Le jardin de Carine
par
Colette PARENT
– Je voudrais, m’a dit Carine, une maison tout en fenêtres, ouvrant sur des jardins et sur les quatre saisons. Nous vivrions à la fenêtre.
« ...Des jardins qui dansent au vent, dans un soleil aigre-doux, des jardins clos et déserts, où vole seule la corneille, où file un chat sur la pelouse... ; des jardins à l’aventure...
« ...Jardins d’autant plus beaux que nous n’y pourrions descendre : jardins vus de la fenêtre comme du haut d’un rêve.
« Il n’y aurait pas que des fenêtres, il y aurait aussi des portes. Des portes pour s’en aller ou pour ouvrir les Paradis. Nous dansions la ronde, autrefois, te rappelles-tu ?
Saint Pierre nous a donné les clefs
Les clefs du Paradis Terrestre,...
...Ouvrez-nous les portes du Paradis !
« Lorsque, petite fille, trop petite encore pour atteindre et tourner une poignée de porte, l’on me demandait : “Que feras-tu quand tu seras grande ?” – “J’ouvrirai les portes !” disais-je.
« En somme, me dit Carine, avec un sourire complice, je n’ai guère changé, depuis Ève ! »
La tête tournée sur l’oreiller Carine l’infirme regarde la lumière que découpe la fenêtre ouverte. Depuis qu’elle est allongée tout le long des jours le jardin n’est plus le même : c’est un tableau que la fenêtre encadre. Une allée recule sous les arbres, un ruisseau fuit sous les herbes, des branches s’étirent vers le ciel. Et l’invisible prolongement de ces départs constitue l’univers de Carine. Suivant le jour et suivant l’heure, l’allée va se perdre en Chine, en Écosse ; le ruisseau se jette dans l’Amazone ou l’Océan, les arbres rejoignent l’infini. Sa chambre obscure, Carine la meuble à volonté, la transforme au gré de son humeur, l’oublie. Mais la croisée ouvre un grand carré de jour qui naît, croît, resplendit et décline, un carré de jour qui vit au fil de l’heure. Avec le soir les arbres ne se distinguent plus les uns des autres. Leurs cimes se tordent au vent crépusculaire. Carine se laisse bercer au rythme de ces houles. Longtemps, de ses yeux tristes, elle suit le va-et-vient tragique des grandes formes sombres sur le ciel.
Aujourd’hui j’ai pris Carine dans mes bras, l’ai portée jusqu’au jardin. « Kia-tiac ! » a fait la corneille. Et les feuilles du grand arbre de bruire sous son envol pesant.
« Je te vais conter une histoire », me dit Carine à voix douce. Elle me fit asseoir sous la fraîcheur des branches, et nous regardions le soir décolorer le ciel au sortir de la sombre allée.
– Écoute ! dit encore Carine. – Dans l’herbe, autour de nous, les grillons trouaient le silence. Et, lorsqu’ils faisaient trêve, le silence ouvrait des profondeurs vertigineuses.
– Donc, raconta Carine, j’avais pris, ce soir-là, le chemin de cendre et d’or que trace la lune au fond du ciel. L’air avait la transparence froide des saphirs de Birmanie. Et, parce que mon cœur est pur, j’entendais rayonner la musique des sphères.
Alors, je suis entrée dans les jardins du ciel et j’ai vu jouer Marie. Elle allait, radieuse et de blanc vêtue, et cueillant à pleines mains des bouquets d’étoiles, comme fait la sacristine de Notre-Dame-des-Victoires avec les cierges allumés. Et ses pieds reposaient sur une étrange prairie d’ex-voto en émail vert, dont les fleurs étaient des médailles militaires et des croix de la Légion d’Honneur.
Et le chant des anges racontait les secrets de la création, depuis l’origine des temps. Et voici ce que j’entendis :
« Tout au début il y avait l’Éternité.
« Les astres étaient piqués dans un ciel de cristal immobile et diffusaient une lumière immuable, calme et recueillie. Sous la quiétude suspendue le premier couple errait dans le premier jardin, parmi les animaux bienveillants, les fleurs toujours fraîches, les arbres toujours verts : car le temps n’existait pas.
« L’Être se souleva sur son coude au-dessus des nuées et dirigea son regard profond sur la terre. Et sous ce regard plein d’amour les arbres du jardin frémirent et donnèrent une ombre plus somptueuse, les bêtes s’étirèrent avec béatitude et Ève contempla tendrement Adam qui rêvait à côté d’elle. Tous deux soupirèrent de bonheur et se sourirent. Puis ils s’en allèrent sous les branches, cueillant des fruits et caressant les bêtes qui venaient ramper à leurs pieds. Or, dès qu’un fruit était cueilli, il se reformait de lui-même, comme s’il n’avait jamais cessé de pendre au rameau qui le portait, et chaque arbre, unique en son genre, n’avait qu’un fruit, chaque plante ne donnait qu’une fleur toujours épanouie et toujours reparue, dès qu’Ève l’avait cueillie pour la mettre en ses cheveux. Et de chaque espèce animale n’existait qu’un couple parfait. Et rien ne changeait, ni ne se fanait, ni ne dépérissait, puisque le temps n’existait pas.
« C’est dans un coin retiré du jardin que l’Être avait planté l’Arbre Défendu. Un arbre ? Un pieu, plus exactement, sec et droit, sans branches ni feuilles. Il se dressait au milieu d’une pièce d’eau, peu profonde, à vrai dire, mais qui l’isolait cependant. En haut de ce tronc était fixé un écriteau, marqué seulement d’un signe droit, comme ceci : – et, du bout de sa canne, Carine traça, dans le gravier de l’allée, un bâton.
– Un i, fis-je, ou un 1 ?
– Un 1, dit gravement Carine. Comprends-tu ?
« Les femmes, tu sais comme elles sont : certaine laideur ne leur déplaît pas, lorsqu’elle sort de l’ordinaire. L’arbre différent des autres intriguait notre mère Ève. Et puis, il y avait ce veto, mis par l’Être !...
« Je n’aime pas ce que je ne comprends pas, murmurait la première femme. À quoi sert cet arbre qui ne porte aucun fruit et auquel on ne peut toucher ? Tu devrais dire à l’Être...
« – Femme, dit Adam, je ne sais qu’une chose : nous sommes heureux. Que nous faut-il de plus ? Tu as plus de fruits que tu n’en peux manger, plus de fleurs que tu n’en peux cueillir. Nous nous aimons, les bêtes nous aiment, l’Être nous aime. Tout nous est permis, sauf une chose : je ne crois pas qu’elle puisse rien ajouter à notre bonheur. N’y pensons donc pas. Viens, allons-nous-en.
« Moi, c’est ce qu’on me défend de faire qui me tente, dit Ève en se dégageant pour regarder encore l’Arbre Interdit. Ces fruits qui se renouvellent sans cesse, ces fleurs qui renaissent d’elles-mêmes, tout ça m’agace, à la fin. C’est toujours pareil ! Ô Adam, je m’ennuie...
« Elle ne disait pas encore : tu m’ennuies ! Mais l’accent de sa voix dut émouvoir Adam, car il regarda sa femme avec inquiétude :
« – Tu t’ennuies, ici, avec moi ?...
« Il leva des yeux perplexes et rencontra, dans l’immensité, le regard attentif de l’Être.
« – Père, demanda-t-il, que dois-je faire ? Mon désir est de t’obéir. Mais tu entends ce qu’elle dit ? Réponds-lui toi-même, car je ne sais ce qu’elle veut.
« Alors l’Être parla :
« – Femme, dit-il, je t’ai placée dans l’Immuable Jardin pour y être heureuse indéfiniment. Tu as ici toutes les conditions du bonheur. Que te faut-il d’autre ? Prends garde de faire ton malheur en libérant les forces multiples. Je t’ai avertie déjà : Ne touche pas à l’Unité.
« Puis il disparut à leurs yeux et Ève, confuse, suivit Adam. Les bêtes venaient ramper devant eux et leur lécher les pieds, et la femme se plaisait dans leur fourrure.
« Et lorsque Ève eut rêvé sous l’ombre légère des branches elle fut reprise d’un désir semblable à de l’angoisse, et Adam la surprit, une fois, le chat prisonnier entre ses mains, à chercher au fond des yeux verts et or de la bête un paysage inconnu.
« Alors elle rit nerveusement – de biais elle avait senti le regard d’Adam peser sur elle :
« – Que veut-Il dire, Lui, avec son Unité et son bonheur immuable ? Explique-moi, veux-tu, Adam ?
« Adam s’était assis auprès d’elle et regardait le sable entre ses talons nus. Il semblait très absorbé à ramasser du sable dans ses deux mains rapprochées.
« – Tu ne veux pas répondre ?
« Il ouvrit ses mains d’un air malheureux, laissant couler le sable entre ses doigts : “Je ne sais rien de plus que toi”, avoua-t-il.
« Le sourire d’Ève, ...oh ! dit Carine, tu l’imagines, n’est-ce pas ? Elle se leva d’un air désinvolte, en tournant un peu les hanches, allongea le bras pour cueillir un fruit, de façon à faire valoir la ligne de son corps ; puis s’en alla seule, laissant Adam bien penaud. Et jusqu’où alla-t-elle ? Jusqu’à la pièce d’eau où s’érigeait, comma un défi, l’Arbre Interdit.
« Le stipe se dressait sur l’eau, avec son signe immuable. Mais autour de lui s’enroulait, comme un ruban de mirliton...
« – ...le Serpent, Carine ?
« – ...Bien en chair, élastique et dru, la langue dardée hors de la bouche et les yeux vides de pensée : il semblait perdu dans un songe. Ève regardait, dans l’eau, osciller aux jeux de la brise l’Arbre et sa charge étrange, lorsqu’au bout d’un moment elle s’aperçut que les pâles yeux morts vivaient et qu’il veillait une lueur au fond de ce regard éteint. Or, dans l’eau, le regard du Serpent rencontrait son regard. Il l’observait, immobile. Alors elle releva la tête et sourit, pour se donner une contenance :
« – Il t’a permis d’y toucher ?
« – Non ! dit le Serpent.
« – Tu n’as donc pas peur ?
« – Peur ?... – Il susurrait – Peur de quoi ? Peur de qui ? – Un sifflement passa ses lèvres cornées – : Je n’ai pas peur, moi, même de Dieu !
« Pas un souffle n’effleura le Jardin, pas un grain de sable ne vola. Ève considéra le Serpent avec un sentiment de crainte admirative :
« – Tu oserais arracher le Signe Défendu ?
« Le Serpent balança le haut de son corps de droite et de gauche et frappa furieusement l’Arbre, du triangle plat de sa tête : – Je le ferais, dit-il, si j’avais deux mains comme l’Homme !
« Rapide il chut du poteau jusqu’à terre et, se glissant dans l’eau, traversa le bassin à la nage : sa tête émergeait, semblable à quelque écorce à la dérive.
« Humide encore, il s’enlaça autour des chevilles nues de la Femme ; – Tu es belle, Ève, regarde-toi !
« Ève se pencha sur le miroir d’eau et y rencontra son image.
« – Oui, tu es belle ! sifflait doucement la langue bifide. Tu es trop belle pour obéir, Ève : tu es faite pour dominer le monde. Ordonne ! Que désires-tu, ô Femme ?
« Tu sais comme nous sommes lorsqu’on nous fait un compliment... Ève, du menton, désigna l’Arbre :
« – Ne te l’a-t-il pas dit ?
« – Il m’a dit : Ne libère pas les forces multiples ! Ne touche pas à l’Unité.
« – Eh bien ? dit le Serpent.
« – Tu comprends ce que cela veut dire ?
« Le Serpent détacha ses anneaux des pieds nus de la Femme, pour prendre du recul et la mieux regarder :
« – C’est vrai, dit-il, comme pour lui-même, tu ne peux pas savoir. Il te parle par énigmes, pour se faire craindre et respecter. Écoute-moi : l’Unité c’est son image. Il est Un et Éternel. Et tout ce qu’il fait est parfait, à condition de demeurer tel. Si tu touchais à cette image, si tu l’arrachais de l’Arbre, le monde se mettrait en mouvement et lui échapperait : Il n’en serait plus le maître. Mais toi, tu deviendrais son égale et celle de l’Homme. Tu ferais tout ce que tu voudrais.
« Voilà pourquoi Adam et l’Être se donnent le mot pour te leurrer, afin de te garder sous leur domination : à eux de commander ! À toi d’obéir aveuglément.
« – À eux ? fit Ève. Veux-tu dire qu’Adam savait, lui, quand je l’ai questionné à ce sujet ? Il semblait pourtant...
« – Tst... Tst... siffla le Serpent. Il joue bien la comédie. Essaie d’être plus fine et de la jouer mieux encore. Rappelle-toi que ton bonheur est en jeu : Si tu veux un autre horizon que ce jardin qui ne change jamais, si tu veux renouveler la face de la terre, si tu veux des fruits différents de ces fruits, d’autres fleurs que ces fleurs ; si tu ne veux pas rester la même éternellement ; en un mot, si tu veux vivre, il te faut arracher le signe que voici. N’aie pas peur, Ève ! Libère les forces multiples, détruis l’Unité, car c’est vivre !
« Il s’en allait, glissant au ras du sol. “Qui es-tu donc ?” demanda Ève. “Mon nom est Légion”, dit le Serpent : “Je suis le Nombre !”
« – Ah ! dit Carine, Adam en entendit de belles, je te prie de croire ! Et sans y comprendre goutte. Il n’était pas plus intelligent qu’il ne faut, tu sais. Et il aimait sa tranquillité autant qu’il aimait Ève. Il trouvait, lui, du charme à ce que tout fût fixé une fois pour toutes : n’avait-il pas exactement ce qu’il lui fallait ?
« Il chercha conseil et secours au-dessus de lui. Du haut de l’espace la voix de l’Être répondit à son appel. Elle était, cette voix, grave et sévère, et Adam eut, vers la Femme, un regard lourd de reproche, car il se sentait fautif d’avoir dérangé l’Être à cause d’elle.
« – Femme, dit l’Être, malheur à toi si tu désobéis. Méfie-toi des promesses perfides. Ici tu as tout à l’état parfait. Le changement enfante la déchéance, la variété implique l’inégalité. Celui qui t’a parlé est l’envoyé du Néant. Prends garde : vivre c’est mourir !
« – Ne te l’avais-je pas dit ? approuva Adam qui n’avait rien compris.
« – Ne te l’avais-je pas dit ? ricana le Serpent, comme un écho triste, lorsque Ève l’eut rejoint auprès du miroir d’eau. Elle frissonna.
« – Et je suis l’envoyé du Néant, paraît-il ? Faut-il que l’Être me craigne pour feindre ainsi ! Non, la Vie n’est pas la Mort, Ève ! La Vie c’est le Progrès. Le Progrès, avec ses découvertes échelonnées, issues les unes des autres ; c’est la possession, lente et continue, mais totale, du monde, la création à la portée de l’Homme. L’Être ne vous a livré qu’une partie de l’univers, la plus réduite, et qui ne saurait changer. L’autre, il vous l’a refusée parce qu’elle ne lui appartient plus, parce qu’elle est mon royaume à moi, Ève, comprends-tu ? – Le Serpent s’était dressé sur sa queue, la tête menaçante, ses pâles yeux luisant à froid... – Mais ce chiffre est la clef qui t’en ouvre la porte. Prends la clef ! Mon royaume sera ton royaume, ô Femme.
« – Qui donc es-tu ? demanda Ève encore une fois, les yeux rivés sur ceux de la Bête.
« – Je te l’ai déjà dit, Ève : Je suis le Devenir.
« Ève ne pouvait plus détacher son regard de celui du Serpent, dont le vouloir s’insinuait, comme un venin, dans la pensée de la Femme. Et, cependant, l’Être, contemplant douloureusement sa créature, avait l’affreuse vision de cités englouties, de villes bombardées et détruites, de torpilles déchirant les airs. Le Devenir !...
« Ève soupira comme au sortir d’un songe lorsque son conseiller eut disparu, discrètement à son habitude. Elle ramassa sur le sol un caillou, le lança sur l’image inversée que donnait, à la surface de l’eau, la signe tentateur. Le reflet se brisa, s’éparpilla, se perdit en rides multiples, et puis se rassembla peu à peu, se reforma, identique à lui-même.
« – Adam ! cria Ève.
« Il s’approcha, heureux qu’elle eût appelé la première. Mais elle ne souriait pas : “Si tu n’arraches pas ce chiffre, dit-elle, c’est moi qui le ferai. Je veux vivre.
« – Veux-tu donc me quitter ? s’écria Adam. Veux-tu vivre sans moi ?
« – Je ne t’empêche pas de me suivre, fit-elle. Mais si tu restes ici ce sera seul.
« Il hésita un court instant. Elle avait pris un air détaché, comme s’il ne comptait plus pour elle. Puis, se retournant vers lui, elle plongea ses yeux dans les siens, et c’est ainsi que le venin passa dans le cœur de l’Homme.
« – Soit ! dit-il.
« Ève traversa la pièce d’eau – elle était claire et peu profonde – et Adam la suivit. Ensemble ils avancèrent la main vers ce que nous pourrions appeler le premier calendrier, et...
« – Et l’Être apparut devant eux ?
« Et la nuit, une nuit soudaine, absolue, – tu comprends, il y avait si longtemps que le premier jour durait – les enveloppa complètement. Et, dans l’incertitude des ténèbres nouvelles, ils frissonnèrent tout à coup, se sentant, pour la première fois, très las et très misérables
« Ce que fut cette première nuit, dit Carine – elle avait renversé la tête sur le dossier de sa chaise longue et cherchait des yeux les premières étoiles dans la tendresse du crépuscule, – il te faut imaginer la longue nuit boréale, la nuit qui dure six mois, pour t’en faire une idée.
« – Est-ce que ce sera toujours ainsi ? haletait Ève. Le soleil s’est-il éteint pour toujours ? J’ai peur, Adam ! Pourquoi ne m’as-tu pas retenue ? Pourquoi m’as-tu laissée faire ?
« Dans l’ombre, contre sa peau, quelque chose de froid et de visqueux glissa et un long susurrement s’enfla dans son oreille : Vivre ! Vivre !
« Vieillir ! chuchota l’écho.
« Ève tressaillit de dégoût, de rancune et d’effroi.
« – Tu m’aimes encore, Adam ? demanda-t-elle.
« Il la serra dans ses bras, lui parlant doucement, jusqu’à ce qu’apaisée et réconfortée elle séchât ses larmes. Et ils veillèrent, lui guère plus brave qu’elle, mais on est un homme, n’est-ce pas ? et l’on fait semblant.
« Et puis voici que l’air pâlit et fraîchit. Des lueurs frissonnèrent sur le ciel humide. Le jour revenait. Des cris d’oiseau traversèrent la sonorité de l’aube et la rosée s’égoutta des branches. Tout fut rose et s’illumina. Brisée d’une fatigue inconnue et irrésistible Ève s’était endormie sur l’épaule d’Adam.
« Et le soleil parut enfin, rouge et flamboyant, dans l’espace clair. Ses premiers rayons vinrent dorer la chevelure d’Ève qui s’éveilla et se redressa, inquiète encore, puis surprise, puis extasiée. Elle tourna son regard vers l’Arbre Défendu avec un rire de triomphe : l’écriteau était toujours là mais, au lieu de l’Un éternel il portait le chiffre Deux, précurseur des lendemains.
« Soudain la voix de l’Être tonna dans le matin :
« – Vous avez voulu la vie, vous l’avez obtenue. Qu’elle soit elle-même votre châtiment. Désormais vous connaîtrez la succession des jours et la fuite du temps... Pauvres, pauvres hommes que vous êtes !
« Ève se dressa, fière et tranquille : “Et nous connaîtrons la limpidité des soirs, l’ivresse des nuits. Nous goûterons la fraîcheur de l’aube et le calme des matinées et la splendeur des midis. Chaque heure sera différente, avec son lot de joies et de tristesses... Père, ne nous plains pas : Nous n’étions pas faits pour le bonheur immuable. Tu m’as donné un cœur changeant et je te rends grâce d’avoir permis le désir, à cause de son assouvissement.”
« Dans le jardin les oiseaux chantaient comme jamais ils n’avaient chanté. Adam et Ève se regardèrent.
« De son grand ciel illimité l’Être se pencha sur le monde. Il était triste. Il souffrait, dans son amour des hommes, de devoir renoncer à les rendre heureux. Et dès cet instant il la pensait, Elle, Celle qui fait ses délices de jouer avec les enfants des hommes, Celle que l’Ange salua du nom d’Eva retourné. Mais l’heure n’était pas venue. Il étendit son doigt vers l’infini en disant : Va !
« Et le soleil bondit, joyeux, à travers l’espace et, dans sa course prodigieuse, il s’élança vers l’immensité qui l’engloutit. Il créait les matins devant lui.
– Mais Carine, dis-je en souriant, n’ai-je pas lu, dans quelque ouvrage savant, qu’il s’agissait d’un fruit comestible, dont nous autres hommes conservons encore un fragment dans le gosier ?
– Ah ! soupira-t-elle, tu as l’esprit scientifique ! Il est temps de rentrer. Reporte-moi dans ma chambre : le jardin est plus beau, vu d’en haut.
Colette PARENT.
Paru dans Liaison en 1950.