La chevauchée merveilleuse du baron de Blonay
par
Joseph PALLUEL
Le baron de Blonay s’est battu tout le jour. Retranché dans son château de Vevey, un vieux donjon accroché en nid d’aigle à une roche escarpée, sur la rive suisse du lac Léman, – il a, avec une poignée de fidèles Savoyards, tenu tête aux bandes de Fribourg et de Berne. Sa bonne lance a jeté dans les fossés du château plus d’un de « ces chiens d’hérétiques ».
Mais las ! tous ses compagnons sont morts. Les Suisses sont maîtres du pont-levis. Ils entrent, avec leurs bannières aux raies noires, de Fribourg, et les oriflammes de Berne qui portent dans leurs plis deux ours.
– Rends-toi, Savoyard ! Blonay, rends-toi !
– Jamais ! Blonay ne se rendra jamais ! Blonay se rendra lorsque la Dent d’Oche croulera sur Meilleraie !
Il va périr, le brave chevalier ! Aucune issue pour lui nulle part. Il est pris entre les Suisses, qui hurlent leurs chants de victoire, et le lac, qui, à vingt pieds au-dessous de lui, vient briser ses vagues contre les murs du château.
Une inspiration subite est venue au baron de Blonay. Il sourit malicieusement.
– Hérétiques de malheur ! Vous n’aurez pas encore aujourd’hui ma peau !
Son cheval est là sur la terrasse qui surplombe le lac, son fidèle Memise, le compagnon inséparable de ses courses et de ses coups d’épée sur les champs de bataille de France et d’Italie.
En un clin d’œil, le baron est en selle, il pique des deux et, d’un bond prodigieux, cheval et cavalier se précipitent dans le lac.
Le baron de Blonay est en plein lac. Avidement, son regard feuille et scrute la côte opposée de Savoie. Là-bas, en face de lui, au pays de Chablais, s’élève son château de Tourronde, où l’attendent sa femme, la douce et belle Yolande, et son tout jeune fils Amédé. Oh ! gagner Tourronde ! gagner Tourronde coûte que coûte, en traversant le lac ! C’est là, pour lui, l’unique chance de salut. Mais le château est à trois lieues au-delà, invisible et caché dans la brume. Le baron n’aperçoit, là-bas, que la barre sombre de la côte de Savoie... Et, maintenant, la nuit froide est venue. Une brise aigre d’arrière-automne fouette les eaux du lac, qui moutonne. Le pauvre chevalier pourra-t-il atteindre Tourronde ? Pourra-t-il achever un si long et si dangereux voyage ?
– Ô messire sainct André, ayez de moy mercy, en présente détresse ! Si vous m’avez en vostre puissante garde et me conduisez sauf à ma chère femme, je vous promets de bâtir, à l’endroit où mon cheval touchera terre, une chapelle, où les prestres chanteront messes en votre honneur.
(Messire sainct André, c’est le patron des Blonay, celui qu’ils invoquaient jadis en terre sainte, lorsqu’ils fonçaient sur les mécréants.)
Tout à coup, la lune parut, brillante et claire, entre deux nuages, et, là-bas, sur la rive de Savoie, les tours blanches de Tourronde étincelèrent... Une douce espérance emplit le cœur du baron de Blonay. Éperonnant son fidèle Memise, il commença, dans la grande solitude du lac et de la nuit, sa longue chevauchée.
Au matin, lorsque le soleil, se levant sur les Alpes bernoises, dora les tours et les créneaux du château de Tourronde, les pêcheurs, qui étendaient leurs filets sur la grève, virent un spectacle étrange : un cheval arrivait, en nageant, du haut lac. Sur son dos, une forme humaine..., un cavalier couché en avant et dont les mains crispées serraient la crinière et le col de sa monture. D’un dernier élan, le cheval fut à terre. À peine ses pieds eurent-ils frappé le roc du rivage qu’il s’abattit comme une masse, jetant à terre son cavalier évanoui. Les pêcheurs reconnurent leur châtelain, le baron de Blonay. En toute hâte, ils le transportèrent au château de Tourronde, où il ne tarda pas à reprendre ses sens. Mais, hélas ! le fidèle Memise, lui, était mort, mort sur la grève, à la place même où il avait jeté son maître, sauvé par ses efforts.
Or, oyez la merveille : du rocher qu’avaient frappé les fers du cheval, une source d’eau vive coulait – ce que oncques on n’avait vu jusqu’alors... Pour le baron de Blonay, ce fut un avertissement du ciel. Messire sainct André lui rappelait sa promesse.
Joseph PALLUEL.
Paru dans Les Annales politiques
et littéraires en 1908.