La révolution nécessaire
par
Armand OLICHON
Ce soir-là, Jeannette est rentrée bouleversée du Cercle d’études. – Jeannette, c’est un brave petit cœur de dactylo, une honnête et courageuse ouvrière parisienne ; de celles, vous savez, qu’on serait tenté de prendre pour de petites folles, à cause du brin de muguet ou du sourire moqueur, mais qui sont quelquefois si vaillantes, si chrétiennes.
Jeannette va au cercle d’études.
Chaque fois, on y commente l’Évangile du dimanche. Ce soir-là, on étudiait le passage fameux de saint Mathieu pour le 5e dimanche après la Pentecôte : « Si, au moment de présenter ton offrande à l’autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis viens présenter ton offrande. »
Bien souvent Jeannette a lu ou entendu ce passage. Il n’a évoqué en son âme aucune émotion particulière.
C’est assez naturel, n’est-ce pas, de ne pas nourrir de rancune contre son frère...
Jeannette est un bon petit cœur.
Elle n’en veut à personne, ou du moins elle n’en veut pas longtemps.
Ce n’est pas elle qui irait communier après avoir semé la zizanie dans l’atelier, dans la maison, dans le quartier. Aussi, quand M. l’abbé lui a demandé si elle n’avait rien à dire sur ce passage, elle a répondu non ; que c’était trop juste.
Mais voici que M. l’abbé a dit que ce n’était pas aussi simple que cela. N’avait-on pas lu le texte de travers ?
Notre-Seigneur ne dit pas : « Avant de faire ton offrande, interroge ton cœur. Si tu y trouves de la haine contre ton prochain, va te réconcilier avec lui. » – Ce ne serait déjà pas mal. Mais il s’agit de bien autre chose.
« Si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi... » Cela peut vouloir dire évidemment : « S’il a quelque chose à te reprocher... »
Mais tous les commentateurs ajoutent aussi : « S’il a de mauvais sentiments à ton égard... »
Et alors nous entrons en plein héroïsme évangélique : « N’attends pas qu’il vienne te demander pardon ; n’attends pas qu’il vienne s’excuser. Va, fais les premiers pas, porte-lui les paroles de paix et d’amour.
« Et cela, avant même de faire ton offrande, c’est-à-dire avant de t’unir au saint Sacrifice, avant de communier... La plus belle offrande à présenter à Dieu, c’est le sacrifice de ton cœur. »
Du coup Jeannette a été suffoquée.
C’est trop fort.
Alors ce n’est plus le coupable qui doit demander pardon ! C’est à l’innocent de mettre les pouces.
Mais c’est fou !
Alors, c’est l’agneau qui doit commencer. C’est le lapin qui doit s’accuser ! C’est l’innocent qui doit payer pour le coupable !...
Justement Jeannette se souvient que Mme Michou, sa concierge, a une dent contre elle.
Une dent de concierge. représentez-vous ça.
Mme Michou est un tyran sexagénaire qui, depuis des années, a mis à mal son pauvre défunt d’abord, qui en est mort, et ensuite toute une maison de locataires qu’elle régente du balai et du plumeau.
La grâce folle de Jeannette a le don d’exaspérer Mme Michou. – Si on a l’idée de rentrer (du Cercle d’études) à dix heures et demie chaque mardi ! Est-ce que Mme Michou est allée, elle, au Cercle d’études ? – Et puis Jeannette n’a pas pour le gros Moumoute (c’est le chat) toutes les attentions désirables.
Bref, entre Mme Michou et Jeannette, c’est l’hostilité sourde qui s’accroît chaque jour.
Alors il faudra que Jeannette fasse les premiers pas ? qu’elle tente une réconciliation ? qu’elle...
Je vous le dis : Jeannette en est revenue suffoquée. Ou plutôt elle n’en est pas revenue du tout.
Et dans sa petite tête, ou mieux dans son bon petit cœur, les paroles de M. l’abbé retentissent comme des voix lointaines.
« Mes enfants, remarquez bien la hardiesse des enseignements de l’Évangile. C’est bien une révélation que nous entendons là.
« À ses disciples, Jésus demande de se faire les hérauts de l’amour... Il s’agit de manifester au monde la folie de la Croix... Le Juif avait dit : « Rends le mal pour le mal. » – Le Philosophe avait dit : « Ne rends rien, abstiens-toi et subis. » – Moi, je vous dis : « Rendez le bien pour le mal. »
« Évidemment, c’est héroïque, c’est surnaturel. – Mais nous, les chrétiens, nous avons la mission de dire ces choses, de montrer ces choses au monde païen dans lequel nous vivons.
« Quelques-uns comprendront et se convertiront au Christ. – D’autres, le plus grand nombre peut-être, se moqueront de nous ; mais la bénédiction de Dieu descendra sur notre sacrifice et le fécondera.
« Il faut, mes enfants, que nous ayons ce courage de nous réconcilier les premiers. Cherchez qui a quelque chose contre vous, et, avant votre communion de dimanche, faites un acte héroïque de réconciliation. »
Jeannette médite.
Elle est troublée. Il a dit, M. l’abbé, ces choses énormes avec une voix si simple, si sereine, si sûre d’elle-même. Et puis cela rend un son si authentiquement divin.
Après tout, pourquoi ne pas essayer ?
M. l’abbé l’a dit encore : « Pour bien préparer votre communion de dimanche, développez en vous l’intention droite, c’est-à-dire la volonté de plaire à Notre-Seigneur et de conformer vos sentiments aux siens. »
Alors ? Peu a peu la lumière se fait dans cette âme de bonne volonté... Et après quarante-huit heures de réflexion, Jeannette a pris son courage à deux mains.
Un beau matin – c’était le vendredi – en descendant l’escalier, elle a trouvé sur le seuil de la porte la terrible mère Michou au port d’armes, l’œil barré d’un noir sourcil, la bouche amère. Et de l’air le plus naturel du monde, comme si rien ne s’était passé, avec son plus gracieux sourire, elle s’est excusée de la déranger au passage, elle lui a demandé des nouvelles de ses rhumatismes, elle s’est même penchée pour donner une caresse à ce gros paresseux de Moumoute.
Le plumeau en a glissé des mains de la mère Michou. Mais comme cette petite scène s’est renouvelée plusieurs fois depuis, le cœur de la terrible concierge (qui n’est pas mauvais au fond) commence à se troubler et à se demander si, tout de même, la religion ne sert pas à quelque chose...
Petite Jeannette, vous savez maintenant en quoi consiste la grande révolution sociale.
Il ne s’agit pas de dire : égalité, fraternité, et d’attendre le grand chambardement qui mettra dessus ceux qui étaient dessous et dessous ceux qui étaient dessus.
Non. Le royaume de Dieu est parmi vous et ceux-là l’établissent qui acceptent de servir leurs frères.
Je ne sais pas ce que le divin Maître vous a dit après votre action de grâces de dimanche. Mais j’imagine que vous comprenez mieux maintenant que si Jésus a comparé son royaume à un petit grain de sénevé, c’est peut-être parce qu’il s’ensemence dans les âmes avec de toutes petites actions, de tout petits sacrifices.
Armand OLICHON.
Paru dans L’Ange gardien en 1922.