La conversion du pape

 

(DE ROBERT BROWNING)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Giovanni PAPINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dakar, 6 avril.

 

Aucun autographe inédit, parmi ceux de la collection Everett que je possède aujourd’hui, ne me donne envie de le relire aussi souvent que le petit poème de Robert Browning. Browning est moins célèbre qu’un Cervantès ou un Goethe (j’ai aussi des manuscrits de ces deux écrivains dans mon coffre-fort portatif), mais je me sens plus proche de lui que d’eux.

Il s’agit d’un de ces soliloques imaginaires, qui ont été une des plus heureuses inventions du poète ; je m’étonne qu’il ne l’ait jamais publié. Le titre en est singulier : La conversion du Pape. Trouvaille originale, je crois.

Celui qui parle est le fils unique d’un hérésiarque inconnu, né en Bohême au moyen âge, que Browning appelle Jan Krépuz. Krépuz, pour avoir professé en public certaines théories blasphématoires sur les motifs de la Rédemption, fut pris par l’inquisition, torturé et finalement brûlé vif sur une place publique de Prague.

Son fils, le très jeune Aurélien, fut caché en Allemagne par des parents éloignés ; mais il ne put jamais oublier la flamme qui avait consumé les chairs de son père. À peine fut-il d’âge adulte, et libre, il décida de se venger de l’Église de Rome, – par une nouvelle forme de vengeance, que personne n’avait imaginée jusqu’alors.

Sous un nom d’emprunt il se rendit dans un couvent de Milan et demanda qu’on l’acceptât comme frère laïque. Sa docilité et sa bonté lui procurèrent la récompense souhaitée : il fut accueilli parmi les novices. Son zèle pour la vie monastique et pour la théologie sacrée sembla si ardent et sincère qu’après trois ans seulement il fut ordonné prêtre. Il obtint alors d’être envoyé pour prêcher la vérité catholique dans les pays des infidèles et des schismatiques, où sa parole et son exemple réussirent à convertir des villes entières. Il fut emprisonné par les ennemis de la vraie foi, mais put s’enfuir d’entre leurs mains par l’intervention d’un ange, à ce que l’on raconta.

Son nom arriva jusqu’aux oreilles du pontife régnant, qui le rappela en Italie et lui donna un évêché. Comme évêque aussi il s’acquit en peu de temps grande renommée parmi les populations. L’austérité de ses mœurs en comparaison d’un clergé corrompu, la victorieuse éloquence de sa parole, la parfaite orthodoxie de son enseignement théologique, firent de lui un des prélats les plus exemplaires et les plus illustres de son siècle.

Mais cela ne lui suffisait pas : d’autres charges et d’autres honneurs lui étaient nécessaires pour la vengeance qu’il préméditait. Il n’oubliait jamais, durant ses veilles, le bûcher sur lequel on avait injustement brûlé le corps de son père ; il fallait que la vengeance fût accomplie, d’une façon diabolique et retentissante, dans la capitale même de la Chrétienté, à Rome, dans Saint-Pierre. La pâleur de son visage émacié était attribuée à sa vie ascétique, tandis qu’elle n’était que le reflet de sa longue rancœur, l’effet d’une douloureuse et perpétuelle simulation.

Le vieux pape mourut, un autre fut élu, qui avait connu et admiré Aurélien, et qui le fit cardinal dans son premier consistoire. Aurélien désormais se sentait proche du but ; il semblait que chaque jour grandît son ardeur apostolique au bénéfice de l’Église. Comme légat du Saint-Siège, comme docteur dans un concile, comme cardinal de Curie, il se montra défenseur infatigable des dogmes et des droits de l’Église romaine. Il était maintenant presque vieux, mais l’hallucinante pensée de sa vengeance finale ne l’abandonnait ni jour ni nuit.

Le pape son protecteur mourut lui aussi. Dans le conclave qui s’ensuivit, Aurélien fut élu vicaire du Christ à l’unanimité des suffrages. Il sut cacher sa joie immense sous le voile d’une mélancolique humilité. Le grand jour, qu’il avait attendu et souhaité en secret pendant les nombreuses années de douleur où il avait joué cette comédie forcée, ce grand jour était désormais proche. Il avait été élu au début de décembre ; il annonça au Sacré Collège et à la cour du Vatican que la cérémonie de son couronnement aurait lieu la nuit même de la Nativité. Depuis longtemps il avait conçu et rêvé la scène inouïe. Après le Pontifical, tous les rites du couronnement accomplis, revêtu désormais des privilèges et des prérogatives du suprême Magistère, devenu le chef infaillible de l’Église enseignante, il se lèverait pour parler au clergé et au peuple ; dans le silence solennel de la plus grande basilique du monde, il prononcerait enfin les paroles terribles qui vengeraient pour toujours son père innocent. Il dirait que le Christ n’était pas Dieu, qu’il n’était qu’un pauvre bâtard, un pauvre poète illusionné, victime de son ingénuité, et enfin – ici sa voix résonnerait comme celle de Lucifer défiant Dieu – il proclamerait de toute son autorité sacrée que Dieu n’était jamais mort, pour la raison qu’il n’avait jamais existé.

Quel devait être l’effet de ces épouvantables blasphèmes sortant des lèvres d’un Souverain Pontife ? Peut-être, après le premier moment de stupeur, l’enchaînerait-on en criant : au fou ! Peut-être le mettrait-on en pièces sur la tombe de saint Pierre ? Il n’y pensait pas trop. Il ne paierait jamais trop cher la volupté d’une aussi merveilleuse vengeance.

La veille de Noël arriva, le soir arriva. Toutes les cloches de Rome sonnaient joyeusement ; un fleuve de nobles, de gens du peuple se déversait sur la place de Saint-Pierre, se pressait dans le temple immense pareil à une grotte gigantesque pleine de lumières, dans l’attente de la fastueuse cérémonie qui devait célébrer en même temps la naissance de Dieu et le couronnement de son vicaire sur la terre.

Aurélien, d’une chambre de son palais, regardait et écoutait. Il voyait cette multitude de fidèles, joyeux et confiants, il écoutait leurs chants religieux, leurs louanges, leurs hymnes : en tous résonnait une espérance, naïve mais infinie, dans l’Enfant Divin, dans le Sauveur du monde, dans le Consolateur des pauvres, des persécutés et des souffrants.

C’est alors, dans cette chambre où le nouveau Pape s’était enfermé, seul, pour rassembler ses pensées et ses forces, que survint, ignoré, de tous et pour toujours, le miracle inattendu, le providentiel miracle. La pensée de tous ces pauvres gens qui accouraient vers lui, qui croyaient en lui, parce qu’ils avaient cru aussi en ses paroles, le troubla, l’émut, le bouleversa, l’accabla. Un frisson le secoua, un tremblement le saisit : il lui sembla qu’une lumière jamais vue envahissait la caverne obscure de son âme. Aurélien se sentit tout d’un coup inondé et vaincu par une douceur qu’il n’avait jamais éprouvée au cours de sa longue vie, par une infinie tendresse pour toutes ces âmes simples, malheureuses et pourtant heureuses, qui croyaient au Christ et à son vicaire. Et brusquement le nœud noir et pesant de son long désir de vengeance se dénoua, se rompit, se fondit en une crise de pleurs, pleurs désespérés qui lui brûlaient les yeux et le cœur, qui le consumaient plus qu’une haute flamme. Le nouveau Pape se jeta à genoux sur le marbre du pavement, et pria, pria pour la première fois dans un total abandon de son âme, avec la passion la plus sincère, comme il n’avait jamais prié de sa vie. Le souffle impétueux de la grâce l’avait terrassé et vaincu au moment suprême. La douleur même du remords qu’il ressentait d’un honteux passé de mensonge, de fraude et d’hypocrisie, lui semblait être une consolation imméritée, une divine consolation. Cette cuisante douleur l’accompagnerait jusqu’à la mort, mais le purifierait, le sauverait d’une seconde mort.

Quand les acolytes entrèrent dans la chambre avec le Cardinal Doyen, ils trouvèrent le nouveau Pape agenouillé, en larmes ; ils en furent grandement édifiés. Après le rite solennel du couronnement, le Pape voulut parler au peuple. Il parla du Christ et de sa naissance à Bethléem, il parla de la Vierge-Mère, il parla des anges et des pasteurs, – il en parla avec une si harmonieuse et chaude tendresse que tous les auditeurs, même les vieux cardinaux, tout momifiés sous la pourpre, pleuraient comme des enfants qui viennent de retrouver enfin le père qu’ils croyaient perdu. – Et nombreuses furent les femmes qui, sortant de la basilique dans la nuit, affirmaient qu’enfin, après tant de siècles, un vrai saint venait de monter sur la chaire de Saint-Pierre.

 

 

Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

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