablement divine que si elle demande encore, plus que jamais même, l’adjuvant de l’amour, elle exige en même temps...

(Voici que j’ai traduit de mon mieux telles qu’elles ont retenti en moi ces paroles exaltées, ce quelque chose de sublime ou de fou, cette espèce de préface à un Sursum Corda. Peut-être le fallait-il, pour, à distance, mieux comprendre encore l’amour exceptionnel dont j’étais l’objet. Marïa disait tout cela avec beaucoup plus de simplicité, et j’avoue que je viens de me livrer au plaisir de transposer ce discours sur un ton plus haut, parce que, en réalité, au sommet de ce jour sublime où le sort du monde était entre nos mains, cette simplicité était, tout naturellement, solennelle ; parce que aujourd’hui, plus encore, tout m’exalte vers la solennité.)

Marïa, cependant hésitait :

– ... Elle exige en même temps, – je cherche un mot plus simple et je n’en trouve pas – une pureté nouvelle, une pureté moins humaine, moins charnelle, un effort paradoxal... ou surnaturel (quel mot nouveau dans sa bouche !), une sainteté... une sainteté sans laquelle je n’oserais dignement aborder un Saint... « Un amour au-dessus de nous-même... » m’avez-vous dit le premier jour, comme si vous pressentiez ce jour-ci. J’ai eu l’air alors de ne pas comprendre. Je n’ai pas voulu comprendre parce que je sentais proche, dans les paroles mêmes de votre appel au ciel, l’amour qui, le soir même, impérieux, plus fort alors que vous-même, vous ferait me prendre. Alors...

(Je me suis encore laissé aller à redire ce chant tel qu’il chante encore, peut-être survolté, je le répète, dans mon souvenir de cette heure. Je le sentais approcher de son but, ou déjà je craignais de m’y laisser conduire, littéralement enveloppé par cet enchantement : entrevoyant l’audacieux pacte qui sacrifierait notre amour en essayant de le sauver.)

Je repris sa phrase suspendue :

– Alors ?

– Alors je vous propose, je vous demande d’accepter que je reste à vous, toute entière, âme et corps... Mais chaste désormais comme j’avais, avec joie, accepté déjà de le rester quand je ne savais pas si vous consentiriez à ouvrir ma vie à votre désir.

J’étais à la fois, par cet incroyable dialogue, exalté et brisé, comblé et frustré. À distance – et je continue à m’y complaire comme si les heures rapides ne me bousculaient pas, – il me trouble encore. Ainsi était-elle, celle que j’avais mal pressentie, dont je doutais parfois, capable de dormir dans le repos voluptueux de la vallée, et puis de déjouer ou de nouer une intrigue, et puis de choisir tout à coup les plus vertigineux sommets. Allais-je l’y suivre ? allais-je pouvoir l’y suivre ? Jamais je ne l’aurais pu, je crois, ni elle non plus, si ces sommets avaient été ceux du renoncement total, de l’arrachement des êtres. Des liens de chair si forts s’étaient en peu d’années noués entre elle et moi que je n’aurais pu me séparer d’elle, qu’elle n’aurait pu, vivante, se séparer de moi. Ce qu’elle me proposait était digne de moi, digne de ma force et de ma faiblesse. C’était difficile et consolant. Consolant pour l’amour menacé de veuvage qui se dit qu’un jour tout de même... Mais non. Je la connaissais assez pour savoir qu’une fois le pacte conclu, une fois gagné le palier où elle voulait monter, elle n’accepterait plus d’en descendre. Son sacrifice, si j’y consentais, n’était peut-être qu’un demi-sacrifice : mais elle n’en reviendrait pas. Pour ma part, pouvais-je résister à l’héroïsme qu’elle me proposait ? Plus héroïque plutôt d’être une transaction entre le désir et l’amour ? Mais je me souvenais avoir rêvé comme elle – elle ne m’en avait jamais parlé et je la croyais incapable d’un tel rêve – à cette histoire biblique du vieux David accueillant dans ses bras chaque nuit, pour garder un peu de la chaleur de sa jeunesse, la jeune fille Abisag dont l’innocence et la fraîcheur et la chaleur étaient nécessaires à sa vie. Le corps du vieux Roi David était stérile... Le mien... Et si, me demandais-je, à l’aspiration de Marïa se mêlait une pensée charitable ? Celle de m’empêcher de souffrir le jour où mon corps vieilli deviendrait stérile à son tour ? Depuis des années, je puis une nouvelle fois l’avouer devant Dieu, je vivais dans la crainte de cette avant-mort. Si j’acceptais notre sacrifice, ce jour passerait invisible... Est-ce cette pensée, mon Dieu, ou est-ce un élan de renoncement, ou, mieux, un effort encore mal accepté vers un tel élan, qui me fit dire oui ? Je dis oui, dépassé par moi-même avec aussitôt cette supplication soudaine, absolue, qui s’imposa à moi, qui s’imposa à elle, et que Dieu voulut bien, au seuil de notre sacrifice, j’en suis sûr, ne pas condamner :

– Tout ce que tu demandes, ô ma Jeunesse ! (Chez moi aussi c’était comme un cantique ; et comme je m’attarde, dans ma haute nuit, à en retrouver la pulpe et l’accent, peut-être à revivre en pensée la volupté suprême que rien ne m’a pu faire oublier !) Tout ce que tu demandes, mais en pleine conscience et sans déchirement ! Je n’aurais pas la force de dire adieu à ton délice sans un délice encore. Je veux savoir une dernière fois, je veux garder – je transigeais toujours, je l’avoue, je devais transiger ! – ce que je vais perdre à jamais. C’est un moment solennel, s’ils ont le respect d’eux-mêmes et de leur mélange, celui où les corps se désunissent. Il leur faut une acceptation plénière, lucide, de leur sacrifice consenti. Un dernier baiser, pour être bienfaisant, doit se savoir un dernier baiser. On n’interrompt pas un poème. On l’achève, on achève sans brusquerie la strophe commencée. Le chant ensuite pourra reprendre plus haut... J’ai faim de toi, Marïa. Et si demain j’ai encore faim de toi et si, pour égaler ton élan, je domine ma faim – ce sera ainsi jusqu’à ma mort, je te le jure ! – j’aurai au moins été rassasié. Mon sacrifice sera valable de se connaître, de se mesurer, de se savoir sans mesure. Mon souvenir gardera cette joie dont je ne te parlerai plus, à laquelle je renonce pour toujours, dont j’aimais aussi comme toi les mots charnels – Mais cette nuit...

Ce fut notre dernière nuit d’amour. Mais non, Seigneur qui nous avez permis, depuis, d’être fidèles à nos serments, ce ne fut pas notre dernière nuit d’amour ! Si j’ai pu continuer ma lutte, si je puis malgré un total désespoir, peut-être la continuer – comment ? – demain, c’est que nous avons atteint et conservé le bonheur le plus haut de ces nuits d’amour sans amour. Je n’en parlerai plus, en ayant trop parlé. (Et si ces pages devaient être lues par quiconque, elles seraient ridicules. Sans doute les déchirerai-je si je me relis. Mais il fallait, Seigneur, que dans cette confession suprême, seule forme aujourd’hui possible de l’aveu sacramentel, je vous dise que depuis ce jour, pour être mieux les instruments de Dieu, nous avons, je crois, vécu sans péché. Il fallait aussi que jusqu’au bout, à ma manière, je vous rendisse grâce !)

 

Le règne du Pape Jean XXIII, dont nous avions vécu le début pathétique, s’était déroulé aussi normal en apparence – aussi banal, allais-je oser dire – que les précédents. Tandis que les prodiges de la science et de l’audace humaine, préludant au combat décisif pour la domination du monde, se multipliaient dans le ciel, les États et les hommes d’État, sur le sol, poursuivaient, imperturbables eût-on dit, leur politique au jour le jour comme si tout cela n’existait pas, ou n’avait aucun sens annonciateur ou réel. On entendait des hommes raisonnables dire : « Puissent les compétitions internationales se jouer désormais dans l’azur, éloigner de nous la menace ! » Les gouvernements gouvernaient, croyaient voir loin en dépassant la petite semaine, les Parlements parlaient, et les OTAN, et les ONU et tout ce qu’on avait inventé encore ! L’URSS continuait de lancer des bombes diplomatiques auxquelles les Puissances d’Occident, qui devenaient des Impuissances, répondaient dans la dispersion ou après des consultations interminables sur la place publique, ne prenant guère d’initiatives ou les prenant mal, retardant chaque jour celle que j’avais préconisée et que je continuais de conseiller avec une impatience déçue : l’Europe comptant toujours sur l’Amérique pour la défendre, et chacun chez soi se passionnant pour ses propres problèmes mineurs sans les lier à leur contexte. Tout à ce travail ou à ces jeux, personne ne regardait la réalité en face, n’écoutait celle qui se tramait dans l’espace. Le grand péril pour tous, quand ils pensaient au grand péril, était toujours sur la Terre. Périodique ment se réunissaient des « conférences au sommet », des colloques diplomatiques sur la limitation des armements ou des exercices nucléaires, aussi vains dans leur ensemble que les contrôles impossibles dont les irréalistes s’acharnaient à dire la nécessité. Moi-même je m’appliquais aux tâches quotidiennes comme si rien de redoutable ne se préparait au-dessus de ma tête, comme si une attaque venue de là-haut ne pouvait pas, à chaque instant peut-être, menacer d’asservir notre globe : mais c’était sciemment, pour travailler de mon mieux, de ma place de conseil et de combat, à rendre impuissants sur la Terre ceux qui voulaient, contre nos dernières libertés et contre nos âmes, se servir du ciel. Il fallait les réduire, et détruire, pour la paix des hommes, pour la libération des hommes menacés par eux, leur camp de départ. Et pour cela nul effort n’était trop grand ni trop petit. Pratiqué dans cette perspective, le moindre geste politique était valable, le moindre effort local avait sa portée universelle. Mais les autres voyaient-ils cela, le sentaient-ils ? Chacun allait à ses affaires avec autant d’indifférence à ce qui se passait là-haut que s’il s’était agi, avant de sortir, d’un risque de pluie !

Et Rome dont je ne cessais, depuis l’avènement de Jean XXIII, de scruter en espérant les discerner, les préparatifs et les clairvoyances ? En vain. Ce que m’avait prédit Dom Robert en mourant ne se vérifiait guère : l’Église continuait, semblait-il, de vivre au jour le jour sans rajeunissement, sans changement visible de méthode, sans la fameuse transition annoncée. Le concile échouait malgré les apparences et les Te Deum. De vieux hommes traditionnels continuaient de gouverner la discipline quotidienne et le pape de bénir et de dire la loi – l’audacieuse loi – mais rien n’annonçait encore ni le hasardeux voyage, voile au vent, du Pasteur Nautonier, sur les flots du Monde moderne, ni l’éclatement du règne de l’amour. – Vous ne voyez rien mais tout change peu à peu ! m’avait dit pourtant plus d’une fois Marïa Sobieska que sa mission d’information américaine et le désir de m’éclairer obligeaient souvent d’aller à Rome. Je n’avais vu, moi, dans les débuts, que de petits gestes annonciateurs, mais infimes, pareils tout au plus aux minimes changements qu’un nouveau curé apporte à la direction, à l’atmosphère ou au train-train de sa paroisse. – Mais tout l’avenir est peut-être contenu dans ces petits gestes ! me disait à ses retours mon informatrice aux regards aigus. Quoi ? À peine élu, le pape se mêlait à la ville, se faisait conduire à l’hôpital et à la prison, au théâtre, recevait à sa table ses frères et beaux-frères paysans, refusait, en dehors des cérémonies, qu’on s’agenouillât devant lui, et quand il se promenait dans les jardins du Vatican, entrait au corps de garde, à l’atelier, à la pouponnière, aux bureaux de la télévision, n’acceptant pas qu’on fît autour de lui le vide révérenciel. Toujours avisée, toujours attentive, la jeune femme qui m’aimait et m’éclairait me prêchait la confiance, m’annonçait le dégel : « De grands mouvements profonds s’annoncent dans l’Église. Ils seront l’œuvre du vieillard qui, patiemment, depuis son avènement, à l’insu de tous ou de presque tous, à l’aide des jeunes cardinaux qu’il vient de nommer, les a préparés, les prépare. Une grande révolution spirituelle est en marche... » Et ce n’est pas seulement à Rome que la petite-fille du grand Sobieski allait en écouter les prodromes secrets. C’était à Varsovie : Comment y arrivait-elle, y passait-elle inaperçue ? Plus loin encore. Elle me quittait parfois pendant des semaines, rentrait mystérieusement dans son pays, bravant tous les périls, s’y refaisait des amitiés dangereuses, essayant des voies nouvelles pour aller, invisible, à Moscou. Je savais bien qui, parmi tant d’autres, elle cherchait : J’avais moi aussi, deux êtres là-bas, proches de ma vie malgré tout, sur qui je comptais. Mais ne cherchait-elle personne d’autre parmi ceux dont l’action me faisait horreur ? J’étais ému et effrayé de ses contacts devinés, de ses audaces. Je ne lui demandais jamais de confidences. Elle me les faisait, abondantes. Mais me disait-elle tout ? Même sur mon cœur, la nuit, quand amoureusement s’ouvrait pour moi son cœur, sans me les refuser, car je n’exigeais rien, elle gardait pour moi de secrètes pensées. Suivant sa voie, tout en m’aidant magnifiquement dans la mienne, elle le faisait avec une audace physique et intellectuelle que j’admirais en en redoutant les imprudences – et les détours : qu’elle me cachait. Avec raison peut-être, mais j’en étais troublé dans ma confiance raisonnante. Pas dans mon amour. – Je te ferai toujours confiance, lui avais-je dit un jour – Moi aussi et, selon notre formule, quoi qu’il arrive ! m’avait-elle répondu. Elle s’était établie peu à peu dans tous les domaines, sauf dans celui de la tendresse et du dévouement, à égalité avec moi.

Pourquoi raconter ici, au moment où tout va se résoudre, des évènements que chacun sait ? D’ailleurs je n’écris ceci pour personne. Pourquoi ressusciter pour moi-même des précisions évanouies sur ce qui n’est plus essentiel, retrouver de vains repères depuis longtemps dépassés ? Je ne fais pas de l’histoire. Je cherche, je serre de près, dans notre destin tragique d’aujourd’hui, les conditions, demain, de mon dernier destin. N’en retenant que ce qui est nécessaire à le définir avant sa décision – ou la mienne... J’en arrive tout de suite à l’évènement majeur, ou, du moins le plus beau de mon existence – celui qui faillit tout changer sur la surface de la Terre, car il portait en lui l’amour invincible. Il faut que je me répète, pour ma joie et pour ma douleur, comment je fus mêlé, comment nous fûmes mêlés – nous ne faisions plus qu’un, Marïa et moi – à l’avènement triomphal du Pape de l’amour.

Avais-je jamais mesuré, dans le grand drame de ma vie, dans le grand drame de la vie du monde soudain commandée par ma vie, la place inattendue, divine et humaine qu’y prendrait le jeune ami sublime, qui, si profondément déjà, l’avait commandée en ses tournants décisifs ? J’avais vécu un long roman d’action, de rêve et d’amour humain : ce long roman que, en quelques mots directs et poignants, comme pour prendre possession de moi, pour m’obliger de me laisser aimer et de l’aimer, Marïa m’avait rappelé, à ma stupéfaction, dans l’heure même de notre rencontre première. Avais-je joué un rôle déterminant dans l’évolution du « Petit Frère » Bruno qui, après s’être dépouillé pour moi de ses biens, m’avait quitté un jour pour aller s’ensevelir dans le silence du monde russe ? Pour lui, à chaque étape décisive de ma carrière il était apparu, avait, sans le savoir peut-être, joué son rôle providentiel, avait dénoué quelque chose. Ce n’est pas le lieu de le rappeler ici. Et maintenant cet homme jeune était celui sur lequel, grâce à moi, grâce à nous, grâce à Dieu d’abord, allait reposer tout l’espoir de l’Humanité !

Que se passa-t-il dans l’esprit du Saint-Père le jour où Marïa Sobieska, revenant d’un nouveau voyage à Moscou, avait exigé de la Secrétairerie d’État irrésistiblement, comme elle sait exiger, de voir tout de suite l’illustre Jean XXIII déjà déclinant, et où elle lui avait dit l’espérance invisible que la seule présence, là-bas, du « Petit Frère » Bruno, enfin retrouvé par elle, faisait germer dans les profondeurs encore si humaines d’un monde inhumain ? Et sa certitude de la promesse que ce jeune saint, inconnu de tous, pourrait apporter à Celui qui, si prudemment mais si profondément, avait ouvert les voies à un renouveau de l’Église ?

– Je connais son existence et j’ai communié avec sa prière, dit à l’instant le Pontife, les yeux pleins de larmes, comme s’il recevait un message par le ciel annoncé. J’attends depuis longtemps que la miraculeuse Providence l’amène à moi pour que... Il hésita et continua sans préciser : Pour qu’il m’aide à la réconciliation des hommes par la jeunesse et par l’amour !... Les mots décisifs étaient ainsi prononcés. – Voulez-vous, Très Saint-Père, avait demandé, sans hésiter, l’audacieuse, que j’aille le chercher ? Le Pape avait aussitôt béni celle qui ne doutait jamais de rien. Cette entrevue avait été aussi rapide qu’un éclair divin.

 

Marïa partit d’Olzheim le premier matin après notre dernière étreinte, et le soir même fut à Moscou y reprenant hardiment la filière secrète où elle s’était déjà plusieurs fois insinuée. À mesure qu’elle s’y acheminait, elle sentait, me raconta-t-elle, comme à ses autres voyages d’approche, l’air plus respirable, l’ineffable présence de la Grâce. Dans le climat triste et gris d’un monde déjà sans espoir, c’était comme si naissaient en secret des fleurs invisibles. L’amour, l’amour ! Tous ceux qui avaient approché Bruno, se soumettant par ailleurs comme lui à toutes les contraintes, étaient sans haine et sans colère. Seulement l’amour. Elle le rejoignit cette fois dans une chambre étroite et presque vide de la Boutyrskaya près de la gare de Savelovo où, après son travail quotidien, ce savetier-déménageur – il pénétrait dans toutes les maisons : et s’ouvraient les cœurs insensibles – causait avec une jeune quinquagénaire dont, sous le fichu brun, les yeux brillaient de fièvre. Elle lui disait les progrès d’une action politique « qui est sans haine non plus, plaidait-elle, mais non pas sans colère ». Il lui demandait doucement de le laisser – ma Sœur ! – inaction apparente, vivre, dans sa pauvreté acceptée et aimée, du seul amour divin. – Le peuple russe est saint ! disait-il, reprenant les paroles mêmes de la Grande-Duchesse autrefois, il ne se sauvera que dans sa sainteté retrouvée ! – Et subie dans une prison ?... Marïa, qui n’étonna ni l’un ni l’autre – c’était comme s’ils l’attendaient – ne se mêla point de leur dialogue. Elle n’avait pas à choisir. Mais moins d’une semaine plus tard – par quel miracle ou quelles complicités inattendues ? – elle surgissait à Berlin-Ouest d’une bouche de métro avec le « Petit Frère ». Et le soir même ils étaient à Olzheim.

Bruno n’avait pas changé pendant ces années. Il portait sur son visage la jeunesse de Dieu. De son veston grossier de camarade nul n’avait tenté d’arracher la minuscule croix d’étoffe rouge, ternie par les lavages mais toujours visible, qu’une aiguille inexperte y avait fixée. Alors que je brûlais de l’entendre il m’interrogea d’abord sur mes travaux, et surtout sur ceux de l’Institut néo-socialiste dont Anne souvent lui avait parlé : elle s’impatientait de le savoir tout entier encore consacré à la pensée, pas encore à l’action. Le souvenir d’Anne et du tribun qu’elle avait aimé ne me troubla point. Qui eût cru autrefois qu’un jour elle proclamerait la primauté de l’action sur la pensée ? C’était ce qu’elle avait emporté d’Occident. Enfin je pus, au cours d’une nuit de conversation passionnée, presque pareille à celle qui avait précédé son départ, quelques années auparavant, entendre le récit – « pour vous seul ! » – du « Petit Frère » déjà bienheureux. Pour moi seul ? Mais Marïa avait-elle besoin d’apprendre encore quelque détail ? Elle savait tout. Même ce que Bruno ne lui avait pas dit. Aurait-elle pu d’ailleurs me le révéler sans fièvre, sur ce ton de simplicité extrême qui n’appartient qu’aux prédestinés ? – Qui a osé dire que le peuple russe n’a plus d’âme ? répétait-il pour moi. Il vit d’une aspiration inconnue. Il est travaillé par un Dieu dont il ne prononce plus le nom. Il se croit sans Dieu, mais pourtant... L’Église orthodoxe n’est pas morte. Asservie en apparence – mais ne l’a-t-elle pas toujours été ? – elle conserve en ses profondeurs la nostalgie qui doit la sauver. Déjà de jeunes popes – il y en a encore – de jeunes ouvriers des brigades de choc ont fait secrètement un essai de vie pareille à la mienne. Travail et contemplation. Déjà la joie les a visités, les possède en silence. Un réseau s’établit d’espérances et de prières. Pas d’espérances politiques, ce serait inconcevable : nul ne songe parmi ces hommes que l’état actuel puisse être ébranlé, mais d’espérances spirituelles. Dans des milliers de cœurs, dans des millions peut-être, chemine déjà – ou encore – le Dieu caché. Qu’un souffle d’amour passe sur la Terre et cette masse revivra. – Cette masse ! répétait-il. Comme ce mot dit bien la lourdeur compacte, d’un bloc impénétrable au souffle divin ! Elle s’allégeait pourtant autour de moi qui m’y étais enseveli. C’était comme si le rocher s’était peu à peu délité, comme si la glaise allait se dépêtrer pour l’arrivée d’un printemps...

– Mais voici que je suis poète ! s’interrompait Bruno dans un bon rire. Soyez tranquille, ce n’est pas mon langage là-bas ! J’ai gardé de mon passage par le communisme, et l’armée et l’usine, le vocabulaire qui convient !... Et, sur le ton de la gouaille ou de la dialectique pseudo marxiste, il me racontait ses miracles, dont il ne savait pas que c’étaient des miracles. Il me disait aussi l’action d’Anne parmi les nombreux tenants de l’ancien régime tapis à Moscou, et parmi tant d’autres. Il n’approuvait pas, bien entendu, mon ancienne épouse, son ancienne belle-sœur : L’amour doit suffire... Moi, dans mon admiration même, je lui répondais que peut-être l’amour ne suffirait pas – Oh, vous, s’exclamait-il, vous croyez que vous pourriez vaincre le Communisme par la guerre – Et pourquoi pas, lui ripostais-je, s’il le fallait ? – Il ne le faudra pas !... Cette conversation, comme celles d’autrefois, dura jusqu’à l’aube. – Oui, partons vite, avait-il dit, puisque le Saint-Père – pourquoi Seigneur ? – m’attend... Et puisque mon retour en URSS est nécessaire très vite ! Dieu m’y attend aussi.

Je ne pouvais le conduire à Rome pour ce voyage éclair. Marïa suffirait. J’eusse été trop visible. Que n’ai-je pu les accompagner, être mêlé de plus près à l’évènement divin qui transforma la chrétienté en quelques minutes ! C’est un couple quelconque qui descendit de l’avion atomique à Ciampino, qui apprit aussitôt, dans le bruit du vent, l’agonie subite du Pape. Un jeune cardinal, prévenu par qui ? attendait les arrivants. – C’est lui, Madame ? Le Saint-Père vous remercie, vous bénit ! – et emporta Bruno vers l’auguste mourant, qui attendait aussi, qui, sur l’ordre de Dieu sans doute, devait attendre avant de mourir.

Que se passa-t-il dans cette entrevue, si passionnément discutée le lendemain par la presse internationale ? Comment le bruit de ce petit prolétaire venu de Moscou se répandit-il dans Rome, et – presque – à l’instant dans le monde entier ? Pourquoi, lorsque Bruno, les yeux pleins de larmes, sortit, après un quart d’heure à peine, de l’appartement du vieillard, dix des jeunes cardinaux tout récemment nommés par sa volonté prévoyante eurent-ils l’inspiration de tomber à genoux ? Comment, quand il apparut au seuil du Palais pour rejoindre Marïa dans Saint-Pierre et lui dire adieu, la foule immense qui attendait la mort du Pasteur, son départ sur des eaux plus hautes, la foule immense venue de toute l’Urbs, comme sur un signe de l’archange, le salua-t-elle d’un silence sans nom ? Pourquoi, derrière lui, emplit-elle l’immense Basilique où il alla s’agenouiller, humble et tremblant, devant l’autel de la Confession ? Comment, dans ce jour d’hiver qui était gris et triste comme la mort, un puissant rayon de soleil, cependant qu’il priait, traversa-t-il une fenêtre d’angle et vint-il se poser sur la tête de cet inconnu ? Comment, quand il put enfin se relever, gagner le péristyle – (on venait d’annoncer le dernier soupir de Jean XXIII, ses derniers mots, et la foule, pour savoir, refluait sur la place) – cette foule agenouillée se releva-t-elle : Il Santo ! Il Santo ! Il Papa ! en acclamant cet ouvrier à l’aspect quelconque qui alla se jeter dans une ruelle du Borgo, où l’attendaient les frères d’une pauvre « Fraternité » ?... Que n’ai-je vécu ces premières minutes vertigineuses ! Je n’ai connu que celles du bref et triomphal Conclave du surlendemain quand, accourus des extrémités de la Terre, autour du cercueil encore ouvert du défunt, ces électeurs impatients, bousculant tout le Droit Canon, littéralement portés, comme aux temps apostoliques, par la Chrétienté tout entière, proclamèrent Pontifex Maximus celui qui, le premier depuis des siècles, et refusant toute pompe et presque tout cérémonial, garda son nom.

– (C’est à cause de toi ! me dira-t-il un jour. Saint Brunon est aussi le fils de Charlemagne ! Et c’est le patron lucide et courageux de nos collines d’entre Meuse et Rhin – D’où monta la Croisade ! osai-je m’écrier – Il ne devrait plus y avoir, dit-il alors, d’autre croisade que celle de l’amour !... Peut-être voulait-il pourtant, par ce nom de Bruno, préserver tout de même dans sa vie la part du goût de l’action. Je suis certain qu’il avait pensé aussi, même en ignorant les pressentiments que j’avais gardés pour moi seul, à l’abbé prophétique de Saint-Brunon-des-Bois.)

Nul ne dira l’étonnement du monde, la joie du monde et sa délivrance soudaine. Il redécouvrait sa jeunesse. Hélas... L’Église à nouveau avait trente ans, l’âge du Christ au début de sa vie publique. Elle avait attendu patiemment que les temps fussent révolus et que Dieu fît signe. Ses pasteurs inspirés avaient, l’un après l’autre, ouvert à ses pas les chemins des siècles futurs (je tremble, tout de même, en écrivant ces mots), et le jeune pontife au visage rayonnant avait été rendu possible par ces vieillards – dont il allait continuer l’œuvre, non la défaire. Fidèle à elle-même dans sa nouvelle formule de l’éternité, dans son acceptation enthousiaste des moyens modernes et du sacrifice de sa gloire temporelle, c’était l’Église des premiers temps – et celle des derniers temps ? qui s’annonçaient en joyeux triomphe. Après le Pastor et Nauta, Flos Florum ! La fleur des fleurs Je cherchais à savoir ce que pensait Marïa de ces mots répétés, que chacun appliqua tout de suite à Bruno. D’un accord tacite nous n’avions jamais reparlé de la Prophétie qui l’avait inquiétée, dont la révélation – c’est-à-dire la prise au sérieux – par Dom Robert Reuter avait profondément marqué ma vie secrète. Je l’écartais de nos propos, bien qu’elle ne fût aujourd’hui que l’expression du bonheur. Du bonheur qui, pour de longues années (le pape était si jeune !) écartait l’équivoque annoncé des météores. Hélas encore !... Comment raconterais-je maintenant, avec des mots assez frais ce règne miraculeux et bref qui devait être poignardé sous des fleurs sanglantes ? Je ne le raconterai pas. Il n’a pas laissé de traces. Il est pour moi comme un rêve merveilleux, éblouissant – et amer. Fini, oublié... Inutile ?

Je me contenterai, pour retrouver un instant ma joie à jamais perdue – comme on revit, jusqu’aux larmes et jusqu’au cri, ses moments de volupté lorsque dans un poème, ou une prière, on les évoque – de chercher ces mots frais et purs dont je viens de parler, ces mots légers et transparents, ces mots des eaux lustrales, des sources et du ciel, sans m’accrocher aux évènements qu’a emportés la tempête – et qui importent peu à celui qui va entrer définitivement dans la nuit ! Tous les hommes, tous les peuples tournèrent leurs visages vers Rome où chantait la jeunesse de Dieu. Les Blancs, les Noirs, les Jaunes. Et les religions étonnées venaient lui demander le secret du bonheur. Des mains des révoltés et des mains des bourreaux, même de ceux qui se croyaient juste, les armes tombèrent. Et si Missiriof, surnommé le Staline collégial, premier successeur de Khrouchtchev, continuait ses menaces et si, tenus en éveil par quelques hommes d’État vigilants dont j’étais, les Occidentaux y demeuraient attentifs, préparaient même leur victoire, les multitudes fourmilières de l’URSS, de la Chine même, fermentaient d’un espoir encore inconscient. L’Antéchrist aux cent têtes – stupeur autant que rage – sentait sa défaite monter. Moi-même, à qui cette efflorescence rappelait chaque jour la prophétie demain redoutable, dont j’essayais de sourire malgré tout, j’étais emporté, au-dessus de ma vigilance, plus profond que ma vigilance, pourtant active, vers la certitude lumineuse. D’un hémisphère à l’autre, autour de la citadelle eurasienne où le Communisme accentuait son pouvoir, les cloches de Pâques sonnaient, sonnaient.

Le jour de Pâques, le Saint-Père – le Saint-Frère se redisait-on – revenu depuis peu d’une tournée de six jours en Afrique dans le léger avion-auto qu’il conduisait lui-même, fit ouvrir la bibliothèque dans le Palais Vatican, qu’il n’habitait pas, et descendu de la maison du Borgo, où il vivait en communauté avec les autres ouvriers de sa congrégation, fit, comme chaque matin, ses visites aux prisonniers et aux pauvres qui l’avaient appelé, puis remonta sous la colonnade pour dire la messe à Saint-Pierre et recevoir ensuite une délégation décisive des Églises du Levant. Un mendiant l’attendait sous la Porte de bronze et se mit à genoux en lui offrant un bouquet champêtre. Et comme le Saint se penchait, avec des mots plaisants et gais, pour prendre les fleurs en disant merci – et embrasser cet homme si sale – celui-ci lui plongea un couteau dans le cœur. Crime inutile de Missiriof. Une heure plus tard, sur la foule en pleurs et dans tout le monde habité, une autre nouvelle éclatait, qui, pour beaucoup, compensa l’universelle douleur : Arrivée à la fois de la côte Atlantique, de la côte Pacifique, du Pôle Nord et du Pôle Sud, une quadruple expédition américaine s’installait sur les deux faces de la Lune. Coïncidence cruciale ! Répondant à leur manière au sacrifice sanglant de Bruno – croyant peut-être le venger – les States allaient immédiatement imposer à tous les peuples de la terre leur médiation, et la paix.

Le nouveau Pape présagé par les mots, aujourd’hui vérifiés du De Medietate Lunae – nous subissions, muets, la hantise de ces mots – qui, dans la joie universelle, n’inquiétèrent personne, fut, presque naturellement, un Américain. Il avait toutes les vertus de son peuple. Modeste et moderne comme son rapide prédécesseur, il le fut à sa façon qui n’était pas la même, et chacun dit, comme on l’avait dit de Bruno, qu’il ne changeait rien en changeant tout. Tous ajoutaient que la Providence avait, par le passage miraculeux du Saint dernier style – celui de Chicago serait à sa manière un saint aussi ! – ouvert les voies à la grande pacification, qualifiée illusoirement de fraternelle. Mais celle-ci fut, naturellement aussi, politique. L’intérêt cessa tout de suite d’être à Rome, d’où venaient les multiples bénédictions. Il fut dans les grandes capitales, toutes les grandes capitales, qui, même les plus athées, semblaient mériter des bénédictions. Moscou, subitement assagi, n’avait pas tardé à déclarer la fin de la guerre froide, à proclamer la « coexistence amicale » – ce fut, pendant ces années nouvelles, le terme nouveau – et à accepter, sans aucune condition préalable formelle, la réunification immédiate et la reconstitution totale de l’ancienne Allemagne. Je fus le seul à crier casse-cou. – Vous regardez toujours en arrière ! Vous êtes encore le chevalier des temps révolus ! crièrent les sages du moment. J’étais le seul pourtant, qui, l’ayant prévu dès longtemps, regardait le lendemain en face. Tout ce qui allait se passer après cette réunification sans précautions souveraines, je l’avais prédit. Moins encore que les velléitaires d’hier, les vainqueurs d’aujourd’hui ne m’avaient écouté.

L’Amérique était sans défense. Sans défense contre sa bonne foi et sa naïveté soigneusement cultivée. Et l’Europe était sans défense contre son bonheur d’être délivrée, de pouvoir enfin se détendre. Sans défense contre son oubli. La Dix-Neuvième Conférence au Sommet s’acheva vite dans le serment mutuel du désarmement. Chacun accepta les contrôles les plus impossibles. Et le Pentagone, à demi démobilisé, riait. Car il se savait invincible, et il était décidé, généreusement, à n’accabler personne de son invincibilité. Les États-Unis retournaient avec ensemble à leurs affaires – et à leur bien-être. La Russie et la Chine connaissaient enfin le bien-être. Rien n’était changé à leur gouvernement ni à leur système. Mais celui-ci demeurant en place, montrait – ou faisait croire – qu’il pouvait devenir humain. Il n’y eut plus d’armée russe en dehors des Russies ; y eut-il même encore une armée russe ? On ne s’en inquiéta pas. Et il n’y eut plus de soldats sur l’Elbe – ni sur le Rhin. Sauf les anciennes républiques Baltes – qui ne se plaignaient plus – chaque État avait retrouvé ses frontières d’avant-guerre ; le chef-d’œuvre inattendu de l’URSS (les uns le disaient avec admiration, Marïa et moi avec désespoir) avait été d’obtenir de la Pologne la rétrocession au gouvernement allemand de la Silésie, de la Posnanie, de Dantzig, contre la restitution par Moscou de ses territoires de l’Est. Berlin redevenue capitale de l’Allemagne et Petrograd redevenue capitale de la Russie – autre signe de dégel – avaient transigé sur Königsberg. Qu’importaient d’ailleurs encore les frontières ? On circula bientôt sans peine, comme avant 1914, d’un bout de la Terre à l’autre. Comme la Pax Romana du haut Empire, la paix américaine sans contrainte ni terreur, dans une bonne volonté réciproque qui n’empêchait pas les différences, « ni même parfois les utiles divergences » comme on disait, régnait partout, sans rancunes et sans rancœurs. Et, de la part de ceux qui étaient devenus les maîtres, sans autre pression que celle de la force immobile et calme qui, du grand camp lunaire, tenait le globe, solidement et « sans riposte possible » dans sa main.

Ce fut aussi, je dois bien le dire dans cette confession, le temps de mon parfait bonheur – de mon bonheur égal au sommet des âmes, et dans une douceur devenue presque sans effort. Plus que jamais j’étais le voyageur lucide qui faisait son devoir en mettant en garde de son mieux, sans assez d’éclat, je me le reproche, ceux qui naïvement, dans leur puissance totale et bienfaisante, s’endormaient. Lucide parce que, entre mes voyages politiques –sollicités parfois, plus souvent spontanés –, entre les sessions de l’ONU, où je siégeais de l’accord bienveillant de tous, et où l’on voulait bien m’écouter avec une attention et même une admiration polie : j’étais célèbre et vieux – oui, vieux ! – je pouvais revenir parmi mes montagnes, réapprendre la leçon du sol, des eaux et du vent, et retrouver sur un tendre sein, dont la pensée m’avait soutenu dans l’action, ce merveilleux repos animé de désir encore, mais ennobli par le renoncement au désir. L’image que je m’étais faite de la volupté surnaturelle qui enchantait mes jours – la vrille de la vigne, le chèvrefeuille autour du tronc, le jeune et mince corps noué à mon vieux corps, et le merci à Dieu qui dans ce délice nous permettait de rester fidèles à notre sacrifice essentiel devenu source de joie pure – cette image, toujours cultivée dans mon rêve et mes mots, se réalisait dans la paix de nos cœurs unis.

– Tout ce qui nous reste de Bruno, disais-je à ma jeune compagne, c’est cet élan qui t’a poussée, à la veille du jour où tu devais lui prendre la main, à te purifier, à me purifier avec toi pour être digne de cette mission. Avais-je dépassé, mon Dieu, sans le savoir, comme je me l’étais annoncé avec ironie, le moment où la vie de l’homme cesse d’être la vie des sens ? Tous mes sens s’affinant en délicatesses, en abandons jamais lassés, me laissaient jusqu’au bout, me laisseraient jusqu’aujourd’hui le goût de la beauté et de cette pulpe pétrie d’âme qu’était la vénusté toujours fraîche et douce du corps qui m’aimait. – Je ne me dénoue jamais de toi, me disait l’amoureuse quand elle me quittait, tu m’emportes partout avec toi. Et j’emporte toujours ton désir avec moi...

Elle avait retrouvé son père, sa mère, la Pologne de son enfance et de ses aïeux. Elle ne faisait rien pour raviver des plaies qui déjà, chez beaucoup, – et au profit de qui ? – se rouvraient là-bas, en secret. La Pologne restait toujours pour elle, et pour moi, la clef de l’Europe. Et c’était l’Allemagne qui tenait cette clef. Et l’Allemagne n’avait pas compris. Et ne comprenait pas encore. Nous ne renoncions pas à notre projet majeur : le pacte germano-polonais. Et j’étais reconnaissant à « ma princesse selon l’esprit » de poursuivre souvent, de Varsovie son chemin, grand ouvert aujourd’hui, vers l’URSS. Je n’aimais pourtant pas quelques-unes de ses relations étrangères, devinées. La Grande-Duchesse Anne, maintenant presque visible à Moscou où elle renouait une nouvelle fois la trame de l’Union des églises sous le signe du pape martyr, Anne qui la bénissait de m’aimer et de m’aider à vivre (dans une forme d’amour qu’elle comprenait si bien !) m’avait fait dire un jour, par un de ses parents qui fuyait la Russie – certains devaient encore, pour en sortir, la fuir – qu’elle s’inquiétait des imprudences de ma compagne, de sa fréquentation de jeunes intellectuels très proches des services secrets. – Le Stalinisme n’est pas mort, dois-je vous le répéter toujours ! me faisait dire mon ancienne épouse : j’ai toujours peur d’une imprudence de la part de qui vous savez, de sa participation involontaire – elle est si jeune ! – à une manœuvre que je redoute ! Marïa s’était aussi avancée, avec audace et amitié, dans les milieux scientifiques où, peut-être, on espérait se servir habilement d’elle. – Peut-être un trait d’union ! avait-elle dit un jour à Anne, qui lui avouait avoir douté de sa fidélité à ma cause. J’avais moi, je le répète et le répéterai jusqu’au bout, confiance en elle. Et je savais utilement par elle que la science russe ne chômait pas. Et je ne manquais pas d’en avertir les maîtres inattentifs de la Terre. Les Américains répondaient : « Soyez tranquille, nous contrôlons tous les laboratoires du monde. Jamais plus le génie de l’homme ne se servira de l’espace pour un autre but que la paix. » – Quelle paix ? demandais-je alors à Nixon – Il n’y a qu’une paix ! me répondait en souriant l’hôte tout puissant de la Maison Blanche : c’est celle que, dans l’intérêt de tous et avec l’aide de tous, nous faisons régner !... Quel autre accent, tout de même, avait le pape Bruno en parlant de l’amour !

Déjà, pourtant, autour de moi se défaisaient nos forces. Les gouvernements, assurés du bonheur terrestre, – celui qui était si bien équilibré sur la surface de la Terre – ne songeaient plus à la défense de ce bonheur. Et des conceptions neuves – ou renouvelées – du bonheur des masses se faisaient jour dans la liberté. C’était très bien. Mais d’autres se formulaient dans l’ombre. Et d’autres encore se formulaient à peine mais se faisaient jour prudemment. Il n’y avait plus nulle part – sauf en Russie et en Chine où ils s’étaient singulièrement assagis, humanisés – de « partis communistes » officiels. Mais dans tout l’Occident des hommes obstinés, ou stipendiés, résistant à l’évolution socialiste qu’accentuait, plus puissant que jamais en apparence, le grand Henri Casteel, recommençaient à démontrer à voix basse la nécessité de rechercher dans le communisme « ce qu’il contenait, malgré tout, d’humain, d’assimilable à notre tempérament, à notre génie, à notre religion même ». Les anciennes équipes de Témoignage Chrétien, qui avaient si magnifiquement préparé, sans le savoir peut-être – mais il faut leur rendre cette justice – l’avènement du pape Bruno, reprenaient ce qu’elles croyaient être leur marche en avant, et je voyais avec inquiétude leurs tenants d’autrefois s’installer peu à peu – en Belgique, en France – à des postes de commande ou de responsabilités. Le dirigisme nécessaire des périodes de reconstitution, d’unification planétaire rendait partout l’État puissant et fragile. Il suffirait bientôt d’une petite pression sur un point sensible de la machine pour l’enrayer ou la faire basculer tout à fait. L’ancien tribun de Gand était venu me voir. Il était devenu profondément chrétien comme tous ceux qu’il avait aimés. Il me disait sa difficulté de réagir contre une résurgence, parmi nous peu visible encore mais décisive, d’une doctrine qu’on croyait vaincue, la soumission non douteuse de certains aux mots d’ordre secrets qui revenaient de Pékin, de Moscou. Il me disait le progrès en Amérique – il le discernait mieux que moi – d’un matérialisme bon enfant, d’un bien-être presque comique, d’une satisfaction de soi qui tuait la prière – ce pays autrefois priait ! – New York, me disait-il, faute de clochards et d’Armée du Salut, ne chante plus, même à Noël !... Je m’en étais aperçu moi-même. Je l’avais dit avec tristesse un jour, à Rome, au grand américain John Brown qui me consolait. Ce clairvoyant me croyait pessimiste. J’étais plus clairvoyant que lui.

Une fois de plus le monde changea en une heure, quand, des laboratoires du désert de Gobi, s’éleva soudain le Rayon Atomique qui décomposa les rayons solaires, les capta, les concentra, et, pour démontrer à l’instant sa puissance, les dirigea sur le Camp Lunaire où il anéantit, en une seconde de combustion intense, non seulement les installations et les instruments des yankees, mais toute vie, toute trace de leur passage, toute possibilité de leur retour. – Expérience malheureuse ! expliqua Missiriof sans élever la voix et en exprimant même ses regrets. « Heureusement, faisait-il dire dans la Pravda, le Rayon II aura-t-il peut-être demain le pouvoir de rendre la vie aux déserts frappés de stérilité, peut-être aux astres morts... » Peut-être – Ne suffisait-il pas tout de suite que, pour la gloire et l’avenir de l’homme, de tous les hommes, proclama enfin Missiriof, le Soleil soit asservi ?

Le jour même de l’évènement, à Paris, à Londres, à Berlin, à Rome, les cellules communistes, remises en place depuis des mois, ayant en peu d’instants saisi l’électricité et l’électronique, les centrales atomiques, les chemins de fer, la radio, des gouvernements rouges s’installaient sans effort, sans éclat aux leviers décisifs. Les autres capitales suivirent. Le mécontentement, l’inquiétude et même le désespoir furent grands parmi nos peuples. Mais il était prudent – momentanément – de se taire : l’Amérique aurait sa revanche ! Hélas, l’Amérique était mûre pour l’acceptation de l’inévitable. Je ne dis pas qu’elle se rua vers le communisme, ni même qu’elle l’adopta. Unifiée tout à fait depuis des années dans le confort moyen, le plaisir très sexy, l’adoration de la science vulgarisée et du progrès technique, elle se réveilla, le lendemain matin, naturellement résignée, unanimement consentante. Comme elle était en paix avec l’URSS, en « paix confiante », et que la catastrophe lunaire était, de toute évidence, selon le mot de Missiriof, le « résultat d’une erreur de calcul dans l’expérience nécessaire », elle n’eut pas à faire de protestation, ni de traité, ni de pacte : elle s’aligna simplement en fait sur une Ligne Générale qui, somme toute, donnait à l’humanité une cohésion supportable, avantageuse, et, à un degré un peu plus bas qu’hier – il fallait bien le reconnaître – une sécurité commode, à jamais.

À jamais ? Voici que ce mot répété à l’envi par les Amériques satisfaites, m’obligeait à scruter l’avenir, me rappelait brutalement les prophéties. Ce qui avait été ma crainte secrète – à laquelle dans les jours de bonheur j’avais résisté de mon mieux – devenait soudain mon espoir : l’homme n’aurait pas à supporter longtemps (je le redisais, maintenant à Marïa, plus silencieuse) ce qui allait devenir une géhenne : une géhenne si savamment organisée, annonçais-je à ceux qui m’écoutaient encore, qu’il s’y habituerait, s’y ferait – quel mot terrible ! – se passant même, s’il le fallait, de respirer pour vivre ! L’insupportable prédiction, dont le saint Dom Robert m’avait dit la véracité possible en me faisant prêter mon serment – que j’étais décidé à tenir – cette Prophétie monstrueuse se réalisait, implacable, non douteuse aujourd’hui. Elle progressait dans le temps, comme un rouage. Je l’acceptais, d’ailleurs, maintenant avec une sorte d’impatience, déjà presque délivrée. Que m’importait le pape nouveau qui régnerait – régnerait ? – demain sous le signe déjà justifié du Labor Solis, et celui qui ensuite subirait la persécution finale annoncée avec précision par le prophète oublié, puisque ce Labeur du Soleil était déjà là, et que cette persécution serait courte ; et que, sous une forme ou une autre, viendrait le jugement : c’est-à-dire le triomphe de Dieu ! Pour moi, pas un instant je n’accepterais d’autre triomphe. Celui qui écrasait le globe était, à mes yeux, éphémère. Et dans l’attente, sans évoquer mes textes : on aurait parlé de mes « voix » ! je le disais à tous ceux qui pouvaient m’entendre : mais ils ne m’entendaient plus !

Comment pouvais-je parler encore ? Comment pouvais-je parler en toute liberté parmi ces milliards d’hommes qui déjà ne pensaient plus ? Il ne fallut pas six mois pour que cessât partout toute manifestation de la liberté de l’esprit. Y avait-il encore une liberté de l’esprit ? Y avait-il encore un regret de la liberté de l’esprit ? Attachés à des besognes obligatoires, utiles sans nul doute à la communauté mondiale, – puisque celle-ci était devenue vite, et sans le savoir tout à fait encore, une communauté de termites – les habitants de tous les pays étaient presque reconnaissants aux nouveaux organisateurs minutieux de leur destin morne et sans secousse, ils étaient même glorieux des réalisations incroyables auxquelles était associé ce destin. Le monde se couvrait de canaux rectilignes, des mers étaient comblées, des saharas fécondés par le Rayon Solaire, et tout autour du globe circulaient, à la vitesse de l’éclair, les satellites de service : capitaines ou robots en mission, ordres rapides, présences instantanées, nouvelles toujours optimistes. Tous les hommes, qui se croyaient encore différents les uns des autres, accueillaient de la même façon ces surveillants et ces messages. J’avais abondamment et ironiquement prédit que l’humanité revêtirait uniformément le bleu de chauffe à la chinoise, serait occupée sous la direction de tyrans ou de tyranneaux, à tuer les moineaux et les mouches, à poursuivre tour à tour, à l’heure dite, l’opération hygiène ou l’opération amour. J’avais exagéré dans mon amertume caricaturale. Rien de cela ne se vérifiait tout à fait – encore – et personne nulle part, peut-être, n’avait le sentiment d’être vraiment esclave. Et c’est cela qui, peu à peu, quand je le réalisais, me glaçait d’horreur, bien que je fusse le seul – parce que c’était mon devoir, peut-être mon job ! – à annoncer la délivrance, et d’abord la nécessité de la délivrance. Tout le monde était consentant. Tout le monde vivait, agissait et pensait sans effort, comme c’était imposé, – comme cela s’imposait, disait tout le monde ! Plus personne ne se souvenait, eût-on dit, du temps où l’on pouvait penser autrement que son voisin, plus personne n’avait la nostalgie même inconsciente, de ce temps. Mais j’ignorais encore le désespoir, car je me criais encore à moi-même, le sachant, qu’un jour la Liberté renaîtrait dans la catastrophe, au seuil de la toute proche Éternité... Et moi, comment se faisait-il que je pouvais penser ?

J’étais privilégié. Ma petite principauté d’Olzheim était libre. Pas à la façon de tous les États des cinq parties du monde qui se croyaient libres. Je l’étais vraiment. Était-ce parce qu’en réalité, dans mon Indépendance Européenne, dernier vestige de l’idée Europe qui avait failli tout sauver, je n’avais pas de gouvernement, et que personne n’avait à se saisir des modestes leviers que je tenais seul parmi mes deux mille « sujets » et amis ? Ou était-ce parce qu’on m’avait oublié ? J’aurais été insensé de le croire. En vérité, mon exception était voulue par les dirigeants de Moscou-Pékin ou de Pékin-Moscou. Il s’agissait de prouver sans mot dire, par cet exemple unique, minime mais éclatant, que tous les États, même les plus petits, dans l’universel ordre nouveau avaient gardé leur indépendance : on avait adhéré à cet ordre nouveau parce qu’on le voulait bien ! C.Q.F.D. Le fils de Charlemagne « représentant de la plus grande idée terrestre d’avant le communisme » – bien que réduit à sa proportion la plus infime (comme il sied en temps de progrès !) était un exemple, une preuve, un témoin. Parce qu’il était là, bien visible, presque provocant même, maître de ses mouvements et de ses paroles, tous les autres savaient que s’ils ne vivaient pas de la même façon que lui c’était qu’ils l’avaient bien voulu ! Qui eût osé dire parmi eux, qui eût cru qu’il n’avait pas subi volontairement le joug – qu’on appelait discipline empressée et joyeuse ? Mais ce mot de joie sonnait faux. Leur joie, la Joie était perdue à jamais ! Dieu n’existait plus. Pour moi, réduit à moi, à mon secteur, peut-être même déjà à ma personne, il n’existait qu’à peine. À Rome encore un peu, c’est vrai : autre témoignage nécessaire, inoffensif ! Mais la masse était si contente de son sort égal qu’elle n’avait plus besoin de Dieu. Non seulement elle ne priait plus. Mais elle avait forcément oublié la prière. L’Église ne l’intéressait plus. Y avait-il une Église encore ? Moi-même, devais-je m’avouer, dans cette indifférence universelle, eussé-je pensé à elle – moi l’ami du bienheureux Pape Bruno ! – si je n’avais pas eu ce souvenir merveilleux et nostalgique du jeune Saint, et si la hantise de la Prophétie, retenue aujourd’hui par moi seul, n’avait pas accroché mon esprit au destin de la Papauté ?... Comment s’appelait le Pape d’aujourd’hui ? Car il y en avait un encore, mais personne ne s’en souciait plus, personne même ne le savait. Tout avait été balayé dans l’apostasie, dans l’apostasie sans éclat, nécessaire : elle aussi naturelle, totale. Moi qui autour de moi gouvernais quelques bourgeois montagnards et forestiers, chrétiens intacts et sincères sans doute, et habituels, moi pour qui l’angélus sonnait trois fois le jour, moi qui seul connaissais la dernière chronologie de l’Église de Dieu, je ne songeais pas même, tout en maintenant de mon mieux mon âme, à l’Oint du Seigneur qui là-bas pensait à moi peut-être, luttait peut-être aussi, seul, comme moi. Ou s’il était déjà résigné, comme le faisait croire son silence ? Qui était-il ? Comment se nommait-il ? Après l’obscur pontife du grand Labor Solis, dont personne à peu près n’avait connu le nom, les derniers cardinaux vivants – mais qu’étaient devenus les autres ? – avaient été chercher le plus obscur d’entre eux, le moins compromettant sans doute, le moins gênant. J’avoue d’ailleurs ne m’être intéressé à son élection – tant la fin du monde était à mes yeux certaine et proche – que pour savoir comment il répondrait à la devise ultime : De Gloria Olivae. Ironique précision ! Il était le fils d’un petit fabricant d’huile d’olive qui avait fait faillite à Marseille dans la première année du successeur de Charles de Gaulle : celle où le franc lourd s’était si volontiers aligné sur le rouble. Je m’intéressais peu à cette gloire dérisoire, dont pourtant le signe aurait dû m’accabler ou me consoler puissamment, et, si décidé que je fusse à vivre et à penser et à agir – Si possible – comme si le monde mortel était encore à sauver, j’attendais simplement la mort de ce Pape pour mourir moi-même dans le cataclysme annoncé, avec tous mes frères du monde, enfin délivrés.

J’avoue une nouvelle fois mon égoïsme, mon Dieu ! J’eus encore pendant cette époque, terrible pour tous les autres, des périodes d’intense bonheur – de conscient bonheur. Il était d’autant plus intense qu’il était comme une île dans un immense océan triste. Au lieu de me demander sans cesse pourquoi, dans quel but, j’étais privilégié, pour remplir quel devoir ? je m’abandonnais avec ivresse, si pur fût-il devenu, au libre amour que seul je pouvais vivre encore et qui le jour où Marïa, revenant de Moscou, m’annonça la mort d’Anne, avait atteint, pour calmer mes derniers scrupules, sa totale légitimité. Certes je voulais le salut des autres, et quelle que fût ma persuasion de la fin prochaine, inéluctable, de tous, je travaillais à chaque occasion, puisque je l’avais promis, presque impuissant mais de mon mieux, au salut des autres. Mais, les ayant reçus d’un privilège unique et, après tout, les méritant peut-être, je jouissais égoïstement de mes derniers jours d’amour. Cet amour qui avait été souvent ma raison de vivre, ou tout au moins ma garantie de vie, était aujourd’hui la seule force qui retardait encore mon désir de tout voir enfin s’écrouler.

– Rien n’est fini ! Rien n’est fini ! me disait, attentive, la jeune femme qui m’aimait, je ne puis consentir encore à te perdre, et je t’aime tant que mon amour de toi pourrait à lui seul retarder la catastrophe que tu crois fatale... Mais je savais qu’elle était fatale, et si grand que fût mon désir de vivre encore pour être aimé et aimer aussi, j’allais devenir peu à peu impatient de cette fin : parce que j’aimais enfin, d’un amour plus grand que celui du couple, la multitude qu’écrasait la nuit.

Il demeurait encore, je l’ai dit, dans le monde, en dehors du mien qui ne gênait personne – au contraire ! – un modeste foyer de chaleur où Dieu était présent, un foyer qu’il fallait enfin détruire, pensaient les maîtres, n’en ayant plus besoin, pour que disparût à jamais du globe la possibilité d’une résurrection. Rome avait beau être paganisée ou plutôt athéisée, son nom seul restait un symbole, un souvenir de vingt siècles de magistère, de présence du Dieu autrefois Vivant... Le jour – avant-hier – où le dernier successeur de Pierre, l’anonyme, honteux de sa défaite que, dans sa modestie, il attribuait à sa lâcheté, sentit qu’il devait, pour sauver son âme, risquer le martyre, fit audacieusement, avec quelques femmes et quelques enfants, une petite procession chantée, et ridicule, sur les marches de la chapelle suburbaine qu’on lui avait laissée (Saint-Pierre était changée en magasin à prix unique, mais était encore Saint-Pierre : cela ne pouvait durer !), la décision fut instantanément prise en haut lieu de détruire l’ancienne Ville Sainte – et le lendemain Rome fut anéantie. Cela ne fait que trois mots !

Je l’appris par la Télé qui, à la minute même, annonça ce châtiment aux peuples. Ce châtiment n’était pas complet, ajoutait-on : le petit prêtre insolent – ou foireux – avait fui... Son arrestation n’était qu’une question d’heures. Que m’importait ce petit homme, dans cet instant décisif et solennel ? J’étais dressé, debout, prêt. J’avais pris Marïa sur mon cœur, j’attendais un autre cataclysme dont celui de Rome n’était, de toute évidence, que le modeste annonciateur. Rien ! Rien ! Rien ! RIEN ! Tout à coup, ayant attendu comme moi la foudre qui ne tombait pas, Maräa éclata de rire merveilleusement dans le matin, dégagée, soulagée, enivrée d’une jeunesse nouvelle, tandis que je m’acharnais encore à interroger l’aube, sans parler. Je savais pourquoi ma compagne riait : elle était passionnée de vie, elle allait vivre encore. Le monde ne s’écroulait pas. Je savais pourquoi j’étais, moi, envahi au contraire soudain d’une stupeur glacée. Pour elle-même comme pour moi aujourd’hui, la Prophétie des papes, dont nous avions vécu, dont nous allions mourir, était vraie, littéralement vraie, totalement prouvée, vérifiée jusqu’au bout. Mais nous savions maintenant que ce qu’annonçait la dernière « devise » de la série c’était, comme je l’avais pressenti un jour, la fin de l’Urbs avec celle de la Papauté. Et pas du tout, comme les apocalypses de pacotille l’avaient claironné aux crédules, la destruction de la Terre et de l’homme : de la création même, avaient dit les plus fous ! Et le jugement du Judex Tremendus serait comiquement demain celui du petit homme en fuite qu’on allait rattraper sans doute dans une masure en ruines ou sur un grand chemin, pour le faire passer avec mépris devant un tribunal de police ou une commission de répression du vagabondage ! Sa mort inéluctable ne ferait pas plus de bruit que celle d’un insecte sous l’ongle, ou d’un têtard dans la vase. Il était absurde maintenant, il était insensé, impossible, de penser que l’humanité ne survivrait pas à cet infime évènement.

Ma vision de l’avenir fut aussitôt désespérée. La prédiction de Rome était accomplie. Et pourtant le monde vivait. Et le monde vivrait sans doute à jamais ! J’avais attendu la foudre salvatrice, et c’était le silence total. Je vis à l’instant s’ouvrir devant moi, s’allonger, s’approfondir, pour des milliers ou des millions d’années, la perspective infinie, monotone, le destin misérable d’une humanité condamnée à survivre affreusement à ce que j’avais espéré sa fin, sa délivrance. Elle avait été créée à l’image de Dieu. Rien ne la sauverait désormais de son abaissement, de son esclavage : de sa servitude acceptée sans plus de remords, de regret, sans plus même un souvenir du passé ou un espoir de l’avenir ! La vie qu’on lui gardait était pire que toutes les morts. Elle ne connaîtrait plus qu’au-delà de la mort d’autre sorte de vie. Et que serait pour elle l’au-delà de la mort ?... Et moi, qui dans cette révélation reprenais brusquement mon âme en mains, mon âme libre, que pourrais-je faire, me demandais-je en un éclair, pour délivrer mes frères à jamais écrasés ? J’étais ainsi. Je suis ainsi. C’est aux heures où tout est perdu que mon instinct (ou l’ordre qui m’a été donné impérieusement par Dom Robert) m’oblige à vouloir lutter encore. Je n’ose dire, je n’ose pas dire moi-même, la solution effrayante que j’entrevis d’abord dans mon éblouissement, que j’entrevois encore, bien qu’elle soit impossible et que je n’ose écrire ici ! Mais je n’écris que pour cela ! Je veux voir clair ! Comme toujours dans mon désarroi, dans l’effroi que j’avais de mon secret naissant, irréalisable – j’ai presque douté de ma raison ! – je me tournai vers celle qui avait résolument, tout de suite, retrouvé son calme et sa joie, et lui demandai de m’aider – mais comment ? (j’essayais de ne pas le savoir) – à sauver ce monde condamné à vivre. – Pourquoi ce pessimisme ? interrogea-t-elle. Et je le lui dis en paroles intenses, lui révélant cette fois, à fond, toute ma douleur. Mais pas ma folie. Elle me regarda gravement alors, comme pour mesurer la profondeur de mon désespoir. Et je suis sûr qu’elle-même, qui n’hésite jamais, et que j’avais saisie, avait déjà trouvé. Quoi ? Ce que j’entrevoyais moi-même avec épouvante ! – Tu exiges que je t’aide jusqu’au bout ? me demanda-t-elle en me regardant dans les yeux avec son regard des jours de total dévouement. Et je ne savais pas, d’abord, jusqu’où ce mot allait cheminer en moi. – Jusqu’au bout ! lui répondis-je, commençant peut-être de la deviner, commençant certes à formuler clairement en moi-même la terrible possibilité que je repousse encore au moment où j’écris. Mais il y a une autre possibilité grandiose. La devina-t-elle en même temps que moi ? Elle se jeta dans mes bras et me dit qu’elle saurait me sauver du désespoir par la vie ou par la mort, et qu’elle m’aimait plus que son existence. Et que l’existence de tous. – Mais nous avons deux moyens de délivrer les hommes !... Elle aussi ?... Elle allait partir pour cinq ou six jours. – Laisse-moi faire, je rapporterai une réponse décisive, affirma-t-elle, et tu feras ton choix – nous ferons notre choix, Tu seras le maître, ô mon Roi. Mots fulgurants, mots obscurs !... Elle est partie aussitôt vers l’Est où, depuis la mort d’Anne, rien n’existe plus pour moi de vivant. Reviendra-t-elle ? Elle reviendra. Seul dans ma tour d’Olzheim je me suis mis alors à écrire ce récit, trop contracté ou trop boursouflé, trop rapide et confus (et que je me refuse à relire), pour ramasser ma pensée, l’apaiser durement, la tendre à nouveau comme un arc, essayer de connaître – une dernière fois – quel est mon devoir. Et m’apprêter à le faire. Quel qu’il soit. Et voici le jour...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Troisième Partie

 

 

 

 

 

 

I

 

LA RÉVOLTE D’OLZHEIM

 

 

 

AYANT achevé – deux nuits et un jour – ces pages fiévreuses, le Prince d’Olzheim descendit sur sa terrasse pour retrouver son calme – et pour saluer le matin.

Il avait soixante-quinze ans. Il était encore solide, droit et beau. Son veston de campagne un peu lâche le rajeunissait encore. Et surtout ses cheveux drus taillés en brosse, habitués au soleil, à l’air vif. Mais ils étaient blancs. Comme à l’époque des combats de la Lys et du maquis de Malmédy – modestes épisodes en comparaison de celui qu’il vivait – il avait toujours l’allure allègre et rapide d’un lieutenant-colonel. La subite volonté de Marïa avait allégé son angoisse. Et il s’était délivré en écrivant. Sur cette terrasse, se dit-il, je reprends possession de moi-même. Elle est la forme de ma raison.

Le vent du matin le surprit. Cette brise était déjà tiède. Elle arrivait de l’Est et du Sud par-dessus le panorama gris et bleu des forêts encore voilées de brumes, des volcans éteints, des vallées. Elle emplissait le ciel et apportait le ciel. Elle avait le goût du printemps de Pâques – À Olzheim, se dit Jean-Lothaire, Pâques est encore une fête vivante. Ailleurs est-elle même encore un souvenir ?... Il avait toujours aimé cette annonce aérée des solstices, ces changements de mars et d’automne, quand se déploient et puis se replient comme des oriflammes, sur cet immense pays de collines et de nuages, les espérances de l’avril et les longs adieux de l’octobre. Tout était léger et salubre dans ce périodique renouveau de la jeunesse de l’univers. – Heureusement, songea le Prince avec amertume, qu’ils nous ont laissé les saisons !

Pour toujours ? Elles devaient gêner leur goût de l’uniformité et leur établissement, de plus en plus accentué, d’un système planétaire unique. Les maîtres de la Terre trouveraient sans doute bientôt une méthode scientifique pour normaliser, dans l’égalité absolue, l’usage du vent et de la pluie, et des rayons du soleil dont ils avaient déjà capté la puissance... Mais que serait ce malheur, que chacun qualifierait de progrès, en comparaison de celui de la planification des fonctions et des pensées : pour la suppression des pensées ? – Du moins, murmura-t-il encore, j’en ai jusqu’ici préservé les miens !

Les siens, c’étaient les habitants de son petit État héréditaire, subsistant par miracle comme une île au milieu d’une mer de monotonie, de désespoir, d’inconscience même du désespoir. Comme tout avait changé autour d’Olzheim depuis quelques années ! – Ici, au moins, rien ou presque rien n’a changé ! Dix lieues carrées, deux ou trois cents familles, fidèles depuis le premier Lothaire, petit-fils de Charlemagne, sauvées aujourd’hui par leur fidélité. Et abritant ces familles, cette famille, ce cadre immuable et si beau. Toute proche la sainte colline d’Ormont – mont d’or ou mont des sources ? – dont descendent les rivières vers le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, la Ruhr et la Meuse, la Moselle et le Rhin ; de l’autre côté de la « ville », le promontoire où, par-dessus les jolis palais, aujourd’hui vides, de l’Europe des Régions, dont la principauté avait été – on s’en souvient – la capitale spirituelle éphémère, la modeste abbaye où quelques moines maintenaient toujours vivant, sans doute, – le Prince n’y montait presque jamais – le souvenir du grand abbé qui avait dominé sa vie. Entre ces deux hauteurs, Jean-Lothaire regardait avec amour et tristesse les toits d’Olzheim-le-Bourg serrés sous les rampes du château et descendant vers la vallée, le palier de la petite place ronde autour de la fontaine, les ruelles bordées de murs dorés entre les jardins, la vieille église trapue, puis, dans les arbres proches, la grande maison du juge de bailliage et le presbytère – vide – du pfarrer qui venait de mourir. Qui demain le remplacerait ?... Se défendant de son mieux et laissant errer sa pensée, le Prince se remémorait le vieux visage rond et naïf du prêtre que n’avaient altéré nulle tourmente, nul tourment. Le génie de son souverain (et la miséricorde de Dieu), l’avait préservé du démon, avec sa paroisse et ses paroissiens : qu’eût-il demandé davantage ? Et il avait vécu comme si cela eût dû continuer toujours. C’est à peine s’il avait senti s’écrouler le reste de l’Église du Christ. Il n’avait fait aucun effort pour comprendre ou pour rayonner. – Comme nos habitudes sont puissantes ! avait-il dit en chaire un jour... Lui-même était-il autre chose qu’une vieille habitude commode et désuète ?... Il faudrait monter à l’abbaye chercher, pour le continuer tant bien que mal, et tant qu’on pourrait, un remplaçant bénévole. – J’irai dès demain avec Pierre Altzing... C’est à celui-ci qu’il pensait maintenant avec affection en regardant le toit de la maison du juge, repris bientôt par un autre souvenir que seule Marïa Sobieska avait pu apaiser en lui. Souvenirs...

C’est sous ce toit que pour la première fois il avait rencontré, si proche déjà de son jeune secrétaire, celle qui après la petite Ludwise, après la Grande-Duchesse Anne, avant Marïa Sobieska, (son amour suprême devenu presque surnaturel) avait été l’amour – si difficile à conquérir, si impossible à conserver – de ses plus hautes années. C’est là qu’Attille avait terminé sa jeune vie. Mais ce n’était pas dans ses bras. Il revivait une fois encore cette aventure. Attille était la nièce du juge. Elle descendait d’une de ces familles dont les dures frontières de l’époque des nationalismes avaient divisé la souche, ruiné la fortune, détruit le bonheur. Fille charnelle de ce sol, c’était elle qui lui avait appris l’unité foncière des pays séparés d’Entre Meuse et Rhin. Mais il n’avait été tout à fait persuadé par elle qu’en la prenant, enfin nue, sur son cœur. Était-ce pour l’aider à faire l’Europe, aujourd’hui défaite, écrasée pour toujours, qu’elle avait consenti à se donner à lui ? Jusqu’au jour où... – Par quel miracle encore rien n’a détruit ici les lieux de mon passé ! Dans le malheur de tous, pour avoir permis que ces lieux fussent épargnés, Dieu soit loué ! Et qu’Il le soit aussi pour ces prairies lointaines, ces fermes des temps anciens, ces trois petits villages, et ce hameau du Vieux Dippach où a grandi la mère de Carloman, l’enfant princier qui n’a pu vivre. – Je suis le dernier, le dernier !... Ainsi, contemplant sa modeste terre, revivant une fois de plus sa longue existence, il s’attardait malgré tout à la douceur que cette terre demeurait pour lui. Mais plus loin...

Plus loin dans la vallée, derrière les boqueteaux propices, le promeneur méditatif contemplait maintenant les chers pays de ses excursions d’enfance, les cantons fraternels dont il avait un jour réveillé l’âme, et dont ces haies empêchaient de voir les bourgs jadis amicaux, familiers, avilis aujourd’hui par la systématique, l’inévitable laideur. Il ne serait jamais plus possible de les rendre à eux-mêmes. Quand il les traversait parfois, parmi les mornes ironies et les silences obligés des gens qu’il rencontrait, Jean-Lothaire était oppressé par ces murs aveugles, ces cages à hommes, ces habitations préfabriquées – on ne prononçait plus le beau mot de maison – ces locaux neufs et implacables, sans défauts ni ornements, sans couleurs vivantes. On y travaillait bien, aux besognes communes, on n’y faisait de bruit qu’aux heures permises, on y mangeait, en réfectoires, des mets rationalisés, chacun accomplissait, pour quelque but lointain, ses fonctions sans bonheur ; les couples, qui étaient tolérés encore à titre de dernier essai, y faisaient des enfants pour le service exclusif de l’État qui les façonnait dans des établissements modèles. – Est-ce que j’exagère ? se demandait le Prince en résumant ainsi le genre de vie qui s’organisait dans ces lieux si proches. À peine ! Si ce n’est pas aujourd’hui que ce programme se réalise, ce sera demain ! Il y a sans doute encore maintenant de vieilles gens – Tiens, c’est vrai, où se cachent les vieilles gens ? – qui n’ont pas encore l’habitude. Demain l’enfer sera parfait !... Non ! se prit-il à dire à lui-même, il vaudrait mieux l’enfer ! Là, au moins on sait qu’il existe autre chose ! Quand j’aurai disparu, mes amis d’Olzheim étant alors condamnés j’en suis sûr – je les préserve encore et les préserverai jusqu’au bout – il n’y aura plus sur la Terre un seul homme libre... Jusqu’au bout ? Il avait repris instinctivement le mot de Marïa l’avant-veille : – Qu’ai-je voulu dire, mon Dieu, en disant : jusqu’au bout ?... Je sais du moins, ajouta-t-il en se penchant sur sa bourgade et ses hameaux, que j’aime ceux que Dieu avait confiés à mon père et que mon père m’a confiés. Et qu’ils sont heureux. Mais combien de jours vivrons-nous encore ensemble ? Combien de jours encore vivrons-nous ?

Il pensait encore : – Pour eux seuls j’aurais le devoir de sauver le monde. Pour eux seuls j’hésiterais à le sauver s’ils devaient mourir...

Un pas rapide cependant, sur la pente silencieuse, montait vers la terrasse. Le Prince reconnut le rythme familier de ce pas – Voici, se dit-il, un fidèle ! Allant à la rencontre de Pierre Altzing jusqu’à la grille, il l’étreignit. Et il lui dit, d’instinct, avec mélancolie pour le saluer d’un mot digne de lui : – Voici l’ami des derniers jours !

 

L’ancien secrétaire général de l’Europe des Régions, dont le nom avait été si familier à tout l’Occident, dont le rôle, à l’époque de la Communauté des Six, avait été si grand à l’ombre de Jean-Lothaire, n’était plus, depuis des années, dans ce résidu du Monde Libre, que le modeste « juge de bailliage » de la petite principauté. Le bon M. Lœwe, son prédécesseur, lui avait légué sa maison. L’esprit appliqué du jeune homme, sa connaissance de l’Histoire, de l’Histoire locale comme de l’autre, son grave et silencieux dévouement l’avaient rendu naguère indispensable au Prince dont il avait sans le savoir, et en tout cas sans le montrer, aidé l’évolution décisive d’une politique de défiance et de revanche à une politique d’unification, l’évolution que l’amour d’Attille avait achevée. Et jusqu’aux catastrophes des dernières années, il était resté, par sa vigilance quotidienne et minutieuse, l’un des mainteneurs de cette politique. Peu de monde connaissait les autres liens plus secrets qui l’attachaient à son maître. Il s’était incliné devant l’amour du Prince pour celle que lui-même adorait, parce qu’il était son prince et son bienfaiteur, et parce que cet amour allait permettre au Prince d’accomplir sa mission. Au sommet de sa gloire où Attille l’avait aidé à monter, le jour du don solennel de sa principauté – et de son œuvre européenne – à l’Europe, Jean-Lothaire avait vu jaillir des larmes dans les yeux d’Attille au moment où il faisait l’éloge de Pierre Altzing, et il avait su aussitôt, à son tour, quel était son devoir. Il avait renoncé pour Pierre à son bonheur, à tout bonheur, croyait-il. C’était le geste d’un héros. Redevenu proche de son maître depuis la mort prématurée de sa femme, Pierre Altzing n’avait gardé de ce haut épisode qu’un surcroît de respect, de fidélité – et de discrétion. Il avait assisté sans mot dire à l’arrivée de la petite comtesse Sobieska, à son installation progressive au château, au bonheur romanesque des amants dont il n’aperçut que par l’extérieur – il y a des rayonnements qui ne trompent pas – l’évolution, la paradoxale ascèse. Et il n’avait jamais jugé, avait toujours admiré en silence. Pierre Altzing était l’écuyer noble du dernier chevalier vivant – Du dernier vivant ! devait-il bientôt dire.

Il ne perdit pas son temps en politesses. Le message, ou l’avertissement inattendu qu’il apportait, était trop grave. Et trop urgent.

– Écoutez-moi, Monseigneur, sans vous laisser abattre !

– Je ne me laisse jamais abattre !

– Une délégation des habitants d’Olzheim va monter ici dans une demi-heure. Je viens préparer Votre Altesse. Nul ne vous en veut (on sentait qu’il atténuait les mots, le sens même de son message), et chacun vous aime... ou croit vous aimer. La preuve en est dans cette visite matinale que je vous fais, pressé par eux, sans vous avoir demandé audience... Ils ont voulu que je vous prévienne, que je vous prépare... Voici des jours pourtant que je leur parle, que j’essaie de les faire renoncer à leur démarche... Ils ne me disent pas tout. Et notamment qui les conduit. Je n’ai pu réussir à les faire changer d’idée, et de décision. Vous seul peut-être...

– Que désirent-ils ?

– Ils ne veulent plus, m’ont-ils répété, être « une exception insupportable dans un monde rénové » ! Pardonnez-moi d’employer leurs mots ridicules !

Jean-Lothaire vit clair tout de suite. Alors que Rome venait de s’écrouler, ce qu’on lui annonçait ne serait que par ses dimensions une révolution d’opérette.

– Leurs mots, et leurs desseins, sont plus cruels que cela, avoue-le.

Altzing baissa la tête.

– Je l’avoue.

– Ils veulent renverser mon pouvoir, me chasser, me prendre ?

– Je ne sais.

– Ne savent-ils pas ce que je suis pour eux ce qu’ils sont pour moi ?

– Hélas, ils l’oublient !

– Attendons-les de pied ferme, en tout cas !

... Comment, se demandait Jean-Lothaire très calme en apparence, dominant son chagrin, comment en sont-ils arrivés là ? Comment n’avais-je rien deviné ? Je les aimais, je croyais dès lors les connaître. Je croyais les avoir gardés pareils à moi-même. Ils ont été contaminés sans que je m’en aperçoive un instant. Ils vont m’échapper, me trahir. Me trahir ? Mais non ! Ce qui se passe ici, et que Pierre me révèle trop tard, n’en suis-je pas responsable, après tout ?

Il s’interrogeait durement, il avouait ce qu’il sentait être sa faute.

– Je me suis trop enfermé, pendant des années, dans mon amour peut-être égoïste, et, avant cela, dans mes amours. Négligeant mes propres amis, les croyant heureux, invulnérables, je les ai abandonnés à eux-mêmes. J’ai contemplé l’univers, je me suis passionné pour le sort du monde, j’ai voulu le régir, j’ai peut-être oublié qu’il eût fallu d’abord, au centre de ma vie et de mon Occident, m’occuper de ceux dont Dieu dès mon enfance m’avait donné la charge. J’ai cru les bien servir en travaillant à préserver le monde du péril qui nous menaçait tous, en réussissant au moins à préserver les miens. Bien qu’il me dépassât, j’étais fier du miracle. Il n’était qu’illusion. L’âme de mes amis est éteinte. Elle est perdue... Il se répétait : mes amis...

Il remontait maintenant, avec Pierre, dans la cour, cherchant le lieu où il s’arrêterait pour recevoir la délégation annoncée, et regardant autour de lui, tout proche, le noble décor de sa vie. La façade du vieux château, les murs bas qui fermaient et ouvraient la terrasse, les deux bassins devant le perron et la statue baroque de Lothaire III par Gabriel de Grupello toujours, comme autrefois, ornée de coquilles, de draperies, d’emblèmes, de grâces. Il sentait avec ironie combien c’était beau, charmant, fragile et périmé. Fini ?

Pierre, cependant, expliquait de son mieux, honnêtement mais prudemment, trop prudemment, le désir de ceux qui allaient monter, leur obstination butée : depuis longtemps, les petites gens, les notables même, avaient demandé de faire connaître au Prince leur état d’esprit. Oui, les notables, les bourgeois, d’abord les bourgeois ! Il leur pesait, disaient-ils, d’être les derniers au monde à ne pas profiter du progrès ! Puis ils s’étaient exaspérés. Ils avaient soif « d’égalité fonctionnelle » ! L’anachronisme d’Olzheim les rendait ridicules ! Ils voyaient dans le monde entier, et jusque dans les contrées les plus proches, régner un ordre utilitaire, une paix adaptée à l’organisation nouvelle de l’Univers. Trois milliards d’hommes sur la terre étaient contents. Pourquoi pas eux aussi ? Ils n’oublieraient jamais, – disaient-ils, et je veux bien le croire ! – la bonté paternelle de Jean-Lothaire et de ses parents. Mais le temps était passé des bontés paternelles ! Il fallait marcher avec la Science et « le Marxisme intégral ». Les commerçants, les artisans en avaient assez de leurs responsabilités qui étaient une servitude ; les paysans rougissaient de cultiver le sol en dehors de tout plan d’ensemble, de tout travail collectif. Les serviteurs ? Il n’y en avait plus qu’au château... Et nul d’entre eux, jusqu’ici, par miracle, n’avait rien dit...

– De ceux-là, au moins, je reste sûr ! songeait Jean-Lothaire.

– Moi-même, avouait tristement Pierre Altzing, parmi les patriciens et les fonctionnaires, je reste seul fidèle à votre idéal, à votre personne. Tous sont prêts à abdiquer pour se mêler, disent-ils, à la Société Nouvelle. Je leur dis en vain l’horreur de celle-ci. Ils répondent qu’ils ont chaque jour des témoignages du contraire, que chaque jour arrivent les échos unanimes de tous les pays, de tous les climats, et qu’ils peuvent observer, depuis des années, dans les communes proches, l’organisation bien huilée où chacun est à sa place, comme un rouage sans tourment, sans question. Ils veulent être délivrés pour toujours, répètent-ils sombrement et avec une sorte de joie (car ils regardent l’avenir, ne veulent voir que l’avenir), des questions qu’on pose, et qui se posent, des réponses qui ne viennent pas ! Des débats de conscience. De ce qu’on appelait conscience !

Pierre continuait d’expliquer : – Jusqu’à la mort du Doyen, certains ont hésité à rompre trop vite avec le passé. Aujourd’hui le vieux prêtre n’est plus là pour les retenir : ses contemporains, calmant les autres, ne voulaient pas lui faire de peine. Ils ne veulent pas vous en faire à vous non plus. Ils sont sûrs, disent-ils, que vous comprendrez. S’ils sont résolus aujourd’hui à ne plus tarder, c’est, je pense, qu’ils ont peur de l’effet absurde, humiliant que ferait l’arrivée au presbytère d’un prêtre tenu en réserve pour vous quelque part pour représenter parmi eux une religion à laquelle nul ne croit plus. Et c’est l’annonce, il y a quelques heures, de la destruction des dernières traces de l’Église de Rome. Cela ne change pas beaucoup la face du monde, mais ils ne veulent pas être les derniers survivants d’un ordre à jamais aboli !

– C’est ainsi qu’ils parlent, Pierre ? demanda le Prince à la fois épouvanté et allégé.

– Non, c’est notre vocabulaire à nous, Monseigneur, et j’avoue que j’atténue leurs propos, les embellis de politesses pour vous rendre moins douloureuse leur ingratitude, pour que vous compreniez. Ce sont des mots de vieille civilisation. Eux parlent déjà « en termes d’avenir », en « mots tout faits », en « nouvelles normes de la dialectique » comme ils disent ! Il est commode, n’est-ce pas, d’un bout à l’autre des continents, de se servir d’expressions façonnées, où tous les termes ont le même sens, dont sont tombés les nuances, les accents, les significations diverses, surtout celles qui rappellent le passé ou le goût des âmes. Vous les entendrez, hélas !

Voilà ! ils arrivaient. On les entendait monter, les pas bien rythmés, sans tapage et sans cri. Les révoltés ne se bousculaient pas, ne se pressaient pas. À cela seul on devinait leur discipline invisible. Voici les premiers, pas trop menaçants, un peu gênés, presque débonnaires dans leur silence inattendu. Mais Pierre sut aussitôt qu’il avait été trop optimiste encore, que l’heure des précautions, des transitions, des excuses polies était bien dépassée. Il se reprocha de n’avoir pas assez vigoureusement résisté. D’avoir atténué, pour ménager son maître, la colère qui allait crever.

Comme pour être compris tout de suite, peut-être, la plupart des délégués avaient revêtu des combinaisons de toile bleue. Si bien qu’on eût pu se demander, à les voir déboucher, en rangs de six, sur la terrasse, si ce n’étaient pas des envoyés des exemplaires communes chinoises ! – C’est trop drôle ! réussit à se dire Jean-Lothaire en se dominant. Le gros Jules, le boulanger : cet habillement ne lui va pas ! Et le tavernier de la place, et le « marchand de verdures » et l’apothecker Muller avec son petit ventre et son pet-en-l’air ! Et le greffier aux mains si molles, à l’esprit hier si mou aussi !... Tant de braves gens qui faisaient peut-être grand effort en ce moment pour avoir l’air résolu... Il retenait son sourire encore indulgent, amical. Mais eux ne songeaient pas à sourire. Il était visible à l’instant qu’un d’eux, sans se détacher du groupe, sans défaire le rang, allait prendre la parole, et que les autres allaient ponctuer d’approbations ce discours unanime, ou plutôt collectif... Le Prince qui les reconnaissait tous, même les plus déguisés, et les aimait tous, crut apercevoir sur un ou deux visages volontairement fermés un reste d’affection, ou de vie personnelle, et soudain devant ce signe deviné, il eut une inspiration à laquelle il céda sans calcul : c’était la seule à laquelle pouvait céder encore aussi ce petit peuple ! Mais oui ! Quitte ou double ! se dit-il. – Reste près de moi, laisse-moi faire ! souffla-t-il à Pierre Altzing qui voulait s’effacer.

– Ne me dites rien les premiers, chers amis de ma race ! s’écria-t-il en s’avançant d’un pas vers cette foule bien tassée, et en devançant les discours ou les sommations. Je sais ce que vous allez me demander. M. le Juge me l’a exposé. Il vous comprend, car, comme moi, il vous aime, vit avec vous depuis longtemps... Pour moi c’est depuis dix siècles !...

Il n’y eut pas un seul mouvement parmi eux. Ce mot magnifique ne les atteignait pas. – J’ai visé trop haut ! pensa le carolingien. – Vous voulez, poursuivit-il, sans se laisser désemparer et continuant de prendre les devants, vous voulez que change ici, comme partout ailleurs, la forme du gouvernement ? Soit ! Nous allons voir cela ensemble. Soyons pratiques, et allons droit au but !

Il s’apprêtait à jouir de leur surprise.

– Rien n’empêche que, dorénavant, prononça-t-il avec patience, vous organisiez, d’accord avec moi ou même sans moi, l’administration, la justice, le travail, les avantages sociaux selon des règles qui, dites-vous, ont fait leurs preuves ailleurs. Pour moi aussi, hélas, elles ont fait leurs preuves. Mais je ne puis m’opposer à une expérience, à un désir que je sens partagé par tous. Je m’y rallie volontiers sachant que rien, même si vous le voulez bien, ne pourra changer vos âmes !

Vos âmes ! Un silence réprobateur, total, accueillit ce mot du passé qui avait une fois encore échappé au Prince. Décidément il ne pouvait pas, lui-même, se changer. Tant pis ! Il avait eu tort peut-être de descendre au niveau de ces pauvres types. Tant de précautions étaient inutiles. Il sut à l’instant que s’il ne voulait pas perdre tout à fait la partie, et retenir ceux-ci encore au bord de l’abîme gris où ils allaient glisser, où ils voulaient glisser, il devait y aller sans plus de détours ni de périphrases, réveiller hardiment, ressaisir, dans la surprise s’il le fallait, ces âmes qui se dérobaient en se niant.

– Grâce à Dieu ! reprit-il résolument, et contre toute évidence, et refusant de reculer devant ce mot de Dieu, si manifestement provocateur, nous parlons encore le même langage, et je suis sûr qu’au fond du cœur nous le parlerons toujours. Un prodige que je ne puis attribuer qu’à la protection divine – et à votre sagesse – nous a préservés, seuls de toute l’humanité. Il nous a été donné, il nous sera donné encore demain de montrer au reste du monde qu’un petit pays libre peut être l’asile, le refuge, rester l’exemple et l’appel du bonheur !

Nul encore ne fit un geste, ne dit un mot. Il n’était plus question de l’amitié dont avait parlé, avec trop d’optimisme ou trop de précaution, Pierre Altzing.

– Ne voyez-vous donc pas, continua le Prince, que s’il peut paraître désirable d’organiser mieux la cité – nous allons le faire ensemble, ou vous allez librement le faire ! – il est affreux de vivre, comme les autres l’acceptent ou le subissent, sans liberté, sans bonheur, sans Dieu, sans âme, sans pensée – il regarda leurs tristes figures, – sans rire ! Avez-vous remarqué dans les pays voisins que personne ne rit plus jamais ?

Une espèce de sourire morne se dessina sur tous les visages. Il était fait d’une petite crispation d’impatience, de pitié, de mépris, peut-être déjà d’un peu de haine. Pierre se reprocha davantage encore sa naïveté de messager au cœur pur.

– Enfin, éclata Jean-Lothaire, abandonnant toute méprisable prudence, si ces mots de Dieu, de Liberté et d’Âme ne réveillent plus rien en vous que ce pauvre dédain que je lis sur vos faces – sur ces faces où moi, mais oui ! je reconnais encore la marque, la ressemblance de Dieu, et où je reverrai demain, j’en suis sûr, après cette crise, le reflet de Dieu ! – comment, tout de même, pouvez-vous désirer, au-delà de ce que je vous concède généreusement et de tout cœur, une révolution inhumaine – in-hu-maine ! – qui fera de vous, mes amis, si vivants encore, des machines et des robots ?

Il n’y eut pas encore de réponse. Il osa poursuivre :

– Je les vois mieux que vous, les autres peuples ! Et je vois ceux qui dirigent les autres peuples. Je connais leurs desseins. Nul ici mieux que moi ne connaît l’horreur de l’univers communisé. Du reste de l’univers qui entoure notre privilège ! Je vois, d’un hémisphère à l’autre, s’abattre sur tous un malheur dont l’humanité risque de ne jamais se relever, s’il ne demeure pas quelque part, ici, une réserve, une étincelle... C’est vous, c’était vous. Accepteriez-vous demain une géhenne où chacun pensera obligatoirement de la même façon que son voisin, que tous les autres ?

Cette provocation rendait inévitable le cri qui répondit, comme un chœur bien appris :

– Nous n’avons pas besoin de penser !

Jean-Lothaire essaya de ne pas vaciller sous cette clameur atroce qui lui faisait horreur, avivait son remords, marquait entre les interlocuteurs et lui une distance infinie. Comment n’avait-il rien vu, rien entendu, rien senti jusqu’à ce moment, de la déchéance des hommes qui lui étaient confiés, qu’il croyait toujours si proches de lui-même, si pareils à lui-même ? Comment, ayant gardé l’apparence traditionnelle du bonheur au milieu de l’apostasie universelle, les habitants d’Olzheim avaient-ils pu aboutir à cette révolte contre lui – celle-là n’était rien ! – à cette révolte contre Dieu ? Contre l’évidence de Dieu, contre la dignité humaine. Le mal était irrémédiable.

Il se disait au fond de lui-même : – Il n’y a rien à faire. Tout est perdu ici comme ailleurs. Ceux-ci vont s’enfermer dans la termitière, plus jamais ils n’en sortiront... Mais je ne me rends pas ! Je veux lutter pour la liberté de mes frères, comme si c’était encore possible d’en sauver un seul !

– ... Une géhenne, insistait-il cependant, s’obstinant (et essayant maintenant de toucher les fibres profondes de l’instinct familial, de la chair de ces hommes), une géhenne où la famille sera supprimée, où les enfants seront pris au ventre des mères, marqués d’un numéro, élevés – non non, pas élevés ! – façonnés en commun par des mains anonymes, par un État qui ne voit en l’homme que des bras pour travailler, des sexes pour procréer, des cerveaux à laver, huiler, remonter, à faire fonctionner sur commande comme des horloges de série !

– Les résultats sont magnifiques tout de même ! se risqua à dire sentencieusement ayant levé la main, – c’était sans doute son rôle dans la pièce qu’on jouait – l’ancien sacristain. L’orateur de la troupe ?

Le Prince sauta sur l’interruption, qui l’indignait doublement à cause de son auteur :

– C’est toi, Jean-Paul, qui parles ainsi, toi qui vivais près de l’autel, qui montrais chaque jour l’exemple de la foi, de la fidélité à Dieu !

– Vous savez bien... Monseigneur... – Jean-Lothaire sentit que c’était la dernière fois que cet ancien mot serait prononcé sans ricanement, dernier reste d’habitude – par un de ces hommes, vous savez bien qu’il fallait feindre jusqu’à la mort de notre doyen !

– Je vois que tu as toujours bon cœur, Jean-Paul !

– Non, répondit froidement Jean-Paul, se démasquant, j’obéissais aux ordres donnés !

Le dialogue était engagé. Jean-Lothaire était décidé à aller jusqu’au bout dans son essai désespéré de sauvetage.

– Tu resteras fidèle pourtant à l’autre prêtre qui va venir ?

– Il n’y aura plus d’autre prêtre ! Il n’y a plus d’autre prêtre nulle part !

– Il y a ceux qui subsistent à Saint-Brunon-des-Bois !

Il perçut quelque part dans la foule un petit éclat de rire sec que des voisins, encore un peu charitables sans doute, firent cesser. Le sacristain répondait pourtant, péremptoire, et maintenant maître de lui, tout à fait méprisant :

– Les camarades moines feignaient aussi, par ordre. Ils ont déjà leur numéro. Ils seront libérés aujourd’hui !

Tout s’effondrait donc ! Dans cette explosion d’ignominies, le Prince sentit qu’il était définitivement seul. Il sentit aussi que c’était jusqu’à la douleur qu’il aimait ses anciens amis, ces amis pervertis, perdus, salis, ces amis séculaires des siens, cette dernière survivance. Allait-il les perdre à jamais ? N’y avait-il plus aucun espoir ? Où étaient ceux qui venaient de faire taire ce ricanement ? Il cherchait un signe encore sur quelques visages. Mais tous, sans exception, étaient hermétiques, durement hostiles, uniformes. Et déjà l’impatience, la colère commençaient d’y monter.

– Soyez prudent ! souffla Pierre Altzing prenant avec respect le bras de Jean-Lothaire, et s’affirmant ainsi, aux yeux de tous, définitivement solidaire de celui-ci. Il n’était pas coupable d’avoir été dupe. On lui avait laissé vraiment, – par plus de cruauté ? – espérer une transaction, un accord tout au moins provisoire. Cette émeute froide, ordonnée, mais où le feu pouvait tout à coup flamber sur un signe, dépassait toutes ses craintes. Si le Prince voulait sauver quelque chose, il devait d’abord sauver sa vie, oui, sa vie ! – Soyez prudent ! souffla-t-il.

Jean-Lothaire perçut le péril. Irrités par sa résistance, par sa majesté cavalière, ces braves gens d’hier lui apparaissaient, à lui aussi, soudain menaçants. Oui, ils étaient remontés, dopés de formules, capables de tout. Pierre Altzing avait raison de lui conseiller la prudence. Cette réalité atroce l’étreignit tout à coup. S’il résistait à ces hommes dont la foule le pressait, il serait leur victime, saisi, massacré, ou plutôt exécuté. Et la mission dernière qui lui était imposée ! Dans un éclair il songea à la jeune femme si aimée – et si audacieuse, si décisive, – qui était au loin, qui reviendrait peut-être avec le mot sauveur : Avec le mot sauveur qui changerait tout, ou permettrait au moins de recommencer un effort... Et si ce mot rendait possible la catastrophe universelle à laquelle il avait – comme elle, – osé rêver !... Il fallait tenir jusqu’au retour de Marïa, gagner du temps, biaiser peut-être en l’attendant. Biaiser ! Comment avait-il été effleuré par cette pensée indigne de lui ?... À ce mot, son instinct souverain redressa Jean-Lothaire, lui fit chasser de son esprit toute cette prudence, toute cette fausse prudence que son honnête second lui conseillait. Non ! Non, il était, lui, leur Prince ! Il devait demeurer au moins dans leur souvenir, pour une possible nostalgie miraculeuse, un jour, la dernière image, droite, sans peur, d’un Prince Occidental et chrétien ! Et même dans la certitude absolue que jamais ne naîtrait une telle nostalgie...

... C’est devant Dieu que je me trouve. Face à face avec lui. Témoin de Dieu. Gagner du temps serait une lâcheté. Quel mot encore ! Il me suffit d’un autre mot pour que je repousse avec dégoût toute manœuvre : gagner du temps serait un calcul !... Oh ! mot déjà méprisable !... Et, sans se départir de son ton amical, il reprit à l’instant, fièrement, toute sa hauteur :

– Est-ce que vous pensez, s’écria-t-il avec autorité et sans la moindre anxiété visible, et sans plus désormais voiler son indignation, que votre Prince traditionnel, votre Prince naturel – comme il aimait ce mot de l’ancien temps ! – votre Prince digne, croit-il, de ses ancêtres et des vôtres, va se laisser bousculer par vous ? Est-ce que vous pensez que, s’apercevant maintenant de votre aberration profonde, de votre dépossession de vous-mêmes, il vous permettra en abandonnant ses droits et ses devoirs, en vous abandonnant Olzheim, de perdre votre vie dont il est responsable ? Je ne consentirai jamais. Plutôt mourir ! Vous entendez, je parle clair. Plutôt mourir en me défendant !

Il se tourna, très calme, vers Pierre Altzing devenu très pâle, mais maintenant résolu, à son exemple. Il s’appuya sur son épaule, comme autrefois. Tous sentirent que ce Plutôt mourir ! était autre chose qu’une formule oratoire, ou même qu’un audacieux défi.

Personne dans la foule, pourtant, ne parut ébranlé.

– Vous parlez de votre vie, reprit le sacristain chafouin, de sa voix cléricale, et d’un ton neutre et bref, comme une leçon bien apprise. Nous n’en voulons pas à votre vie et vous continuerez, tant qu’on le voudra, de jouer dans ce château le rôle qu’on vous a assigné. On nous a priés de vous le laisser quelque temps encore, jusqu’à ce que votre mort naturelle peut-être... – ce mot naturelle, menaçant, répondait à l’autre – On verra !... Et nous allons, si vous le voulez, malgré votre insolence qui est d’un autre âge, faire un pacte : vous cesserez de vous occuper de nous, de prétendre régner sur nous. Nous le certifierons, pour votre sécurité, au Commissaire du Peuple de Montschau !

(Pour eux, Montjoie n’était plus Montjoie ! Est-ce le beau cri de guerre de Charlemagne ou le mot joie qui les gênait ?)

– Votre principauté, conclut le discoureur, péremptoire, sera réduite à ce vieux Schloss, à cette terrasse, à ce parc, à votre fameuse montagne d’Ormont qui est déserte et inutile, à vos sujets, comme on disait dans votre jargon féodal, à ce juge – il le montrait du doigt – qui, seul à Olzheim, n’a pas le courage de faire son devoir populaire et que nous vous donnons...

Il sembla hésiter un instant devant l’insolence qui allait suivre. Le respect n’était-il pas encore tout à fait mort ?

– ... Que nous vous donnons comme dernier valet ! jeta-t-il.

– Comme dernier vassal ! riposta l’insulté, dont le noble mot, effaçant aussitôt l’ignoble, l’égalait à son chef.

Ému et fier, retenant ses larmes, Jean-Lothaire reprit Pierre Altzing aux épaules, l’embrassa. Il songeait avec soulagement que l’insulteur, bien préparé pourtant et longuement entraîné à la perfidie, n’avait rien dit – mon Dieu ! – de Marïa Sobieska. Il n’aurait pu supporter à son sujet une injure, une menace, une allusion même. Au risque d’être massacré il aurait châtié l’insolent. Mais il sut tout de suite pourquoi le sacristain, parlant de l’ami fidèle, avait nommé celui-ci « le dernier valet ».

Derrière lui, sur le perron, les quelques domestiques qui vivaient au château – un chauffeur, un maître d’hôtel, un valet de chambre, trois servantes : il manquait la plus vieille – en sortaient à ce moment par la grande porte, comme sur un signe, portant leurs valises d’aluminium. Tristement – tristement ? – pour se joindre silencieusement à la foule suspendue, ils passaient près de la statue équestre, à côté du Prince, s’efforçant visiblement à l’indifférence, à la raideur, et sans esquisser un salut, même un petit geste d’adieu.

– Comme ils doivent souffrir ! se dit charitablement Jean-Lothaire. Et peut-être aussi même, essayait-il, l’excité qui vient de me concéder – dernière réserve – un peu de ma terre, un peu de ma vie !... Continuant de se dominer, avec une bonté qui l’étonnait lui-même, il répondait au chef de la révolte qui, au lieu de le condamner à mort, venait de lui laisser l’essentiel de sa terre ancestrale :

– Tu vois bien, Jean-Paul, qu’il vous reste dans le cœur autre chose qu’une machine ! Vous avez beau dire, et même croire, vous avez encore en vous un peu de regret, un peu d’amitié. De cela je te remercie. Tu aurais pu faire ta révolution en me prenant tout, en me tuant même, pour la facilité, comme on l’a fait de tant d’autres !...

Le meneur – meneur ou mené ? – répondit froidement :

– On ne nous l’a pas permis !

Puis, reprenant docilement leurs rangs de six, les révoltés bien exercés, et suivis des serviteurs « libérés », descendirent.

 

– Tout, maintenant, est plus facile ! se dit, dans un éclair, le Prince en remontant lentement, fièrement, sans se retourner et comme si rien ne l’avait atteint, les marches du perron séculaire. Et il le répéta tout haut, s’adressant à son compagnon qui admirait ce calme apparent et cette grandeur : – Tout maintenant est plus facile ! Comme tout s’ordonnait, après cet épisode décisif, dans son esprit !

Le bonheur quotidien des habitants d’Olzheim, songeait-il, n’est plus pour moi, dans ma tentation de détruire le monde s’il le faut, un obstacle. Ils sont condamnés à l’immédiat esclavage comme tous les autres hommes. Je n’ai pas à les épargner. Je n’aurai donc plus de scrupules vis-à-vis d’eux. Et j’ai quelques jours de répit ! Si ces malheureux m’avaient tué ou enlevé, s’ils ne m’avaient pas laissé provisoirement cette maison, un peu de mon sol, si Marïa n’avait pas le temps de revenir, si elle n’eût pu trouver encore ici, au retour, son asile et son but, tout eût été, tout de suite, pour l’humanité dont le sort repose peut-être sur mon geste, définitivement perdu. Sur mon geste... Son dessein continuait de se préciser... Non, il ne le dirait pas à Pierre. Pierre n’était pas mûr. Et lui-même ne savait pas exactement quel serait ce geste. C’est Marïa qui l’apporterait. Mais il savait déjà que la pensée de la jeune femme rejoignait sa pensée, – elle la devançait souvent, – lui en fournirait peut-être la réalisation toute prête. C’est lui toujours qui déciderait. À quels rêves féconds allait-il se livrer pendant ces jours de solitude, quelles perspectives désespérées allait-il s’ouvrir, et quel consentement allait-il se donner ? Quel signe allait-il recevoir de Dieu ?... Ainsi dominait-il son tumulte intérieur... Il est des heures suprêmes où l’homme prédestiné se sent l’instrument de la Providence, où, agissant pour elle, il n’a pas le droit de se tromper, où il doit attendre d’elle – peut-être – le moyen, l’occasion d’agir. Jean-Lothaire sentait toute proche une de ces heures. Il allait avoir l’occasion, avec son dernier confident, de s’y préparer en silence. Il devinait ce que Marïa l’audacieuse, sans vouloir le lui dire d’avance, était allée chercher. Une chance sur un milliard qu’elle réussisse ! Mais il n’osait encore s’entraîner à dire oui. Il devait d’abord, en chrétien, se livrer longuement, puisqu’il avait le temps, et au cas où les possibilités pressenties s’ouvriraient – il y en avait plusieurs, – à la recherche de son devoir encore confus. Dans cette confusion, Dieu avait voulu qu’il ne fût pas seul. Il associerait Pierre Altzing prudemment à sa recherche. Si ce n’était qu’une méditation philosophique, qu’un entretien suprême des derniers esprits encore libres, des derniers hommes vraiment vivants sur la terre, pouvaient-ils finir plus noblement leurs jours ? Et si c’était l’accomplissement de la délivrance des autres, et pour l’éternité... S’appuyant encore au bras de son ami, Jean-Lothaire franchit le haut seuil.

La vieille Margotte l’y attendait. Cette humble femme avait pris son service au château, du temps de la Grande-Duchesse Anne, elle avait soigné l’héritier perdu, le petit Carloman. Son maître, sans le montrer, la vénérait. Depuis toujours on souriait un peu d’elle à l’office à cause de son chapelet de chaque soir. Et depuis des mois on s’y écartait d’elle davantage, on la méprisait en secret. Ou si on la fuyait par prudence ? Elle s’avança dans le grand hall au-devant de son Prince et se mit à genoux en lui baisant la main. – Vous permettez, n’est-ce pas, dit-elle comme si elle demandait une grâce, que je reste avec vous pour vous servir encore ? Et Jean-Lothaire sentit sur sa main des larmes chaudes. Il releva la pauvre femme, et, respectueusement, l’embrassa. – Vous voici deux, dit-il avec affection, sans faire de différence entre elle et Pierre, et prononçant les paroles qui les dépassaient, vous voici deux qui m’aiderez, chacun à votre place, à essayer de sauver non seulement cette petite parcelle du monde, mais si possible le Monde ! Une troisième va revenir qui, sans doute, nous apportera le moyen. Ce qu’elle a promis de faire elle l’a toujours accompli. Dieu nous aide...

– Que veut-il dire ? Où va-t-il m’entraîner ? se demanda Pierre, décidé à être fidèle mais ne sachant bien à quelle aventure on le jetterait. Margotte, elle, déjà rendue à son travail quotidien, comprit seulement qu’il fallait prier...

 

Le changement de régime se fit à Olzheim avec un peu de tapage. On ne pouvait y pratiquer tout de suite dans sa perfection la méthode silencieuse qui s’imposait partout ailleurs. Il y eut quelques chants, et même quelques pétarades. On avait trop tardé pour ne pas vouloir tout bousculer, spectaculairement. Mais cela, essayait de se demander Jean-Lothaire, n’était-il pas le signe d’un reste de vie personnelle chez ces malheureux égarés ? Un drapeau rouge flotta sur l’abbaye vidée, changée provisoirement en cuisine communautaire et en réfectoire. Les anciens moines en sortirent, vêtus de salopettes et de vestons ouvriers, en levant le poing, se perdirent à jamais. La petite tour de la paroisse s’écroula dans un feu de joie (de joie ?) et on brisa les cloches à coups de pilon. On démolit la jolie fontaine de la place qui érigeait sur son socle une statue d’enfant nu à la source : Pour avoir de l’eau, ne suffisait-il pas d’une tuyauterie bien agencée ? Dans la campagne, au loin, Jean-Lothaire vit brûler la chère ferme de Vieux Dippach. – J’aime mieux cela ! murmura-t-il en priant sur ses souvenirs... Le refrain rituel de l’Internationale troua deux ou trois fois les nuits. Enfermé cependant avec Pierre, de longues heures durant, dans son cabinet de travail, le Prince attendait. Et il essayait prudemment de faire comprendre peu à peu à son compagnon de solitude – sans lequel, désormais abandonné de toutes autres aides matérielles, il ne pouvait rien, – la direction et le travail de sa pensée, son rêve de suprême délivrance, ses terribles raisons d’espérer, ou tout au moins, de vouloir.

– Dieu nous a-t-il abandonnés ? Ne suffit-il pas que nous vivions, conscients de notre vie, toi et moi, et peut-être quelqu’autre encore quelque part sur la Terre, pour que tout puisse recommencer ? Et si rien ne peut recommencer, ne suffirait-il pas peut-être que nous le veuillons avec persévérance, avec passion, pour que tout finisse ?

Pierre Altzing continuait d’écouter avec respect ces paroles obscures que le Prince lui répétait, à longueur de jour, et qu’il ne comprenait pas encore. Et Jean-Lothaire les comprenait-il tout à fait lui-même ? L’avenir proche les lui préciserait. Ce que Marïa Sobieska allait lui rapporter de son aventureux voyage, c’était peut-être la révélation inespérée d’un autre foyer de pensée, d’une autre réserve secrète qui pourrait faire prévoir, dans la presque totale nuit, un recommencement. La dernière petite espérance. Ou bien c’était le moyen, enfin découvert par l’audacieuse, de délivrer l’humanité en la détruisant. Il prononçait ces mots pour s’y accoutumer.

Folie ? En s’y habituant ainsi, en tournant et retournant son problème, c’était de moins en moins une folie. Un penseur sublime ne lui avait-il pas dit un jour que peut-être, dans des millénaires, l’âme collective de l’humanité, après une longue épreuve, ou par une catastrophe, pourrait s’évader de la Terre, et, projetée dans les espaces, atteindre, en une nouvelle étape de son évolution, le centre de sa création, le cœur même de Dieu ? – Et si tout ce qui se passait aujourd’hui sur la Terre, se demandait-il depuis longtemps, n’était que la préparation – l’état de nécessité – de cette providentielle catastrophe, dont la fin de l’Église de Rome avait marqué le moment ? Si l’accomplissement de la Prophétie – dont nous serions les instruments – allait précipiter ce rêve du philosophe, ou du voyant, cette libération, cette apothéose ?

Jean-Lothaire, pour préparer son compagnon, son auxiliaire indispensable, racontait à Pierre Altzing, parmi les souvenirs de sa vie condamnée, sa visite déjà lointaine à Teilhard de Chardin. Et ce grand nom résonnait noblement dans cette atmosphère solennelle d’entre vie et mort où l’on vivait. Tout autre nom y eût grimacé.

– Ses livres sont dans ma bibliothèque, avouait Pierre, mais je ne les avais pas encore lus...

Quand, après la guerre de Quarante, on osa publier – mais c’était dans les Études des savants Jésuites, qui devaient bientôt redevenir moins hardies – cette « Conférence de Pékin » où l’illustre paléontologue, se dépassant enfin, étageait pour la première fois les étapes du monde, le Prince d’Olzheim, tout à sa défense, un peu étroite alors, de l’Occident, avait vu d’abord, avec inquiétude, dans ce texte inouï une bénédiction donnée imprudemment à ceux qui voulaient, dans la politique et dans la pensée, substituer la masse à l’homme ; et, ayant bientôt entendu invoquer cet écrit par des théoriciens communistes contre l’esprit personnaliste, il était allé un soir causer dans son couvent de la rue Monsieur avec « ce poète qui prophétisait ». Ainsi le lui avait défini André Malraux. Il n’avait jamais oublié cette vaste chambre à deux fenêtres, à peu près vide, meublée d’un petit lit de fer et d’un grand bureau, et odorante, comme toutes les maisons de la « Compagnie », d’une odeur fraîche et sure de pommes et de savon. Il avait demandé au Père de le rassurer : était-il bon que ses paroles mal comprises pussent encourager ceux qui déjà s’enivraient de la joie commode de ne penser plus que collectivement ? La réponse qu’il avait reçue ne l’avait pas tout à fait éclairé.

– Il nous faudra toujours défendre, avait-il entendu, les droits de la pensée individuelle. C’est chaque homme, bien entendu, qui est créé à l’image de Dieu. Mais si le malheur ou la fatalité de l’Histoire agglomérait les hommes au point d’atrophier en chacun son âme vivante, Dieu ne pourrait-il pas avoir sa revanche ? Et si l’humanité ne devenait esclave que pour se libérer ?... Comme pour se libérer lui-même de questions qui visiblement le gênaient (car il n’était pas certain sans doute que son interlocuteur princier méritât une réponse totale : – Je suis assez guetté, avait-il dit en souriant au début de la conversation ; et il avait même ajouté, en termes de désert, « Je sens rôder les fauves autour de mes tentes ! »), le savant anthropologue avait conduit l’entretien vers le thème de l’évolution créatrice, et, pendant une heure, s’était donné la peine d’expliquer au profane illustre qui l’interrogeait comment l’esprit avait pu naître de la matière. – Il y était depuis l’apparition – divine ! divine ! – de l’atome éternel dont est, sans doute, sorti l’Univers. Le plus petit grain de matière, la plus infinitésimale poussière contient déjà un germe d’esprit... En parlant, le Père Teilhard avait crayonné sur un dos de lettre l’image explicative : – Que j’ai toujours gardée comme le témoignage vivant du génie !... – L’atome avant la molécule, avant la poussière matérielle, n’est pas un cercle, dessinait-il, mais une ellipse. Voyez, il a deux centres, et l’un d’eux est spirituel. Tout est dans tout. Tout élément est déjà vital, toute existence est promesse ou plutôt commencement d’âme. Toute âme doit s’abîmer en Dieu... Malgré ce témoignage précieux qu’il en emportait : ce morceau de papier où était figuré au crayon bleu l’embryon créateur à double foyer, Jean-Lothaire était sorti insatisfait de cet entretien trop prudent, dont aujourd’hui le sens secret, les éclairs, l’éclairaient. – Peut-être, disait-il à Pierre Altzing qui ne pouvait comprendre encore non plus, peut-être n’étais-je pas mûr pour saisir le sens plein de ces mots. Peut-être sommes-nous, avec la rapidité du vertige, arrivés à ce point de la nuit où la libération est proche ? – Mais, demandait Pierre Altzing, se soumettant docilement à un dialogue qui le dépassait, comment le Père Teilhard pouvait-il parler d’une fuite vers Dieu de l’humanité réunifiée, dans le cas où celle-ci aurait tué son âme ? – Et si, nous, dans sa mort même, par sa mort même, nous réveillions son âme ? – Et s’il n’y avait plus, pour la réanimer, la moindre étincelle ? – Et si en la frappant nous en faisions, comme d’une pierre, jaillir le feu ? – Mais comment pour libérer cette âme, frapper l’humanité ? – En la détruisant !

Un autre aurait définitivement conclu que le Prince s’égarait ; que, suspendu entre vie et mort dans sa solitude dernière, hanté par sa défaite et le malheur des hommes, il perdait tout à fait la raison. Pierre Altzing l’écoutait, avec respect, comme un oracle. Il ne savait pas que Jean-Lothaire, rêvant d’une décision sans doute impossible, devant forcément l’associer à son entreprise s’il voulait la tenter, voulait le gagner d’abord à son rêve, désirait en tout cas mesurer ce rêve au solide bon sens de son fidèle servant. Comment celui-ci eût-il pu deviner aussi que le héros, contemplant son dessein, prenant ses responsabilités, recherchant son devoir, luttait contre lui-même et, à sa manière à la fois lucide et instinctive, avant de faire son choix s’il devenait possible, attendait un signe de Dieu ?

Celui-ci allait l’atteindre à l’instant.

– Monseigneur, Monseigneur ! la ville brûle ! vint annoncer Margotte en tremblant.

Voici deux jours que Pierre voulait, quel que fût le risque, descendre dans la petite ville révoltée. – Mes objets de toilette, du moins, mes habits ! disait-il un peu comiquement. Jean-Lothaire l’en empêchait. – C’est moi maintenant, lui disait-il, en souriant de ces petits soucis, qui suis la prudence. N’oublie pas que nous sommes en réalité prisonniers ! Si l’on se venge sur toi de ma résistance, si on veut te faire payer ta fidélité... Que deviendrions-nous si je te perdais ? – Je voulais simplement, s’était excusé l’autre dévoilant ses vraies raisons, sauver mes souvenirs, au besoin les détruire, empêcher ces misérables déchaînés (ou enchaînés) de les souiller ! – Attends en tout cas le moment propice !... Hélas, ce moment était maintenant dépassé. Quand les deux solitaires, avertis par la vieille servante, débouchèrent en courant sur la terrasse, le feu destructeur tourbillonnait, concentrique, sur lui-même et, de maison en maison, sautait, rejaillissait, semblait tourner en spirale dans sa fumée pour atteindre au cœur de la bourgade le toit encore intact de la chère maison. Par quel raffinement de cruauté les incendiaires avaient-ils voulu substituer aux méthodes nouvelles de destruction scientifique, instantanée et silencieuse – la mort sans flammes ! – ce flamboiement total, crépitant, spectaculaire ? Pour railler, pour faire souffrir là-haut le « Souverain » avec son féal ? N’était-ce pas plutôt la dernière explosion, la dernière folie – le dernier signe de vie, hélas ! – qu’on permettait à ce petit peuple mal initié encore aux mornes disciplines et aux exécutions muettes ? – Les misérables ! s’écriait Pierre Altzing. Jean-Lothaire, toujours magnanime, répondait : – Les malheureux !

Saisis par l’affreux spectacle, penchés au-dessus de la balustrade dans l’âcre fumée, la chaleur presque intolérable qui gonflait le soir et brûlait leur visage, tous deux regardaient avec horreur les flammes que le vent excitait, abandonnait, rabattait, reprenait, faisait maintenant, dans l’ancien jardin du juge de bailliage, bondir d’arbre en arbre, de branche en cime. On y entendait déjà des vitres éclater, une serre s’effondrer. Bientôt le bouquet de frênes qui ombrageait la toiture, comme s’il avait été aspergé d’essence, s’embrasa de bas en haut, se changea en torche, vacilla, s’abattit en un formidable fracas. Et par la plaie du faîte effondré sous les troncs embrasés, un autre brasier, brusquement, de l’intérieur de la demeure étouffée, jaillit. Jean-Lothaire prit les mains de Pierre, pour le réconforter, peut-être le retenir. Pour la première fois depuis qu’il avait donné Attille à son ami il fit allusion à leurs amours mêlées : – Ce sont aussi mes souvenirs qui brûlent ! dit-il avec mélancolie.

– Les miens sont plus douloureux ! ne pouvait s’empêcher de se dire Pierre. Et tristement il ajoutait, sans manquer de respect ou de grandeur d’âme : – Moi, je n’ai pas eu d’autre amour... Épouvanté, désespéré il regardait les débris de meubles, de tentures, de papiers que projetait de plus en plus haut la flamme verticale furieuse, enfin tout à fait déchaînée. Avant que le toit ne s’effondrât, elle avait couvé puissamment, sourdement, s’était accumulée entre les vieux murs, avait pris possession, dans les chambres fermées, des dossiers, des archives, de la bibliothèque aux livres entassés – Toute ma vie ! tout mon travail ! murmurait Pierre Altzing, contenant à son tour sa colère qui gonflait. Puis, tout à coup, la cheminée s’étant ouverte à travers les plafonds, les gîtages, les ardoises, tout cela avait éclaté, explosé, avait été craché en l’air comme d’un cratère : registres, cartons, gravures, et des livres entiers qui retombaient bientôt, et d’innombrables feuillets détachés qui s’élevaient très haut, se consumaient ou s’éteignaient au vent, commençaient de planer et de s’éparpiller, se perdaient dans le ciel comme des vols de corbeaux funèbres.

... Et celui-là qui se balançait, frangé de lumière, pareil à une colombe ou un aigle aux ailes brillantes, au sommet de ce qui demeurait de jour ? – Vois ! il descend vers nous !... Ce papier s’était détaché de la colonne, distrait par un vide, un courant d’air, un appel, il hésitait, abattu puis soutenu. – Quel est l’adieu qu’il jette au ciel ? se demandaient les deux spectateurs bouleversés. – Ou le signe qu’il nous apporte ? Le Signe ?

Tout indiquait que ce hasard était plus qu’un hasard. Rien ne pourrait détruire ce fragment à demi consumé avant qu’il leur eût délivré son secret ! Manifestement il leur était destiné par Dieu.

Il glissait sur la brise, délaissé puis repris par elle, remontant, tournant, revenant, aspiré, repoussé, dirigé par quel souffle ou par quelle fatigue, et s’annonçant – oui s’annonçant ! – à ceux qui, le suivant des yeux, attendaient un présage, peut-être une autorisation divine. La frange de feu qui ourlait cette page obstinée et balancée en dessinait, déjà presque à la portée des deux hommes, la forme à peu près intacte ; et ce n’était plus, provisoirement, quand elle descendit dans leurs mains levées, qu’un bord calciné encadrant de lumière un texte encore, pour une seconde, vivant. – Mon Dieu ! criait dans son cœur, à sa manière, le Prince angoissé, faites que ce me soit une réponse !

Il l’avait atteint. Voici qu’il le tenait entre les doigts, délicatement, avec d’infinies prudences car la fragilité du papier à demi brûlé pouvait à l’instant réduire en cendres légères et cassantes ce qui en restait. Il noircissait en se consumant, il périssait : l’une après l’autre des lettres de feu s’y rallumaient furtivement dans l’encre séchée, mais pour s’éteindre l’instant d’après. Il fallait saisir au passage ces mots épars, ces demi-phrases lumineuses un moment, déjà fugitives et qui se perdaient aussitôt dans la nuit. Les deux hommes avides s’efforçaient de déchiffrer lettre à lettre ces mots survivants et précaires, ils les prononçaient tout haut pour les retenir : Vie et Planète... 169 – c’était le numéro du feuillet... Le Point Oméga – Miracle ! Miracle ! mon Pierre ! C’est une page même du Père Teilhard dont nous parlions ! Et Jean-Lothaire se souvenait : Le Point Oméga n’est-ce pas Dieu ? Ou l’aboutissement de la destinée de l’homme, de l’humanité arrivée, par un subit prodige ou par maturation spirituelle, à la portée de Dieu, au contact même du Tout Créateur ?... Le Prince, qui reconnaissait cette haute pensée, recevait sans trembler cette espèce de révélation qui le frappait en plein cœur, en plein visage. Certains termes pour lui-même étaient encore obscurs : Hypertension de l’étoffe cosmique sur elle-même. Qu’avait voulu dire alors, que voulait dire à l’instant le prophète ? Voici ! Un reste de feu écrivait en une fois, enfin, la phrase définitive totalement visible, ramassée comme une formule qu’il faudrait dénouer : Phénomène semblable extérieurement à la mort peut-être, mais en réalité simple métamorphose et accès à la Synthèse Suprême... Et enfin, résumant tout, – feu, cendre, fumée obscure, – un cri d’espoir : Évasion hors de la Planète... Évasion hors de la Planète ! Il relisait encore : Évasion... Évasion... Il n’y avait déjà plus rien...

– As-tu lu ? interrogea le Prince, exalté, presque sauvé, et as-tu compris ? L’autre n’essayait plus de comprendre. – Et si cette heure, expliqua-t-il, que Teilhard peut-être n’imaginait possible que dans des millions, des milliards d’années, et si cette heure était venue...

 

 

 

 

 

 

II

 

LE TOUR DE LA TERRE

 

 

 

CELLE qui, après les deux jours habituels d’isolement administratif, sortait ce matin-là, à l’heure fixée, de la caserne-hôtel de la RPU (Police Réglementaire Universelle : nom définitif de la Guépéou périmée, et d’ailleurs sans doute inutile), rien ne la distinguait de la foule féminine uniforme où elle se perdait aussitôt (ou croyait se perdre, ou feignait de croire qu’elle se perdait). Un fichu gris serrait la chevelure de Marïa dûment fagotée et numérotée : un manteau droit de plastic qui supprimait ses formes, comme celles de ces milliers de femmes sans âge et presque sans visage, lui descendait aux chevilles – Je suis comme un tube qui marche ! se disait-elle avec ironie, sachant tout de même que d’elle, quoi qu’elle fît, quelque chose rayonnait – qu’elle aurait bien voulu éteindre. Elle était emportée par le flot et tâchait de s’y reconnaître. Mais tout avait changé depuis sa dernière visite, et tout était si parfait dans la laideur utile des blocs d’habitations normalisées, que rien jamais – on le sentait – ne changerait plus. Peut-être au-delà du centre qu’elle traversait, sur l’emplacement de l’ancien Kremlin (il y avait eu là des bulbes et des toits d’or !) au-delà de ces grandes avenues rectilignes où l’emportait maintenant, rapide, le tapis-trottoir pourvoyeur du métro géant, retrouvait-elle le quartier des masures d’ancien régime devenues taudis, au fond desquelles, il y avait si peu de mois encore, elle avait cru percevoir les derniers soupirs de l’esprit, de la douleur et de l’espoir, les dernières traces du séjour des saints. Était-elle surveillée ? Rien ne pouvait le lui faire sentir. Mais Marïa n’était jamais dupe.

Elle avait été, dès son arrivée hier soir, prise à nouveau dans ce réseau administratif, si simple et si compliqué, qu’elle connaissait bien, où elle trouvait aussitôt chaque fois sa place marquée, où l’on se servait d’elle et se défiait d’elle, où elle sentait qu’elle jouissait encore aujourd’hui d’une espèce de liberté équivoque, et où elle demeurait fidèle, avec sa lucidité agile, à son double jeu si excitant, si nécessaire – si angoissé ce matin, si décisif.

Voici, derrière le triste parc de bouleaux et de graviers mouillés qui faisait naguère la transition avec la zone des misères tolérées (– On y respirait alors : Et déjà je respire en en approchant !) Voici de hautes carcasses, soudain, de fer et de béton, qui achèvent de se dresser, de se garnir, qui s’avancent en profondeur, fenêtre à fenêtre, à l’infini dirait-on, derrière les bulldozers nettoyeurs de ruines, pour former à jamais la ville des cent mille sommeils – ou du désespoir (ainsi la sentait Marïa). Il y avait ici naguère, se disait-elle, des pauvres aux yeux pleins d’amour. Il n’y aura plus que des esclaves satisfaits. Cet ergastule ne débouche sur rien ! Où est la croulante petite église, vide et fermée et sale, certes : mais elle était là autrefois comme un ancien témoin de l’époque des âmes ? Où s’ouvrait la cour sombre d’où, vers la chambre d’Anne, je levais naguère les yeux en arrivant ?... Anne était morte, de faim sans doute. Et plus personne ne mourrait de faim. Mais qui vivait encore ? Disparue cette ruelle aux maisons de bois où la voyageuse était allée, dans le plus beau jour de sa vie, le plus glorieux, prendre par la main, pour le conduire à Saint-Pierre de Rome, un petit savetier qui, en racontant des histoires à ses voisins et les illuminant de sa joie divine, tapait sur ses semelles à clous ? Quel souvenir. Quelle distance ! Non je ne reconnais plus rien !... Marïa s’avançait parmi les gestes des grues et les bétonnières tournantes, attentive et preste, feignant de tout admirer. Elle atteignait les abords de l’ancienne gare. Quelques murs encore s’écroulaient. D’une ruine que la pelle mécanique allait ramasser d’un seul geste – les appareils constructeurs suivaient – une petite vieille babouchka au châle noir sortit comme un rat, frôla celle qui cherchait. – Où est la chapelle Saint-Stefan ? demanda celle-ci à voix basse, pour voir. La petite vieille éclata d’un rire court et sec. – D’où viens-tu ? souffla-t-elle, et de quoi parles-tu ? À l’instant la pelle mécanique ramassa cette ruine dérisoire avec l’autre, laissant Marïa sauter de côté, s’encourir. – Je suis encore jeune ! se dit-elle en faisant semblant de sourire, la machine me tolère ! Mais c’est la fin !

Que se passe-t-il ? se demandait-elle en se répétant : c’est la fin ! Cette scène rapide et comme symbolique, dont elle avait réussi à rire un instant pour ne pas se faire remarquer, avait été pour elle un signal... Je suis ici à la toute ultime minute de quelque chose. De quoi ? Tout est en train de se fermer. On arrive – je le sens à quel indice ? – au dernier acte, peut-être au dernier geste de la mécanisation définitive du monde. Il manque encore un rien, pourtant, à cette fermeture totale. – C’est mon âme ! c’est moi ! s’écriait-elle au fond d’elle-même avec fierté, avec amour, c’est nous, qui sommes encore libres ! Et elle pensait au vieux Prince d’Europe avec une tendresse infinie. – C’est nous, se chantait-elle, qui sommes la réserve suprême de la vie, de l’intelligence vivante. C’est nous qui devons, qui allons tout sauver ! Faire toujours comme si tout était possible ! avait, dès le premier jour, dit le Prince. Rendre tout possible ! avait-elle toujours ajouté...

– Vous n’avez rien trouvé ? lui demanda sans ironie visible quand elle revint, au moment ordonné, de cette course matinale, le chef du premier bureau où on la faisait entrer. C’est qu’il n’y a plus rien. Il n’y aura plus jamais rien ! Et elle eut, une fois de plus, la sensation de cette fermeture qui allait se sceller pour toujours. Mais dans l’immense rouage en spirale où elle s’engageait maintenant, où on l’engageait, avec quelle aisance étrange elle allait se mouvoir ! Elle s’égarait toujours autrefois, ou on l’égarait, par système ou par jeu, dans des secrétariats multiples, des postes de contrôle, les tours et les retours savants d’un labyrinthe complexe et, dans tous les sens du mot, redoutable. Aujourd’hui comme tout, au contraire, fonctionnait à merveille, tournait rond sans une faille, une faute, une hésitation : l’ordre était d’une perfection telle qu’on n’en sentait plus la terreur ! La rigueur seulement qui était une aide, un soutien. – Voici le palier, calculait-elle, où j’aboutissais autrefois dans ma spirale bureaucratique ! Des fonctionnaires à tête de colonel l’y écoutaient alors, notaient sur bande ses moindres mots, lui infligeaient avec minutie de nouveaux interrogatoires, la libéraient, la faisaient rechercher après deux jours, la renvoyaient assez dédaigneusement en Occident, avec chaque fois les mêmes instructions générales, la même consigne au sujet d’Olzheim, et dans son cœur le même espoir de pouvoir maintenir à toutes fins utiles (ici les voies secrètes des interlocuteurs déviaient), au milieu du monde asservi, le dernier Prince libre... Elle avait essayé déjà de monter plus haut, d’atteindre le Grand Chef, de regarder en face, ne fût-ce qu’un instant, pour le deviner si possible, Maréchal Ier dont personne à peu près ne connaissait le visage. Malgré son jeu habile et son audace souriante elle n’avait jamais réussi. Cette fois, sans hésiter, sans qu’elle l’eût demandé on l’y conduisait. Et cela apparaissait infiniment simple ces escaliers qui montaient avec vous, ces portes qui s’ouvraient et se refermaient hermétiques, ces employés d’aspect paisible qui s’effaçaient... Puis soudain, sans surprise, cette rencontre, au sommet d’une hiérarchie invisible, d’un personnage sans éclat, aux yeux un peu bridés, qui n’avait besoin d’aucun apparat, d’aucun appareil, d’aucun nom même pour incarner la Toute-Puissance. – La presque Toute-Puissance ! comprit Marïa au premier coup d’œil.

Si extraordinaire qu’il fût, ce contrôleur du globe était aussi un homme ordinaire que rien n’eût beaucoup distingué des autres – traits, habillement, attitudes – s’il n’avait été si parfaitement à sa place, à une place que seul, visiblement, il pouvait occuper. Il ne s’agissait pas de savoir en le voyant qui il était, d’où il était venu et comment, à travers l’administration mondialiste, il était arrivé au plus haut poste du Communisme unificateur, mais bien d’admirer – ou plutôt de constater comme une évidence – qu’il était merveilleusement adapté à son rôle, le remplissait exactement sans le déborder, possédait la puissance assurée et tranquille qui ne comporte plus de précaution, ni même de désir... À moins que... – Quelque chose lui manque encore ! réalisa la jeune femme, à laquelle, avec une politesse muette, après l’avoir accueillie de mots brefs, il faisait signe de parler. Et elle parlait, à voix égale aussi, comme tout l’y obligeait dans ce lieu de calme, en calculant déjà, dans son subconscient toujours en éveil, le parti que, pour le dessein précis qui l’avait amenée à Moscou, elle allait tirer de cette première victoire – inattendue à la vérité. Comme tout aujourd’hui, après sa tristesse de la matinée, (cet affreux néant découvert !) lui réussissait ! Jamais la jeune héroïne n’avait été si maîtresse d’elle-même, si prête à saisir l’occasion d’arriver à son but. Déjà elle avait deviné dans cet être parfait qui lui faisait face – si parfait que rien en lui ne me heurte, ne me gêne, ne me fait peur ! – la fissure invisible, le défaut, qu’elle découvrirait peut-être, du tissu indéchirable dont il était fait. Et, sans le montrer non plus, tant semblait naturelle cette incroyable et facile rencontre, elle guettait le mot ou le demi-mot, ou le silence, qui la ferait, pour un éclair ou pour toujours – oui moi la fille au cœur libre et vif, au service de l’amour d’un héros sublime ! – la maîtresse du jeu.

D’un jeu qui, de l’autre côté de la table encombrée d’appareils électroniques, était la perfection même – c’est pour cela mon Dieu ! que le défaut peut-être tout à coup se révélera ! – qui, de ce côté-ci, était forcément approximation, interrogation secrète, tâtonnements subtils, erreurs et ratés possibles : mais comme l’esprit d’une telle fille se jouait parmi les embûches de cette partie obscure, où ce qu’elle venait raconter une nouvelle fois n’était qu’un prétexte, accueilli, et pourquoi ? avec tant d’empressement, un prétexte à trouver, à saisir l’invraisemblable occasion que, dans l’extrémité où se trouvait le monde, elle était venue follement – une chance sur mille milliards ! – chercher !

À voix égale, Marïa rendait compte brièvement une nouvelle fois, dans le style nouveau, de ton uni, qui partout s’imposait à elle, de la mission dont elle s’était elle-même chargée autrefois, en ayant à suffisance démontré alors l’opportunité politique qui demeurait : maintenir autant que possible, et aussi longtemps que possible, le paradoxal petit souverain étranger au système ; au système qu’avaient accepté librement et spontanément – n’est-ce pas ? la preuve était là ! – tous les autres États du globe. On lui demanda aussitôt, avec une politesse aussi étonnante que péremptoire, de continuer là-bas jusqu’à sa mort son soutien vital au vieux Prince « auquel, il avait bien fallu – elle l’apprit aussi loin d’Olzheim, avec horreur ! – enlever la veille la partie habitée de son territoire »... Mais, si réduit qu’il fût, il fallait maintenir aussi longtemps que possible cet involontaire témoignage d’un homme du Passé. Après lui, on verrait... Et si le descendant de Charlemagne se soumettait avant de mourir, librement et solennellement, un jour, conduit par l’amour d’une fille si intelligente et si belle, aux Maîtres de la Terre qui le toléraient ?... Il y a donc encore, se demanda Marïa à peine revenue du coup qui la frappait, des hommes à persuader ? Et aussitôt elle sentit avec acuité ce que le projet secret qu’elle poursuivait avait de raisonnable : même s’il n’était pas meurtrier.

Il semblait fou, pourtant, de l’avoir même rêvé. Maintenant ce n’était plus fou. C’était nécessaire. Marïa était certaine, comme Jean-Lothaire, que Moscou possédait une formule, un engin, une arme absolue, l’arme absolue, bien plus redoutable et décisive que les classiques rayons solaires, une arme dont la seule existence, connue de quelques grands chefs d’État, suffisait à assurer pour toujours à son possesseur exclusif la maîtrise, absolue aussi, de la Sphère. C’était évident. Il était évident aussi que nul jamais, s’il en avait l’invraisemblable pensée, ne pourrait s’emparer de cette arme – elle avait deviné pourtant où elle se trouvait ! – ou de cette formule. Et moi, j’ose ?... Ce n’était pas par sport, cette fois, qu’elle s’était engagée dans cette aventure incroyable qui devait aboutir, si elle réussissait par miracle, au retournement total, à la délivrance de l’humanité par la vie ou par la mort : c’était par dévouement, par besoin du quitte ou double, par nécessité vitale. Elle se répétait ce mot. L’étranglement d’Olzheim aggravait cette nécessité. Marïa n’était rien dans l’empire total et totalitaire où elle allait risquer la dernière chance du genre humain. Mais elle voulait réussir. Elle réussirait ! Elle se sentait, elle se savait capable de tout. – J’attends l’occasion et je la prendrai !

Le signe attendu pourtant ne s’était pas produit. L’entretien, à la fois terrible et providentiel, qu’elle venait de subir allait se terminer. Il fallait risquer son va-tout, saisir à la dernière seconde la dernière chance de se rapprocher de son but devenu plus urgent, plus décisif encore. Elle demanda donc avant de se lever – mais qui des deux interlocuteurs attendait ? – avec une assurance qui dissimulait son angoisse, elle demanda comme une chose très simple, en récompense de ses services (si bien accueillis aujourd’hui, pourquoi ?) de pouvoir, comme à son voyage précédent, visiter les fameuses installations scientifiques de l’Est sibérien. – Je voudrais connaître mieux ces merveilleux laboratoires, proféra-t-elle d’un ton détaché. – J’avoue, ajouta-t-elle sans y toucher, que je n’y comprends pas grand-chose. Mais la vue, même simplement extérieure, de leur expansion et de leur progrès me permettra d’être plus digne de la confiance dont m’honorent ici, étrangère insolite et invisible, ceux dont vous me permettez le contact. (Elle admira sa phrase si bien faite, si bien conduite !) – Et si, lui proposa-t-on, inopinément et sans avoir hésité – miracle ! miracle ! – on vous permettait, là-bas, de prendre place dans un de ces Gamma Lambda qui, des rampes voisines, s’élèvent deux fois par jour pour faire, du haut de la stratosphère, l’observation minutieuse de ce globe, ne seriez-vous pas heureuse de vous rendre mieux compte encore de la puissance illimitée de l’homme rénové ?... Elle dissimula, non sans peine, le choc que lui fit l’annonce étrange de cette faveur inouïe qu’on lui imposait et qui la rapprochait encore de son but... Et elle n’avait pas fini d’y réfléchir, certaine d’en découvrir bientôt la raison et d’en tirer le profit, quand, après les pilules de midi, on l’embarqua et la transporta en moins de deux heures au centre de l’ancien désert de Gobi. – Faut-il que j’aie les nerfs solides et la tête froide, pour résister à ces secousses sans transition, à ce voyage subit de six mille kilomètres !... En réalité tout lui paraissait simple – et providentiel. Bien qu’elle en eût perdu tout à fait l’habitude, elle fit une courte prière mentale avant de débarquer.

 

C’était depuis quelques années la « citadelle scientifique secrète centrale » de l’URSS, celle d’où l’on manœuvrait le plus souvent les rayons solaires et ces vedettes au nom redoutable et comique, ces machines, remarquait pour elle-même avec ironie la voyageuse à l’esprit froid, que j’appelle encore, en bourgeoise arriérée du vieux sobriquet de spoutnik ! – Moi, se disait-elle encore, qui ai toujours eu horreur de la Science-fiction – toujours dépassée d’ailleurs par la réalité ! – moi qui, à l’époque où l’homme lisait des romans, n’ai jamais supporté la sotte littérature d’anticipation, à cause surtout de son côté mécanique ou pseudo-savant, me voici entraînée dans un chapitre de théorèmes et de robots, qu’on ouvre à ma sagacité dans un but que je dois découvrir. Ou plutôt, que je vais découvrir ! Car, pour n’avoir pas l’intelligence mathématique, je l’ai bien claire !... Cela ne tarda pas.

Pour le voyage promis, et pour lui expliquer l’univers – mais cette initiation gratuite n’avait aucun sens : Que me veut-on ? – on l’avait confiée en effet, d’emblée, au pilote scientifique 27 D 5 qui, en attendant l’heure, avait consenti sans difficulté à lui faire parcourir quelques-uns des laboratoires mondiaux « dont l’URSS tirait sa puissance, sa suprématie éternelle... ».

– Disons définitive ! avait-elle rectifié, et son interlocuteur n’avait pu savoir si c’était un mot restrictif ou une rationnelle négation de ce qu’autrefois les Églises nommaient éternité !

Ce compagnon qu’elle observait, et dont son instinct lui disait qu’il avait été soigneusement choisi, sinon réservé, était un homme de petite taille, vêtu de cuir et de toile, assez beau encore, avec des yeux bleus. Et quoi ? Elle sentit, dès l’abord qu’il n’était pas en tout semblable aux quelques savants ou opérateurs à la démarche précise, à l’aspect contrôlé, qu’elle croisait dans les couloirs, les cours et les salles. – On lui a donné une mission très particulière, s’était-elle dit tout de suite. Et pour réussir dans cette mission on a voulu qu’il ne soit pas pareil aux autres !... Quelle mission ? Pourvu qu’il ne soupçonne pas celle que je me suis donnée à moi-même ! Il faudra que nous jouions serré !

Ces lieux ne ressemblaient en rien aux arsenaux ou aux usines du temps de la coexistence. On y voyait bien encore les miradors des sentinelles, mais plus celles-ci. Et où étaient cachés les yeux électroniques ? – Je suis sûre de ne pas me tromper, il n’y en a plus !... Personne ne surveillait rien. Et on ne voyait presque personne. Tout donnait ici l’impression, ou plutôt la certitude absolue, de la maîtrise sans inquiétude et sans effort, de l’impossibilité, désormais, d’un attentat ou même d’une indiscrétion. Cette cité modèle posée au milieu des sables donnait, comme le grand chef ce matin – ils étaient faits de la même substance ! – le sentiment total de la sécurité toute-puissante, de la perfection presque sans fêlure, presque bienveillante tant elle se sentait mathématiquement assurée.

Mais ce mot presque subsistait toujours.

Marïa avait tout regardé, tout noté dans son esprit, posé très peu de questions (mais chacune la rapprochait peut-être de son but), écouté les moindres mots, les moindres silences, mesuré le jeune savant, essayé de le deviner. – Intelligence bien domestiquée, mais il ressemble encore à lui-même ! conclut-elle en atteignant avec lui la Fusée de Cinq heures, dont le confortable habitat se referma sur leur couple. Et qu’une simple pression du doigt sur un bouton mit en marche sans un bruit.

 

Départ foudroyant, mais silencieux, dans l’espace. Assise sur la confortable banquette devant les hublots, auprès de l’homme qui était bien plus que 27 D 5, elle l’avait aussitôt regardé dans les yeux comme pour essayer son pouvoir d’audace, et il avait presque imperceptiblement cillé. – Les yeux d’une femme libre, se dit-elle, résolue – résolue à quoi ? – sont plus troublants que ceux de leurs femmes de série. J’irai jusqu’au bout s’il le faut !... Ainsi avait-elle, dès la première minute de vol, pris sa décision, calculé hardiment les chances et les risques de l’entreprise que les prochains instants allaient sans doute préciser : tout dépendrait des circonstances ! Marïa, décidément n’avait pas changé depuis la route de Verdun, il y a douze ans !

L’homme commit tout de suite une faute, qu’un autre, pensa-t-elle, n’aurait pas commise, en lui demandant un peu trop vite et d’un air un peu trop détaché, si elle connaissait bien ce pauvre fou qui avant-hier encore, veille du châtiment de Rome, se qualifiait du titre bouffon de Souverain Pontife. Que ferait-elle si, sauvé quelque temps par son aspect banal et sa ruse ecclésiastique, ce personnage réussissait, malgré tout, à gagner le refuge d’Olzheim ? – Vous nous le livreriez ? – Le mériteriez-vous ? répondit-elle, énigmatique, sentant l’importance de la place que le fugitif obscur de Rome, non encore liquidé ou repéré, et dont le Prince lui-même, semblait-il, s’était si peu inquiété la veille, prenait tout à coup dans son aventure. – Me voici peut-être, comme je l’ai décidé, la maîtresse du Jeu ! Je vais atteindre mon but grâce à ce pape et à cet homme, j’en suis sûre : mais comment ? Rapide comme la fusée, son esprit travaillait.

La cabine où ils étaient commodément installés était climatisée et, sauf quelques manettes et boutons secondaires, les instruments directeurs et enregistreurs répondaient automatiquement aux commandes du sol. On entendait de légers déclics derrière les parois transparentes de leurs cages. Ils rappelaient la présence constante de la Science souveraine aux pilotes et aux passagers, qui, par impossible, auraient été tentés d’aller se perdre dans l’azur ou de s’imaginer, parce qu’ils dominaient les continents et les mers, qu’ils possédaient une part personnelle de puissance : c’était ces mécanismes qui les possédaient !... De quelle beauté pourtant était le spectacle de la Terre ! Les verres cent fois grossissants en révélaient les contours, les protubérances, les plaines et les couleurs. De quart d’heure en quart d’heure les océans éblouissants de soleil, noyés d’ombre, s’offraient au regard. Et alternaient les jeux du jour et de la nuit. De la nuit où les rayons Staline – comme on les nommait avec gloire – fouillaient au passage, en tous leurs replis, les monts et les cités. Marïa était arrachée à elle-même, enivrée. D’un pôle à l’autre, d’un hémisphère à l’autre, le satellite changeait d’orbite et d’altitude, entourant le globe d’un réseau prodigieux d’anneaux multipliés, découvrant les contrées que la volonté conductrice, aujourd’hui émise du sol, voulait faire voir. Soudain, après les grands espaces de l’Asie, de l’Afrique, des glaces et des mers, de la monotone Amérique, de l’Atlantique, vu des limites de l’atmosphère – une Méditerranée ! disait Jean-Lothaire, – la forme découpée de la presqu’île Europe, de la petite presqu’île Europe... L’Occident ! Ces Alpes et ces caps. Et dans une vue d’éclair, d’éclair qui se prolonge, des fleuves, des montagnes, des lacs circulaires avec la tache des forêts, avec, dans l’objectif agrandi progressivement, sous l’appareil descendu, une bourgade, une colline. La fusée s’arrêtait, revenait sur elle-même, planait un instant. Mon Dieu ! Mon Dieu ! L’Ardenne, l’Eifel, Olzheim ! Quelle émotion de me dire que sur ce point unique du globe, où nul ne sait que j’observe, subsiste encore un peu de liberté. Sa liberté ! La jeune femme pensa intérieurement avec amour, avec détresse, au vieil homme qu’elle aimait. Elle retint ses pleurs, se sentant épiée. Et même, à cet instant sans doute attendu, passionnément épiée. Son instinct aigu joua aussitôt. D’une main rapide, comme si elle étouffait un peu, elle défit le haut de sa combinaison, échancra son col, et fermant les yeux sur ses larmes renversa la tête en arrière comme pour les résorber. À la seconde, sans violence mais sans précaution, l’homme au nom chiffré se pencha sur elle et lui prit les lèvres pour un baiser dur. Elle se laissa faire longuement. Mais, l’instant d’après, c’est elle qui, tenant entre ses mains le visage de cet anonyme, qu’elle éloignait d’elle un peu trop tard, reconnaissait une nouvelle fois dans ses yeux une lointaine, une infinitésimale lumière qui vivait toujours.

– Je ne suis pas correct ! s’excusa l’homme, employant visiblement un mot peu courant dans sa bouche et dans sa langue. Mais...

Il regarda autour de lui les parois bien étanches de l’armoire aux instruments...

– Mais je voulais savoir, je voudrais savoir comment faisaient l’amour les femmes d’autrefois !

– D’abord, répondit-elle, feignant de retrouver son sang-froid, elles ne le faisaient pas sans qu’on le leur demande !

– Nous, riposta-t-il fièrement, nous ne le faisons plus que sur ordre !

Il sourit d’un sourire qui se combattait lui-même, hésita.

– C’est très bien ainsi, affirma-t-il, avec une sorte d’orgueil satisfait. L’amour jadis, nous a-t-on appris, troublait les hommes et les femmes. Il est aujourd’hui parfaitement organisé, comme tout le reste, avec le maximum de jouissance et de bonheur. On nous donne le bon comprimé, adéquat à notre nature, à la circonstance, au but immédiat poursuivi : récompense sexuelle ou fécondation, à la partenaire, et au moment qui convient le mieux. Mais vous n’êtes pas une partenaire. Alors...

– J’avoue – l’acceptez-vous ? – que votre langage qui me choque, me plaît aussi. Je ne suis pas une partenaire, en effet. Alors ?...

– Alors, répéta-t-il avec simplicité – une simplicité après tout sympathique ! – je voudrais savoir une fois, la seule fois qui me soit possible à jamais, comment faisaient les filles non encore assimilées...

Il ajouta :

– Je ne suis peut-être pas moi-même tout à fait assimilé... encore...

Marïa, dont l’esprit ne s’était pas une seconde abandonné, écoutait passionnément, sans rien montrer de cette attention, ces derniers mots, révélateurs. Et de les avoir entendus elle eût voulu tout de suite crier de joie. Des humains demeuraient donc qui n’étaient pas tout à fait assimilés encore, et qui l’avouaient ! Ainsi pourrait-elle rapporter à son Prince un peu d’espoir, un peu de la chaleur de la mèche qui fume, qui n’a pas tout à fait cessé de fumer ! Tout n’était donc pas mort dans cette humanité esclave ! Elle était venue ici chercher autre chose que cette révélation, certes, et elle ne renoncerait pas au but précis de cette recherche d’une arme inouïe. Mais elle était venue aussi, sans beaucoup d’espoir, essayer de trouver peut-être ce qu’elle n’avait pas trouvé à Moscou sur les traces d’Anne et de Bruno, ce qu’elle percevait soudain dans son compagnon : une étincelle, le souvenir d’une étincelle, la dernière lueur de cette dernière parcelle de clarté, la dernière lueur presque éteinte qui tremble, quand meurt le jour, au bout d’un ver luisant : elle va s’effacer, mais... Tout pouvait donc un jour, à partir de quelques âmes préservées, d’une seule âme préservée, recommencer !... De quel bonheur, plutôt que d’un instrument de mort, serait-elle à son retour, peut-être, chargée...

– Pourquoi encore ? demanda-t-elle avidement. Quelque chose pour vous peut-il encore changer ?

– Oui, répondit-il sans nuance, – sans rien qui exprimât la moindre nostalgie : mais Marïa Sobieska la sentait – je dois ce soir recevoir, comme tous les intellectuels qui ne l’ont pas encore reçu, le Baptême Spécialisateur.

Elle se retint de sursauter à cette formule inattendue, qui mêlait au jargon habituel l’ancien mot chrétien de baptême – prononcé sans broncher. On avait donc voulu normaliser – ou avilir – en l’utilisant, ce mot qu’elle croyait périmé, qui, étrangement, persistait encore. Mais non : c’était un mot commode, simplement, dont on n’avait plus peur !

– Qu’est-ce que ce « baptême spécialisateur » ? demanda-t-elle, très calme, en faisant sentir les guillemets comme si elle badinait, tandis que, de ses mains sûres d’elles-mêmes, l’homme approfondissait l’ouverture éclair de la combinaison, et, prudemment encore, essayait de prendre son sein.

– Voici, répondit-il, ému par son entreprise dont Marïa, attentive et résolue à tout subir, sentait qu’elle n’était pas, malgré tout, sans respect. Voici : dorénavant nous serons tous, sans exception, mieux adaptés, intellectuels et manuels, à nos fonctions, utilisant enfin notre entier potentiel. Chaque être humain à l’âge de dix ans, quand on aura décidé s’il travaillera de ses mains ou de sa tête, recevra la piqûre classificatrice qui développera son cerveau dans le sens de son utilisation plénière. Et à dix-huit ans, et aujourd’hui même pour tous ceux sans exception qui ont dépassé cet âge, les hommes de l’intelligentzia, par une seconde piqûre, auront leur pensée plus totalement encore adaptée à une spécialisation définitive. Ainsi...

– Ainsi ne penseront-ils plus ! interrompit-elle avec colère... Cette fois elle n’avait pu se retenir.

Il la regarda, visiblement étonné, la reprit :

– Ainsi penseront-ils mieux, et donneront-ils sans erreur, sans déperdition de force, leur plein rendement !

Marïa se tut, maintenant glacée. Le garçon devina-t-il l’horreur qu’elle éprouvait ? Il reprit, avec une douceur très calme, comme s’il voulait la ménager en l’instruisant :

– Est-ce que ce n’est pas mieux ainsi pour la collectivité, pour eux-mêmes ? Est-ce que ce n’est pas mieux pour le monde entier ? Tous les gouvernements du monde, dans la journée d’hier et la journée d’aujourd’hui, – quarante-huit heures auront suffi – ont équipé ainsi, en commençant par les plus hauts dirigeants eux-mêmes, le merveilleux matériel humain. On n’a jamais su jusqu’ici pleinement se servir de ce matériel humain, l’utiliser avec autant de perfection et de sûreté que des machines !

Il faisait cette démonstration sur un ton égal, où l’on eût voulu sentir un peu de fièvre et de regret. Et peut-être y en avait-il un atome. Plus jamais ce garçon ne serait maître de lui-même, ne se contrôlerait lui-même, et sans ce désir qu’il avait de connaître le goût d’une femme vivante, on eût pu dire qu’il était déjà mort, acceptait d’être mort – comme tous les autres, sans exception...

Marïa regardait son compagnon avec épouvante ; mais elle cachait son épouvante. Et elle regardait avec épouvante, au delà de ce candidat robot encore naïf, une humanité définitivement perdue, condamnée, telle que Jean-Lothaire dans sa vision désespérée l’avait vue et l’avait décrite en mots déchirants, plus esclave encore, sans rémission, sans fin possible, qu’il ne l’avait vue et décrite. Ce malheureux qu’elle avait devant elle allait être heureux ! Et tous les vivants, sans exception, allaient être heureux ! dans leur malheur total et totalitaire, – ou se croire heureux ! Et elle allait, elle peut-être pendant une seconde, grâce au dernier désir de ce mâle, qui s’accentuait, pouvoir saisir au fond de ce désir une âme, ce qui restait d’une ancienne âme libre au moment où, comme toutes les âmes, toutes les pensées libres sur la terre, elle allait définitivement périr ! Il fallait, dès lors, réalisait Marïa, agir en ce moment ultime, selon la volonté de Jean-Lothaire, comme si cette âme pouvait revivre. Sinon, arracher à ce qui restait de liberté peut-être dans cet homme, ou de goût possible de la liberté, le secret mortel – ou vital – qu’elle venait, sans avoir osé tout à fait l’annoncer à son Prince, chercher pour Olzheim.

L’anonyme numéroté, imperturbable, continuait pourtant, en même temps que sa caresse, avec une conviction où seule une femme comme Marïa pouvait percevoir un peu d’hésitation, de tremblement secret, ou même de douleur, son discours naïf ou bien appris :

– Ayant ainsi imposé instantanément son système au monde – vous ne le saviez pas ? – l’URSS est désormais, sans possibilité de retour, la maîtresse incontestée, incontestable de ce Monde. Personne ne pourra plus même penser à penser !

Ces mots atroces, pareils à ceux que le même jour Jean-Lothaire avait entendus à Olzheim, ces mots atroces que le garçon répétait, peut-être pour justifier – il pensait donc encore ? – la folle expérience amoureuse qu’il tentait, le remplissaient malgré tout visiblement d’orgueil. Pour la dernière fois de sa vie, grâce à elle, cet homme – qui était encore un homme malgré son matricule – allait commettre une erreur désormais impossible, une erreur humaine... Mais maintenant, la main posée sur le sein de cette femme libre, le gardant prisonnier, éveillant sa fleur... Mais maintenant, ce sein tiède et nu, mal résigné encore, et sous lequel battait un cœur... déjà presque consentant peut-être !...

– La découverte du vaccin cérébral, poursuivait-il, à la fois tendu par son désir de mâle et par sa démonstration didactique, l’application générale de ce vaccin rendent désormais inutile de notre part tout effort de puissance, puisqu’on ne pourra plus concevoir même d’effort de résistance ! Nous avons pendant ces dernières années – Il me dira tout ! – empêché toute velléité possible de non-conformisme de la part des autres États, soi-disant autonomes encore, en leur faisant savoir que nous possédions la force instantanée qui pouvait à la seconde anéantir non seulement tous les hommes en une fois, mais même ce globe déjà tenu dans nos cercles d’acier, gouverné par nos rayons solaires. La destruction ou l’esclavage ? demandait déjà votre sage vieux Bertrand Russell. Comme lui, tous sur la Terre ont préféré l’existence à la résistance. Les dirigeants de tous les États y ont été aidés par la seule connaissance de l’instrument secret de mort instantanée, de mort instantanée de l’humanité, et de tout son support terrestre, que nous possédions...

La jeune femme écoutait, écoutait, touchant à son but, acceptant peu à peu qu’il atteigne le sien. – La cartouche d’AAA, déclarait-il sans scrupule, dont le contenu, enfoncé de quelques mètres à peine dans le sol, suffirait – disons maintenant : eût suffi ! – pour faire éclater en morceaux, en poussière, pour anéantir en une seconde toute la Sphère ! C’est bien inutile aujourd’hui, et nous ne courrons plus ce risque – tous ensemble – ce risque illimité, illimitable, que nous n’aurions jamais employé, et en dose expérimentale d’abord, que forcés par une résistance : mais la peur suffisait ! Il n’y aura plus besoin de peur. Les cerveaux seront à jamais dociles comme les bras. La vie de tous, sans nulle exception, sera désormais conforme à la nôtre...

Sa démonstration faite, il se faisait plus persuasif encore. – Vous n’aviez rien su, vous, de ce moyen de mort totale, c’est-à-dire de domination totale, absolue, que nous possédions ? Et qui aujourd’hui est dépassé grâce à lui-même ? Vaincu par lui-même ?

– Bien sûr que je le connaissais ! affirma-t-elle, réalisant l’imprudence du garçon, mesurant cette fois sa propre puissance, l’acuité de sa propre divination. Je suis initiée depuis le long temps que je suis au service de l’URSS. Je ne suis pas assimilée, et pour cause, mais on avait, avec raison toute confiance en moi !

Elle tendait peu à peu son piège :

– Je savais, par exemple, que c’était dans vos laboratoires, ceux que nous avons traversés ce matin, n’est-ce pas ? que vos savants, vos techniciens composaient, en dix opérations distinctes dont nul ne connaissait l’ensemble, conservaient ce mélange. Je pourrai donc le voir, le tenir un instant dans mes mains, le soulever entre mes mains, en caresser la forme... comme vous caressez en ce moment mon sein ?

– Oui ! promit-il, égaré, en ouvrant jusqu’au bas la combinaison de la jeune femme, en parcourant de ses mains cette poitrine, ces flancs, ces cuisses douces et musclées, ce triangle noir. – Pardonnez-moi, reprit-il pourtant avec une délicatesse inattendue, attentive, en l’étendant sur la banquette de cuir, en commençant de lui écarter les jambes, pardonnez-moi, c’est mon dernier jour, c’est la dernière heure où je puis choisir. C’est la dernière heure où j’éprouverai un désir et un regret. Et vous êtes, m’a-t-on dit, vous êtes, sur la Terre entière, la dernière femme libre de son corps. La dernière femme libre de son corps ! Je sais – et vous saurez un jour – ce qu’est la jouissance du coït anonyme, bien réglé, qui dépasse, j’en suis sûr, toute autre jouissance ancienne du sexe et du cerveau. Qui en a goûté, nous dit-on, s’il a naguère goûté autre chose, oublie tout ce qu’il a naguère goûté. Moi, je n’ai guère goûté autre chose. Et je voudrais connaître...

D’émotion, d’ivresse déjà, il balbutiait en la prenant :

– ... Et je voudrais connaître ce que vous appeliez l’amour... Et je voudrais connaître ce que vous appeliez le don... Et je voudrais connaître ce que vous êtes et ce que vous goûtez... Vous, mon petit Ange, ma petite Sainte, mon petit Agneau, ma petite Colombe... Vous voyez, j’emploie les mots de ma mère, qu’elle tenait de sa mère, que l’on ne prononce plus, que je ne prononcerai plus, que je ne saurai plus, qui seront demain effacés de la Terre entière, que plus aucun cerveau ne conservera dans ses lobes, dont plus aucun désir ne cherchera désormais la douceur, la fraîcheur, ô ma petite Colombe, mon petit Agneau, mon petit Agneau de pulpe et d’acier – car tu résistes encore, et c’est merveilleux ! – sur le corps, dans le corps... d’une femme qui consent enfin...

Il s’abandonnait, au bout de ces balbutiements qui dénonçaient son trouble profond, sa victoire, sa défaite ; elle s’abandonnait aussi, l’ayant voulu, dans un abandon qu’elle gardait lucide, mais où entrait, s’avouait-elle, une infinie pitié, et même un inattendu et total plaisir. Elle avait pourtant eu l’illusion qu’elle pourrait conserver intact, dans la péripétie acceptée d’abord de sang-froid, ce corps qui n’avait jamais appartenu qu’à un seul et dont, fidèle à leur serment, elle confiait chaque nuit la nudité lisse et ferme aux bras amoureux d’un vieillard. Elle se justifiait sans peine. Je donne à un humain, je donne au dernier des humains en sursis avant la géhenne qu’il aimera, je donne le dernier frisson, le dernier soupir, le dernier adieu de son âme. Dès ce soir pour lui il n’y aura plus rien ! Il n’y aura plus rien sur la Terre de respirable pour un homme digne de ce nom ! Il n’y aura plus d’hommes vraiment vivants sur la Terre que les quelques êtres que je vais à Olzheim rejoindre demain. Avec dans mes mains, si je puis, l’arme totale encore, l’arme de la vie... Qu’est-ce qui lui dictait ce mot qu’elle ne comprenait pas encore tout à fait ?... Ceux que je vais rejoindre demain à Olzheim, se répétait-elle, saisie par ses propres mots... Combien sont-ils encore autour de celui que j’aime ? Pourquoi nous laisse-t-on vivre, alors qu’on n’a plus besoin de notre argument, alors qu’on pourrait tout de suite nous saisir, nous tuer, nous imposer tout au moins aussi cette transformation cérébrale ?... C’est donc que Moscou attache malgré tout une importance immense, essentielle, au fugitif introuvable, protégé par quoi ? – PROTÉGÉ PAR DIEU ! – qu’on voudrait attirer vers notre refuge devenu un piège. Maintenu seulement pour rester un piège ! Et mon compagnon, dont tout dépend, croit que je me suis engagée à livrer ce fugitif ! Qu’il le croie !

Le satellite continuait pourtant, de quart d’heure en quart d’heure, les élargissant, les resserrant, changeant de hauteur et de ligne, ses révolutions multiples autour du globe terrestre. Cela durerait une heure encore ; et derrière le plexiglas les instruments imperturbables cliquetaient toujours. Par les hublots continuait à se dérouler, offrant chaque fois d’autres surfaces et d’autres reliefs, la mappemonde gigantesque où les continents, les mers nourricières, les anciens empires gardaient leurs formes, leurs apparences et leurs extérieures diversités. Et Marïa, la tête tournée vers le spectacle, tandis que le corps de cet homme – qui était homme encore pour quelques moments – la pressait encore, songeait à la terreur de l’uniformité affreuse qui pour toujours – pour toujours ! – sur ces espaces égalisés allait régner... Pourtant le mâle s’était un peu détaché d’elle, elle ne se relevait pas, et doucement, avec tendresse, reconnaissant de cette docilité, de cette lassitude qui l’honorait, il la caressait d’une main devenue légère, attentive, presque amoureuse.

– Je t’aime, dit-il encore, Petite Colombe ! Et ce soir j’aurai oublié ! Veux-tu, tant que tu resteras ce que tu es aujourd’hui, ne pas m’oublier ! Ainsi vivrai-je encore, sans le savoir, un peu comme tu vivras...

Il se mit à genoux près d’elle, comme pour l’adorer.

– Dans peu d’instants, dit-il, nous allons redescendre. Et nous nous quitterons. Je rentrerai dans l’enceinte des laboratoires avec toi pour gagner au fond du Complexe, toi l’avion qui t’emportera, moi la cellule où je recevrai ma confirmation d’homme soviétique, ma nouvelle vie fonctionnelle, mon décisif baptême du cerveau. Pour te remercier, Petite Colombe, du don que tu m’as fait, que tu m’as laissé prendre, et puisque tu le désires, et que je puis désormais être indiscret sans péril, puisque tout de même je cours un risque, puisque je veux courir ce risque par amour pour toi, je te ferai traverser la Chambre Secrète, j’ouvrirai la réserve désormais inutile des cartouches AAA. Demain, certes, pour éviter tout malheur, on les détruira. Toi qui sais ce que c’est, ce que fut cette puissance aujourd’hui inutile, périmée, tu pourrais contempler, toucher, caresser une seconde comme si c’était un jouet, presser, lever dans tes mains fines, dans tes mains d’amour qui m’ont répondu, le petit cylindre blanc qui assura jusqu’ici au Communisme russe la maîtrise du monde. Ce sera pour toi, là-bas dans ton réduit des montagnes, un grand souvenir, mêlé au mien, n’est-ce pas... Mêlé...

Elle ne marqua point sa victoire, posa sa paume ouverte, amicalement, presque tendrement, sur la tête tondue de ce malheureux. Celui-ci cependant, pour l’adieu, cherchait de sa bouche sous le sein gauche la place où battait un cœur...

– J’avais aussi un nom, dit-il avec tendresse, je m’appelais Iwan, Iwan Iwanovitch...

 

 

 

 

 

 

III

 

LE PRINCE DE CE MONDE

 

 

 

LE silence d’Olzheim, de ce qui restait de ce pays libre, saisit Marïa au retour comme une majesté. Plus rien que ce château sur sa haute terrasse, ce grand parc, cette bruyère, cette colline solitaire devant les horizons. En ces lieux isolés, condamnés, dépeuplés mais si beaux encore, allait se décider tout de suite – Il n’y a pas un instant à perdre ! – le destin de trois milliards d’humains. Si Jean-Lothaire le veut ! Mais il le voudra !... Elle le sut à la première minute quand Jean-Lothaire l’étreignit comme le salut.

Il l’avait attendue toute la nuit. Il s’était défendu, jusqu’à sa réponse, de conclure, dans un sens ou dans un autre, sa méditation désespérée. Si là-bas, songeait-il, où l’on sait tout, où l’on voit tout, elle avait discerné un reste de lueur ! Impossible ? Dès lors, s’était-il dit, repoussant l’autre tentation irréalisable d’ailleurs, qui le poursuivait, il devrait, pour accomplir son devoir sacré et achever dignement sa vie et sa mission à la face de Dieu, utiliser sa dernière liberté, jeter un cri comme s’il était possible de réveiller le monde, puis mourir d’avoir jeté ce cri. Ce cri d’ailleurs que nul n’entendrait. Depuis hier, autour de ce qui subsistait de la principauté, le dispositif de silence avait été établi. Aucune voix d’Olzheim ne passerait ce mur. Aucun cri d’Olzheim ne serait plus jamais entendu. – Mais mon cri, s’obstinait-il, flotterait peut-être parmi les espaces, et un jour, comme une semence perdue dans le vent, retomberait, toucherait une âme...

– Il n’y aura plus d’âme demain, annonça Maria, pour accueillir cette semence ! Tout est fini, tout est bien fini !

Pourquoi alors une telle clarté illuminait-elle son visage, pourquoi tout en elle exprimait-il la résolution passionnée, invincible ? – J’apporte le dénouement ! avait-elle jeté aux deux hommes dès le seuil. J’apporte le seul dénouement !

Mais aussitôt, comme si elle posait une question préalable à ce dénouement :

– Sait-on si le condamné de Rome a été arrêté ?

Le souvenir la pourchassait du fugitif obscur et méprisé, à la capture duquel l’URSS, pourtant, attachait tant de prix : puisque le souci de cette capture avait déclenché la suite d’évènements dont elle rapportait le trophée. De la réponse dépendait l’avenir.

– Qui peut en douter ? avait répondu Jean-Lothaire. Ce qu’ils appellent la Justice Universelle est une machine qui broie le moindre vermisseau. S’il n’a pas été pris, il est mort de faim dans quelque repli du monde.

– Un miracle ?

– Il n’y a plus de miracle !

– Plus de miracle ? demanda-t-elle, exaltée, désormais tout à fait résolue, ayant reçu la réponse définitive qui la libérait.

Elle jeta aussitôt, sans préparation, avec hâte, comme si elle savait qu’elle rejoignait une hantise, comme si elle avait connu le présage de l’incendie, employant jusqu’aux mots prononcés alors :

– Et si, au lieu d’attendre des milliers, des millions d’années, que puisse s’accomplir, grâce à un sursaut humain désormais impossible, le rêve du Père Teilhard, dont vous m’avez parlé un jour, nous l’accomplissions tout de suite ? Tout de suite !

Elle était debout devant les deux hommes stupéfaits, un petit paquet dans les mains. Mince, hardie, intrépide, elle implorait certes, mais elle exigeait.

Pierre regarda sans bien comprendre, et Jean-Lothaire avec une secousse profonde de tout l’être, le visage éclairé, le visage tendu de celle qui prononçait ces paroles soudaines... Ne s’était-il pas répété à lui-même ?... N’avait-il pas attendu de cette jeune femme providentielle, sans oser se le formuler exactement, une trouvaille impossible ? Comment avait-elle su qu’il était, sans le savoir, tout à fait éclairé par les mêmes paroles, arrivé au même bord d’abîme ? L’avait-elle entraîné ? L’avait-elle rejoint ?

– Voici, dit-elle simplement en posant sur la table une boîte d’acier longue de dix centimètres, voici la force qui peut demain, aujourd’hui si vous le voulez, réduire en une seconde la Planète en poussière...

Le silence les prit tous trois, qui sembla total, qui sembla se propager immensément jusqu’aux extrémités de la Terre. Si maîtresse fût-elle d’elle-même, Maria sut qu’elle ne pouvait rompre ce silence la première. Elle attendit que le Prince parlât. Il était le maître. Le seul maître. Elle n’avait été que l’instrument d’un désir secret, plus puissant peut-être et persuasif de ne pas tout à fait se connaître. Elle ne fut pas étonnée d’être comprise tout de suite par un homme qui ne tremblait pas. Jean-Lothaire prit lentement la petite boîte allongée qui semblait si inoffensive. Il l’éleva comme dans un geste de consécration, d’imploration.

...Et délivrer, enchaîna-t-il, l’Humanité, que rien d’autre jamais ne délivrera plus.

Rapidement alors, elle dit l’invention diabolique des biologistes de Moscou : celle qui rendait désormais périmées toutes les autres menaces de mort et qui condamnait pour toujours sur la Terre tous les êtres humains, présents et à venir, à une vie d’esclavage total, à une acceptation passive de l’esclavage, pire que la mort.

– Il y avait hier cette capsule, ce petit cylindre blanc qu’il suffit, paraît-il, d’enfoncer de deux mètres dans le sol pour que le sol aussitôt se désagrège et que la destruction se propage instantanément dans les profondeurs jusqu’au noyau incandescent et volatil du globe. Rien ne peut arrêter l’expansion formidable de cet explosif inconnu, sa puissance. Sa seule existence, avec vingt autres exemplaires, sur la planche du coffre-fort secret d’un laboratoire, suffisait jusqu’à hier à tenir dans la soumission la plus absolue les dirigeants de tous les États. Cette menace n’est plus nécessaire aujourd’hui à la soumission des maîtres de la Terre. Ils ne s’apercevront même pas de la disparition de cette boîte entre vingt. Elle est devenue inutile pour eux. Et elle va être notre salut. – Si tu le veux ! ajouta-t-elle en ployant le genou devant le Prince, en lui baisant humblement la main droite.

Mais pas un instant elle n’avait tremblé.

Pierre Altzing, dont l’esprit égal était pourtant rapide, essayait haletant, ébloui, perdu, de rejoindre la décision qui progressait sous ses yeux comme un éclair, et qui était pour Jean-Lothaire l’aboutissement d’une longue méditation obscure, pour Marïa la suite d’une action instinctive d’abord, puis persévérante et minutieuse, poursuivie jusqu’au bout par tous les moyens. L’un et l’autre avaient déjà dépassé les hésitations, renversé les obstacles, choisi la seule solution possible : celle de l’éclatement instantané du globe, écarté celle, bien plus belle pourtant, à laquelle, dans sa noblesse, sa générosité de cœur, mais aussi sa lenteur de réaction, Pierre Altzing s’attardait. Adossé à la paroi du grand cabinet de travail, les mains appuyées sur ce mur comme pour se garder du vertige, saisi d’enthousiasme devant l’homme prédestiné qui devenait soudain maître de l’Univers, le lieutenant sage et fidèle s’abandonnait tout à coup à une sorte d’ivresse vitale qui le soulevait, où les mots prenaient une ampleur magnifique et inattendue. Il se sentait presque l’égal de ses compagnons.

– Ainsi, dit-il, Monseigneur, mon Seigneur, par la volonté de la Providence vous êtes aujourd’hui tout-puissant ! Isolé de tous, vaincu en apparence, dépouillé, arrivé au dernier moment d’une liberté condamnée, c’est vous qui allez à l’instant dicter votre loi à la Terre, et, sous la menace de la catastrophe totale et de l’anéantissement total, tenir à votre merci les peuples qu’il faut sauver. D’abord les maîtres des peuples ! De vous, en cet instant, dépend leur vie et leur mort ! La mort en mains vous allez exiger qu’ils renoncent à leur inhumaine tyrannie, qu’ils libèrent les corps, les cœurs, et tout de suite, les âmes ! Ne perdons pas une seconde, Monseigneur, pour parler à ces peuples...

Et, réduisant en un raccourci magnifique son espoir enfin victorieux, il s’écriait, illuminé lui aussi de gloire et de joie

– C’est la fin du Règne du Mal. C’est vous désormais qu’on appellera le Prince de ce Monde ! On ne donnait jamais ce nom qu’à Satan !

Il s’approcha de la table, comme un bon second qu’il redevenait, poussa le micro vers Jean-Lothaire, fit le geste de le brancher.

– Hélas, Pierre, proféra le Prince, brièvement et tristement, lui arrêtant le bras, nous n’aurons pas lancé notre ultimatum d’une minute, en admettant que notre voix passe, qu’attendant la réponse nous serons saisis, supprimés ! Nous n’avons plus, pour sauver le Monde, qu’un seul geste à faire, en secret, tout de suite ! Le geste de mort, le geste de Vie !

 

C’était comme si ce dénouement subit avait été préparé depuis des années. Il s’organisait maintenant activement et gravement, en silence. Trois êtres tendus à mourir étaient partis travailler de leurs mains dans la montagne. Margotte, la bonne servante, gardait le château – pour quel visiteur ?

– Récite ton chapelet, Margotte, lui avait dit Jean-Lothaire, toi qui es si fidèle et vas trouver ta récompense. Au moment décisif nous viendrons te chercher. Pour aller à Dieu avec toi !... Elle n’avait pas compris cette annonce solennelle. Mais elle s’était mise aussitôt en prières.

Par deux chemins différents du parc, sous le couvert suffisant des arbres où perçaient les bourgeons d’avril (jeunes et frais comme si on eût été au commencement du monde !), le Prince et Pierre Altzing, celui-ci porteur, sous sa veste de velours, d’une bêche repliée, s’étaient dirigés vers les pistes d’Ormont. Jean-Lothaire, dans l’allée la plus secrète, serrait contre lui en marchant la compagne des derniers jours.

Marïa, dans cette étreinte, la tête appuyée sur la rude épaule, songeait au rêve qu’elle avait fait d’ôter sa robe dès son retour et de s’offrir encore, ne fût-ce qu’une heure, avant de vivre ou de mourir, aux bras du vieil homme qu’elle aimait. Cette purification lui était nécessaire. Mais lui, rien n’avait pu le retarder.

– Je vous demande pardon, mon cher Seigneur, avait-elle dit, reprenant d’instinct la formule des autres amantes, je vous demande pardon de vous avoir tant aimé !

Il ne savait ce qu’elle voulait dire.

– J’ai dû passer à vos yeux d’abord pour une comédienne ou une intrigante, continua-t-elle à voix basse, comme en confession. Je n’ai rien fait pour vous qui ne fût par amour. Pour vous servir et même pour servir Dieu je n’ai jamais été très attentive au choix des moyens. Il fallait réussir... à me faire désirer, et à nous sauver !

Il ne put s’empêcher de hausser les épaules, et parvint à sourire. Et il la pressait contre lui pour lui dire que, vraiment, dans une heure pareille, il ne fallait pas que l’héroïne du dernier instant se mît pour la première fois à justifier la conduite de la petite journaliste de Colombey-les-Deux-Églises, et entreprît enfin de se mettre en règle avec les exigences du bon ton ! Car c’était certes à ce premier jour seulement qu’elle pensait en parlant du choix des moyens... Mais elle n’arrêtait pas son aveu absurde, qui devenait le chant d’un amour imposé... Il se souvenait d’un jour – d’un jour de bonheur celui-là – où elle s’était aussi, de la sorte, exaltée.

– C’est Dieu, c’est notre Dieu, disait-elle magnifiquement, avec cette absence totale d’emphase dans la voix qui la caractérisait, mais libérant la portion pathétique de son être si souvent masquée par ses mots d’action, c’est le Dieu de mon pays et du tien, le Dieu du Monde Occidental, le Dieu de la Terre entière à qui le Monde Occidental a manqué, le Dieu de ce qu’on nomme Ciel, le Dieu de l’Univers où nous allons nous élancer, le Dieu de notre Liberté, le Dieu juste ! (D’un ton égal et bas elle le prenait à témoin...) C’est Dieu qui s’est servi de moi, sans que d’abord je le devine, pour vous aider à vivre, mon bien-aimé Seigneur, avec le génie instinctif que j’avais, pour vous soutenir dans votre mission chaque jour plus sublime, pour être un instrument entre vos mains et dans les siennes ! Je le remercie d’avoir permis que je fusse un instrument lucide. Je lui demande pardon, et à vous, si dans son service même, que je ne discernais pas toujours, je n’ai pas été digne tout à fait de vos gloires. J’ai péché...

C’était la première fois qu’elle prononçait ce mot.

Le vieux Prince ne comprenait pas, refusait de comprendre. Il vivait depuis dix ans avec sur son cœur cette fille en état de joie. Et il protestait contre ses paroles. Il ne voulait pas qu’au moment suprême – et de quoi mon Dieu ? – elle eût un remords. Il désira ne pas savoir par quels moyens elle avait arraché à sa cachette le minuscule engin qui allait désagréger le globe. Il le devinait maintenant, et il pardonnait. Il aimait cette jeune femme d’être si femme. Et n’était-ce pas à lui de parler de péché ?

– Si nous avions péché, dit-il, caressant doucement les bras nus de la bien-aimée, sa jeune poitrine, et prenant sur lui toute faute, Dieu nous pardonnera. Nous voici devant Lui – il élevait le ton sans élever la voix – avec notre bonne volonté, nos œuvres, avec nos faiblesses et nos forces, nées peut-être de nos faiblesses, et avec notre cœur juste et droit. Nous sommes bien plus, Marïa, en ce moment, que les témoins de Dieu ! Nous allons, toi et moi, accomplir sa promesse. Les Prophéties par nous seront réalisées. Celle des Écritures, qui est de notre foi, mais semblait à longue échéance ; celle, à courte échéance, – il hésita un peu – dont nous avons autrefois souri avant d’en être tous deux hantés.

– Oui c’est formidable ! réfléchit-elle, retrouvant son langage courant, tandis qu’il concluait avec sérénité : – J’ai confiance, pour nous tous, dans le Juge Divin.

Il disait : Pour nous tous. Pensait-il aussi, en ce moment d’adieu, à ces multitudes dont on avait tué l’âme et qui, pour cela seul, avaient subi la nuit ? Voici que peu à peu, et ces mots prononcés, il était envahi par leur pensée. Et il savait que s’il les délivrait ce n’était pas seulement pour obéir à sa raison – ou à son désespoir, – mais aussi – il ne l’avait jamais jusqu’aujourd’hui compris – à son amour pour elles. Il les aimait, il les sentait encore humaines. Il savait que, jetées hors de leur géhenne acceptée, elles seraient tout à l’heure accueillies brusquement par le soleil éblouissant de Dieu. Dans sa fierté d’avoir été choisi pour le salut de ces multitudes il n’en tirait aucun orgueil. Il n’était plus que reconnaissance et amour. Et c’était sur Marïa, qu’il aimait davantage, qu’il reportait la gloire de son geste sauveur – Demain, grâce à toi, petite fille, tous verront le Jour...

Et, pour la dernière fois avant la fuite éternelle, il se pencha sur le beau visage soudain baigné de larmes – Marïa ! Marïa ! – déjà séché par le jeune soleil, et baisa ses lèvres.

 

Les trois promeneurs se retrouvèrent au pied de la colline, s’engagèrent dans le chemin creux, arrivèrent au palier de l’ancien cratère, qui dominait toute la région sauf l’ancien bourg d’Olzheim massé sous le château, et que masquait à tous regards étrangers, un peu plus haut, le bouquet d’arbres nains. Il y avait sur ce palier un commencement de couloir souterrain qui avait servi un jour à un mineur local pour vider un petit filon de terre plastique – de calisthène comme on disait ici – : Il suffirait, au fond de cette cavité horizontale, d’en creuser dans le sol une autre, verticale, où l’on déposerait le cylindre d’AAA avec sa longue mèche blanche. Puis on remonterait au château pour attendre la mort, dans la chapelle où reposait le corps des derniers carolingiens, du petit Carloman, au pied de la croix. De la dernière croix qui subsistait sur la Terre : hier un commando d’habitants du bourg était venu là-haut abattre celle qui, dans ce bosquet, dominait depuis toujours le cratère sablonneux d’Ormont.

Pierre Altzing commença l’ouvrage ; tour à tour le vieux prince et sa jeune compagne prenaient la bêche, creusaient aussi. Il fallait, semblait-il, que ce travail, humble et sacré, leur fût commun, que rien désormais ne les séparât plus. Quand il en avait pris sa part – les autres la mesuraient à sa vieillesse – Jean-Lothaire, assis parmi la bruyère, regardait – une dernière fois ! – ce lieu décisif de sa vie.

C’était sur cette colline qu’il avait rêvé ses premiers rêves. C’est elle qui lui avait rappelé toujours, dans sa vocation occidentale, le sens de la terre. C’est de son nom même, merveilleusement latin, qui persistait depuis des siècles en terre germanique, portant son rêve d’or ou évoquant les sources, toutes les sources d’entre Meuse et Rhin, qu’il avait fait l’explication, le symbole, le point de départ de son entreprise de l’Europe des Régions : qui avait failli faire l’Europe tout court, donner définitivement la maîtrise au Monde Atlantique. C’est sur son sommet qu’il avait entendu, dans d’autres printemps, la leçon du pays que lui donnait Dom Robert, son maître à penser ; là aussi qu’il avait commencé ses amours... Il se souvenait de Ludwise qui priait et dansait, d’Attille descendant le sentier près de Pierre Altzing, et quittant celui-ci pour accourir à lui tandis qu’il l’attendait les yeux fermés, prêt à étreindre ce corps inconsciemment offert à son tardif bonheur. Et combien de fois depuis dix ans, avec cette petite Polonaise qui, de ses mains nues, au bord du trou étroit, ramenait la terre rejetée par la bêche, combien de fois était-il remonté là-haut pour regarder dans la joie, puis dans le désespoir, les perspectives européennes, qui se dessinaient, se précisaient, bientôt se brouillaient dans l’ombre et dans la peur. Ici s’achevait sur le sol, en un dernier sursaut rustique, l’Occident latin et français ; et commençait vers l’Est cette Allemagne dont l’unification prématurée avait été l’enjeu de la dernière bataille diplomatique perdue : l’Amérique naïvement croyait avoir gagné ! Le préalable polonais aurait, au contraire, tout sauvé. C’était d’ici qu’il eût fallu que les grands Occidentaux, naguère, pussent décider du sort du monde, et non d’une salle anonyme de New York, de Genève ou du provisoire Palais de Chaillot. Les hommes d’État avaient toujours craint, toujours fui le rappel possible des réalités vivantes. Mais Dieu avait voulu qu’enfin l’humble montagne, choisie par Charlemagne lui-même pour sa prière et sa raison, fût aujourd’hui le point où trois survivants des vieux âges allaient, dans un éclair, faire choisir malgré eux aux trois milliards de pseudo-vivants la délivrance de la mort, le point d’anéantissement d’un astre élu parmi des milliards d’autres, seul visité par Dieu, abandonné aujourd’hui par Dieu – par quelle condamnation ou quelle indifférence, ou quelle épreuve ? – à la maîtrise de l’Antéchrist !

Dans une heure, dans une demi-heure !... Dans quelques instants... Bientôt on compterait chiffre à chiffre.

– Voici le moment, Monseigneur, d’allumer le cordon Bickford, c’est à vous qu’appartient ce geste.

– Le cordon Bickford ! Mais c’est bien démodé, cette méthode ! hasarda Marïa redevenue une fois de plus elle-même, essayant de sourire à ce mot d’un lointain passé.

Jean-Lothaire, lui, se signa gravement. Plus un mot désormais ne pouvait être dit. Les deux autres l’imitèrent. Et ils virent leur Prince, leur ami, leur maître, devenu le maître du globe, sur leur humble et vaste horizon grandir, grandir. Comme son grand ancêtre dans sa majesté décisive, plus que le grand ancêtre, pour un geste éternel que jamais le grand ancêtre n’eût rêvé, mille fois plus puissant que le grand ancêtre, un vieil homme lucide et dru, aidé d’un ami fidèle et d’une jeune femme qu’il aimait, allait détruire, détruire, détruire tout ce que Dieu avait fait pour les hommes ! Mais les hommes n’étaient plus des hommes : dans la mort seule ils le redeviendraient. Du rectangle d’argent de ce briquet désuet qui s’ouvre, de cette minuscule petite roue de silex qui s’apprête à tourner sous un doigt rapide, va jaillir l’étincelle banale qui projettera dans l’espace les décombres de la sphère et la multitude des vivants. De ceux qui se croient vivants ! répéta-t-il encore. – Ma main, observe le Prince en silence, ma main qui n’a jamais tremblé...

Mais quoi ? Tous trois sursautent.

Quel est ce bruit de pas sur le chemin qui monte ? Quel est ce petit homme mal rasé sous son mauvais manteau, que guide avec respect, vers le sommet, la vieille Margotte ? Quelle est cette main levée comme pour une bénédiction dérisoire ? Pourquoi cette femme tombe-t-elle à genoux ?

C’est le Saint-Père ! explique-t-elle à son maître, retrouvant dans sa pauvre mémoire un mot d’autrefois.

 

On avait frappé à la porte doucement – Qui serait-ce ? – puis à coups redoublés. Des coups timides d’abord, mais bientôt de fièvre, peut-être de peur. Margotte était sortie de sa cuisine, étonnée, avait ouvert le vantail, s’était trouvée en face de ce quinquagénaire épuisé. – Laissez-moi entrer tout de suite ! avait-il supplié misérablement, on me poursuit peut-être ! – Soyez tranquille ! avait-elle répondu, voyant le voyageur inoffensif et triste. Ici ils ne viendront pas ! – Je l’espérais, avoua-t-il, je suis las, j’arrive, en me cachant, d’un bien long voyage... Il avait accepté une tartine de pain gris. Puis une autre. Il mangeait comme un mendiant, humble et avide. Il avait fait sur la première tartine un tout petit signe avec le pouce.

– Vous êtes seule ? avait-il osé demander lorsqu’il fut rassasié. Le Prince d’Olzheim n’est pas là ?

– Il est dans la campagne. Il va revenir.

– Je voudrais le voir tout de suite, si possible – il n’exigeait pas, il suppliait encore (mais il avait d’abord voulu manger) – Je me sens traqué, reprenait-il. Comment ai-je pu échapper ? Ils viendront me prendre... Je voudrais lui dire...

Il avait vu sur la cheminée une statuette de la Vierge Marie et sur le mur, au-dessus de la table, des chromos pieux.

– Je suis le Pape ! avait-il avoué enfin, à la stupeur de la vieille femme, le Pape de Rome... Je voulais ne le dire qu’au Prince lui-même, me faire reconnaître avant que...

– C’est décidément un fou ! avait-elle conclu en elle-même.

Ce fou racontait des nouvelles énormes. Il avait dû les entendre quelque part.

– Vous savez que Rome n’existe plus, ma fille. J’ai pu m’échapper. On me connaissait si peu, d’ailleurs. Je me suis caché. J’ai marché le jour, j’ai surtout marché la nuit. J’ai pu voyager par le chemin de fer toute la journée, en France. Je n’avais plus d’argent. J’ai évité les villes et les villages. Je venais ici. C’était le seul pays resté libre. Je viens de voir, en sortant de la grande forêt, qu’il n’est plus libre. Mais j’ai vu aussi, au drapeau qui la surmonte, que cette maison est encore libre. J’ai frappé à la porte. J’avais faim...

Margotte en avait eu pitié. Elle avait demandé au pauvre bougre qui délirait (ou tendait un piège) :

– Vous voulez dormir ?

– Non, avait-il insisté, je veux voir tout de suite, si possible, Son Altesse !

Je veux ? Il y avait encore dans cette voix pitoyable un reste de volonté, de courage. Une dignité, terrible d’être à peine discernable.

– C’est, avait-elle répondu, que j’ai l’ordre d’attendre ici. Je suis la servante.

– Je suis le Pape de Rome ! avait-il insisté en la regardant longuement. Et elle avait vu enfin dans ses yeux un reste de lumière divine.

– Vous ne me croyez pas, ma fille, et moi je vous comprends, car vous croyez que l’Église est morte. Mais voici l’Anneau du Pêcheur.

Sous le mauvais imperméable il avait ouvert le col d’une méchante salopette, et levé un peu l’améthyste qui, entre sa pauvre poitrine poilue et creuse et le gilet de flanelle, pendait à un vieux cordon de scapulaire. On y voyait gravés le Poisson et la Croix.

L’homme avait empêché l’humble femme de tomber à genoux – Je suis indigne ! avait-il balbutié. Mais tout de suite impérieux : – Ne perds pas de temps ! conduis-moi à ton maître. Je ne puis plus attendre un instant !

Comment résister à cet ordre ? À cet anneau qui voulait dire quelque chose d’inattendu et de sacré ? Margotte avait défait son tablier, décroché son manteau de vent, traversé la terrasse, puis le parc d’en bas, et gagné le sentier des bruyères rousses. Elle songeait confusément, selon ses moyens, à la grandeur et à la misère de ce petit homme, premier témoin de Dieu, dernier témoin de Dieu. Elle ne l’écoutait pas qui marmonnait des prières en tremblant de peur. Elle gardait dans l’oreille l’accent de commandement suprême qu’une seconde il avait eu : je ne puis attendre un instant !...

Et maintenant, voyant que le Prince avait, du premier regard, reconnu le nouveau venu, elle demeurait à genoux, confondue. Les autres se mirent à genoux aussi.

– Relevez-vous tous ! supplia le Pape qui haletait un peu – il devait être cardiaque. – Je suis le plus infime, le plus ridicule, le plus méprisé des hommes. Jésus-Christ m’a jugé digne en cela, en cela seul, de lui ressembler. Je suis venu chez vous me cacher, chercher asile.

Jean-Lothaire fit un geste de désolation. Le fugitif se méprit sur le sens de ce geste.

– Cachez-moi, mon cher fils ! implora-t-il, insistant, je suis le Pape de Rome, Pierre le Deuxième – la Gloire de l’Olive, comme ils disaient en se moquant ! Je suis le dernier vicaire du Christ. Voici l’anneau qui marque mon saint magistère.

Au bout du lacet sale, levé dans les deux mains, il tendait à la vénération des trois derniers chrétiens l’anneau rituel, transparent de soleil, violet, magnifique.

– S’ils me tuent – ils sont là peut-être ! – et que vous viviez après moi ne fût-ce qu’une heure, que l’un de vous, pour que demeure à jamais une trace sur Terre de l’Église de Dieu, garde cet anneau, l’enfouisse au moins en quelque lieu saint !

Il regarda les modestes pentes, les chemins qui montaient vers eux et qui étaient encore déserts, et demanda :

– N’est-ce pas ici, Prince mon fils, votre colline d’Ormont ?

Jean-Lothaire frémit. Son impatience était sur le point de le reprendre, l’impatience qui, à la vue de cet empêcheur, l’avait saisi, d’abord, impérieuse, terrible. Lui aussi était pressé par le temps ! Chaque minute perdue pouvait empêcher son dessein, l’empêcher de sauver les hommes de la seule façon que lui imposaient le destin et son devoir. Il avait vu d’abord dans l’arrivée soudaine du Pape un nouveau signe de ce destin et de son devoir. Tout ce qui restait de l’Église de Dieu était réuni par Dieu sur ce sommet de sa vie. Et le pontife lointain connaissait ce sommet, et connaissait son œuvre liée à ce sommet, gouvernée et expliquée par ce sommet. Dans son abaissement le pauvre voyageur avait réalisé que c’était là, à cause de ce sens et de cette œuvre, le plus haut sommet de la Terre, celui que toucherait à la dernière minute le soleil d’Occident, le dernier rayon de la Liberté. Et par cette parole du vicaire de Dieu, par ce nom d’Ormont qu’il prononçait avec le Pape, il se sentait justifié davantage. Mais avait-il besoin d’être justifié ? L’autre mot du pauvre Saint-Père : Prince mon fils ! avait sonné, à la fois paternel et souverain, comme la voix autrefois du Révérendissime. C’était celle, naguère, de ses anciens scrupules, de ses anciens remords. Il redevenait un pénitent. Et, à l’instant, montait en lui malgré lui, impérieusement, une question inattendue, bouleversante, insupportable, une question qui remettait tout en question !

– Très Saint-Père, dit-il, remettant le genou en terre devant le petit homme, j’étais il y a quelques minutes, et pour quelques minutes encore, face à face avec Dieu. Je n’étais pas troublé par la pensée de Dieu. Pour ce que j’allais faire j’avais d’avance l’assentiment, la permission, l’absolution de Dieu. Et voici qu’Il vous envoie, à l’ultime seconde, comme un intermédiaire inattendu entre Lui et moi. Et voici que je doute de moi, et qu’à cause de votre présence je sens la nécessité, presque aussi vitale que mon geste, de savoir par vous – je croyais le savoir par Dieu ! – si mon geste est légitime.

– Qu’alliez-vous faire, mon fils ?

Jean-Lothaire hésita devant l’énormité du mot qu’il allait dire, le nouvel arrivant n’étant pas préparé :

– J’allais faire éclater la Terre ! annonça-t-il à voix basse.

Il s’était relevé à l’instant dans un sursaut, avait reculé d’un pas, s’était placé debout entre Marïa et Pierre Altzing, pour regarder en face aussi, fort de ces deux témoins, le visage du bonhomme qui ne cilla point. Seule Margotte demeurait à genoux près de lui, son chapelet en main, ne comprenant rien à cette scène, comme un servant de messe au moment des bénédictions. Un immense respect, dans son impatience, emplissait Jean-Lothaire, lui donnait le temps...

– Voici, expliqua-t-il comme en confession (comme en ces confessions d’hommes dans le jardin du couvent ou du presbytère quand le maréchal se confessait à l’aumônier, le châtelain au vicaire : et l’un était grand et puissant et l’autre inférieur par la taille ou l’esprit. Celui-là se penchait à peine vers celui-ci qu’il dominait des épaules ou de l’esprit : et pourtant on sentait l’agenouillement intérieur, l’humilité sans effort, et presque ingénue. – C’est la grâce de la confession ! avait un jour expliqué, sur un chemin de Flandre, le Père Dorne au grand Roi Albert)... Voici, confessa le Prince, ce que je voulais faire et ce pourquoi je demande d’être absous !

– Je n’ai pas à vous absoudre, mon fils, d’un geste que vous n’avez pas fait encore !

Il se dérobait ? Jean-Lothaire reprit avec angoisse :

– Mais vous avez à m’éclairer sur mon devoir soudain obscurci !

L’autre avait écouté sans avoir l’air de tout comprendre. On ne pouvait dire qu’il était dépassé, débordé par ce problème. Mais bien qu’il traitait celui-ci en lui-même, peut-être, sans plus d’apparence tragique que celui que pose l’aveu d’un adultère ou d’une injustice, ou d’un manquement à la règle, dans la confession d’un chef de bureau, d’une boutiquière ou d’un enfant. Tout était-il donc égal devant Dieu ? Le péril de mort ne menaçait-il plus le confesseur, dont seul le corps tremblait encore ? (– C’est aussi la grâce de la confession ! avait répondu au Roi héroïque, sous les obus de l’Yser, le Père Dorne.)

– Quand je vous ai vu arriver, Très Saint-Père, je ne vous ai pas deviné, je vous ai reconnu ! J’ai entendu un jour à Bruxelles, il y a vingt ans, Graham Greene faisant avec Mauriac une conférence dialoguée. Ils évoquaient, pour l’avenir proche, le triomphe possible du Mal. L’Anglais décrivait le temps où, peut-être, l’Église serait réduite à un petit homme seul, oublié, méprisé, perdu dans la foule hostile et le monde matériel. Le Christianisme n’existerait plus, même dans le souvenir des humains. Mais il suffirait que le pape inconnu d’une Église persécutée, puis presque anéantie, fût là, parmi la foule, les mains sales, les pieds mal chaussés, vêtu d’une gabardine, coiffé d’un vieux chapeau mou, avec dans le cœur une petite présence invisible, pour que l’Espérance demeure, et la certitude déjà ! C’était Vous. Il vous avait vu ! Mais il n’avait pas deviné le scrupule que cette apparition, et cette espérance surprise en vous, ranimeraient en moi : avais-je le droit d’anéantir le monde alors qu’il restait cette minime espérance ?

Le Saint-Père réfléchissait. Mais combien frêle – et faible et dérisoire apparaissait sa réflexion à l’impatiente Marïa, stoppée brusquement dans l’aventure finale qui l’avait exaltée, au sage Pierre Altzing qui, une fois la décision prise, y demeurait, sans hésitation, fidèle parce qu’elle exprimait sa raison ! Quant à Jean-Lothaire, fidèle à lui-même aussi, il avait toujours eu le besoin – nécessaire – de se justifier devant Dieu.

– Je me suis dit alors, continua-t-il comme si le temps ne le pressait plus, que cette espérance était éteinte, que Graham Greene n’avait pas deviné un monde totalement inhumain, que votre vie est précaire, tient à une seconde, vous nous l’avez dit dès votre arrivée, que la nôtre est mesurée aussi, condamnée aussi, consommée à peu près. Et que si je fais grâce à la Terre, je refuse sans doute aux hommes, pour des milliards d’années la grâce de la fuir ! Je me suis dit qu’on ne refuse pas, Très Saint-Père, d’être, même malgré vous, l’instrument désigné de Dieu.

Le gringalet trembla un peu.

– Je sais pourtant, dit Jean-Lothaire, retrouvant les scrupules de son enfance, de sa jeunesse, de son âge mûr, quand se disputaient ses devoirs, je sais pourtant que je ne puis accepter délibérément de pécher.

Sa voix se fit plus basse, ses mots plus rapides.

– Ai-je le droit, pour sauver un homme, de tuer un homme ? Ai-je le droit pour sauver les hommes, de les tuer tous ? C’est là, tout vif, tout sombre, le problème qui m’écrase, qui m’écartèle à l’instant, suspend ma résolution.

Il sentit la petite main de Marïa se glisser dans la sienne, l’épaule de Pierre Altzing doucement l’épauler. Il redressa la tête et montra les pays où soufflait le printemps.

– Si vous saviez, Très Saint-Père, dit-il, comme suppliant, reprenant ses justifications souvent ressassées, si vous saviez combien j’aime cette Terre, et ceux qui y sont nés, qui, avec Dieu, l’ont faite ! Ce fut d’abord cette montagne où les miens ont trouvé le sens de leur vie, de leur pouvoir, et moi le sens de l’Occident, puis de l’Europe. Ces mots que nul ne prononce plus ! Ce fut ensuite cette Europe, bien morte aujourd’hui, dont j’ai voulu en vain apaiser les conflits profonds, harmoniser les perspectives grâce aux leçons permanentes que je trouvais ici. Ce fut ensuite, dès l’âge planétaire, cette Terre entière que je voyais s’unifier dans l’apparence du bien, et, l’instant d’après, dans la réalité unanime du mal, de ce mal qui reniait l’esprit. Cet esprit, je l’ai vu s’éteindre, et la technique remplacer l’âme, et s’épaissir partout la mainmise du Démon. La vie pouvait en triompher s’il en restait une étincelle. Mais cette étincelle va mourir, et l’on a fait définitivement des cerveaux – de tous les cerveaux du monde, sans une seule exception, vous ne le saviez pas ? – une mécanique et une glaise. Même si l’étincelle, par impossible, subsistait encore, – où ? – rien ne pourrait les allumer. Les hommes ne sont pas condamnés à mort, ils sont morts. La vie des hommes aujourd’hui, ce qu’on appelle encore leur vie, est pire que la mort !

Il se souvint d’un mot que le Pape, maintenant muet – misérablement ou souverainement muet – avait dit tout à l’heure, et il en fut comme délivré. Pour la prendre à témoin, il regarda Marïa en souriant. Elle était, malgré tout, si humaine, si quotidienne dans la tension de ce dénouement solennel, si naturelle, qu’il y eut un instant dans son regard, si chargé de lumière, de doute et de douleur, un rien de passagère ironie.

– Vous avez, Très Saint-Père, rappelé vous-même, il y a un instant, non pas l’apocalypse dont elle est aujourd’hui le signe, mais la petite prophétie dont, avant d’y croire et d’être même illuminés par elle, nous avons plaisanté, cette jeune femme et moi. Vous êtes « la Gloire de l’Olive ». Il est prédit qu’après vous, avec vous le monde doit finir.

– Rome ! murmura le Pape.

– Oui, Rome, et le Christianisme, et l’Église fondée par le Christ ! Et le Jugement Universel de Dieu est annoncé aussitôt : celui dont je veux être, dont je suis l’instrument... Répondez-moi ! L’heure est venue d’accomplir mon devoir. Je veux que vous me répondiez, que vous me disiez au moins les paroles de pardon, les paroles d’espérance. Je ne commets pas de crime en détruisant le mal, en délivrant les âmes !

Il se pencha sur la mèche blanche qui sortait de la galerie, et, comme un fumeur montagnard, d’un geste tout simple, battit son briquet. Cette flammèche vacillante en mains, il regarda au loin les forêts et les plaines où les villes maudites se cachaient, puis le visage du petit bonhomme misérable qui allait enfin parler. Le pauvre visage s’éclaira d’une surnaturelle lumière.

N’oubliez pas, dit le Pape, que la fin de l’Église, de l’Église qui semble mourir avec moi, n’est pas la fin du Règne universel du Christ, le Dieu Vivant !

La petite flamme sautait, se penchait, se relevait dans le léger vent du printemps. Un autre souffle léger pouvait l’éteindre.

Le Pape leva la main, fit un geste dont Jean-Lothaire ne comprit pas d’abord s’il était un refus ou un assentiment.

– N’oubliez pas non plus, prononça-t-il avec une gravité divine, n’oubliez pas l’autre Prophétie – celle-là éternelle – : Qu’il y aura de nouvelles Terres et de nouveaux Cieux...

 

 

Pierre NOTHOMB, Le prince du dernier jour, 1960.

 

 

 

 

 

 

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