La légende des corneilles de Romont
par
A. OVERNEY
Romont, bonne et féale ville, dormait entre ses vieux remparts. L’ombre des tours s’allongeait dans les ruelles et le long des créneaux les guetteurs en arme martelaient le silence de leur pas sonore. De la plaine montaient de lents murmures et, dans le crépuscule d’avril, la Glâne filait sa cantilène au pied de la colline fleurie de marguerites et de pervenches.
Mais la ville semblait muette, les remparts déserts et le ciel vide, car on n’entendait pas, en ces temps-là, le cri rauque et bref des corneilles, déroulant leur vol noir au-dessus des toits rouges ; les remparts n’avaient pas cette âme, les donjons étaient sans vie. Seule, parfois, dans le silence du matin ou dans la paix nocturne, vibrait la viole de Damoiselle Estoilette. Ainsi la nommait-on de ce nom gracieux et courtois, car elle était la familière étoile du manoir. Jongleurs et ménestrels joyeux chantaient à l’envi Estoilette, son doux maintien, sa voix plus claire que gazouillis d’oiseaux. Et tous la chérissaient grandement, car il leur était liesse au soir des dures chevauchées, ayant frappé vaillants coups d’estoc, d’ouïr les ballades d’amour que sonnait si tendrement Estoilette jolie.
Or, écoulez ce qu’il advint à la sage Estoilette et comment la douce voix cachait un cœur très dur.
Parmi les chevaliers, preux hardis, il en était un que tous tenaient à grande estime, car plus vaillant que les autres il l’était en vérité. En bataille, son épée frappait le plus fort et c’était merveille de le voir pourfendre heaumes et hauberts d’un seul coup. Franchise et loyauté se lisaient en son regard ; « À Dieu mon honneur » était sa devise. Lors, il en oubliait le reste, « Mon amour à ma belle ! », car le preux chevalier n’avait cure d’aimer. Maintes fois, damoiselles de franche famille et dames de haut lignage l’avaient requis d’amour. Dans les tournois et les jeux, maintes belles l’approchaient et lui contaient muguetteries. Mais lui n’écoutait mie, car je vous l’ai dit, il n’avait cure d’aimer.
Vint le renouveau d’avril et les oiseaux menèrent leurs chansons. Les fleurettes parfumaient les prés verts, les aurores étaient plus claires et l’air plus léger. Le chant des fontaines bleues glissait lentement dans les rues. C’était le temps où tout aime en la nature, où les cœurs joyeux s’épanouissent aussi. Chaque vesprée, sous le soleil rajeuni, damoiseaux et damoiselles tenaient cour d’amour. Estoilette était la plus belle, sa voix la plus fraîche, son regard le plus doux, sous le blanc hennin. Ses fines mains pinçaient la viole avec plus de grâce. Or, si divinement chanta la damoiselle que le preux chevalier qui n’avait cure d’aimer sentit son cœur battre plus fort. Oyez, comme amour fait merveilles. Dès lors, il n’a repos ni sommeil ; il faut qu’il la voie, qu’il lui parle, qu’il l’entende. Il est songeur et dolent, car toujours est tourmenté celui qui aime avec loyauté. Il éprouve dure angoisse, car Estoilette ne prend garde à lui. Pour elle, il abandonne faucons et chevauchées, il ne quitte plus le manoir et toute sa gent s’inquiète et s’étonne. Le soir, quand les ombres sont tombées sur les remparts, il va sous la fenêtre d’Estoilette qui souvent vient muser au clair de lune. Là, il chante, à voix douce et triste, la ballade qu’il fit pour elle.
Au noir castel
Le chant des brises
À la fenêtre l’a surprise.
Au noir castel
Le chant des brises
Se brise.
Dans le soir bleu
De lune lente,
À la fenêtre, ô ma dolente.
Dans le soir bleu,
De lune lente,
Qui chante,
Mon cœur attend,
À la fenêtre.
Dans un moment, vas-tu paraître ?
Mon cœur attend,
Vas-tu paraître ?
– Peut-être. –
Las, de mon cœur
Qu’amour enchaîne,
Pauvre de moi ! Dame lointaine !
Sois de mon cœur
Qu’amour enchaîne
La Reine !
Mais Estoilette – qui l’entendait – Estoilette ne vint pas à la fenêtre. Elle dit un jour à qui si tendrement la chérissait :
– Beau chevalier, de ta romance peu me chaut. Oncques ne t’aimerai, l’amour ne te rendrai...
– Gente belle, ne soyez point cruelle ! Octroyez-moi votre amitié. Pour vous, j’endurerai mésaise et tourment et j’aurai belle vaillance. Las, ayez de moi merci, ou je mourrai.
– Beau chevalier, si tu veux m’aimer, va me quérir auprès de la Fée Viviane – celle qui nous quitta avec Merlin l’enchanteur – sa robe filée au clair de lune.
Or, c’était là entreprise mortelle et grande folie. La fée était bien loin – nulle âme ne savait où – et des chevaliers qui tentèrent l’aventure nul n’était revenu. Mais parce que l’amour brûlait son cœur, parce que l’amour tuait son bon sens et sa réflexion – ainsi qu’il advient à ceux qui aiment – le chevalier partit. Ô fol, fol chevalier !
Il a chevauché longtemps. La fatigue tue son corps et son cœur est meurtri par le refus d’Estoilette. Il est las et sombre. Il est perdu dans un val qu’il ne connaît point. La forêt est noire et le ciel orageux, mais pas tant que son âme. Il est las. Il songe à son rêve qui n’est plus, à tous ses hommes qu’il a quittés, à la bonne ville de Romont qu’il ne reverra pas. Il a enlevé son heaume, il a mis son visage entre ses mains, il songe ainsi longtemps, il pleure sa détresse, il désire la mort. Ô fol chevalier !
Quand il s’éveille de sa lourde rêverie, il voit, tout autour de lui, voletant, sautillant, caquetant à voix très gentille, mille et mille oiseaux que jamais il n’a vus. Leurs plumes noires sont très brillantes et des reflets d’argent courent le long de leurs ailes. Leurs yeux sont doux comme un regard humain. Et tous volent vers le chevalier, l’encerclent, l’appellent de leurs cris. Certes, ce ne sont point-là oiseaux communs. Ils sont enchantés, pense le pauvre blessé d’amour. Il est heureux de n’être plus seul, il les suit. Marche-t-il longtemps ? Où va-t-il ? Il ne sait, car il n’a plus de pensées et les oiseaux, toujours plus doucement, chantent et l’appellent, et lui, il sourit maintenant à les regarder et il oublie sa folie et la cruelle qui ne veut pas l’aimer. Ainsi, il chevauche sans arrêt et sans fatigue, tant et si bien – car les oiseaux étaient enchantés en vérité – qu’ils arrivent vers la fée qui s’en fut avec Merlin l’enchanteur.
Là sont réunis, en grande liesse, tous ceux que la fée attire. Ils ont tous oublié leurs peines et mésaises : ils ont oublié la vie qu’ils vécurent dans les larmes. La fée est bonne et secourable, elle a consolé tous les férus d’amour, tous ceux qui étaient las, tous ceux qui écoutaient dans leur cœur les pensées qui tuent. Elle attendait le chevalier de Rodymont. Lui, sur-le-champ, conte sa mésaventure, dit la demande d’Estoilette.
– Ô Fée, donne-moi ta blanche robe filée au clair de lune. Estoilette la requiert. Mande-la vers ma dure amie, car, pour moi, je veux mourir.
– Dolent chevalier, pourquoi tant soupirer et gémir ? Ne brise pas ton cœur. Sois mon féal chevalier. Je te baillerai douces consolations et merveilleux électuaires. Ermite ce troubadour qui chante son ancien tourment. Sa chanson est gaie et son cœur aussi. Écoute et fais comme lui.
« Le jour que j’ai perdu cette belle que j’aime,
Un trésor ai gagné qui m’est un grand soulas.
J’ai mon cœur retrouvé qui s’amuse en soi-même
De son erreur d’un temps, qu’il ne regrette pas. »
Car plus ne crois, ô gente belle,
Qu’il n’est sur terre que les yeux
Et mieux me plaît que la prunelle
Le soleil d’or au fond des cieux.
Holà, beau chevalier, chantons sous les cieux clairs
Les yeux menteurs, l’amour défunt, les yeux pervers.
Car plus ne dis, ô damoiselle,
Qu’à ton souhait mourir est doux
Et plus me chaut qu’une pucelle
Tournois joyeux et vaillants coups.
Holà, beau chevalier, chantons sous les cieux clairs
Les yeux menteurs, l’amour défunt, les yeux pervers.
Lors, plus ne veux, blondine ou brune,
Pour toi, subir dol et torment.
Au bleu rayon du clair de lune,
Est trépassé l’amour qui ment.
Holà, beau chevalier, chantons sous les cieux clairs
Les yeux menteurs, l’amour défunt, les yeux pervers.
Du mal d’aimer, l’âme guérie,
Oncques ne vais perdre par lui
Le seul bonheur de cette vie,
Chanson de jour, sommeil de nuit.
Holà, beau chevalier, chantons sous les cieux clairs
Les yeux menteurs, l’amour défunt, les yeux pervers.
Mais le fol et tendre chevalier demeure angoissé et marri. La fée le console et lui ne l’entend.
– Sois sage, ô chevalier. Écoute. Le vent de l’oubli berce les rameaux verts. Les lilas de may sont fleuris. Les parfums roses des églantiers flottent dans le soir. N’entends-tu pas marcher l’espoir emmy les chèvrefeuilles ? Les heures les plus sombres passent. Je composerai pour toi les dictames endormeurs. Et bientôt, dans ton cœur blessé, montera la voix sonore de l’espérance aux verts pennons.
– J’entends la voix lointaine qui pleure en mon cœur, j’entends les noirs regrets qui sanglotent en mon âme. Mon rêve est rêve d’ombre et de mort. Toutes les aurores et tous les avrils ne laisseront plus tomber en mon cœur la rose espérance. Oh ! vienne enfin la mort sereine aux grands yeux doux, fidèle et sûre amie, car sans Estoilette, mon cœur est mort déjà. Or, le soir, le chevalier mourut.
La tête tournée vers l’Orient, il repose sous la terre qui fleurit sur toutes les détresses et meurt sur toutes les joies. Il dort et son âme est là-bas vers le pays des rêves lumineux, où l’amour ne blesse plus ceux qui vers lui déploient leurs ailes, où les cœurs qui s’aiment se réunissent, où les larmes ne coulent point. Dans la paix de l’oubli bienfaisant, il dort le preux chevalier d’amour.
Et ce fut grande tristesse dans tous les cœurs. La fée douce et maternelle laissa tomber une larme sur sa blanche robe filée au clair de lune. Elle manda auprès d’elle les oiseaux de noir et d’argent.
– Vous toutes, cornicelles gentilles, mes messagères, écoutez. Volez là-bas, vers Rodymont. Apportez à l’inhumaine Estoilette la robe qu’elle requiert. Lors, j’y mets un sort. Estoilette aimera mort le chevalier qu’elle ne chérit point vivant. Et vous ferez son commandement.
Au castel, noyé de lune, Estoilette musait à sa fenêtre. Elle entendit soudain grand et triste ramage ; mille et mille oiseaux viennent à elle. Ils portent une robe blanche moult belle et soyeuse. Ils l’environnent vite et bien et voici la belle vêtue d’argent. Lors, elle songe au preux chevalier, elle frissonne, ses yeux brillent. La robe enchantée agit sur son cœur.
– Noirs oiseaux, d’où venez-vous ? Oui vous mande ?
– Pauvre damoiselle, la fée nous envoie. Voici la robe que le dolent chevalier requit pour vous. Il est mort d’amour. Nous attendons votre désir.
Trop tard, la belle se lamente. Elle comprend sa cruauté. Mais il n’est plus temps d’être bonne. Elle pâtit à son tour et sait maintenant l’angoisse d’aimer. Son âme est devenue sombre comme la nuit. Elle pleure enfin, elle aime. Les oiseaux attendent.
– Ô vous, messagers de tristesse et d’amour, demeurez en Rodymont. Vos appels funèbres voleront autour des donjons et sur les remparts, et comme un glas de mort vos cris tomberont sur mon cœur. Restez à tout jamais dans les murs de cette ville. Voilà mon désir.
Depuis lors, les corneilles furent les familiers oiseaux des donjons. On les entend qui crient et jacassent dans le crépuscule, toujours du côté de la Glâne, tandis que la lune lente éclaire d’un rayon d’argent une brume légère et soyeuse montant de la plaine endormie – la blanche robe de la fée, filée au clair de lune – disent les bonnes gens. Elles sont demeurées les hôtes bruyantes des tours et des chemins de ronde et sont agréables à ceux qui aiment. Les amoureux de nos jours le savent bien qui s’en vont à deux promener leur rêverie sur les remparts bleus de lune.
Je tiens ce dict d’un vieux ménestrel qui le savait d’un très vieux jongleur qui l’avait appris d’un troubadour plus vieux encore. Il appelait ces oiseaux d’amour les « cornicelles » : on les nomme aussi « corneilles » et les Romontois disent également « tchoulas ».
A. OVERNEY.
Paru dans Les Causeries en 1928.