Le premier et le dernier
(DE MIGUEL DE UNAMUNO)
par
Giovanni PAPINI
Ma manie des autographes s’aggrave toujours plus. Non content d’avoir acheté la collection Everett, qui contient tant de chefs-d’œuvre inconnus, je recherche dans toutes les villes des manuscrits d’auteurs célèbres. Ces jours-ci j’ai eu la chance de trouver, chez un vieux journaliste tombé dans la misère, le commencement d’une œuvre inédite de Miguel de Unamuno.
Elle est intitulée Le premier et le dernier. Elle comprend seulement l’esquisse de la première scène. Le point de départ de cette œuvre est tout à fait original ; je n’ai pas réussi à savoir s’il s’agit d’une œuvre de jeunesse ou si elle date des derniers jours de la vie de ce grand penseur et poète. J’incline à croire qu’il s’agit de la conception d’un vieillard, que tourmente l’idée de la décadence du Christianisme.
L’action commence au moment où le monde va être détruit ; la vie est finie sur la terre. Dans la solitude immense, deux êtres encore vivants, – survivants ou ressuscités ? – se rencontrent et se reconnaissent : le premier homme, c’est-à-dire Adam, et le Dernier Homme, qui n’a même pas de nom ; c’est une espèce d’automate vivant ; comme marque d’identité il porte une médaille pendue sur sa poitrine avec l’inscription gravée : W. S. 347-926.
Ces deux créatures, si profondément différentes, se regardent en silence : l’homme parfait tel qu’il est sorti des mains de Dieu, et l’homme mécanique, devenu, par la volonté de la science et de la masse, un simple numéro, un atome. L’être presque angélique, et l’homme qui n’est presque plus qu’une machine. D’abord ils ne savent que se dire ; ils se regardent avec soupçon, avec ressentiment. Ils représentent, l’un en face de l’autre, le commencement et la fin de l’histoire humaine ; cependant ils se sentent si étrangers, si éloignés, si différents l’un de l’autre, si contraires, qu’ils ne savent pas comment commencer leur dialogue.
C’est là, pense Unamuno, que naît la tragédie, l’effrayante tragédie : le premier père ne sait que dire au dernier fils.
Entre ces deux taciturnes apparaît tout d’un coup un géant poilu : c’est Hanuman, le dieu des singes, ami des hommes. Il reproche aux deux créatures leur étrange silence. Ils devront tous deux débattre leur procès devant lui, assisté de l’ange Ariel et du démon Belphégor.
Adam est obligé à parler. L’antique vieillard, nu, la ceinture enveloppée d’une peau de lion, déclare qu’il aurait bien voulu accuser son arrière-petit-fils dégénéré, mais qu’il avait été retenu par le remords de sa propre faute. « Quand j’ai cédé, dit-il, au dévorant désir de savoir, de connaître, de me faire semblable à Dieu, déjà dans ce désir était contenu en germe tout ce que mes descendants ont appelé la science et surtout leur folle volonté de se substituer à Dieu. C’est pour avoir tenté de déifier l’homme que mes descendants affolés ont été conduits au reniement de l’humain, à la chute véritable, définitive, de l’homme. Je n’ai donc pas le droit de faire retomber mes rancœurs sur cet avorton dégradé et déshumanisé. »
Cependant Ariel proteste : « Tu oublies, Adam, que ta descendance a été rachetée, que le sacrifice de Dieu lui a rendu une grande partie de ce que ton erreur lui avait fait perdre. Tu as donc le droit d’accuser et de condamner. »
– Non, réplique Belphégor en ricanant, Dieu n’a pas réussi à rétablir l’homme dans sa dignité première et dans sa perfection. Même après la venue du Fils, la postérité d’Adam est restée faible et fragile, aveuglée par le sang et l’orgueil ; il lui a fallu peiner pour reconquérir, de ses pauvres forces, la sagesse et la puissance. Dieu les avait maudits et punis, les avait livrés à Satan, et alors ils nous ont appelés à leur secours. Ce qui suit est écrit dans l’histoire des derniers millénaires. Nous, les démons, nous nous sommes vengés ; je suis prêt à défendre le dernier homme, qui est un fils de nos œuvres.
Alors W. S. 347-926 demanda la parole. « Tout ce que vous balbutiez là est une suite de non-sens, exprimés dans un jargon sauvage, vieilli, incompréhensible et vide. Pour nous les mots de Dieu, de faute, de rédemption, de péché, de bien et de mal, n’ont plus aucune signification depuis des siècles et des siècles. L’homme était devenu le véritable et le seul maître du monde et n’avait qu’à s’occuper d’exploiter les ressources de la planète pour sa propre conservation. Nous avions aboli toutes les vieilles fantasmagories idéalistes, toutes les mythologies, toutes les idoles des âges primitifs ; elles étaient oubliées. Le libre arbitre était une illusion, l’amour un passe-temps ridicule, la vertu un rêve ennuyeux, l’individu n’était qu’un atome, un numéro, et Dieu un concept inutile et absurde. La vie automatique, la vie collective avait détruit tous les sentiments stupides, les émotions torturantes, les pensées vaines, les souffrances idiotes, les affections superflues. Tous ces enfantillages, toutes ces superstitions n’ont été en vogue que durant les âges barbares de la culture, dans les temps qui vont de Platon à Dante et de Milton à Kant.
En tout cas, le seul qui aurait le droit de me juger est Hanuman ; c’est en lui et non pas dans votre Adam que je reconnais mon premier parent.
Malheureusement ce qu’on peut lire du manuscrit s’arrête ici. Les autres pages contiennent des mots épars, des abréviations, des noms d’autres personnages, des commencements de phrases, mais il n’est absolument pas possible de reconstruire la suite de la tragédie. C’est aussi l’opinion de mon ami Ernesto Gimenez Caballero, excellent connaisseur de la littérature castillane ancienne et moderne.
Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1953.