La révolte des dieux

 

(DE WOLFGANG GOETHE)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Giovanni PAPINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Weimar, 6 avril.

 

Moyennant une somme énorme, j’ai réussi à photographier, dans les archives secrètes de la maison de Goethe, les feuillets d’une œuvre inachevée du poète de Faust, que les héritiers, je ne sais pour quelles raisons, avaient voulu tenir cachée de tous, et qui n’avait jamais été imprimée.

J’ai fait transcrire et traduire pour moi ces feuillets inédits, qui ont pour titre la Révolte des Dieux et qui portent la date de 1810. Le vieux païen, qui a peu ou point compris le Christianisme, imagine que les dieux déchus des religions anciennes ne sont pas morts, mais vivent encore, dans une espèce d’Olympe également éloigné des enfers et du ciel. Elles ont tout perdu, ces divinités détrônées, – pouvoirs, honneurs et cultes, mais non pas l’existence. Elles vivent dans cet isolement mélancolique, un peu semblables à l’Hadès des Grecs, elles pensent encore et causent entre elles, se rappelant avec une nostalgique résignation leurs actions et leurs gloires d’autrefois.

Le vénérable Zeus tient encore de sa main fatiguée ses foudres éteintes ; Junon est devenue une mégère maladive ; la beauté de Vénus est fanée et ternie ; Apollon a perdu son nimbe de soleil ; Minerve, triste et pleine d’infirmités, ressemble de plus en plus à sa chouette ; Mars est flasque et avachi comme un ancien soldat que la vie sédentaire a ramolli ; Neptune, expulsé de son océan, fait songer à quelque monstre marin abandonné par le flot et laissé inerte sur le rivage.

Les dieux splendides de la Grèce, écrit Goethe, ressemblent à une troupe de mendiants sordides, auxquels est enlevé jusqu’à l’espoir d’une aumône. Même les Neuf Muses sont pareilles à de vieilles brebis tondues, qui se serrent les unes contre les autres pour atténuer le froid de la vieillesse.

Seul Dionysos, le dieu de l’ivresse et de la résurrection, a encore quelques reflets de sa force ancienne. Ne serait-il pas semblable au nouveau Dieu victorieux, qui, comme lui, aima le fruit de la vigne et ressuscita ? Un jour Dionysos entreprend de réveiller ses compagnons de leur torpeur. Il les rassemble tous en conseil, et de ses paroles ailées les gronde et les exhorte.

Notre condamnation a-t-elle été vraiment juste ? Seize siècles ont passé depuis que nos sanctuaires ont été fermés, que nos statues ont été abattues. Est-ce que les hommes sont devenus pour cela plus vertueux et plus heureux ? N’étions-nous pas, nous, plus pitoyables à la misérable vie des mortels ? Zeus, le père suprême, était appelé aussi Soter, le libérateur ; Hercule guérissait les hommes de la terreur des monstres ; Prométhée leur apporta les biens inestimables de la civilisation ; Orphée domptait les fauves et consolait la terre de ses chants. Après notre défaite, quel a été le destin des hommes ? Ils ont pleuré et prié devant l’image d’un Dieu sanglant et transpercé ; ils ont invoqué sa mère douloureuse et pleurante ; ils ont tourmenté leur chair et ont couvert leurs têtes de cendres. Mais malgré tout cela, ils ne sont pas moins mauvais qu’auparavant, et ils semblent encore plus malheureux. Le pâle Galiléen, malgré son amour et son sacrifice, n’a pas réussi à rendre les hommes plus parfaits. Aujourd’hui encore, après tant de siècles, ils haïssent, ils souffrent, ils se trahissent et se tuent, ils se laissent dominer par les tentations et par les passions.

L’heure n’est-elle pas venue de les libérer une deuxième fois ? N’est-ce pas notre devoir de nous révolter contre l’injuste condamnation qui nous rend impuissants et vils ? Je vous appelle à la revanche et à la révolte, s’il reste encore en votre âme quelque étincelle de votre divinité.

Le discours du dieu ivre a des effets variés. Les demi-dieux, les héros, les satyres et les faunes se pressent autour de Dionysos, criant qu’ils le suivraient, qu’ils étaient prêts à la bataille. Mais les plus grands dieux restaient indifférents et silencieux. Dionysos, irrité, les apostropha de paroles brûlantes. Alors la sage Athéna se leva et dit :

– Les fumées du vin te troublent encore la tête après tant de siècles. Si les hommes nous ont abandonnés et reniés, c’est la preuve qu’ils n’étaient pas contents de nous. Et s’il est vrai que cette trahison ait été de leur part une erreur ou une faute, il est absolument juste qu’ils la payent d’un redoublement d’angoisse. J’ai dit.

Après Minerve parla le vénérable Zeus, père des dieux et des hommes, et il dit :

– Ton discours, Dionysos, est d’un sot auquel la douleur n’a rien appris. Si tu te rappelais les exemples que nous avons donnés aux hommes, tu ne serais pas maintenant agité de ces folles pensées de ·revanche. Je n’ai pas de rancœur contre le Dieu crucifié. Il sut être pur pour enseigner la pureté, il sut être plein d’amour pour enseigner l’amour, il sut souffrir pour enseigner la résurrection. Les hommes avaient besoin d’un Dieu qui fût vraiment au-dessus de l’humanité ; nous avons été humains, et trop heureux, jusqu’à être jaloux du bonheur des hommes. Sache donc...

Ici finit le texte inédit de Goethe ; personne ne pourra jamais deviner quelle a pu être la conclusion de cette étrange Révolte des dieux.

 

 

Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

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