La Cité du Mauvais
par
Frère OUDINET
I. LE VIEUX SORCIER
En parcourant la gracieuse et pittoresque contrée qui s’étend le long de la côte de Saint-Valery aux Petites-Dalles, on est frappé de l’allure tourmentée du terrain, ce qui, du reste, ne fait qu’augmenter le charme du site et l’agrément des promenades. Toutefois, il se cache là, je ne dirai pas une histoire, mais une légende que j’aurais un certain plaisir à faire revivre.
Je vous la dirai telle que je l’ai entendue d’un vieil octogénaire tout perclus de rhumatismes, ancien berger, un peu sorcier, au dire des langues mauvaises, mais excellent chrétien au fond et doué en particulier d’une extraordinaire dévotion à l’archange Saint Michel.
Il habita autrefois le village de Malleville-les-Grès situé à cheval sur une mince bande de terrain allant jusqu’à la mer et séparant le vallon de Veulettes et la vallée de la Durdent. Il y coula heureux une jeunesse paisible comme valet de ferme, puis vacher, il y vécut sans ambition et sans souci cinquante ans de sa vie. Un beau jour, cependant, il en partit, on ne sut guère au fond pourquoi, et s’en fut habiter le tranquille village de Vénesville, pour y trouver dans le métier de berger un peu de calme et de solitude. Il y vivait paisiblement, tout à son métier, partageant ses loisirs entre l’étude des simples dont il faisait moisson à la belle saison et le travail du bois où il excellait. Il n’avait pas son pareil pour sculpter dans le chêne et le sapin des armoires admirables, quand la saison mauvaise l’obligeait à garder l’étable ou la bergerie. Il liait peu relation avec le voisinage, qui, tout en le recherchant, à cause des remèdes qu’il procurait, l’abordait cependant avec une certaine appréhension, parce qu’il parlait peu, jamais de lui, voulait rester ignoré ; à cause de cela et de sa connaissance des herbes médicinales, il était craint au fond plutôt qu’estimé des voisins et des villageois qui aiment bien à « savoir », détestent le mystère et se défient de plus savant qu’eux. Aussi pas mal d’histoires furent inventées sur son compte (c’est un des passe-temps des villageois) plus ou moins invraisemblables du reste et, pour cela même, plus facilement accueillies par les tympans et les méninges trop crédules des vieilles femmes de la contrée.
Ses grands cheveux blancs sortant d’un capuchon jadis noir devenu vert avec le temps et accroché à une houppelande à rayures marron, sa barbe grise qui ne permettait de voir de son visage qu’un large nez camus et deux petits yeux vifs, sa démarche lente, hésitante même, tout en lui donnait prise au soupçon.
Parcourant un jour le pays et mis au courant des faits, j’eus le secret désir de connaître le vieux, de savoir un peu son histoire et peut-être de surprendre sur ses lèvres quelque vieux conte du bon vieux temps. J’y réussis.
Il me faut vous dire que je le mis d’abord en défiance, car il était cauchois, mais à la cinquième et sixième visite, je l’avais conquis. Il y aurait orgueil à vous dire comment, car il serait très mal de vous vanter mes qualités, mais enfin, somme toute, j’eus l’avantage de lui plaire et j’avais gagné sa confiance, voire même son amitié.
Il fut du reste convenu que de tout ce qu’il me dirait, moi, je ne dirais rien à personne (c’est dans les usages) et ce, avant sa mort et que, en plus, je laisserais couler une neuvaine d’années avant de dévoiler son secret en l’honneur des neufs chœurs des anges : c’était sa dévotion. Je consentis. Il prit une bonne prise, cracha dans les cendres de l’âtre, rapprocha les tisons sous sa vieille marmite et flatta un gros chat noir, aux yeux verts, ronronnant près des chenets rouillés et d’une petite cafetière d’émail bleu où mijotait, en chantant, une décoction odoriférante de bonnes herbes contre le rhume.
Cela fait, il commença son récit, non sans toutefois m’avoir regardé avec mystère jusqu’au fond des yeux.
« Il y a bien cinquante ans que je sais ce que je vais vous raconter.
J’avais perdu ma mère quand j’étais encore tout petit, je l’ai à peine connue. C’est ma grand’mère qui m’a élevé. Elle s’appelait Rosalie. Or ses quatre-vingt-dix ans avaient sonné et elle se mourait de vieillesse ; quand un jour elle me prit tout près d’elle et me dit :
– Viens là, mon Polyte – c’est mon nom – car je ne veux pas partir avant de te dire tout. J’ai peut-être été pour toi bien dure dans ma vie, mais quand tu sauras, tu ne m’en voudras pas. C’est le malin qui agissait en moi.
Étonné, j’ouvrais de grands yeux. Elle eut une quinte, remua les cendres de sa chaufferette, y mit deux charbons pris à l’âtre mourant, me fit mettre du « raptis » sur les braises qui bientôt prirent feu sous mon souffle énergique.
– Mets des « gambettes » et assieds-foi, car ça sera long :
– Je vais avoir quatre-vingt-onze ans, et je tiens ça de mon grand-père, c’est donc comme si c’était parole d’Évangile. Tout le monde de son temps le savait. Eh bien, tout simplement, mon Polyte, notre pays porte une malédiction.
– Quand tu m’auras rendu les derniers devoirs et enterrée auprès de mon pauvre cher homme, – Dieu ait son âme ! – derrière la croix de grès, ne reste pas, va-t’en de l’autre côté des limites de la paroisse, car tu n’as pas de caractère, je sais ta faiblesse pour la tasse, et toi sûrement, tu n’échapperais pas à « Sa malice ». Je serai tranquille sur ton sort, quand tu m’auras promis de m’obéir, de dire tous les jours une bonne prière pour le salut de ma pauvre âme, quand je serai défuntée, et de toujours prier le Grand Saint Michel, notre patron, à qui je devrai d’aller longtemps au Purgatoire au lieu d’être damnée.
Je promis tout ce que voulait la vieille, que je vénérais, bien qu’elle m’ait élevé un peu rudement ; du reste, j’en avais besoin.
II. LE GRAND COMBAT
– Maintenant, me dit-elle, écoute bien ce que je vais te dire, et garde-le pour toi, si je te le dis, c’est pour te mettre en garde.
– Il y a très longtemps, des siècles, il n’y avait pas ici de maisons ; le pays était plat et s’étendait à perte de vue de la mer jusqu’au plateau de Caux ; il était inhabité..., je veux dire par les hommes.
Or, il arriva ceci. Le Bon Dieu envoya les anges quérir sur terre l’un des grands saints qui, à ce moment-là, évangélisaient le pays : c’était saint Aubert, un grand évêque de Normandie ; c’est à ce grand saint que l’archange Messsire Saint Michel était apparu au Mont qui porte son nom, lui dévoilant qu’il serait le gardien, le patron de la France. C’est pour cela qu’il avait demandé au Bon Dieu la direction de l’expédition, d’autant plus que les esprits mauvais, chassés jadis du Ciel par lui, s’en donnaient à cœur joie sur les pauvres païens dont les yeux n’avaient pas été ouverts aux lumières de l’Évangile.
La belle troupe angélique arriva à Avranches, elle prit l’âme du saint Évêque qui venait de mourir pour la porter au Paradis ; et les chœurs des anges chantaient des hymnes célestes, comme nous en entendons parfois, lorsque tout est calme et silencieux, au milieu des bois par les belles après-midi d’été. C’est ainsi, en regagnant le Ciel, qu’ils passèrent sur notre pays.
Et c’était, vu de la terre, comme un beau nuage doré qui s’avançait doucement, comme font les légères brumes matinales, quand le soleil levant les éclaire du côté de Canouville.
Là-dessus, le vieux se pencha vers la cafetière bleue qui laissait, elle aussi, échapper de légers nuages de vapeurs, dorés par le feu des tisons et délicieusement parfumés ; il alla prendre sur l’étagère deux petites tasses calcinées, à fleurs rouges et vertes, les remplit de la bonne tisane, et il fallut trinquer.
– À votre santé !
– À la vôtre, père Polyte.
Quand le vieillard eut siroté sa tasse sans mot dire, le nez penché et les yeux fixés sur les charbons, comme pour y chercher la suite de son récit, il redressa un peu la tête et continua :
– Quand le cortège des anges approcha par ici, le pays tout entier, à ce qu’il paraît, se couvrit d’une épaisse brume ; le soleil en fut voilé et l’éclaira de reflets rouges et sanglants.
Ce que saint Michel redoutait allait s’accomplir.
Les démons, jaloux du grand Apôtre, allaient essayer de livrer contre lui un dernier combat.
Et déjà la lugubre colonne rouge s’élevait vers le Ciel.
À ce moment-là, Messire saint Michel, ayant vu le mouvement, prit la tête des Principautés, des Puissances et des Dominations, pendant que l’âme, aux soins des Chérubins, des Séraphins et des Thrônes, descendait doucement sur la terre.
Le mouvement fut rapide et Michel lança un trait de foudre qui ébranla la terre et les eaux.
La terre se fendit en deux endroits ; les deux fissures se rejoignirent et formèrent une profonde vallée qui entoure presque une partie de territoire où les anges et saint Aubert furent en sûreté. Ce territoire s’appelle Auberville en l’honneur du grand Évêque auquel il donna asile.
Mais les anges retranchés un instant ne restèrent pas inactifs. Tout à coup, ils lancèrent dans les airs un cri formidable : « Quis ut Deus », et partirent à l’assaut du camp infernal établi de l’autre côté du retranchement, sur le territoire de Malleville, où Satan et ses anges avaient été jetés.
Il s’ensuivit une mêlée effrayante ; les démons foudroyés de toutes parts reculèrent, mais, sur un signe de saint Michel, il y eut un tremblement de terre épouvantable, le sol, vomissant des flammes, s’ouvrit sur l’arrière des démons, qui furent engloutis sous l’amas des rochers, à l’endroit même où coule maintenant, dans cette vaste dépression de terrain, que vous connaissez, une paisible et limpide rivière, la gracieuse Durdent. Et elle-même, dit-on, doit son nom aux tragiques évènements que je viens de vous raconter. Ce nom rappelle en effet les flèches acérées, telles des « dents » cruelles qui furent si « dures », si sensibles à l’éternel ennemi des anges et des hommes.
– On aurait pu croire que la partie était gagnée !
Point du tout. Si le chef des anges rebelles était une fois de plus vaincu, une foule de démons secondaires avaient pris la forme de renards, de serpents et d’animaux immondes. Ils s’étaient glissés le long des rocs, des morceaux de grès, dans les débris amoncelés, dans les crevasses ; ils se faufilèrent sur le flanc de Guerpy, qui tire sans doute son nom du saint combat qui venait de se livrer, « guerre pie » ; ils cherchèrent refuge sur le promontoire formé par les vallées creusées au cours de la bataille et ils s’y établirent dans les crevasses et les cavernes formées par la révolution du sol. Et les Anges fidèles eurent beau battre le terrain, les esprits malins, habiles et rusés, surent se dissimuler.
Les Bons Anges en référèrent à messire saint Michel. Ce dernier fut d’avis qu’il convenait de ne pas laisser l’âme du Grand Saint dont ils avaient la garde dans l’attente du Paradis.
– Partez, leur dit-il, Esprits célestes, conduisez tous l’âme du grand serviteur de Dieu dans les sacrés parvis ; moi, je reste !
III. UN PUISSANT PROTECTEUR
C’est depuis ce temps-là, continua le père Polyte, après avoir rempli les tasses de faïence, c’est depuis ce temps-là que messire saint Michel est patron de Malleville. Il y est resté, voyez-vous, pour empêcher les démons déchaînés de nuire aux habitants et d’envahir les contrées voisines en les tenant captifs entre la mer et les deux vallées.
La contrée, me dit encore ma grand’mère, fut longtemps sans habitants, mais, un jour, des humains l’ayant découverte, la trouvèrent si belle, si agréable, si séduisante, car le malin faisait tout pour y attirer les hommes, que quelques-uns s’y établirent.
C’est pour cela que le grand archange appela à l’aide de grands et saints moines qui évangélisèrent le pays, tout en l’assainissant et le cultivant de leur mieux, luttant contre les démons qui tentaient les âmes et semaient le choléra et les épidémies.
Les pays voisins de l’endroit dont je vous parle et qui, depuis ce jour-là, s’est appelé Malleville « Cité du Mauvais », auquel on a ajouté « les Grès », à cause de l’amas de rochers granitiques qu’y trouvèrent les premiers habitants et dont ils se servirent pour construire leurs demeures, les pays voisins choisirent alors de grands patrons.
Butot et Canouville, qui étaient de plain-pied avec Malleville, supplièrent la Très Sainte Vierge de devenir leur patronne. Auberville, tout proche, se prémunit contre la morsure possible des serpents infernaux qui eussent pu se glisser jusqu’à lui, en faisant appel aux deux grands médecins saints Côme et Damien, puis ils bâtirent une église au Grand Saint-André, qui tient le signe de la Croix, terreur des démons.
Quant à la vallée toute entière, où les démons furent engloutis, elle choisit comme patron celui qui sut si bien fouler aux pieds les idoles, le terrible ennemi du démon, le Grand Thaumaturge des Gaules. Et cela vous explique que tous les villages et les bourgades : Paluel, Vittefleur, St-Martin-aux-Buneaux, Clasville (qui a changé de patron depuis) et Cany aient ou aient eu comme patron et protecteur l’illustre saint Martin.
Maintenant, ajouta ma grand’mère, la paix règne dans le Pays, car Messire Saint Michel fait bonne garde. Seulement, de temps en temps, les démons montrent la tête. Ils se cachent, tantôt sous la forme du renard rusé pour mieux nuire aux hommes, tu sais si ces animaux malins sont nombreux dans la région, tantôt ils prennent la forme de serpents immondes et, le soir, quand la lune est voilée, par les nuits sombres, ils circulent par les chemins boueux et vont jusque dans les demeures infiltrer leur venin malfaisant dans l’âme des habitants endormis. Moi-même qui te parle, je me suis parfois éveillée en sursaut sentant leur horrible morsure.
Informe-toi dans la Paroisse, auprès des vieux surtout, ils te diront que les soirs d’Avent et de Carême, en rentrant du sermon, ils ont foulé du pied quelque noir crapaud, quelque venimeux serpent glissant rapide à travers le chemin et que, parfois, ils ont entendu leur sifflement sous les feuilles mortes quand ils rentraient tard chez eux à l’automne.
Ils te diront, les vieux, que les pauvres moines et les bons prêtres qui se sont succédé pour prêcher l’Évangile et rappeler le devoir ont eu des combats à livrer, très durs parfois, contre le malin et ceux qu’ils avaient séduits ; ils te diront aussi qu’en souvenir des évènements on a sculpté aux chapiteaux des colonnes de l’Église des figures grimaçantes de démons et que, pour les écarter, on a édifié de solides calvaires de grès qu’ils s’acharnent peu à peu et sournoisement à ruiner ; ils te diront que, parfois, ils ont cherché à se venger du Grand Archange et qu’une nuit, dans l’église, ils ont voulu briser la colonne sur laquelle est posée sa statue qu’ils ont déplacée ; tu regarderas, elle porte les marques de leurs coups.
Mais en somme ils ne peuvent rien contre lui, il a avec eux toujours le dernier mot et, en fin de compte, les victimes les plus atteintes quand elles ont confiance en lui sont finalement guéries et ne meurent jamais dans l’impénitence. C’est pourquoi, avant de mourir, je te confie à lui. Prie-le tous les jours de ta vie.
Enfin, écoute bien ceci, ajouta-t-elle avec mystère tout bas à mon oreille, les miens avant de trépasser m’en ont toujours averti, il arrive souvent chez nous, vois-tu, que les pauvres âmes des défunts reviennent implorer du secours ; si tu passes le soir auprès de l’église, surtout au mois de Novembre ou en temps de Carême ou la veille des grandes fêtes, tu entendras leurs plaintes et leurs gémissements. C’est que nombreux sont ceux qui, pendant leur vie, n’ont pas assez résisté au malin. Ne t’éloigne pas alors mais prie pour qu’ils trouvent le repos. Et moi-même qui te parle et qui vais mourir ne m’oublie pas. J’ai souvent péché contre la charité, j’ai été dure dans mes paroles pour mon prochain, ma langue l’a cruellement déchiré, maintenant que le prêtre, au nom du Bon Dieu, m’a pardonné, il me reste à expier.
Un mois après seulement, ma vieille grand’mère, saintement, pieusement, doucement, ferma les yeux.
Je restai encore quelque temps à Malleville-lès-Grès, mais au lieu de devenir meilleur, mon penchant me portait toujours et de plus en plus à avoir le nez dans la tasse et finalement il y restait.
Je vis bien que le diable aurait le dernier mot et, trop faible pour résister, je pris le parti de quitter le pays. C’est comme ça que je suis venu habiter Vénesville. Depuis ce temps-là, si je ne fus pas un modèle, je fus un chrétien convenable et toujours fidèle à mes devoirs. Je n’ai eu qu’à me louer d’avoir écouté ma vieille grand’mère ; aussi, jamais je ne manque de prier pour elle et d’invoquer pour moi le grand saint Michel et tous les Anges du Bon Dieu. J’ai bon espoir qu’ils m’aideront à bien vivre et m’ouvriront un jour les splendeurs du paradis.
Le père Polyte s’était tu. Déjà il remplissait les tasses de l’innocente liqueur, on trinqua une troisième fois et nous nous séparâmes satisfaits tous les deux.
Voilà sa légende, je vous la dis telle qu’il me l’a racontée, sans y rien changer, vous en croirez ce que vous voudrez. Pour moi, je la crois un peu poussée au noir. Je m’en voudrais qu’elle vous effraye quand vous visiterez le gracieux village de Malleville-les-Grès ; du reste, n’ayez crainte, depuis qu’est morte la vieille Rosalie, saint Michel a bataillé tant et plus et les esprits mauvais doivent être à nouveau enchaînés au plus profond des enfers.
Frère OUDINET, Contes et légendes
des falaises normandes, Amelot, 1948.