Les disciples à Saïs

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

NOVALIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

LE DISCIPLE

 

Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d’étranges figures ; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu’on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l’intérieur et à l’extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu’on les frotte et lorsqu’on les attouche : dans les limailles qui entourent l’aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard... On y pressent la clef de cette écriture singulière et sa grammaire mais ce pressentiment ne veut pas se fixer dans une forme et semble se refuser à devenir la clef suprême. On dirait que quelque alcahest est répandu sur les sens des hommes. Ce n’est que par moments que leurs peines et leurs désirs paraissent prendre corps. Ainsi naissent leurs pressentiments ; mais peu après, tout flotte de nouveau, comme autrefois, devant leurs yeux.

J’entendis dire de loin que l’inintelligibilité n’était que le résultat de l’Inintelligence ; que celle-ci cherchait ce qu’elle avait déjà, et, ainsi, ne pouvait rien trouver par-delà. On ne comprenait pas la parole, parce que la parole ne se comprenait pas, ne voulait pas se comprendre elle-même. Le Sanscrit véritable parlait pour le plaisir de parler, parce que la parole était sa joie et son essence.

Peu de temps après un autre dit : L’Écriture sainte n’a pas besoin d’explications. Celui qui énonce la Vérité est plein de la vie éternelle, et ce qu’il écrit nous paraît prodigieusement relié à d’authentiques mystères, car c’est un accord de la symphonie de l’Univers.

Assurément la voix parlait de notre Maître, car il s’entend à réunir les traits qui sont épars de tous côtés. Une clarté singulière s’allume en son regard, quand les Runes sublimes sont ouvertes devant nous et qu’il épie en nos yeux le lever de l’étoile qui doit nous rendre visible et intelligible la Figure. S’il nous voit tristes, et que la nuit ne cède pas, il nous console, et promet au voyant assidu et fidèle une fortune meilleure. Souvent il nous a dit comment, en son enfance, le désir d’exercer ses sens, de les occuper et de les satisfaire ne lui laissait aucun repos. Il contemplait les étoiles, et sur le sable, il imitait leur position et leur cours. Il regardait sans cesse dans l’océan de l’air ; et ne se lassait point d’admirer sa clarté, ses mouvements, ses nuages, ses lumières. Il rassemblait des pierres, des fleurs, des insectes de toute espèce, et les plaçait de mille façons diverses, en lignes devant lui. Il examinait les hommes et les animaux. Il s’asseyait au bord de la mer et y cherchait des coquillages. Il écoutait attentivement son cœur et ses pensées. Il ne savait pas où son désir le poussait. Lorsqu’il fut plus âgé, il erra par le monde, visita d’autres terres, d’autres mers, d’autres cieux. Il vit des rocs nouveaux, des plantes inconnues, des animaux, des hommes. Il descendit en des cavernes et sut de quelles stratifications variées était formé l’édifice de l’Univers. Il façonna l’argile en étranges figures de rochers. Peu à peu, il rencontra partout des objets qu’il connaissait déjà, mais ils étaient étrangement mêlés et appariés, et ainsi, bien souvent, d’extraordinaires choses s’ordonnaient d’elles-mêmes en lui. Il remarqua bientôt les combinaisons qui unissaient toutes choses, les conjonctures, les coïncidences. Il ne tarda pas à ne plus rien voir isolément. En grandes images variées se pressaient les perceptions de ses sens. Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il aimait à réunir des étrangers. Tantôt les étoiles lui semblaient des hommes, tantôt les hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes. Il jouait avec les forces et les phénomènes. Il savait où et comment ceci et cela pouvait se trouver et apparaître et cherchait ainsi sur les cordes, des sons et des chants qui ne fussent qu’à lui seul.

Il ne nous apprend pas ce qu’il lui advint depuis lors. Il nous dit que nous-mêmes, guidés par notre désir et par lui, nous découvrirons ce qui lui est arrivé. Plusieurs d’entre nous l’ont quitté. Ils retournèrent vers leurs parents et apprirent des métiers. Quelques-uns furent envoyés par lui au dehors ; mais nous ne savons où. Il les avait choisis. Parmi eux, les uns étaient là depuis peu de temps ; les autres avaient fait un plus long séjour. L’un d’eux était encore un enfant ; il était à peine arrivé que le Maître voulut lui livrer l’enseignement. Il avait de grands yeux sombres à fond d’azur ; sa peau brillait comme les lys, et ses cheveux comme de légers nuages lorsque descend le soir. Sa voix nous entrait dans le cœur. Volontiers, nous lui eussions donné nos fleurs, nos pierres, nos plumes, et tout ce que nous possédions. Il souriait avec une gravité infinie, et nous étions étrangement heureux à ses côtés. Un jour, il reviendra, dit notre maître, et demeurera parmi nous. Alors l’enseignement prendra fin. Il envoya avec lui un autre disciple, à cause de qui, souvent, nous fûmes affligés. Toujours, il semblait triste. Il fut ici durant bien des années ; rien ne lui réussissait. Il avait peine aussi à voir au loin et ne parvenait pas à disposer avec art les lignes variées. Il brisait tout ce qu’il touchait. Et cependant nul n’avait une telle ardeur, une telle joie à voir et à entendre. Un jour, – c’était avant que l’enfant fût entré dans notre cercle – il devint tout à coup adroit et joyeux. Triste, il s’en était allé, il ne revenait pas ; et la nuit s’avançait. Nous étions fort inquiets. Soudain, au lever de l’aurore, nous entendîmes sa voix en un bosquet voisin. Il chantait un chant joyeux et sublime. Nous étions étonnés. Le Maître jeta du côté de l’aurore un regard comme je n’en verrai jamais plus. Le chanteur fut bientôt parmi nous, et, une béatitude indicible peinte sur le visage, nous apportait une humble pierre d’une forme singulière. Le Maître la prit dans sa main, embrassa longuement son disciple, puis il nous regarda, les yeux mouillés de larmes, et mit cette petite pierre à un endroit vacant parmi les autres pierres, là tout juste, où, comme des rayons, plusieurs lignes se rencontraient.

Je n’oublierai jamais ce moment. Il nous sembla que nous avions eu, en passant, dans nos âmes, un clair pressentiment de ce merveilleux Univers.

Moi aussi, je suis moins habile que les autres ; et l’on eût dit que les trésors de la nature ne se découvraient pas volontiers à mes yeux. Cependant, le Maître m’aime bien, et il me laisse à mes pensées, lorsque les autres sortent à la recherche. Je n’ai jamais éprouvé ce qu’éprouva le Maître. Tout me ramène à moi-même. J’ai compris ce qu’a dit un jour la seconde voix. Je suis heureux de contempler les choses et les figures merveilleuses des salles, mais il me semble qu’elles ne sont que des images, des voiles, des ornements rassemblés autour d’une image divine ; et celle-ci occupe sans cesse mes pensées. Je ne la cherche pas, mais je cherche souvent en elles. On dirait qu’elles vont me montrer le chemin, où, profondément endormie, m’attend la vierge que mon esprit désire.

Le Maître ne m’en a jamais parlé, et je ne peux rien lui avouer ; il me semble que c’est un inviolable secret. J’eusse voulu interroger cet enfant mystérieux ; je trouvais je ne sais quel air fraternel en ses traits, et tout, à ses côtés, me semblait devenir intérieurement plus clair. Certes, s’il était demeuré plus longtemps, j’eusse éprouvé plus de choses en moi-même. Et peut-être aussi qu’à la fin, mon cœur se fût ouvert et ma langue se fût déliée. J’eusse voulu m’en aller avec lui. Il n’en fut pas ainsi. J’ignore combien de temps encore il faut que je demeure ici. Je crois qu’il m’y faudra rester toujours. J’ose à grand-peine me l’avouer ; mais cette pensée m’oppresse trop intimement : je crois qu’un jour je trouverai ici ce qui m’émeut sans cesse ; toujours elle est là. Lorsque je marche ici, dans cet espoir, tout m’apparaît sous une forme plus haute et dans un ordre nouveau ; et tout indique une même patrie. Chaque objet me semble alors si connu et si cher ! Et ce qui, naguère, me paraissait singulier et étrange me devient tout à coup familier.

Cette étrangeté même m’est étrange, et c’est pourquoi cette réunion m’attira et me repoussa toujours en même temps. Je ne puis comprendre le Maître. Il m’est si incompréhensiblement cher ! Je le sais, il me comprend, il n’a jamais parlé contre mon sentiment ou contre mon désir. Bien plus, il veut que nous suivions notre propre chemin, car chaque chemin nouveau passe par des terres nouvelles et nous ramène enfin à ces demeures, à cette patrie sacrée. Or, je veux, moi aussi, décrire ma Figure, et si aucun mortel, selon l’inscription qui est là, ne soulève le voile, il faut que nous tâchions à nous rendre immortels. Celui qui ne veut pas le soulever, n’est pas un véritable disciple à Saïs.

 

 

 

II

 

LA NATURE

 

De longs jours s’écoulèrent peut-être avant que les hommes songeassent à désigner d’un nom général les multiples objets offerts à leurs sens et à se mettre en face de ces objets. C’est par l’exercice que les développements se produisent ; et en tout développement ont lieu des séparations, des décompositions, que l’on peut justement comparer à la dispersion de la lumière. Ainsi, ce n’est que graduellement aussi que notre intérieur s’est divisé en forces si nombreuses, et par l’exercice continuel, ces divisions augmenteront encore. peut-être n’est-ce qu’une maladive aptitude des hommes derniers venus, qui leur fait perdre la faculté de remêler les couleurs internes de leur esprit et de rétablir à volonté le primitif et simple état naturel, ou de produire entre elles des combinaisons nouvelles et diverses. Plus elles sont unies, ces forces de l’esprit, avec d’autant plus d’unité, d’autant plus complètement et plus personnellement entrent en elles chaque corps et chaque phénomène ; car à la nature du sens correspond la nature de l’impression. Et c’est pourquoi, aux hommes primitifs tout devait sembler humain, connu et aimable. La moindre particularité devait devenir visible à leurs yeux ; chacune de leurs expressions était un véritable trait de nature, et leurs représentations devaient être d’accord avec le monde qui les entourait et donner une expression fidèle de celui-ci. Nous pouvons donc considérer l’idée que nos ancêtres se sont faite des choses de l’univers, comme une production nécessaire, comme une empreinte de l’état primitif de la Nature terrestre. Nous pouvons leur demander surtout, à eux qui furent les instruments les plus aptes à observer l’univers, quels étaient ses rapports primitifs avec ses habitants et ceux de ces habitants avec lui. Nous voyons que ce sont précisément les questions les plus hautes qui d’abord occupent leur attention et qu’ils cherchent la clef de ce merveilleux édifice, tantôt dans la masse des choses réelles, tantôt dans l’objet imaginaire d’un sens inconnu.

Il est remarquable que le pressentiment général de cet objet se trouve dans les liquides, les fluides et les corps sans formes. La lenteur et l’impotence des corps fermes pourrait bien, significativement, faire naître la croyance à leur dépendance et à leur infériorité. Assez tôt, un être pensif se heurta à la difficulté d’expliquer les formes nées de ces océans et de ces forces informes. Il chercha à expliquer les choses par une sorte de réunion en imaginant d’abord un corpuscule formé et ferme qu’il conçut infiniment petit ; il crut pouvoir construire l’édifice monstrueux à l’aide de cette mer de poussière, mais non sans l’aide d’êtres intelligents et de forces attractives ou répulsives. Plus tôt encore, on trouve, à la place d’explications scientifiques, des légendes et des poèmes pleins de remarquables images. Les hommes, les dieux et les animaux travaillent en commun, et l’on entend décrire, de la façon la plus naturelle, la naissance de l’univers. Du moins, on y acquiert la certitude de son origine accidentelle et mécanique et cette représentation est significative aux yeux même de ceux qui méprisent les conceptions déréglées de l’imagination.

L’idée de traiter l’histoire de l’univers comme l’histoire de l’homme ; de ne trouver jamais que des relations et des événements humains, est une idée répandue partout et qui, dans les temps les plus divers, revient sans cesse sous de nouvelles images. Il semble que toujours elle ait eu plus que toute autre une influence merveilleuse et une force de persuasion très grande. Le caractère accidentel de la nature semble aussi se lier de lui-même à l’idée de la personnalité humaine et c’est ainsi qu’on le comprit plus aisément. C’est bien pour cela que la poésie fut l’instrument favori de l’ami de la nature ; et c’est dans les poèmes que l’esprit de celle-ci apparut le plus clairement. Lorsqu’on lit ou qu’on écoute un poème véritable, on sent s’émouvoir une intelligence intime de la nature, et l’on flotte, comme le corps céleste de celle-ci, à la fois en elle et au-dessus d’elle. Les savants et les poètes ont toujours eu l’air d’appartenir au même peuple ; ils parlaient la même langue. Ce que les uns rassemblaient en un tout, et établissaient en masses vastes et ordonnées, les autres l’ont élaboré pour la nourriture et les besoins quotidiens, et ont divisé et transformé cette nature illimitée en éléments variés, agréables et mesurés. Tandis que les uns s’intéressaient surtout aux choses fluides et fugitives, les autres cherchaient, à coups de hache et de pioche, à découvrir la structure intérieure et les rapports des diverses parties. La Nature amie périt entre leurs mains et ne laissa que des restes palpitants ou morts, tandis que chez le poète, comme si elle eût été animée par un vin généreux, elle faisait entendre les sons les plus sereins et les plus divins. Elevée au-dessus de la vie quotidienne, elle montait jusqu’au ciel, elle dansait et prophétisait, accueillait tous les hôtes et prodiguait ses trésors avec joie. Elle connut ainsi, avec le poète, des heures divines, et n’appela le savant qu’aux moments où elle était malade et où sa conscience la troublait. Elle répondit alors à toutes ses questions et respecta l’homme grave et sévère. Celui qui veut bien connaître son âme doit la chercher en compagnie du poète, c’est là qu’elle est ouverte et que son cœur merveilleux se répand. Mais celui qui ne l’aime pas du fond du cœur, qui ne l’admire et ne la cherche qu’en ses détails, doit visiter soigneusement ses hôpitaux et ses ossuaires.

Nous nous trouvons avec la Nature en des relations aussi incroyablement diverses qu’avec les hommes ; et de même qu’à l’enfant elle se montre puérile, et se penche gracieusement sur son cœur puéril, elle est divine avec les dieux et correspond à leur intelligence supérieure. On ne peut dire qu’il y a une Nature, sans dire une chose surabondante, et tout effort vers la vérité lorsqu’on parle de la Nature éloigne de plus en plus du naturel. On a déjà gagné beaucoup lorsque l’effort pour comprendre entièrement la Nature s’ennoblit en désir, en un désir tendre et discret, qui plaît à l’être étrange et froid, qui peut compter alors sur une amitié bien fidèle. C’est en nous-mêmes un instinct mystérieux qui se répand d’un point central infiniment profond. Et lorsque nous entoure la merveilleuse Nature perceptible à nos sens et celle que nos sens n’atteignent pas, il nous semble que cet instinct est une attraction de la Nature, une expression de notre sympathie pour elle. Mais l’un cherche encore une patrie derrière ces formes bleuâtres et lointaines ; une amante de sa jeunesse, des parents et des frères, de vieux amis, et un passé très cher. Un autre croit qu’un avenir plein de vie se cache derrière ces choses, et tend vers un monde nouveau ses deux mains qui désirent. Bien peu s’arrêtent tranquillement au milieu des beautés qui les entourent, et se contentent de les saisir dans leur intégrité et dans leurs relations. Bien peu n’oublient point, s’arrêtant aux détails, les chaînes étincelantes, qui relient les parties avec ordre et qui forment le lustre sacré. Bien peu sentent leur âme s’éveiller à la contemplation de ce vivant trésor qui flotte sur les abîmes de la nuit.

Ainsi diffèrent les vues de la Nature. Tandis que pour les uns son expérience n’est qu’une fête ou un banquet, là-bas elle se transforme en religion très attentive et elle donne à une vie entière sa direction, son attitude et sa signification. Déjà chez les peuples enfants il y avait de ces âmes graves, pour lesquelles la Nature était le visage d’une divinité, tandis que des cœurs plus légers ne s’en inquiétaient qu’en leurs fêtes. L’air leur était un breuvage enivrant, les étoiles étaient les flambeaux de leurs danses nocturnes ; les plantes et les animaux n’étaient pas autre chose que des aliments précieux ; et la Nature ne leur paraissait pas un temple calme et merveilleux mais une cuisine et un cellier joyeux. Il y avait aussi des âmes méditatives qui ne remarquaient dans la Nature actuelle que des dispositions, des aptitudes grandioses mais devenues sauvages et qui s’occupaient jour et nuit à créer des modèles d’une Nature plus noble. Ils se partagèrent l’immense travail. Les uns cherchèrent à réveiller les sons qui s’étaient tus et qui s’étaient perdus dans l’air et les forêts. Les autres déposèrent dans l’airain et la pierre le pressentiment et l’idée qu’ils avaient de races plus parfaites, reconstruisirent des rochers plus sublimes afin d’en faire des demeures, ramenèrent au jour les trésors cachés de la terre, domptèrent les torrents effrénés, peuplèrent la mer inhospitalière, rapportèrent dans les zones désertes les animaux et les plantes de jadis, arrêtèrent l’envahissement des forêts, cultivèrent les plantes et les fleurs supérieures, ouvrirent la terre à l’attouchement vivifiant de l’air générateur et de la lumière qui enflamme, enseignèrent aux couleurs à se mêler et à s’ordonner en images qui charment, apprirent aux bois et aux prairies, aux fontaines et aux rocs à redevenir des jardins harmonieux, insufflèrent aux membres vivants des tons mélodieux pour les développer et les faire se mouvoir en sereins balancements, adoptèrent les animaux pauvres et abandonnés qui se prêtaient aux mœurs des hommes, et purgèrent les forêts des monstres dangereux, avortements d’une fantaisie dégénérée.

Bientôt, la Nature rapprit des mœurs amicales. Elle se fit plus douce et plus réparatrice, et devint favorable aux désirs de l’homme. Peu à peu son cœur redevint humain, ses fantaisies se montrèrent plus sereines, son commerce se prouva plus facile. Elle répondit volontiers à l’interrogateur qui l’aimait, et c’est ainsi que graduellement paraît revenir l’âge d’or, où elle était une amie, une consolatrice, une prêtresse et une thaumaturge pour les humains, lorsqu’elle habitait parmi eux et que des relations célestes faisaient des hommes des êtres immortels. C’est alors que les étoiles, de nouveau, visiteront la terre contre laquelle elles s’étaient irritées en ces jours de ténèbres. C’est alors que le soleil déposera son sceptre sévère, qu’il reviendra étoile au milieu des étoiles et que toutes les races de l’univers se réuniront après une longue séparation. Alors se rencontreront les vieilles familles orphelines, et chaque jour verra de nouvelles salutations et de nouveaux embrassements. Alors, les anciens habitants de la terre reviendront l’habiter ; sur cette colline s’élève une cendre qui vient de s’éclairer, partout se dressent les flammes de la vie, d’anciennes demeures sont rebâties, des temps anciens sont renouvelés, et l’histoire devient le rêve d’un présent sans limites.

Que celui qui appartient à cette race et qui a cette foi, que celui qui veut participer à ce défrichement de la Nature, fréquente l’atelier de l’artiste, qu’il écoute la poésie insoupçonnée qui filtre à travers toutes choses, qu’il ne se lasse jamais de contempler la nature et d’avoir commerce avec elle, qu’il suive partout ses indications, qu’il ne s’épargne point, alors qu’elle lui fait signe, une marche pénible, quand même il lui faudrait passer des marécages ; il trouvera sûrement d’indicibles trésors, la petite lampe du mineur attend déjà à l’horizon, et qui sait les célestes secrets auxquels l’initiera une habitante merveilleuse des royaumes souterrains ?

Mais nul, certes, ne s’éloigne du but plus que celui qui s’imagine qu’il connaît déjà le singulier royaume, et qu’il peut en quelques mots sonder sa constitution et trouver partout le bon chemin. L’intuition ne naîtra pas spontanément en celui qui s’est isolé et qui a fait une île de lui-même ; et les efforts sont nécessaires. Ceci ne peut arriver qu’aux enfants, ou aux hommes semblables aux enfants, qui ne savent pas ce qu’ils font. Un long et infatigable commerce, une libre et sage contemplation, l’attention portée aux moindres signes et aux moindres indices, une vie interne de poète, des sens exercés, une âme pieuse et simple, voilà les choses essentiellement requises du véritable amant de la Nature, et sans lesquelles nul ne verra prospérer son désir. Il ne semble pas sage de vouloir pénétrer et comprendre un monde humain, sans avoir développé en soi une parfaite humanité. Il ne faut pas qu’un seul sens sommeille, et si tous ne sont pas également éveillés il importe que tous soient excités et qu’aucun d’eux ne demeure opprimé ou ne soit énervé. De même que nous voyons un peintre futur en l’enfant qui couvre de dessins les murailles et le sable, et qui lie la couleur aux contours, de même on aperçoit le philosophe futur en celui qui sans trêve poursuit les choses naturelles, les interroge, prend garde à tout, compare entre eux les objets remarquables et est heureux lorsqu’il est devenu maître et possesseur d’une science, d’une puissance et d’un phénomène nouveaux.

Maintenant, il semble à quelques-uns que ce n’est pas la peine de suivre les subdivisions infinies de la nature ; et que d’ailleurs c’est une entreprise dangereuse sans fruit et sans issue. On ne découvrira jamais le grain le plus petit des corps fermes, ni la fibre la plus tenue, attendu que toute grandeur se résout, soit en avant, soit en arrière, dans l’infini. Il en est de même des espèces des corps et des forces. Ici aussi on aboutit à de nouvelles espèces, à de nouvelles combinaisons, à de nouvelles apparences, jusqu’à l’infini. Elles ne semblent s’arrêter que lorsque notre zèle se ralentit ; et l’on dépense ainsi, en contemplations inutiles et en énumérations fastidieuses, un temps très précieux ; et cela devient, à la fin, un délire véritable et un réel vertige devant l’abîme épouvantable. Car, si loin que nous allions, la nature demeure l’effrayant moulin de la mort. Partout il n’y a que révolutions monstrueuses, inexplicables tourbillons. C’est le royaume des dévorateurs et de la tyrannie la plus insensée. C’est une immensité surchargée de malheurs. Les rares points lumineux ne servent qu’à révéler une nuit plus terrible, et des épouvantements de tous genres doivent paralyser l’observateur. La mort, comme un sauveur, se tient aux côtés de la pauvre humanité, car sans la mort l’homme le plus fou serait le plus heureux. Déjà cet effort à sonder ce gigantesque mécanisme est un pas dans l’abîme, et le commencement du vertige qui ne tardera pas à saisir complètement le misérable, et l’entraînera avec lui au fond d’une nuit abominable. C’est ici qu’est le piège ingénieux, tendu à la raison humaine que partout la nature cherche à anéantir comme son plus grand ennemi. Rendons grâce à l’ignorance et à l’innocence puériles des hommes ; elles leur ont caché les dangers effrayants qui, comme des nuées menaçantes, entouraient leurs paisibles demeures et à chaque instant étaient prêts à se précipiter sur eux. Seule la désunion intestine des forces de la Nature a conservé les hommes jusqu’ici, mais le grand jour ne peut tarder de venir, où tous les hommes, dans une immense résolution générale, s’arracheront à cette situation misérable, s’évaderont de cette prison terrible, et par une renonciation volontaire de leur séjour terrestre, libéreront à jamais leur race de la douleur et chercheront refuge en un monde meilleur, auprès de leurs ancêtres. C’est ainsi qu’ils finiront dignes d’eux-mêmes, qu’ils préviendront leur anéantissement fatal et violent et qu’ils éviteront de descendre au rang des animaux par les ravages graduels de la folie dans les organes de la pensée. Les relations avec les forces de la nature, les animaux, les plantes, les pierres, les tempêtes et les vagues, doivent nécessairement assimiler les hommes à ces objets ; et cette assimilation, cette transformation et cette résolution de l’humain et du divin en forces ingouvernables est l’esprit même de la nature, l’épouvantable dévoratrice. Tout ce que nous voyons n’est-il déjà pas un larcin fait au ciel, les ruines immenses des gloires de jadis et les restes d’un abominable repas ?

Soit ! disent d’autres, plus courageux. Que notre race fasse une longue et ingénieuse guerre destructive à ces forces de la Nature. Il faut que par des poisons lents nous tâchions de la vaincre. Que le savant soit un noble héros qui se précipite dans le gouffre pour sauver ses semblables. Déjà les artistes lui ont porté plus d’un coup secret ; continuez ainsi, rendez-vous maîtres des cordes cachées et faites que leurs puissances s’annulent mutuellement. Profitez de chaque désaccord afin de l’enchaîner selon votre désir, comme ce taureau qui crachait des flammes. Il faut qu’elle se soumette. La patience et la foi conviennent aux fils des hommes. Des frères éloignés s’unissent vers notre but ; le tourbillon des étoiles deviendra le rouet de nos vies ; et alors nos esclaves nous bâtiront un paradis nouveau. Considérons ses tumultes et ses dévastations avec un sentiment de triomphe intérieur. Elle-même viendra se vendre et elle payera cher chacune de ses violences. Vivons et mourons dans le sentiment enthousiaste de notre liberté ; c’est ainsi que coule le fleuve qui la submergera et qui la soumettra un jour, plongeons-nous et retrempons-y notre courage pour de nouveaux exploits. La rage du monstre ne va pas jusqu’ici ; une goutte de liberté suffit à la paralyser pour jamais et à mettre un terme et un but à ses dévastations.

Ils ont raison, disent plusieurs – ici ou nulle part se trouve le talisman ! Nous sommes assis aux sources de la liberté et c’est de là que nous guettons. Elle est le grand miroir magique où toute la création claire et pure se révèle. En elle baignent les tendres esprits et les formes de toute la nature. Ici toutes les chambres sont ouvertes. Que sert de parcourir péniblement le trouble monde des choses visibles ? Un monde plus pur est en nous, au fond de cette source. Ici se manifeste le véritable sens de l’immense, multicolore et complexe spectacle, et si, les yeux encore pleins de ce même spectacle, nous pénétrons dans la Nature, tout nous y paraît familier et nous reconnaissons chaque objet. Il ne faut pas que nous cherchions longtemps ; une comparaison rapide, quelques traits sur le sable : c’en est assez pour nous faire comprendre. Tout nous deviens un cryptogramme immense dont nous avons la clef ; et rien ne nous paraît inattendu, car d’avance nous savons la marche de la grande horloge. C’est nous seuls qui jouissons de la Nature dans la plénitude de nos sens, puisqu’elle ne nous écarte pas d’eux, qu’aucun rêve fiévreux ne nous oppresse, et qu’un calme empire sur nous-mêmes nous rend tranquilles et confiants.

Ce sont les autres qui se trompent, dit un homme grave à ces derniers. Ne reconnaissent-ils pas dans la Nature la fidèle empreinte d’eux-mêmes ? Ils se consument eux-mêmes dans le désert de leur pensée. Ils ne savent pas que leur Nature n’est qu’un jeu de l’esprit, une stérile fantaisie de leur rêve. Certes, elle est pour eux une bête épouvantable, une larve étrange et fabuleuse de leurs désirs. L’homme éveillé regarde sans effroi ces enfants de son imagination déréglée, car il sait que ce sont les spectres vains de sa faiblesse. Il se sent le maître de l’univers ; son moi flotte puissamment au-dessus de ce gouffre et planera à travers les éternités sur ces vicissitudes infinies. Son esprit s’efforce d’annoncer et de propager l’harmonie. Et par les siècles sans fin, son union avec lui-même et sa création qui l’entoure deviendra plus parfaite. À chaque pas qu’il fait, il remarquera l’universelle activité d’un haut ordre moral dans l’univers, et verra s’affirmer de plus en plus clairement le plus pur de son moi. Le sens de l’univers est la Raison ; c’est pour elle que l’univers est là ; et s’il est d’abord l’arène d’une raison d’enfant qui vient à peine de s’épanouir, un jour il deviendra l’image divine de son activité et la scène d’une Église véritable. En attendant, que l’homme l’honore comme l’emblème de son âme emblème, qui s’ennoblit avec lui par degrés infinis. Que celui qui veut parvenir ainsi à la connaissance de la Nature, cultive son sens moral, qu’il pense et qu’il agisse selon l’essence noble de son âme ; et la Nature s’ouvrira d’elle-même devant lui. L’action morale est la grande tentative dans laquelle se résolvent toutes les énigmes des innombrables phénomènes. Qui la comprend et peut logiquement l’appliquer est à jamais maître de la Nature.

Le disciple écoute avec angoisse ces voix contradictoires. Il lui semble que toutes ont raison et un trouble singulier s’empare de son âme. Puis, peu à peu, s’apaise l’émotion intérieure, et au-dessus des vagues sombres et qui se brisent entre elles, semble s’élever un esprit de paix, dont la venue s’annonce en l’âme du jeune homme par le sentiment d’un courage nouveau et d’une sérénité dominatrice.

Un compagnon rieur, le front orné de roses et de volubilis, s’approcha et le vit affaissé en lui-même. – Ô rêveur, cria-t-il, tu te trompes de route ! Ce n’est pas de la sorte que tu avanceras. Ce qu’il y a de meilleur, c’est la joie de notre âme. Est-ce là l’humeur de la Nature ? Tu es jeune encore, et tu ne sens pas dans tes veines l’ordre de la jeunesse ? L’amour et le désir ne remplissent pas ta poitrine ? Comment peux-tu demeurer dans la solitude ? La joie et le désir fuient celui qui est seul ; et sans désir, à quoi sert la Nature ? C’est seulement parmi les hommes qu’il retrouve sa patrie, l’esprit, qui sous mille couleurs variées pénètre dans les sens et qui t’environne comme une amante invisible. En nos fêtes, sa langue se délie, il occupe le haut bout de la table et entonne les chants de la vie bienheureuse. Malheureux, tu n’as pas encore aimé Au premier baiser un univers nouveau s’ouvrira devant toi et la vie, de ses mille rayons, pénétrera ton cœur extasié. Je vais te conter une légende : écoute-moi.

Il y a bien longtemps vivait du côté du Couchant un homme jeune. Il était très bon, mais très étrange aussi. Il s’irritait sans cesse et sans raison, il marchait sans détourner la tête, s’asseyait solitaire lorsque les autres jouaient joyeusement, et il aimait des choses singulières. Ses séjours favoris étaient les grottes et les forêts, et il conversait sans relâche avec les quadrupèdes et les oiseaux, les rochers et les arbres. Ce n’étaient naturellement pas des paroles sensées, mais des propos absurdes et grotesques. Mais toujours il demeurait grave et morose, encore que l’écureuil, la guenon, le perroquet et le bouvreuil se donnassent mille peines afin de le distraire et de le remettre sur le bon chemin. L’oie racontait des contes, le ruisseau faisait tinter une ballade ; une grosse pierre bondissait ridiculement, la rose se glissait amicalement derrière lui, et s’enlaçait à ses cheveux, et le lierre caressait son front soucieux. Mais le découragement et la tristesse étaient inébranlables. Ses parents étaient fort affligés ; ils ne savaient que faire. Il était bien portant, il mangeait, jamais ils ne l’avaient offensé. Il y avait quelques années à peine, il était plus joyeux et plus gai que nul autre. À tous les jeux, il était le premier ; et toutes les jeunes filles l’aimaient. Il était beau comme un dieu et dansait comme un être surnaturel. Parmi les vierges, il en était une qui était une enfant admirable et précieuse. Elle semblait de cire ; ses cheveux étaient de soie et d’or, ses lèvres rouges et ses yeux d’un noir intense. Qui l’avait vue croyait mourir, tant elle était belle. En ce temps-là, Rosenblütchen (elle s’appelait ainsi) aimait du fond du cœur le bel Hyacinthe (c’est ainsi qu’il se nommait) et lui l’aimait à en mourir. Les autres enfants n’en savaient rien. Une violette le leur avait dit d’abord ; et les petits chats de la maison l’avaient remarqué. Les demeures de leurs parents étaient voisines. Lorsque, durant la nuit, Hyacinthe se penchait à sa fenêtre, tandis que Rosenblütchen se penchait à la sienne, les petits chats qui allaient à la chasse aux souris les aperçurent en passant et se mirent à rire si haut qu’ils l’entendirent et se fâchèrent. La violette l’avait dit en confidence à la fraise, celle-ci le dit à son amie la groseille à maquereau et celle-ci ne s’abstint pas de piquer lorsque passa Hyacinthe ; et bientôt tout le jardin, toute la forêt, l’apprit, de sorte que, quand Hyacinthe sortait, de tous côtés l’on criait : « Rosenblütchen est mon petit trésor ! » Hyacinthe se fâchait, et puis, il lui fallut rire de bon cœur, quand le petit lézard arriva en rampant, s’assit sur une pierre chaude, remua la queue et chanta :

 

            Rosenblütchen la belle enfant

            Est devenue soudain aveugle

            Croit que sa mère est Hyacinthe

            Et l’embrasse rapidement.

            S’aperçoit-elle que c’est un visage étranger,

            Remarquez donc : elle ne se trouble pas,

            Et continue de l’embrasser,

            Comme si de rien n’était.

 

Hélas ! que cette joie fut de courte durée ! Un homme s’en vint, des pays étrangers ; il avait voyagé incroyablement loin ; sa barbe était longue, ses yeux profonds, ses sourcils effrayants, et il portait une robe merveilleuse, aux plis nombreux et où étaient tissés des figures singulières. Il s’assit devant la maison des parents d’Hyacinthe. La curiosité d’Hyacinthe était fort excitée ; il s’assit à côté de l’étranger et lui apporta du pain et du vin. L’étranger sépara sa grande barbe blanche et parla jusqu’à la fin de La nuit. Hyacinthe ne sourcilla pas et ne se lassa pas d’écouter. Selon ce qu’on apprit plus tard, il avait parlé de terres étrangères, de contrées inconnues et de choses miraculeuses. Il demeura trois jours et, avec Hyacinthe, descendit en des puits très profonds. Rosenblütchen n’avait pas manqué de maudire le vieux sorcier, car Hyacinthe semblait enchaîné à ses paroles et ne s’inquiétait plus de rien, il ne se soutenait plus. Enfin l’étranger s’était éloigné, mais il avait laissé à Hyacinthe un petit livre que nul ne pouvait lire. Hyacinthe lui avait donné des fruits, du pain et du vin et l’avait accompagné bien loin sur la route. Il était revenu pensif et avait commencé une vie toute nouvelle. Rosenblütchen avait cruellement souffert, car, de ce moment, il ne s’en inquiéta presque plus et demeura toujours renfermé en lui-même. Un jour, il revint à la maison ; et l’on eût dit qu’il venait de renaître. Il tomba dans les bras de ses parents et pleura. Il faut que je m’en aille, leur dit-il ; la vieille femme merveilleuse de la forêt m’a appris de quelle façon je recouvrerai la santé ; elle a jeté le livre dans les flammes, et m’a donné l’ordre d’aller à vous et de demander votre bénédiction. peut-être reviendrai-je bientôt ; peut-être ne reviendrai-je jamais. Saluez Rosenblütchen. J’eusse voulu lui parler ; je ne sais ce que j’ai ; quelque chose me pousse. Lorsque je veux songer aux anciens jours, des pensées plus puissantes s’interposent ; la paix s’en est allée, et le cœur et l’amour en même temps. Il faut que j’aille à leur recherche. Je voudrais vous dire où je vais, mais moi-même je l’ignore. Je vais où séjourne la Mère des Choses, la vierge voilée. C’est pour elle que mon âme s’enflamme. Adieu. Il s’arracha à leurs étreintes et s’en alla. Ses parents se lamentèrent et versèrent des larmes. Rosenblütchen s’enferma dans sa chambre et y pleura amèrement. Hyacinthe, à travers les vallées et les déserts, par les torrents et les montagnes, se hâta vers la terre mystérieuse. Il demanda aux hommes et aux bêtes, aux rochers et aux arbres le chemin qui menait vers Isis, la déesse sacrée. Plusieurs se moquèrent de lui, d’autres gardèrent le silence, et nulle part il ne put obtenir de réponse. D’abord il traversa des terres sauvages et désertes. Des brumes et des nuages lui barrèrent la route ; et les tempêtes ne s’apaisaient jamais. Ensuite, il trouva des déserts sans limites, et des sables incandescents. Tandis qu’il s’avançait, son âme se transformait aussi. Le temps lui sembla long, et l’inquiétude intérieure s’apaisa. Il s’adoucit ; et la sorte d’angoisse violente qui le poussait, se changea peu à peu en un désir discret mais fort où toute son âme se fondait. On eût dit, qu’un grand nombre d’années s’étendaient derrière lui. Maintenant, les paysages redevinrent plus variés et plus riches, les ciels plus tièdes et plus bleus et les chemins moins durs. Des bosquets verdoyants l’appelaient sous leurs charmants ombrages ; mais il ne comprenait pas leur langage. D’ailleurs, il ne semblait pas qu’ils parlassent, et cependant, ils remplissaient son cœur de colorations vertes et d’une essence calme et fraîche. De plus en plus haut s’élevait en lui ce doux désir, et de plus en plus débordantes de sève s’élargissaient les feuilles. Les oiseaux et les bêtes devenaient plus bruyants et plus joyeux, les fruits plus balsamiques, l’azur du ciel s’alourdissait, l’air devenait plus chaud, et son amour aussi. Le temps s’écoulait de plus en plus rapide, comme s’il eût pressenti l’approche de son but. Un jour il rencontra une source de cristal et une foule de fleurs, au penchant d’une colline, sous de sombres colonnes qui montaient jusqu’au ciel. Elles le saluèrent amicalement avec des mots qu’il connaissait.

« Chères compatriotes, leur dit-il, où trouverai-je la sainte demeure d’Isis ? Il faut qu’elle soit proche d’ici, et les lieux vous sont plus qu’à moi familiers. » « Nous ne faisons que passer, répondirent les fleurs ; une famille d’esprits est en voyage, et nous lui préparons le chemin et l’abri. Cependant nous venons de traverser une contrée où nous avons entendu prononcer votre nom. Montez plus haut, d’où nous venons, vous en apprendrez davantage. » Les fleurs et la fontaine éclatèrent de rire en disant ces paroles, lui offrirent une gorgée d’eau fraîche et passèrent leur chemin. Hyacinthe suivit leur conseil, s’enquit encore, et arriva enfin à cette demeure longtemps cherchée, qui se cachait sous des palmes et sous d’autres plantes précieuses. Son cœur palpitait d’un désir infini, et la plus douce anxiété le pénétrait devant cette demeure des siècles éternels. Il s’endormit en des parfums célestes, car le rêve seul pouvait le conduire dans le saint des saints. Et, miraculeusement, au son de musiques délicieuses et d’accords alternés, le rêve le mena par d’innombrables salles pleines d’objets étranges. Tout lui semblait connu, et cependant enveloppé d’une splendeur qu’il n’avait jamais vue. Alors, s’évanouirent, comme dévorées par l’air, les dernières traces de la terre, et il se trouva devant la vierge céleste. Il souleva le voile éclatant et léger, et... Rosenblütchen se jeta dans ses bras. Une musique lointaine enveloppa les secrets de la rencontre des amants, et des confidences de l’amour, et écarta les étrangers du séjour de l’extase. Hyacinthe vécut longtemps encore avec Rosenblütchen, entre ses parents et les compagnons de ses jeux, et d’innombrables petits-fils remercièrent la vieille femme merveilleuse de son conseil et de ses flammes ; car, à cette époque, les hommes avaient encore autant d’enfants qu’ils en voulaient...

Les deux disciples s’embrassèrent et s’éloignèrent. Les vastes salles sonores étaient claires et désertes, et l’étrange entretien se poursuivit en dialectes innombrables entre les mille natures diverses qui étaient rassemblées et rangées dans ces salles. Leurs forces intérieures luttaient entre elles. Elles se tendaient vers leur liberté et vers leurs relations d’autrefois. Bien peu se tenaient à leur place véritable et regardaient tranquillement l’activité environnante. Les autres se plaignaient de souffrances et de douleurs effroyables et pleuraient la belle vie de jadis au sein de la Nature où une liberté commune les unissait et où chacune d’elles obtenait d’elle-même tout ce qu’il lui fallait. Oh ! si l’homme, disaient-elles, comprenait la musique intérieure de la Nature et avait un sens pour saisir l’harmonie extérieure ! Mais il sait à peine que nous nous tenons toutes, et que pas une d’entre nous ne peut subsister sans les autres. Il faut qu’il touche à tout ; il nous sépare tyranniquement, et tâtonne dans les dissonances. Qu’il pourrait être heureux s’il nous traitait en amies, et s’il entrait dans notre alliance, autrefois, au temps de l’âge d’or, si bien nommé !

En ce temps-là, il nous comprenait comme nous le comprenions. Son désir de devenir un Dieu l’a séparé de nous ; il cherche ce que nous ne pouvons savoir ni soupçonner et depuis cette époque, il n’y a plus de voix ni de rythme qui accompagne notre vie. Il pressent cependant l’infinie volupté, le bonheur éternel qui est en nous, et c’est pourquoi il aime si étrangement quelques-unes d’entre nous. Le prestige de l’or, les secrets des couleurs, les joies de l’eau ne lui sont pas étrangers ; et dans les restes de l’antiquité, il soupçonne le merveilleux de la pierre. Et cependant, il lui manque encore l’admiration passionnée pour le travail de la nature, et l’œil qui découvrirait nos ravissants mystères. Ah ! s’il apprenait à toucher, à sentir ! Ce sens céleste, le plus naturel de tous, il le connaît bien peu. C’est par lui que l’ancien temps désiré reviendrait. L’élément de ce sens est une lumière intérieure, qui se brise en couleurs merveilleuses et puissantes. Alors, les étoiles se lèveraient en lui, il apprendrait à toucher, à sentir l’univers tout entier, plus clairement et plus diversement, tandis que l’oeil ne lui montre aujourd’hui que des limites et des surfaces. Il deviendrait le maître d’un jeu infini, et oublierait tous ses efforts insensés, dans une jouissance éternelle qui se nourrirait d’elle-même et grandirait toujours. La pensée n’est qu’un rêve du toucher, un attouchement mort, une vie grise et faible.

Tandis qu’ils parlaient ainsi, le soleil resplendit dans les hautes fenêtres, et le bruit des voix se perdit dans un doux murmure. Un pressentiment infini pénétra toutes les formes, la chaleur la plus douce se répandit sur toute chose, et le plus merveilleux chant de la nature s’éleva du plus profond des silences. On entendit des voix humaines qui s’approchaient. Les grands vantaux des portes du jardin s’ouvrirent, et quelques voyageurs s’assirent sur les larges marches de l’escalier, à l’ombre de l’édifice. Le paysage admirable s’étalait devant eux dans la clarté ; et le regard, à l’horizon, se perdait en des montagnes bleues. D’aimables enfants apportèrent des mets et des boissons variés, et bientôt, les conversations s’animèrent.

Il faut que l’homme, dit enfin l’un d’eux, il faut que l’homme, sur tout ce qu’il entreprend, dirige son attention tout entière ou son moi. Dès qu’il a fait ceci, des pensées ne tardent pas à s’élever en lui d’une manière merveilleuse, des pensées ou un nouveau genre de perceptions, qui ne paraissent être que les doux mouvements d’une chose qui colore ou résonne, ou les contractions et les figurations étranges d’un fluide élastique. Du point où il a fixé l’impression, elles se propagent avec une mobilité étonnante et entraînent son moi avec elles. Il peut, s’il lui plaît, mettre fin à leurs jeux en divisant de nouveau son attention ou en la laissant errer à sa guise, car elles ne paraissent être que les rayons et les effets que ce moi suscite de tous côtés en ce milieu élastique, ou sa dispersion en lui, ou en général, un jeu des vagues de cette mer avec l’attention soutenue. Il est très remarquable que l’homme découvre, pour la première fois, en ce jeu, sa véritable, sa spécifique liberté et qu’il lui semble qu’il s’éveille d’un profond sommeil, qu’il se trouve, pour la première fois, chez lui dans l’univers, et que, pour la première fois aussi, la lumière du jour se répande sur son univers intérieur. Il se croit arrivé au sommet, lorsque, sans troubler ce jeu, il peut s’occuper des affaires ordinaires des sens, et sentir et penser en même temps. Les deux perceptions profitent de la sorte : le monde extérieur devient transparent, et le monde intérieur complexe et significatif. Et c’est ainsi que l’homme se trouve, en un vivant état intérieur, entre deux mondes, dans la plus complète liberté et la plus douce conscience de la force. Il est naturel que l’homme cherche à éterniser cet état et à l’étendre à la somme tout entière de ses impressions. Il est naturel qu’il ne se lasse pas de poursuivre ces associations des deux mondes, et de rechercher leurs lois, leurs sympathies et leurs antipathies. L’ensemble de ce qui nous touche, on l’appelle la Nature, et ainsi la Nature se trouve en rapports immédiats avec les parties de notre corps que nous nommons les sens. Des relations inconnues et mystérieuses de notre corps, font supposer des relations inconnues et mystérieuses de la Nature, et de la sorte, la Nature est cet ensemble merveilleux dans lequel notre corps nous introduit, et que nous apprenons à connaître dans la mesure de sa constitution et de ses facultés. Reste à savoir si nous pouvons apprendre à comprendre vraiment la nature des natures par cette Nature spéciale, et dans quelle mesure nos pensées et l’intensité de notre observation sont déterminées par elle ou la déterminent, et par là s’écartent de la Nature et troublent, peut-être, sa tendre condescendance. On voit donc que ces relations et ces dispositions intérieures de notre corps doivent être examinées tout d’abord, avant que nous puissions espérer de répondre à cette question et de pénétrer la nature des choses. Il faut se dire aussi, qu’en général, il est nécessaire que nous nous soyons exercés à penser de mille manières, avant que nous abordions la composition intérieure de notre corps, et que nous puissions employer son intelligence à l’intelligence de la Nature, et rien ne serait plus naturel que de susciter tous les mouvements possibles de la pensée et d’acquérir à ce jeu une aptitude et une facilité qui permissent de passer de l’un à l’autre, de les réunir et de les analyser de mille façons diverses. Enfin, il faudrait attentivement considérer toutes les impressions, observer étroitement le jeu de pensées qu’elles font naître ; et si de nouvelles pensées surgissaient encore, il faudrait les examiner à leur tour, afin de pénétrer ainsi, peu à peu, leur mécanisme, et d’apprendre à distinguer et à séparer des autres, par une répétition fréquente, les mouvements constamment liés à la même impression. Si on obtenait ainsi quelques mouvements, qui seraient comme l’alphabet de la Nature, il deviendrait de plus en plus facile de la déchiffrer, et le pouvoir qu’il aurait acquis sur la génération de la pensée et les émotions, ou les mouvements, mettrait l’observateur en état de faire naître des pensées naturelles et d’ébaucher des compositions naturelles alors même qu’il n’y aurait pas d’impression réelle antécédente, et de la sorte, le but serait atteint.

Il est bien hasardeux, reprit un autre, de vouloir ainsi récompenser la Nature à l’aide de ses forces et de ses phénomènes extérieurs, et de la faire passer, tantôt pour un feu monstrueux, tantôt pour un accident étrangement conformé, tantôt pour une dualité ou une trinité ou pour quelque autre force singulière. Il serait plus vraisemblable qu’elle fût le produit d’un incompréhensible accord d’êtres infiniment différents, le lien miraculeux du monde spirituel, le point de jonction et de contact d’univers innombrables.

Eh bien ! qu’on le hasarde, dit un troisième. Plus le filet que lance le hardi pêcheur est capricieusement tissé, plus la capture est abondante. Qu’on encourage, simplement, tout homme à poursuivre sa route aussi loin que possible, et que chacun soit le bienvenu qui enveloppe les choses d’une fantaisie nouvelle. Ne pensez-vous pas que ce sera précisément aux systèmes bien combinés que le futur géographe de la Nature empruntera les points de repère de sa grande carte de la Nature ? Il les comparera entre eux, et cette comparaison nous apprendra d’abord à connaître la terre singulière. Mais la connaissance de la Nature différera encore immensément de l’interprétation qu’on en aura. Le mathématicien proprement dit parviendra peut-être à susciter en même temps un plus grand nombre de forces de la Nature, à mettre en mouvement des phénomènes plus grandioses et plus utiles, il pourra jouer de la Nature comme d’un gigantesque instrument ; et cependant, il ne la comprendra pas. Ceci est le don de l’historien de la Nature, le don du voyant des temps ; de celui qui, connaissant l’univers, cette scène supérieure de l’histoire naturelle, observe la signification des choses et l’annonce d’avance. Ce domaine est encore inconnu et sacré. Seuls, des envoyés divins ont laissé tomber quelques paroles qui appartiennent à cette science supérieure, et il faut s’étonner que des esprits pleins de pressentiments aient négligé ces pressentiments-ci et aient voulu rabaisser la Nature à n’être qu’une machine uniforme, sans passé et sans avenir. Tout ce qui est divin a une histoire, et la Nature, le seul tout auquel l’homme puisse se comparer, ne serait pas, aussi bien que l’homme, comprise dans une histoire, ou, ce qui revient de même, n’aurait pas un esprit ? La Nature ne serait pas la Nature si elle n’avait pas d’esprit, elle ne serait pas cette unique contre-épreuve de l’homme, elle ne serait pas l’indispensable réponse à cette question mystérieuse, ou la question de cette réponse infinie.

Seuls, les poètes ont senti ce que la Nature peut être à l’homme, reprit un bel adolescent, et l’ont peut affirmer que la plus parfaite solution d’humanité se trouve en eux, et qu’ainsi chaque impression se propage avec pureté, de tous côtés, en toutes ses modifications infinies, à travers le cristal et la mobilité de cette solution. Ils trouvent tout dans la Nature. C’est à eux seuls que son âme ne demeure point étrangère, et ce n’est pas en vain que dans les relations qu’ils ont avec elle, ils cherchent tous les bonheurs de l’âge d’or. La Nature a pour eux toute la variabilité d’un caractère infini, et plus que l’homme le plus spirituel et le plus plein de vie, elle surprend par ses trouvailles et ses détours profonds, par ses rencontres et ses déviations, par ses grandes idées et ses bizarreries. L’inépuisable trésor de ses fantaisies ne souffre pas qu’un seul de ses familiers s’en aille les mains vides. Elle sait tout embellir, tout animer, tout confirmer ; et si, en quelques détails, un mécanisme inconscient et sans signification paraît seul régner, l’oeil qui regarde au fond des choses aperçoit une merveilleuse sympathie avec le cœur humain, dans la coïncidence et la suite des accidents particuliers. Le vent est un mouvement de l’air qui peut avoir maintes causes extérieures ; mais n’est-il pas autre chose pour le cœur solitaire et gonflé de désir, lorsqu’il passe, provenu d’une contrée très chère, et qu’avec mille murmures mélancoliques et obscurs, il semble dissoudre la tranquille souffrance dans un profond et mélodieux soupir de la Nature entière ? Est-ce que le jeune amant ne trouve pas exprimée, lui aussi, avec une vérité admirable, toute son âme lourde de fleurs, dans la jeune et pudique verdure des prairies printanières ? Et la luxuriance d’une âme qui vient de se baigner dans l’or du vin, parut-elle jamais plus précieuse et plus riante que dans une grappe de raisins lourds et brillants, qui se cachent à demi sous les feuilles ? – On accuse les poètes d’exagérations, on se contente de leur pardonner, en quelque sorte, leur langage impropre et imagé, on se contente, sans approfondir davantage, d’attribuer à leur fantaisie cette Nature merveilleuse qui entend et qui voit un grand nombre de choses que d’autres n’entendent ni ne voient, et qui, dans un délire aimable traite le monde réel au gré de ses caprices ; mais il me semble que les poètes exagèrent encore bien trop timidement, qu’ils ne soupçonnent qu’obscurément les prestiges de cette langue, et qu’ils jouent avec la fantaisie comme un enfant avec la baguette magique de son père. Ils ne savent pas quelles forces leur sont soumises, quels univers doivent leur obéir. N’est-il donc pas vrai que les pierres et les forêts obéissent à la musique et que, domptées par elle, elles se soumettent à tous les caprices comme des animaux domestiques ? Est-ce que réellement les plus belles fleurs ne fleurissent pas autour de la bien-aimée et ne se réjouissent-elles point de la parer ? Le ciel, pour elle, ne devient-il pas plus serein, et la mer ne se calme-t-elle pas ? Toute la Nature, aussi bien que le visage et les gestes, le pouls et la couleur de la face, n’exprime-t-elle pas l’état de cet être supérieur et étrange que nous appelons l’homme ? Le rocher ne devient-il pas un toi véritable dans le moment que je lui parle ? Et que suis-je autre chose que le fleuve quand je regarde mélancoliquement ses flots et que mes pensées se perdent dans son cours ? Seule, une âme tranquille et voluptueuse peut comprendre le monde des plantes ; seul, l’enfant joyeux ou le sauvage peut comprendre les animaux. Je ne sais si quelqu’un comprit jamais les pierres ou les étoiles ; mais celui qui les comprit dut être un être supérieur.

Ce n’est qu’en ces statues qui nous restent des temps passés de la beauté humaine, que transparaissent ainsi l’esprit profond et la compréhension singulière du monde minéral ; et devant elles, le contemplateur recueilli se sent entourer d’une écorce de pierre qui semble se développer vers l’intérieur. – Le sublime pétrifie, et c’est pourquoi il ne nous est pas permis de nous étonner devant le sublime de la Nature et devant ses effets, ou d’ignorer où ce sublime se trouve. La Nature ne pourrait-elle pas s’être pétrifiée à la vue de la face de Dieu, ou dans la terreur que lui causa l’arrivée des hommes ?

Ce discours plongea celui qui avait parlé le premier dans une méditation profonde. Les montagnes lointaines devenaient obscures ; et le soir, avec une intimité douce, s’étendait sur le paysage. Après un long silence on l’entendit parler ainsi : Pour comprendre la Nature, il faut qu’on la laisse se développer intérieurement en son intégrité. Il faut qu’en cette entreprise on se laisse uniquement déterminer par l’aspiration divine vers des êtres qui nous sont égaux, et par les conditions nécessaires à la perception de ceux-ci, car, en vérité, la nature entière n’est compréhensible que si on la considère comme l’instrument et l’intermédiaire de l’accord d’êtres doués de raison. L’homme qui pense retourne à la fonction originelle de son être, à la contemplation créatrice, à ce point même où produire et savoir ont les plus étranges relations, à ce moment fécond de la jouissance proprement dite, de l’auto-conception intérieure. Lorsqu’il s’abîme tout entier dans la contemplation de ce phénomène primitif, il voit se développer devant lui, en des temps et des espaces nouveau-nés, et tel qu’un spectacle illimité, l’histoire de la génération de la Nature ; et tout point fixe qui se forme dans la fluidité sans bornes, devient pour lui une manifestation nouvelle du génie de l’amour, un lien nouveau entre le toi et le moi. La description soigneuse de cette histoire intérieure de l’univers est la véritable théorie de la Nature. De l’enchaînement de son monde spirituel en soi, et de son harmonie avec l’univers, se forme de lui-même un système de pensée qui devient l’image fidèle et la formule de l’univers. Mais l’art de la contemplation calme, de la contemplation créatrice de l’univers, est bien lourd. Il exige une méditation incessante et une austérité sévère ; et sa récompense ne sera pas l’approbation des contemporains qui ont peur de l’effort, mais seulement la joie de savoir et de veiller ; un contact intime avec l’univers.

Oui, dit un autre, rien n’est plus remarquable que la grande simultanéité de la Nature. Partout, la Nature semble présente tout entière. Toutes les forces de la Nature sont en activité dans la flamme d’une lumière ; et ainsi, partout, elle se représente et se transforme sans cesse, fait naître en même temps des feuilles, des fleurs et des fruits. Elle est, au milieu du temps, présente, passée et future à la fois ; et qui sait en quel genre spécial de lointain elle travaille de même. Qui sait si ce système de la Nature n’est pas autre chose qu’un soleil universel, que rattachent une lumière, un courant et des influences, perçus d’abord par notre esprit et qui, hors de celui-ci, répandent sur cette Nature l’esprit de l’univers et distribuent à d’autres systèmes l’esprit de cette Nature.

Quand le penseur, dit le troisième, devient un artiste actif, quand par une application adroite de ses mouvements spirituels il cherche à réduire l’univers en une figure simple et qui paraît énigmatique, et qu’avec des mots il décrit les lignes des mouvements, il faut que l’amant de la Nature admire cette entreprise audacieuse, et qu’il se réjouisse du progrès des aptitudes humaines. C’est avec raison que l’artiste donne la première place à l’activité, car son essence est de produire avec science et volonté, et son art et de pouvoir employer en toutes choses son instrument, de pouvoir imiter l’univers à sa manière ; et c’est pourquoi le principe de son univers devient l’activité, et son univers devient son art. Ici aussi la Nature se manifeste dans une beauté nouvelle, et seul l’homme qui ne pense pas rejette avec mépris les mots illisibles et étrangement mêlés. Le prêtre dépose sur l’autel, avec reconnaissance, cette science nouvelle et sublime à côté de l’aiguille magnétique qui jamais ne se trompa et ramène par les routes sans traces de l’Océan d’innombrables vaisseaux aux côtes coutumières et dans les ports de la patrie.

À côté du penseur, il y a encore d’autres amants du savoir, qui sans s’appliquer spécialement à produire par la pensée, et sans vocation pour cet art, aiment mieux devenir des disciples de la Nature et trouvent plus de joie à apprendre qu’à enseigner, à éprouver qu’à agir, à recevoir qu’à donner. Quelques-uns ne sont pas inactifs et, sachant l’omniprésence et les affinités universelles de la Nature, et convaincus d’avance du caractère incomplet de la continuité de toute chose particulière, ils choisissent avec soin un phénomène, et tiennent l’œil obstinément fixé sur l’esprit de ce phénomène qui revêt mille formes changeantes. Puis, à l’aide de ce fil conducteur, ils parcourent tous les recoins du laboratoire afin de pouvoir dresser la carte des routes de ce labyrinthe. Lorsqu’ils ont achevé ce pénible travail, un esprit plus élevé les pénètre à leur insu, et il leur devient plus facile de raisonner de la carte qu’ils ont devant eux et de montrer le chemin à ceux qui le cherchent. Leur travail est d’une utilité inappréciable, et les contours de leur carte concorderont d’une façon surprenante avec le système du penseur. À la grande consolation de celui-ci, ils lui auront fourni, involontairement, la preuve vivante de ses théories abstraites. Ceux qui demeurent oisifs, attendent comme des enfants, qu’un être ami et supérieur, qu’ils vénèrent ardemment, leur départe la connaissance de la Nature qui leur est nécessaire. En cette vie si brève, ils ne veulent pas consacrer à des occupations extérieures leur attention et leur temps, et les dérober au service de l’amour. Par une sainte vie, ils ne cherchent qu’à acquérir de l’amour et à en répandre, sans se soucier du grand spectacle des forces. Ils remettent tranquillement leur destin aux mains de ces puissances, tandis que les remplit l’intime conscience de leur inséparabilité d’avec l’être supérieur, et que la Nature ne les touche qu’en tant qu’elle est l’image et la propriété de celui-ci. Qu’ont-elles besoin de savoir, ces âmes bienheureuses, qui ont choisi la part la meilleure, et qui, telle qu’une pure flamme d’amour en ce monde terrestre, ne resplendissent que sur le faîte des temples ou à la cime des navires errants, en signe du feu céleste qui inonde toutes choses ? Bien souvent, ces enfants qui aiment, surprennent, en des heures sacrées, d’admirables secrets de la Nature, et les révèlent avec une ingénuité inconsciente. Le savant les suit à la trace pour recueillir tous les joyaux qu’en leur innocence et leur joie ils ont semés par les routes. Le poète qui sent ce qu’ils sentent, rend grâce à leur amour et cherche, par ses chants, à transplanter cet amour, germe de l’âge d’or, en d’autres temps et en d’autres contrées.

Ah ! s’écria le jeune homme, les yeux étincelants, quel est l’homme dont le cœur ne tressaille de joie lorsque la vie intime de la Nature lui pénètre l’âme en sa plénitude ; lorsque le sentiment puissant, auquel la langue humaine ne peut donner d’autres noms que les noms de volupté et d’amour, s’étend en lui comme un parfum irrésistible, dissolvant toute chose ; lorsque, tremblant d’une douce anxiété, il s’abîme dans le sein obscur et attrayant de la Nature, que la pauvre personnalité se perd dans les flots envahisseurs de la volupté, et que rien ne demeure, qu’un foyer de l’incommensurable force génératrice, un tourbillon dévorant sur l’immense océan ! Quelle est donc cette flamme qui jaillit de tous côtés ? Un profond embrassement, dont le doux fruit retombe en voluptueuse rosée. L’eau, enfant première-née de ces fusions aériennes, ne peut renier sa voluptueuse origine, et, avec une toute-puissance céleste, se montre en élément d’amour et d’union sur la terre. Ce n’est pas à tort que d’anciens sages ont cherché en elle l’origine des choses ; et, vraiment, ils ont parlé d’une eau plus sublime que l’eau des fontaines et des mers. En elle se manifeste le fluide originel, tel qu’il apparaît dans les métaux liquides, et c’est pourquoi il faut que les hommes l’honorent toujours comme une déesse. Combien peu sont descendus jusqu’ici dans les mystères de la fluidité ! Pour combien d’hommes ce pressentiment de la jouissance et de la vie suprême ne s’est jamais élevé tout au fond de l’âme enivrée ! Dans la soif se manifeste cette âme universelle, ce violent désir de la fluidité. Ceux qui sont ivres n’éprouvent que trop ces surnaturelles délices de l’élément liquide ; et, au fond, toutes les sensations agréables sont des liquéfactions diverses, des mouvements de cette eau originelle en nous. Le sommeil même n’est autre chose que le flux de cette invisible mer universelle, et le réveil est le commencement du reflux. Que d’hommes s’arrêtent au bord des cours d’eau enivrants et n’entendent point le doux chant de nourrice de ces eaux maternelles, et ne savent pas jouir de l’adorable jeu de leurs flots infinis. À l’âge d’or, nous vivions comme ces flots ; dans les nuages multicolores, mers flottantes et sources de tout ce qui existe sur la terre, aimaient et s’engendraient, en des jeux éternels, les races des humains ; et les enfants du ciel les y venaient visiter... Ce n’est que lors de ce grand événement, que les légendes sacrées appellent le déluge, que ce monde florissant disparut. Une puissance ennemie rabattit la terre, et, seuls, quelques hommes, accrochés aux rochers des montagnes nouvelles, demeurèrent dans un univers étranger. Qu’il est étrange, que précisément les plus saints et les plus adorables phénomènes de la Nature demeurent entre les mains d’hommes aussi morts que sont d’ordinaire les chimistes ! Ces phénomènes qui éveillent puissamment le sens créateur de la Nature, ces phénomènes qui devraient demeurer le secret des amants et le mystère de l’humanité supérieure, sont follement et effrontément provoqués par des esprits grossiers qui ne sauront jamais quels prodiges enveloppent leurs vaisseaux de verre ! Les poètes seuls devraient manier les liquides, seuls ils pourraient en parler à la jeunesse. Les laboratoires deviendraient des temples, et les hommes honoreraient d’un culte nouveau leurs liquides et leurs flammes. Combien de villes que baigne la mer ou un grand fleuve s’estimeraient heureuses de nouveau ! Chaque fontaine redeviendrait l’asile de l’amour, et le séjour des sages. C’est bien pour cela que rien plus que l’eau et le feu n’attire les enfants, et toute rivière leur promet de les mener en des contrées plus belles. Ce n’est pas seulement un reflet du ciel que nous voyons dans l’eau, c’est un doux rapprochement, un signe de voisinage, et quand le désir inapaisé veut s’élever, l’amour heureux aime à descendre dans la profondeur sans limite.

Mais il est inutile de vouloir enseigner et prêcher la Nature. Un aveugle n’apprend pas à voir malgré tout ce qu’on peut lui dire de la lumière, des couleurs et des formes. De même nul ne comprendra la Nature, qui ne possède l’organe nécessaire, l’instrument intérieur qui crée et analyse ; nul ne la comprendra qui, spontanément, ne la distingue et ne la reconnaît en toutes choses, et qui, grâce à une joie innée d’engendrer, et se sentant une intime et multiple affinité avec tous les corps, ne se mêle à tous les êtres de la nature, par l’intermédiaire de la sensation, et ne se retrouve, pour ainsi dire, en eux. Mais celui qui possède vraiment le sens de la Nature et qui l’a exercé, jouit de la nature tandis qu’il l’étudie, et prend plaisir à sa complexité infinie, et à ses joies inépuisables. Il ne demande pas que l’on vienne troubler sa jouissance par des mots inutiles. Il lui semble plutôt qu’on ne peut agir assez secrètement avec elle, qu’on n’en peut parler trop discrètement, et qu’on ne peut la contempler avec une attention et un calme trop grands. Il se sent en elle, comme s’il reposait sur le sein d’une fiancée chaste, et ce n’est qu’à elle aussi, qu’aux douces heures confidentielles, il livre le fruit de ses recherches. Il est heureux ce fils, ce favori de la Nature, à qui elle permet de la contempler en sa dualité, sous la forme d’une force mâle et femelle, et en son unité, sous la forme d’un hymen éternel et sans fin. Sa vie sera une plénitude de toutes les jouissances, une chaîne de voluptés, et sa religion sera le véritable et essentiel naturalisme.

Durant ce discours, le Maître et ses disciples s’étaient approchés de leur groupe. Les voyageurs se levèrent et le saluèrent avec respect. Une douce fraîcheur se répandit, du fond des allées pleines d’ombres, sur la place et sur les degrés de l’édifice. Le Maître fit apporter une de ces pierres étrangement lumineuses que l’on nomme escarboucles, et une clarté rouge et puissante se déversa sur les formes et les vêtements divers. Une agréable sympathie ne tarda pas à naître. Tandis qu’une musique lointaine se faisait entendre, et qu’une flamme rafraîchissante versée des coupes de cristal prolongeait ses clartés entre les lèvres de ceux qui parlaient, les étrangers racontaient les événements remarquables de leurs longs voyages. Pleins de l’espoir et du désir de la sagesse, ils s’en étaient allés à la recherche des traces du peuple originel et perdu, dont les hommes d’aujourd’hui semblent les restes dégénérés et sauvages. C’est à sa haute civilisation que nous devons nos connaissances et nos instruments les plus précieux et les plus nécessaires. Avant tout, cette langue sacrée les avait attirés, qui avait été le lien éclatant entre ces hommes royaux et les contrées et les habitants supraterrestres, et dont quelques mots, au dire de nombreuses légendes, avaient encore été en possession de quelques heureux sages parmi nos ancêtres. Cette langue était un chant miraculeux dont les sons irrésistibles pénétraient les profondeurs des choses et les analysaient. Chacun de ses noms semblait le mot de délivrance pour l’âme de tous les corps. Ses vibrations, avec une véritable force créatrice, suscitaient toutes les images des phénomènes de l’univers, et l’on pouvait dire d’elles, que la vie de l’univers était un dialogue éternel à mille et mille voix ; car dans ces paroles, toutes les forces, tous les genres d’activités semblaient unis de la plus incompréhensible manière. Rechercher les ruines de ce langage, ou du moins rechercher tous les renseignements qu’il était possible de recueillir, tel avait été le but principal de leur voyage, et l’antiquité de son temple les avait attirés à Saïs. Ils espéraient obtenir ici des sages qui gardaient les archives du temple, des renseignements précieux, et peut-être trouveraient-ils eux-mêmes quelques éclaircissements dans les collections de tous genres qu’on y rencontrait. Ils demandèrent au Maître la permission de dormir une nuit dans le temple et de suivre, durant quelques jours ses leçons. Ils obtinrent ce qu’ils désiraient, et se réjouirent profondément en voyant comme le Maître savait orner leur récit de remarques variés tirées des trésors de son expérience, et déroulait sous leurs yeux une série d’anecdotes et de descriptions belles et instructives. Il parla enfin de la mission réservée à son âge, qui est d’éveiller en de jeunes âmes le sens de la Nature, de l’y exercer, de l’y aiguiser et de le relier aux dispositions qui promettent des fleurs et des fruits plus sublimes.

C’est une mission admirable et sacrée, dit le Maître, que d’être un annonciateur de la Nature. Il ne suffit pas de posséder l’ensemble et l’enchaînement des connaissances diverses, il ne suffit pas d’avoir le don de rattacher facilement et clairement ces connaissances à des concepts et à des expériences connus, et de remplacer les mots dont le son semble étrange par des mots ordinaires ; il ne suffit même pas que l’habileté d’une riche imagination puisse réduire les phénomènes de la Nature en une série d’images aisément saisissables et avantageusement éclairées, images qui, par le charme de leur enchaînement ou les trésors qu’elles contiennent, éveillent et satisfont l’attention, ou ravissent l’esprit par le sens profond qu’elles renferment. Non, tout ceci ne répond pas encore à ce qu’on exige du véritable inquisiteur de la Nature. Lorsqu’il s’agit d’autre chose que la Nature, cela suffit peut-être, mais celui qui éprouve le désir profond de la Nature, celui qui cherche tout en elle, et qui est pour ainsi dire l’instrument sensible de son activité secrète, celui-là ne reconnaîtra pour maître et pour confident de la nature que l’homme qui parle d’elle avec foi et avec gravité, l’homme dont les discours ont la merveilleuse, l’inimitable force de pénétration et d’inséparabilité par laquelle se distinguent les évangiles et les inspirations véritables. Il faut que les dispositions favorables de ces âmes soient, dès l’âge le plus tendre, soutenues et cultivées avec un zèle ininterrompu dans le silence et la solitude, car trop de paroles troublent l’application nécessaire ; il y faut aussi une vie discrète et simple comme celle d’un enfant et une patience infatigable. Il est impossible de déterminer le temps au bout duquel elle livre ses secrets. Quelques élus les obtiennent alors qu’ils sont encore jeunes ; d’autres seulement dans un âge avancé. Le chercheur véritable ne devient jamais vieux ; toute passion éternelle et hors du domaine de la vie, et plus l’enveloppe intérieure se fane et se dessèche, plus le noyau devient clair, éclatant et puissant. Ce don ne dépend pas de la beauté extérieure, de la force, de la pénétration ou de quelque avantage humain. Dans toutes les positions, à tous les âges et dans toutes les races, à toutes les époques, sous toutes les latitudes, il y eut des hommes que la Nature élut pour en faire ses enfants préférés et qui furent favorisés du don de la perception intérieure. Souvent ces hommes parurent plus naïfs et plus maladroits que les autres et demeurèrent toute leur vie dans l’obscurité de la foule. Il faut même regarder comme un fait très rare de trouver la véritable intelligence de la Nature unie à une grande éloquence, à de l’habileté et à une vie remarquable ; car d’ordinaire des mots très simples l’accompagnent et des apparences frustes et négligeables. C’est dans l’atelier de l’ouvrier et de l’artiste, et là où les hommes sont en relations et ont à lutter de mille manières avec la Nature, dans les travaux des champs, des mines et ceux de la navigation, dans l’élevage des bestiaux et dans beaucoup d’autres métiers, que le développement de ce sens a lieu le plus facilement et le plus fréquemment. Si tout art consiste dans la connaissance des moyens à employer pour atteindre un but qu’on s’est proposé, dans la connaissance de ce qu’il faut faire pour produire tel effet ou tel phénomène, et dans l’habileté à choisir et à utiliser ces moyens, il faut que celui qui se sent intérieurement appelé à faire partager à un grand nombre d’hommes l’intelligence de la Nature, et à cultiver et à développer, avant tout, ces aptitudes dans leurs âmes, il faut, dis-je, qu’il prête une grande attention aux occasions naturelles de ce développement et qu’il cherche à apprendre les éléments de cet art de la Nature. Grâce à ce qu’il aura appris de la sorte, il se formera un système qui lui permettra d’appliquer cette science à tout individu, système fondé sur l’expérience, l’analyse et la comparaison. Il s’assimilera ce système jusqu’à ce qu’il lui soit devenu comme une seconde nature, et alors il pourra commencer avec enthousiasme sa mission féconde. C’est lui seul que l’on pourra nommer un véritable maître de la Nature, car tout autre simple naturaliste n’éveillera qu’accidentellement et sympathiquement, comme un produit même de la nature, le sens de la Nature.

 

 

NOVALIS, Les disciples à Saïs, 1797-1798.

 

Traduit de l’allemand par Maurice Maeterlinck.

 

 

 

 

 

 

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