Ieschou

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis C. O’NEIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ÂNE avançait péniblement par des chemins de misère, tortueux et inégaux. Monté par une femme, il suivait docilement l’homme qui le tenait en laisse et qui, lui, allait à pied. Le vent fouettait les voyageurs au visage et ramassait la neige dans la plaine pour la lancer en nuage au-dessus du petit cortège perdu sur la route sinueuse dans les clairières. La Vierge assise sur la monture, souffrante et transie, songeait aux évènements qui se faisaient proches. Le menuisier Joseph et sa femme Marie, touchaient au terme d’un voyage de quatre-vingts milles dans les régions tour à tour montagneuses et plates qui séparent Nazareth de Bethléem. Ils avaient traversé la plaine d’Esdrélon, dépassé Sichem, et, marchant toujours parallèlement au Jourdain, ils avaient atteint Jérusalem, la capitale juive. Là, ils ralentirent leur course et se reposèrent près d’une échoppe de bazar. Puis, remis de leurs fatigues, ils reprirent leur chemin, sortant de la ville tapageuse par les murs du côté sud.

Il leur restait deux heures de trajet. Le vent avait maintenant cessé de souffler et la neige de tomber. Sur les élévations qui séparent la capitale, de Bethléem, ils contemplèrent dans le lointain la grande ville qu’ils venaient de laisser et le petit village où ils se dirigeaient. De Jérusalem, ils ne devinaient, à distance, que le toit d’or du temple, les colonnades de ses deux grands portiques, le riche palais d’Hérode flanqué de trois tourelles. Devant eux, Bethléem, déjà célèbre par l’histoire de la glaneuse Ruth et le sacre de David, s’étendait en longueur sur une marche excédant de la tête des montagnes de la Judée. Joseph sortit l’âne empêtré dans le sable qui bouchait les détours et cachait les aspérités de la route, le tira le long de deux interminables précipices qui furent contournés, longea le tombeau de Rachel où bifurque la route d’Hébron, et, ayant franchi une dernière vallée, les voyageurs entrèrent dans Bethléem.

En vertu d’un ordre de César-Auguste qui voulait s’enquérir du nombre de ses sujets, citoyens ou esclaves, le charpentier et sa femme, qui appartenaient tous deux à la race royale de David, avaient dû quitter Nazareth pour se rendre dans le lieu dont ils tiraient leur origine, afin de s’inscrire. Dans les cités et les bourgs, le va-et-vient était le même, de ces sujets entrant et sortant, non seulement pour se rendre chez le scribe y décliner leurs noms et qualifications, mais aussi pour payer le tribut d’une pièce de monnaie à la frappe de César. Et Bethléem, comme les autres villes et villages de Palestine et de Judée, était littéralement encombrée de voyageurs. C’est en vain que l’homme et sa femme enceinte d’un premier-né, cherchèrent un refuge.

Un historien ajoute au récit de cette nuit mémorable, qu’en ce temps-là, c’était comme aujourd’hui : il y avait des simples et des naïfs, des gens habiles, des âmes compliquées, des caractères indépendants, des esprits justes, des intelligences faussées, des serviteurs de castes. Sans doute, il y avait aussi, comme aujourd’hui, des pauvres, des riches, des snobs, des savants, des perplexes, des prétentieux, des fourbes, des modestes, des hypocrites, des peureux, des poltrons, des téméraires, des audacieux, des frileux, des chauds, des tièdes, des froids. Bref toute l’humanité de nos jours était là en bloc, et l’enfant qui allait naître n’avait que le choix de ses adorateurs tout comme de nos jours.

Marie, elle, situa tous ces esprits et fit des confidences à l’homme très simple et effacé qui l’accompagnait. Mgr Darras, dans la « Légende de Notre-Dame », raconte ainsi le jugement de la Vierge au moment où le couple sortait de la ville inhospitalière : « Je vois devant moi deux peuples dont l’un est dans la joie et l’autre dans les larmes. » Le saint patriarche ne comprit point ces paroles. Peut-être les appliqua-t-il au contraste formé par l’aisance orgueilleuse des riches voyageurs qui trouvaient sur leur passage les douceurs d’une somptueuse hospitalité et l’indigence des obscurs étrangers, obligés comme lui d’aller chercher, dans la campagne, un modeste et pauvre asile. L’âme simple et résignée de Joseph repoussait jusqu’à l’ombre de la plainte et il désapprouvait et blâmait le reproche de sa sainte épouse. En ce moment, il aperçut devant lui un jeune adolescent dont les vêtements étaient blancs comme la neige. Cet inconnu lui expliqua le sens mystérieux des paroles de la Vierge. « Le peuple qui est dans les larmes, dit-il, c’est le peuple juif, parce que la main du Seigneur va se retirer de lui ; le peuple qui est dans la joie, c’est la multitude des nations que la lumière d’en haut vient visiter. »

Mais revenons au cortège qui se trouvait maintenant bousculé dans la foule à Bethléem. Tous ces gens se coudoyaient, s’attroupaient aux portes des boutiques, se croisaient sur la chaussée, avec leurs chameaux et leurs mulets, parlaient, s’interpellaient, criaient. Et cette activité avait son écho ou son prolongement dans les habitations, les édifices publics, les hôtelleries. Comme judas qui devait vendre plus tard le Maître pour trente deniers, un hôtelier « manqua une belle occasion de faire de l’argent » a écrit un prédicateur de chez nous. Homme au cœur dur et de peu de discernement, rappelle un conteur, il éloigna les adorateurs. Comme question de fait, si l’enfant fût né sous le toit de son commerce, quelle publicité ! On l’a dit, la place était pleine de monde et « il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie » écrit saint Luc dans le passage le plus navrant peut-être, de tous les textes que renferme l’Écriture Sainte.

À bout de fatigues et grelottant, le cortège s’arrêta. C’était au déclin du jour. Les voyageurs venaient de trouver un abri dans une étable. C’était plus probablement un enfoncement de rocher, une grotte ou une excavation comme il s’en rencontre fréquemment en Palestine, à mi-côte sur les pans de collines de calcaire, vous diront ceux qui ont visité la Terre Sainte. Le mari et la femme entrèrent dans l’une de ces cavernes sise à l’extrémité de la bourgade, regardant vers les portes d’Hébron et qui servait de refuge aux animaux. Un bœuf s’y trouvait, qui avait été conduit là par un pâtre des alentours. Ainsi se trouvait réalisée la prophétie d’Habacuc : « Seigneur vous vous manifesterez entre deux animaux. » C’est là, dans une masure sans toit et sans feu, que, vers minuit, le petit être attendu quitta le sein de sa mère. Marie l’enveloppa dans des linges grossiers pour cacher sa nudité et elle le déposa dans une mangeoire bourrée de paille. « C’est là, abandonné de tous excepté des bêtes, dans le coin le plus misérable de la terre », que Joseph et Marie sourirent pour la première fois au-dessus du berceau fait de planches mal jointes et de foin humide qui portait l’Enfant-Dieu que l’on nomma Ieschou, c’est-a-dire : Jésus.

Selon la coutume dans les pays chauds, des bergers passaient la nuit dans les champs, même l’hiver, pour garder leurs troupeaux. Dans la tour de Mygdal Eder, « ils se défendaient du froid, de la neige et de la pluie ». Et voilà que ces bergers furent inquiétés par l’apparition d’un signe dans le firmament noir. Leur inquiétude allait se changer en une véritable crainte lorsqu’un ange leur apparut, leur disant « de n’avoir point peur, qu’un Sauveur leur était né, qu’il était le Christ et qu’ils le trouveraient dans une crèche ». Bientôt, tout le canton apprit la nouvelle et la bande joyeuse se rendit en hâte vers l’étable pour voir le Nouveau-Né. Les moutons avaient suivi leurs maîtres. Et cette nuit-là, selon un historien, les « habiles » manquèrent leur coup et les « simples » furent plus chanceux.

 

 

Louis C. O’NEIL, Contes de Noël,

Apostolat de la Presse, Sherbrooke, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net