Le crime de la Mélangue
par
Frère OUDINET
I. LA MÉLANGUE
La Mélangue était une petite vieille, toute cassée, presque centenaire ; elle habitait une chambre basse dans un rez-de-chaussée de la rue des Trois-Marmots, tout au bout de la rue, au no 3 ou 5, je ne me souviens pas exactement, car ces vieilles maisons ont été démolies quand on a creusé le nouveau Chenal.
La bonne vieille passait un peu pour sorcière et on la craignait passablement ; avec son air de se dissimuler comme pour n’être point reconnue, avec ses petits yeux gris, vifs et fureteurs à l’ordinaire, quelquefois tout remplis de mélancolie, avec sa « calipette » d’un blanc douteux, encadrant sa figure jaune et ridée, sa manière de vous regarder au passage comme pour vous jeter un sort, elle faisait presque peur.
Malgré tout, on allait encore la trouver, car, dans les cas désespérés, elle était de secours et l’on citait à son acquit pas mal de bonnes actions ; elle avait remis, un jour, le bras d’un jeune mousse ; elle avait donné une certaine herbe qui avait coupé net une fièvre de 40o à un marin, qui, sans elle, serait passé de vie à trépas ; elle connaissait un tas de remèdes contre les vers et la coqueluche ; guérissait les entorses et les panaris, de telle sorte que, souvent, pour éviter les frais de médecin, on était encore heureux de trouver sa maison. On avait soin de se munir ou de munir l’enfant qu’on lui présentait – « parce qu’il ne se devenait pas » – d’une médaille bénite de saint Benoît pour écarter les maléfices, et, aussitôt la guérison, pour se faire pardonner d’avoir eu recours à elle, on faisait dire la messe à la chapelle de Bon-Secours, et l’on demandait au prêtre s’il n’avait rien vu dans le calice au moment de la Consécration. Le prêtre essayait bien d’éclaircir cette superstition, mais on partait en branlant la tête et en disant : « C’est drôle, y savent bien et y veul-tent pas nous dire. »
On n’avait donc en elle, somme toute, qu’une demi-confiance, d’autant plus qu’on ignorait complètement son passé.
Elle était arrivée au Pollet vers 1820, à la mort de son mari, et on ignorait son nom ; alors on l’avait baptisée « la Mélangue ». Pourquoi ? C’est bien simple : elle s’était fait remarquer à son arrivée par sa méchante langue et les voisines, à force de lui dire « mauvaise langue », finirent, ne sachant point son nom, par l’appeler habituellement « la Mélangue ». Elle méritait, à ce moment-là, son nom, car à l’entendre elle connaissait le passé, le présent et jusqu’aux plus secrètes pensées des gens du quartier, et elle s’entendait parfaitement à mettre tout le monde en désaccord. Avec l’âge, elle s’était corrigée, surtout depuis le jour où, pour sa grande fille âgée de dix-neuf ans, on fut obligé de recourir à une triste opération dont vous entendrez le récit. Un accident banal, semble-t-il, en fut la cause, mais qui bouleversa « la Mélangue » à tel point que la pauvre malheureuse, qui ne mettait jamais les pieds à l’église, s’en fut ce soir-là trouver le vicaire de Neuville-le-Pollet qui desservait la chapelle des Grèves, et, après une conversation d’une bonne heure à la sacristie, sortit tout en larmes pour se jeter aux pieds de Dieu. Puis, elle rentra chez elle, prit un falot, et se rendit au pied du grand calvaire, qui se trouvait à cette époque auprès de l’impasse aux Piteaux, étendant ses grands bras bénissants sur l’immensité des flots. Les voisins, en la voyant sortir, furent saisis de crainte et la suivirent, croyant qu’à la suite de son chagrin elle perdait la tête et voulait se méfaire. Ils hâtaient le pas derrière elle pour la rejoindre à temps quand, tout-à-coup, ils la virent s’arrêter et s’agenouiller au pied du Calvaire et l’entendirent sangloter la tête dans ses deux mains, puis se pencher vers la pierre humide et la baiser avec amour.
Émus et rassurés, les voisins, respectant sa douleur, s’écartèrent discrètement. Après une longue prière, elle se leva, reprit le chemin de son logis, et le lendemain qui était un dimanche, devant la population étonnée, on la vit s’agenouiller à la Table-Sainte pour recevoir Notre-Seigneur. Depuis ce temps-là, elle remplit toujours ses devoirs, se corrigea, fit des progrès surprenants, évitant les conversations, se retirant dans sa demeure, fuyant le bruit, ne recevant personne, si ce n’est, comme nous l’avons dit, pour exercer la charité, menant une vie de mystère, ce qui n’était pas pour rien dans sa réputation de sorcière. Mais les habitudes prises sont bien prises, surtout les mauvaises, et malgré sa conversion on l’appelait toujours « la Mélangue ». Quand elle passait dans la rue, les deux mains dans son fichu (elle ne se montrait jamais autrement, vous saurez pourquoi) et que les enfants n’étaient pas sages, on tirait un peu les rideaux et on la montrait en disant : « Tu sais, Chéri, si tu continues, je vais appeler la Mélangue. »
Et elle n’était cependant pas bien terrible, surtout depuis que, perclue de douleurs, elle ne sortait que rarement de chez elle. Bientôt même elle dut y renoncer et c’étaient les voisins charitables qui lui faisaient ses courses ; elle remerciait avec le sourire triste de sa bouche édentée ; mais, vite, on détournait la tête sans attendre, et l’on fermait la porte en se signant, à cause des sorts.
Seul, l’un des vicaires de la paroisse, l’abbé Leroux, qui était là depuis quatorze ans et connaissait tout le monde au Pollet, franchissait, de temps à autre, le seuil de sa demeure, et avait avec la vieille de longues conversations ; il venait même à domicile lui faire faire son Bon Jour 1 et revenait à la Noël, à cause de ses douleurs, lui apporter le Bon Dieu.
Le bon abbé la connaissait depuis douze ans ; il avait tous ses secrets, car la vieille lui avait conté son histoire, une histoire terrible, une histoire à faire trembler. Et avec lui, elle y revenait sans cesse et avec larmes. L’abbé la consolait de son mieux, lui parlait du Bon Dieu et de sa miséricorde, de Madeleine et de l’Enfant Prodigue, et, quand il allait partir, elle pleurait encore, non plus de crainte, mais d’amour pour le Bon Dieu. Cependant cet hiver 1864 elle se sentait plus faible, les douleurs la clouaient à son fauteuil de paille, son asthme la faisait cruellement souffrir ; elle fit venir son confesseur.
– Mon bon m’sieu Leroux, si on savait ce que je suis, il me semble que je partirais plus tranquille et plus contente.
– Mais non, consolez-vous ma bonne mère, le Bon Dieu ne demande que votre contrition, il vous a déjà pardonné.
– Ah ! oui, il a été bien bon ; mais c’est égal, il me semble que cela me soulagerait de crier bien haut ma misère et sa miséricorde.
Et il eut beau dire, il eut beau faire, la Mélangue un beau soir, à l’heure de la veillée, réunit quatre ou cinq bonnes filles à qui jadis elle avait rendu service, et leur raconta son histoire.
II. LE RÉCIT DU CRIME
Quand j’étais petite, commença-t-elle, j’étais une bonne fille ; mes bons parents étaient des marins pauvres, mais honnêtes, ils habitaient là, tout près de la rue Guerrier, tout au bas de la Bastille ; j’ai été à l’école chez les bonnes Sœurs et j’ai reçu le Bon Dieu avec une grande joie le jour de ma première Communion ; j’ai même souvent attribué à cela mon retour au bien. Mon père est mort l’année suivante : en entrant dans les jetées, sa barque s’est enfoncée dans la vase, il est tombé à l’eau et on l’en a retiré sans vie. Ce fut la misère à la maison. Ma mère avait eu six enfants : quatre garçons et deux filles ; ma sœur et un de mes frères étaient morts ; comme j’étais l’aînée, on fut obligé de me placer pour gagner le pain des trois petits. Je menais bien triste vie chez un saleur de Dieppe ; je ne conservai pas les bons principes dans lesquels j’avais été élevée, je devins jalouse, envieuse, mauvaise langue, chapardeuse, et tout ce qui s’ensuit. Quelquefois, je voyais ma mère pleurer parce qu’on lui avait parlé de moi, mais moi je me défendais en mentant très fort, je protestais de mon innocence, je disais que j’avais l’âge de raison, je prétendais que je savais me conduire, etc., etc.
Ma mère mourut j’avais dix-sept ans. Quand elle ne fut plus là, ce fut bien pire encore : j’étais au bord de l’abîme, un rien pouvait me perdre irrémédiablement. Cette année-là, éclata la grande tourmente révolutionnaire ; je me mis à lire les journaux et les livres infects qui circulaient alors ; des groupes d’hommes et de femmes discutaient au coin des places, sur le quai, dans les clubs et les estaminets ; je me joignais à eux, je discutais sur des choses auxquelles je ne connaissais rien, je criais ma haine pour les riches, les nobles et les voulais à la lanterne, je hurlais avec les sans-culottes les refrains les plus abjects, le Ça ira et la Carmagnole, je parlais contre l’Église et les ci-devant prêtres de la superstition, j’appelais sur eux l’attention des purs et célébrais la guillotine seule capable de nous libérer du poison de la superstition ; j’étais de tous les cortèges, de toutes les orgies ; on m’applaudissait, et un jour je fus portée en triomphe. Le succès me grisa, ce fut ma fin.
Secouée par les sanglots, la Mélangue se prit à pleurer. Au bout de quelque temps, devant ses auditrices gênées, elle put continuer :
Ce qui va suivre est bien plus triste encore. On était en 1793, en pleine Terreur ; j’allais avoir vingt-deux ans. On pourchassait les prêtres ; beaucoup avaient trouvé refuge à Dieppe à bord des bateaux et étaient passés en Angleterre. Depuis quelque temps, on disait qu’un prêtre se cachait dans la ville 2 on ne savait où, défiant toutes les recherches ; depuis longtemps il disait la messe, baptisait, mariait malgré la défense des lois républicaines. Dans une réunion tapageuse j’avais juré de le découvrir, de le livrer ; je mis tout en œuvre pour cela, mais je n’y pus parvenir. Cependant, par une lettre, on apprit sa résidence ; il fut arrêté, jugé, condamné. Furieuse de ne l’avoir pu livrer, je voulus me repaître de son supplice et être des premières, le 22 Avril 1794, pour voir tomber sa tête sous le couperet de la guillotine, sur la place du Marché, près de l’Église Saint-Jacques. Ce fut une grande fête, ce jour-là, pour les purs, et l’après-midi, avec une bande d’énergumènes des deux sexes, je parcourus la ville en chantant le Ça ira ; dans ma folie je voulus aller jusqu’au pied du Calvaire 3 et, là, en ricanant, je jetai des pierres sur le grand Christ de bois qui protège les marins et garde le grand cimetière des flots où dorment tant des nôtres. Au milieu des rires qui m’encourageaient, car personne n’avait osé m’imiter, je détachai maladroitement avec un galet mal lancé deux doigts du grand Christ. Triomphante, je m’écriai en blasphémant : « Je l’ai touché, il ne pourra pas signer ma damnation éternelle. » Mais les rires maintenant sonnaient faux, et le retour s’effectua moins gaiement, surtout quand un grand gaillard de marin qui était de la bande prononça sans respect humain : « Tu sais, t’as eu tort de faire ce que t’as fait, jamais un marin n’aurait fait ça ; ça t’portera pas chance. »
J’éclatai de rire pour me donner une contenance, mais ce soir-là, tout de même, je dormis mal. Je bataillai toute la nuit et, dans mon cauchemar, je voyais à côté de mon lit le grand Christ douloureux qui pleurait et laissait pendre au bout de sa main mutilée deux doigts sanglants, et je sentais sans pouvoir faire un mouvement pour écarter la tête les gouttes de sang toutes tièdes qui dégouttaient doucement sur mon front. Quand, à l’aurore, je portai la main à ma tête, elle était couverte de sueur et l’oreiller était tout humide. Je ne me convertis pas pour cela, je fis tout pour chasser le remords et malheureusement j’y parvins.
III. LE DOIGT DE DIEU
Deux mois après les évènements que je viens de vous raconter, j’épousais Pierre Leroux, un solide marin, sans volonté, bon garçon au fond, quand il n’était pas entraîné, et ne boudant jamais à la besogne. Huit jours après notre mariage... civil, bien entendu, puisqu’il n’y avait pas de prêtres et que je n’en aurais voulu à aucun prix, en fermant un soir les auvents de la maison, je me pris maladroitement les deux doigts de la main droite. Je poussai un cri et tombai évanouie dans les bras de mon mari qui se trouvait sur le seuil. Le lendemain, j’étais amputée du majeur et de l’index, dont les phalanges avaient été écrasées, et je me réveillai pour m’entendre dire par Pierre sans façon : « Dis donc, Marie, est-ce que ce ne serait point le doigt de Dieu ? » Mon homme fut tout bouleversé et, le soir, il pleura. Moi je me moquais : « Je n’ai plus mes dix doigts, disais-je, mais avec huit ne peut-on pas se tirer d’affaire ? S’il y avait un bon Dieu, il y a longtemps que je serais morte. Allons, mon pauvre Pierre, tu pleures, tu n’es pas honteux ; un homme, est-ce que ça pleure ? Je suis plus brave que toi. » Sous l’insulte, Pierre se raidit et garda pour lui son chagrin.
Au bout d’un an, je fus sur le point de devenir mère ; j’étais heureuse, mais Pierre était toujours triste et son front se ridait. À mes plaisanteries, mes sarcasmes, mes blasphèmes, il répondait toujours : « Tu as tort, femme, de dire tout cela ; il y a quelqu’un au-dessus de nous ; si t’allais à la mé, tu l’sentirais ; si tu continues j’aurons du malheur. »
Le jour de ma délivrance arriva et, un beau matin du mois de mars, il me naquit un gros et fort garçon que j’avais juré d’appeler Voltaire de son petit nom parce que nous n’avions pas besoin de noms de saints dans la maison ; mais, chose étrange, Voltaire naquit sans les deux doigts de la main droite, sans le majeur et sans l’index. Je fus, je l’avoue, profondément ébranlée ; et cette fois je pleurai, non pas de regret mais de haine. Je maudissais davantage Celui qui me frappait dans la personne de mon enfant innocent. Je ne sentais pas, à ce moment-là, que c’était pour mon bien, pour ma conversion, et je voyais en Dieu un tyran cruel ; et ma haine était la preuve que je croyais en Lui, car on ne s’acharne pas sur ce qui n’existe pas. Voilà où j’en étais ; voyez jusqu’où peut aller une femme : quand elle est dévoyée, déchaînée, elle est pire que l’homme perverti. Mais laissez-moi continuer, car mon histoire n’est pas finie.
Je gardai donc, malgré cet avertissement de la divine Providence, ma haine de Dieu, et je jurai, pour me venger, d’élever Voltaire dans mes principes. « Nous verrons bien, disais-je dans mon orgueil à mon mari terrifié, qui aura le dernier mot. »
L’enfant « se devint » bien : gros et joufflu, il respirait la santé ; j’étais presque consolée, disant toujours à ceux qui me regardaient avec mépris : « Bah ! on se tire d’affaire dans la vie sans ses dix doigts. »
Cependant, à la suite de ce nouveau malheur, nous étions devenus l’objet de l’attention publique ; on me montrait du doigt ; quand j’avais mon enfant dans les bras et qu’il levait sa petite menotte mutilée, on se détournait avec horreur, et j’entendais des réflexions comme celle-ci : « Tenez, regardez-la, elle est maudite pour avoir insulté notre Calvaire. » Bientôt je n’y puis plus tenir ; j’étais soumise aux insultes des gamins qui m’appelaient la maudite ; j’étais suivie dans la rue par les quolibets des passants qui me nommaient la sacrilège, la sorcière. Nous fûmes obligés de quitter le Pollet pour nous installer à Berneval où mon mari loua un parc à poisson au bord de la mer ; nous vivions là assez tranquillement du produit de la pêche et d’un jardin que nous cultivions.
IV. LE VOEU
Voltaire allait avoir deux ans quand mon second enfant vint au monde. Mon mari était triste à voir, et je commençais à le trouver encombrant. Je l’envoyais, selon l’heure, à la mer ou au cabaret du village pour me débarrasser de lui. Un jour, à mon insu, il alla trouver chez lui le vieux curé du pays et lui raconta ses angoisses :
– Mon pauvre ami, je le vois bien, le doigt de Dieu est sur vous. Tâchez d’apaiser son courroux, convertissez-vous, vous et votre femme.
– Moi, je suis tout prêt, mais elle... la malheureuse.
Enfin, le bon curé lui fit faire vœu : si c’était une fille, de l’appeler Marie et de la vouer à la Sainte Vierge et à ses couleurs, le bleu et le blanc, et cela jusqu’à vingt ans, en expiation du crime ; si c’était un garçon de l’appeler Jean et de l’élever chrétiennement, à mon insu s’il le fallait. Pierre promit tout.
Un mois après, une gentille fillette naquit avec ses deux mains intactes, et le père, malgré moi qui la voulais nommer Marianne, la désigna à l’état-civil sous le nom de Marie, puis il la fit prendre avec Voltaire le jour même pour la mener à l’église. Deux camarades et deux voisines portèrent sur les Fonts la petite Marie et Voltaire qui devint Jean sur les registres du baptême, et ce fut quand tout fut fini que Pierre me raconta la chose. Contente au fond d’avoir une fille constituée comme tout le monde, je me laissai faire assez docilement. Et puis il n’y avait pas moyen de faire autrement et je me promettais d’avoir mon tour. Mais le père, qui était fou de sa fille, tenait ferme pour le bleu et le blanc ; je me souviens même qu’un jour il lui arracha un ruban rouge que je lui avais mis dans les cheveux, et le jeta au feu avec colère. Depuis ce temps-là, il ne fut plus le même et lui, qui faisait toujours suivant mes désirs, devint impérieux et intransigeant ; chaque fois que j’ouvrais la bouche pour dire une absurdité, il me coupait la parole par un « Assez, femme, tu sais où tu nous as conduits avec ta méchanceté ». Et comme il menaçait de joindre le geste à la parole, je me taisais.
À cinq ans, je perdis le petit Jean d’une méningite. Le père en aima sa fille encore davantage et il me fallut bien me tenir. Elle grandit et atteignit dix ans. Le père voulut qu’elle fît sa première Communion ; je n’y mis pas d’opposition pour avoir la paix. Intelligente, Marie apprit vite et bien son catéchisme, le plus souvent en cachette de moi, car elle me craignait, m’ayant souvent entendu blasphémer et dire du mal des prêtres. Mais bientôt je n’osai plus rien dire, à cause du père, auquel elle racontait tout et qui m’avait menacée. Elle grandit pieusement, la chère petite, jusqu’à dix-sept ans. À ce moment-là, elle perdit son père. Je restai quelque temps encore à Berneval, puis me décidai à revenir au Pollet. Je trouvai cette maison où vous me voyez, je me dissimulai le mieux que je pus, pensant qu’on m’avait oubliée. Ce fut assez facile ; dix-neuf ans s’étaient écoulés, les témoins principaux n’étaient plus là, des évènements importants s’étaient accomplis, et surtout je n’avais plus le petit Jean, qui eût immédiatement rappelé mon histoire. J’avais soin de toujours dissimuler sous mon châle ma main mutilée.
V. LE COUP DE GRÂCE
Si, pour ne point mettre la population en éveil, j’étais obligée de me dissimuler, je n’étais guère changée dans mes idées. Marie aimait les offices, était enfant de Marie. Je la laissais assez libre, sachant que je n’aurais rien gagné à brusquer les choses. Deux ans après notre arrivée, je la décidais assez bien à venir le dimanche se promener avec moi ; je mettais tout en œuvre pour la distraire et la détourner des offices ; je lui proposais de constantes distractions.
Elle avait toujours été fidèle au vœu de son père. Un jour, il y eut fête en ville ; le matin, je lui avais offert un joli châle tapis de couleurs gaies, de laine fine, en lui disant : « Nous irons à la fête, je te veux belle à mes côtés !
– Mais, maman...
– Ah ! oui, je n’avais pas songé, mais voyons, Marie, tu as dix-neuf ans, ce sera bientôt fini tous ces vœux, et puis, à un an près, voyons ma fille, crois-tu que tu t’en porteras plus mal ?
– Cependant, si papa...
– Ton père ! mais il ne savait pas ce qu’il faisait ; en tout cas, cela ne t’a pas engagée, toi, voyons. Tu ne peux pas me faire plaisir une pauvre fois. Regarde comme il te va bien avec ce joli tablier que je te réservais comme surprise. Mets-les seulement pour la fête, tu les mettras de côté après, si tu veux, pour tes vingt ans.
Marie finit par se laisser séduire et l’après-midi elle parut à la fête avec moi dans le costume de mes rêves ; au fond, si j’étais heureuse de la voir bien mise, je l’étais surtout d’avoir satisfait ma vieille haine. Marie ne fut pas très en train elle, et, le soir, elle eut mal à la tête.
Trois jours après, un mercredi soir du mois de février, je m’en souviendrai toujours, nous étions là auprès du feu, terminant le « travail du Pollet ».
En fin de matinée, au retour de la pêche de nuit, nous avions rapporté du canot les pièces d’« aplé » 4, démêlé les cinq lignes contenues dans chaque « mande » 5. Après avoir « paré » 6 l’aplé nous l’avions lavé à grande eau à la fontaine et mis à sécher sur les cordes. En cette fin d’après-midi, nous achevions de le « rabattre » 7, révisant une à une les « pies » 8 et rattachant les « huns » 9 avant de les « haquer » 10 avec des vers marins pour la pêche au carlet. Nous faisions vite, sans parler, car il fallait que tout soit prêt pour le départ qui avait lieu au crépuscule, quand tout à coup Marie poussa un cri de douleur : un « ain » 11 mal attaché lui était entré dans le doigt, dans le majeur de la main droite ; au mouvement vif qu’elle fit pour l’ôter, elle s’égratigna l’index. Je me précipitai ; avec mille précautions j’enlevai l’engin tout maculé de poisson et de vase, le sang coula ; je lavai la plaie avec soin, la bandai de mon mieux. Marie était blanche comme un linge : les yeux presque hagards, elle jeta un cri qui me glaça.
« C’est ta faute, vois-tu... c’est mon vœu ! »
Je compris et ne répliquai rien. J’étais épouvantée ; qu’allait-il arriver ? Nous passâmes une nuit sans sommeil. Marie sanglotait et tremblait de tous ses membres, moi j’avais peur cette fois, et la sueur perlait sur mon front. Dès le point du jour, je me levai, fis le pansement, la plaie était vive ; le sang coulait, noir, l’enfle avait pris la première phalange de chaque doigt blessé.
– Allons au médecin, lui dis-je.
– Oh ! maman, j’ai peur.
– Ce ne sera rien ; il te fera un pansement et bientôt il n’y paraîtra plus.
Le médecin fronça les sourcils :
– C’est sérieux, dit-il, une matière en décomposition est entrée dans la plaie ; il faudra pratiquer une incision et un sérieux nettoyage de la plaie. Revenez demain.
Le lendemain, il n’y avait plus d’espoir. Il fallait sans retard, dit le docteur à la mère atterrée, enlever les deux premières phalanges des deux doigts. J’étais comme une folle ; quand je dus dire la vérité à Marie, elle me regarda d’un air froid et terrible et me dit d’une voix tranchante qui m’entra jusqu’au fond de l’âme :
– Maman, moi aussi je suis maudite à cause de toi.
Le jour même elle entra à l’hospice, l’opération eut lieu, mais jamais Marie ne voulut revenir à la maison. Aussitôt guérie, elle partit sans que je sache où elle allait.
VI. EXPIATION
C’est quand j’appris son départ, le soir même, que j’allai trouver le vicaire qui desservait la petite chapelle des Grèves ; notre église du Pollet n’existait pas alors. Il reçut mes confidences, m’exhorta au repentir qui, me dit-il, écarterait la colère du Bon Dieu. Je lui fis le récit de ma vie, j’allai demander pardon au Bon Dieu au pied du Calvaire, c’était ma pénitence ; vous savez le reste. Depuis, j’ai toujours vécu en bonne chrétienne, essayant de me corriger, rendant service. J’eus bien du mal, mais les prières de ma chère petite m’ont accompagnée.
Depuis son départ, j’étais sans nouvelles ; ce n’est que deux ans après que je reçus d’elle une lettre. Elle m’apprit qu’en partant de Dieppe elle était allée à Rouen, était entrée en place dans une famille chrétienne ; elle l’avait quittée au bout de six mois, à sa majorité, pour entrer dans un cloître.
« Ma chère Maman, me disait-elle, que le Bon Dieu te pardonne comme je te pardonne. Je veux désormais vivre ignorée de tous et expier ta faute par mes pénitences et par mes prières. Je demande au Bon Dieu, auquel je vais me donner dans un mois, à Noël, la grâce de ta conversion et de ton retour à Lui, si ce n’est déjà fait, car j’ai déjà tant prié et pleuré pour cela. Ne me bénis pas avant le jour où tu te seras approchée de Dieu et où tu seras sûre que sa malédiction n’est plus sur nous. Je veux que tu ignores le lieu de ma retraite. J’expie et je suis heureuse. Et je te souhaite le bonheur dans le repentir.
MARIE. »
J’ai su depuis, par une lettre de la Supérieure, qu’elle est morte à l’âge de 32 ans ; elle avait chargé celle-ci de me dire sa certitude de mon pardon, elle me faisait répéter qu’elle me pardonnait, elle aussi. Avant de mourir, elle implorait la bénédiction de sa mère.
Elle est morte comme une sainte dans des sentiments admirables de résignation, de confiance et d’abandon à la divine Providence.
La vieille avait une figure radieuse en achevant son récit.
« Voilà ma vie, mes bonnes amies ; voyez comme je suis méprisable. J’ai bien pleuré mes crimes, j’ai toujours offert mes peines et mes souffrances en expiation. Il me manquait l’aveu que je viens de vous faire publiquement et j’ai sur le cœur un poids de moins, il me semble, pour vous avoir tout dit. Maintenant, moi aussi, je vais mourir, mieux que je n’ai vécu, je l’espère ; faites-moi l’aumône d’une prière. »
Émues et édifiées, les bonnes filles promirent ; elles consolèrent de leur mieux la pauvre nonagénaire. Depuis ce jour, chaque soir, jusqu’à la mort, qui ne tarda guère, elles venaient réciter avec elle, ou à sa place, le chapelet que l’on terminait toujours par l’O Crux Ave « pour expier mon péché », disait la Mélangue.
La chose ne s’ébruita pas, sur les conseils de l’abbé Leroux, et voilà sans doute pourquoi vous ne connaissiez point cette histoire. C’est sur le récit d’une vieille Polletaise qui fut dans le secret (elle est morte, elle aussi) que j’ai pu aujourd’hui vous la raconter.
J’ai su que la Mélangue mourut dans des sentiments de grande piété et contrition, assistée par l’abbé Leroux ; elle eut des larmes derrière son cercueil, des prières à sa messe d’enterrement et, sur sa tombe, des fleurs : des œillets blancs et rouges étaient entretenus avec soin au pied d’une grande croix de bois portant un Christ, et sous le Christ ces paroles :
Ici repose en paix « La Mélangue » morte repentie. Priez Dieu pour elle.
Si vous cherchez sa tombe dans le cimetière du Pollet, vous ne la trouverez pas, car les ans ont passé et l’oubli s’est fait autour d’elle. Les œillets, symbole de son innocence reconquise et de sa charité, ont été fauchés, la croix est tombée de vétusté, d’autres tombes ont remplacé la sienne.
Si un jour vous rencontrez quelqu’un qui lui ressemble, il y en a tant à notre époque, quelqu’un qui après avoir aimé Dieu, l’a renié, oublié, le méprise et insulte son Église, vous ne vous détournerez pas, mais vous prierez pour que Dieu lui pardonne, l’éclaire et mette dans son cœur « le Repentir » comme il le mit au cœur de « la Mélangue ».
Frère OUDINET, Contes et légendes
des falaises normandes, Amelot, 1948.
1 Expression du Pollet qui signifie « lui faire faire ses Pâques ».
2 Ce prêtre était l’abbé Briche, guillotiné le 22 Avril 1794 sur la place Saint-Jacques, à Dieppe.
3 Il était alors auprès de l’impasse aux Piteaux.
4 Corbillon de cinq lignes.
5 Corbeille.
6 Démêlé et nettoyé.
7 Réviser filins et hameçons.
8 Nom donné aux filins.
9 Nom donné aux hameçons.
10 Mettre l’appât.