Visite à Molotov
(ou : Du communisme)
par
Giovanni PAPINI
Washington, 12 novembre.
Je n’ai jamais rencontré, pour voir des personnes célèbres, tant de difficultés, tant d’objections que le jour où j’ai voulu parler avec Molotov, de passage aux États-Unis.
Le puissant vicaire de Staline s’est refusé pendant plusieurs jours à m’accorder un entretien ; j’ai dû m’adresser à un chef communiste fort influent, dont j’avais été l’ami autrefois, pour obtenir que Molotov consentît à me recevoir, et seulement pour quelques minutes.
La conversation s’est déroulée le soir tard, dans l’hôtel occupé par le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères. Voici en résumé ce qu’il m’a dit :
– La terreur du communisme qui règne en Amérique et dans une grande partie de l’Europe est fort étrange, pour ne pas employer un terme plus brutal.
Vos gouvernements, par nécessité, sont en train de préparer dans leurs pays un réseau de contrôles, de restrictions, de plans économiques, d’ingérences des bureaux et de l’État, qui finira par créer partout des régimes de type collectiviste et conformiste, guère différents de ce communisme que vous craignez tant. Vous ne pouvez faire autrement, étant donné la complexité et les exigences de la vie moderne, qui demande une intervention de l’État, continuelle et progressive, sur tous les terrains de l’activité humaine. Vos gouvernements ont beau continuer à se servir des vieux mots de libéralisme et de démocratie, la réalité quotidienne les oblige à l’imitation, même graduelle et camouflée, des systèmes socialistes. Il est tout à fait ridicule de votre part de crier au péril communiste, pendant que vous fabriquez de vos propres mains des régimes toujours plus semblables, au fond, au régime communiste.
C’est une fatalité historique à laquelle aucun pays moderne ne peut se soustraire. Il suffira, dans quelque temps, de quelques retouches, de quelques changements de structure et de nomenclature, pour que vos pays deviennent les frères jumeaux des pays communistes.
Dans l’Occident, désormais, toute la politique est centrée sur l’économie. Au siècle dernier, on parlait encore de principes, d’idées, de valeurs nationales ou idéales ; aujourd’hui vos maîtres ne parlent plus que de problèmes financiers, de tarifs et de salaires, de réformes agraires, de syndicats et de grèves, d’exportations et de marchés, de nationalisation des industries, de production et d’emploi de la main-d’œuvre, etc... Ils se déclarent adversaires du marxisme, mais ils démontrent chaque jour qu’ils se sont convertis, dans la pratique, à une doctrine parfaitement marxiste : celle du matérialisme historique. Donc, même idéologiquement, vous êtes mûrs pour le communisme.
C’est pourquoi la Russie n’aura aucun besoin de faire la guerre pour fonder le communisme mondial. Avant tout, notre grand Staline n’est pas un romantique, un rêveur, un impulsif comme étaient Mussolini, Hitler et Trotsky ; et il n’aime pas les aventures coûteuses et dangereuses. C’est un Asiatique de bon sens, qui connaît la vertu difficile, mais précieuse, de la patience. Il est assuré que la doctrine marxiste est la vérité même ; il attend sans hâte que les forces immanentes dans l’économie capitaliste achèvent leur œuvre ; il n’a pas besoin pour cela d’engager son peuple dans une lutte sanglante. Il sait bien ce qui arrive dans le monde : le régime capitaliste, par les lois mêmes de son développement interne, doit vous conduire tôt ou tard à une crise mortelle : chômage croissant, déséquilibre entre la production et le pouvoir d’achat, mécontentement et désordre, désir et attente d ‘une ère nouvelle. En outre Staline sait qu’il peut compter, dans chaque pays ennemi, sur un nombre toujours plus considérable d’alliés volontaires et enthousiastes, qui ne coûtent presque rien à notre trésor, tandis que les pays capitalistes ne peuvent compter sur aucun allié sérieux dans les pays communistes. Pour toutes ces raisons, une guerre de conquête voulue par les républiques soviétiques est invraisemblable, tandis que le triomphe définitif du communisme mondial est plus que probable, presque certain. Telles sont les vérités élémentaires que l’Occident aurait déjà dû comprendre, s’il n’était pas abruti par une phraséologie démodée et des craintes injustifiées.
Mais j’ai déjà trop parlé. Je n’ai pas autre chose à vous dire.
Et Molotov, après m’avoir fait de la tête un petit salut, quitta rapidement la chambre.
Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1953.