Conte symbolique
par
Lucien PARIZEAU
I
Il venait à Matar l’animalier des visions bizarres où tous ceux qu’il avait connus, sa femme Clara aux seins de neige, son fils borgne, sa cousine Hertèle, malade du rein, se tenaient par la main et riaient si fort que la tête de Matar était près de fendre. Cela avait commencé un soir qu’il polissait avec piété, comme Cellini ses joyaux, un petit lion d’ébène pareil à celui que gardait Rodin. Matar savait le jeu des muscles et celui des âmes. Les tablettes de son atelier portaient, comme un défilé de cirque forain, des éléphants blancs ou noirs, des chiens de courre et deux petits singes assis qu’il aimait beaucoup. Ce soir-là, Matar rêvait. L’appentis vitré sur trois pans qui lui servait d’atelier avoisinait sa chambre à coucher. Un bruit étouffé par la cloison ayant dérangé son rêve, il ouvrit la porte et vit Clara, un sac de voyage à la main, qui fuyait avec le maître-coiffeur de Pergame. Matar referma la porte, et la folie n’ayant pas encore assagi ses sens, il pleura. À travers ses larmes, le couple de singes sculptés semblait secoué d’un rire énorme. Matar marcha en titubant, car il n’était plus très jeune, et se cogna le tibia contre un escabeau ; mais la douleur physique est un repos, et Matar ne la sentit pas. Il saisit les singes à deux mains et les jeta sur la cloison de vitre. Avec un bruit de boîte ouverte, le carreau se brisa ; la nuit happa les deux singes, mutilés l’un de la tête, l’autre d’une oreille.
L’ombre se referma aussi sur Matar, répandu sur le canapé. Ce devait être la folie qui venait, car trente ans de sa vie reparurent sur ces ténèbres où il tournait dans un vertige léger, comme un homme qui a bu, sur les ailes molles d’une hélice de laine bleue. Il y avait son fils Urin, né d’une étreinte alors que Clara était soûle. Il était borgne, et son épaule gauche glissait plus bas que l’autre sous le poids de cet œil mort ; son âme, comme son regard, ne mesurait point les distances. Un soir d’orage, loin de la ville, Matar avait reçu lui-même cet enfant de Clara, qui se débattait de tous ses membres. Il avait senti que la délivrance de sa femme était ironique, et que c’est lui qui devrait porter Urin toute sa vie, comme un drame. Quand il eut vingt ans, Urin mit le feu à l’école publique, par haine des enfants bien faits. En se sauvant, il tomba sur la chaussée et mourut à contre-soleil, un trou noir dans le front. Dans la nuit où Matar descendait, il vit aussi Clara, nue comme il l’avait prise sur un camion de foin doré, et si lisse que la moindre lumière lui faisait un vêtement. Clara était de complexion ardente. Elle avait pris d’abord un amant modeste, qui mourut de phtisie ; elle s’était ensuite donnée à un danseur argentin, qui se suicida pour une autre ; puis un soir qu’elle avait bu, elle avait attiré Matar contre elle, sur son corps chaud, et créé Urin dans cette étreinte. Matar, que ces images suppliciaient, tourna son grand corps sur le canapé. Puis le souvenir lui vint de sa cousine Hertèle, qui lui parla. Celle-ci n’était pas belle. Clara et Hertèle aimaient de se trouver ensemble. Après chacune de leurs rencontres, Hertèle avait du feu sur les joues et, dans ses yeux verts, la mobilité fiévreuse des malades. Un soir, Matar avait surpris les deux femmes parmi les draps dévastés. Hertèle partit. Un gamin la retrouva, suspendue par sa chemise à une racine de la berge, le corps vaseux comme une huître et les yeux bouchés.
Matar évoquait d’autres figures qui avaient passé dans sa vie. Une syncope forcenée réglait leurs gestes. Aumer le servant de table, qui avait appris le latin dans ses loisirs ; Jany que Matar avait délivrée du music-hall pour la mettre dans une blanchisserie ; Paul l’apprenti-animalier, qui souriait comme l’innocence dans les livres d’images. Paul s’était enfui avec les économies de Matar ; Aumer s’était entremis pour fournir Clara d’amants ; Jany était retournée au music-hall. Tout cela se mit à tournoyer, se heurtant et se choquant comme les éléments déchaînés de l’apprenti-sorcier, avec l’œil grand ouvert d’Urin à la surface, et les épaules maigres d’Hertèle, et les bras roses de Clara, et l’école en feu soufflant des fusées rouges de ses fenêtres crevées.
Par le carreau aveugle de l’atelier, la nuit plongeait son bras larvaire et le promenait dans la pièce. La lampe à pétrole s’éteignit. Le corps rond des éléphants d’ébène luisait sur les tablettes. L’âme de Matar faisait partie de la nuit.
II
Le premier jour de sa folie, Matar descendit au jardin et découvrit les fleurs. Il resta trois heures à contempler une guêpe en livrée d’or qui fonçait sur un rosier, y puisait, puis volait en titubant dans l’air chaud. Quand le soleil fut au ras du sol, prêt à rouler comme une meule sur la pente du monde, Matar ramassa dans l’herbe ses petits singes mutilés et les plaça en rentrant sur un guéridon. Les gamins du voisinage surent qu’il fleurissait tous les jours ces dieux lares. Ils lancèrent des cailloux dans les vitres de son atelier en le traitant de vieux fou. Une vieille fille, Anna, qui prenait quelquefois du service comme bonne à tout faire, eut pitié de Matar et voulut s’occuper de lui. Pendant six mois qu’elle lui prépara ses repas, il ne sembla point la voir. Les yeux de Matar allaient vers l’infini comme le regard des aveugles. Quand ses visions bizarres lui venaient, il suait à grosses gouttes et s’affaissait sur le canapé comme un portefaix harassé. C’était toujours la même chose : Urin poussant un cri qui semblait lui fendre la poitrine, Clara fuyant avec le maître-coiffeur et Hertèle, gonflée et violette comme une prune, traversant en somnambule ce cauchemar. Dans le cerveau chaviré de Matar, une curieuse logique, qui n’était point celle de la raison, commença d’enchaîner ces personnages à des faits, à une vie quotidienne, à un décor familier. L’animalier reprit son couteau, et Anna vit tous les dieux lares de l’atelier – les éléphants noirs ou blancs, les chiens de chasse à courre, le cheval piaffant, les singes mutilés – prendre la forme humaine. La vieille fille sentait confusément dans chacune de ces poupées une ressemblance avec des hommes et des femmes qu’elle avait connus. Pour Matar, il n’était plus d’incertitude : il se recréait une famille et des amis. Matar avait connu dans sa vie raisonnable une femme de piètre visage qui pratiquait toutes les vertus. Un chirurgien l’ayant rendue désirable, elle avait aimé un banquier, dont la femme se pendit. Ce souvenir, que Matar devait conserver dans sa folie, guidait sa main de sculpteur. Il fit Clara sans beauté, Hertèle provocante et chargée de sève, Urin vigoureux, Jany modeste et pieuse, suivant les données mystérieuses de ses rêves. Les hommes, pensait-il, seraient meilleurs si la nature départait la beauté, la force ou l’infirmité à ceux qui peuvent supporter l’une ou l’autre. Ces êtres qu’il avait façonnés, pétris sur le modèle de ses désirs, chacune de ses crises les lui ramenait. Ils étaient les commensaux dociles de tous ses festins. Matar retrouvait dans sa folie la tranquillité que sa vie raisonnable lui avait refusée. Un soir, il s’étendit sur le canapé, et Anna sut qu’il allait entrer dans le délire. Elle courut à l’office et prépara une compresse d’eau tiède.
III
Dans le délire de Matar, Urin ouvrit la porte sans frapper. La fatigue lui avait labouré le visage. Matar s’étonna.
– Qu’est-ce qui ne va pas, Urin ? lui dit-il.
– Il me faut tout de suite dix mille dollars. J’ai détourné les fonds de la banque. On va me jeter en prison...
Matar ne répondit pas. Il pleurait dans son particulier sur le sort de cet enfant grand et fort.
– Je n’ai pas cent dollars, Urin.
Le jeune homme resta une minute sans rien dire. Puis il partit en faisant claquer la porte. Matar songea à ce qu’il devrait faire. D’abord, n’en rien dire à Clara. Elle en mourrait. Clara, pensa-t-il, a toujours été une femme si admirable. Il y avait bien Hertèle, devenue une familière de la maison, et que Matar trouvait belle, bien qu’elle fût de mœurs libres et de mauvais conseil. Mais Clara ne suivrait point cet exemple. Elle aimait Matar, sa maison, les lions et les moutons de bois qui symbolisaient la concorde éternelle. Il devrait épargner Clara. Les arbres du jardin halaient le crépuscule, dont la proue flottante entrait dans l’atelier, rejetant l’ombre dans les coins. Quand, dans son cauchemar, Matar releva la tête, Clara était debout devant lui. Ils se regardèrent sans rien dire. Matar comprit qu’Urin s’était déchargé sur elle de sa détresse.
– Il faut sauver Urin.
– Oui, dit Matar.
– Donne-lui la somme qu’il demande.
Il la regarda avec étonnement.
– Tu sais bien que nous n’avons rien. La vente de mes œuvres ne rapporterait pas deux mille dollars. Le mobilier... Il ne vaut pas cher... Mon Dieu, aidez-nous !
– Dieu n’a rien à voir là-dedans. Trouve la somme tout de suite. M’entends-tu ?
Une lueur grise, pareille à l’éclair de l’arme dégainée, sabrait le regard de Clara. Elle saisit Matar par les épaules et le secoua : « M’entends-tu, espèce d’idiot, m’entends-tu ? » Il ne l’avait jamais vue dans cet état. Elle était belle ainsi. Matar s’en effraya.
– Clara, calme-toi.
– Me calmer ? C’est toi qui me demandes de me calmer quand ton fils va passer en correctionnelle ? Il faut trouver l’argent, m’entends-tu ?
– Voyons...
– Il y a l’héritage que ta sœur t’a confié.
Il se leva, le cœur serré. Clara, les mains crispées sur un groupe de sculpture comme sur la poignée d’une dague, son peignoir décroché, le regardait droit dans les yeux. « Il le faut, Matar. Si tu ne le fais pas, je jure que je te tuerai. » Clara était une femme admirable. Elle aimait Matar. Elle dit encore : « La petite Jany a dévoré l’argent de la banque. Tout, jusqu’au dernier dollar. »
– Cette fille...
– Urin l’aimait, s’écria Clara.
– On n’aime pas une femme de cette fibre, on s’en sert.
Clara se mir à ricaner.
– Tu en sais quelque chose, toi. Pauvre idiot, pauvre idiot...
– Clara, tu divagues. Repose-toi.
– Ah ! je divague. Pauvre idiot... Et moi, je suppose que je suis une fille, aussi ?...
– Je t’en supplie, ma Clara.
– Sa Clara. Il m’appelle sa Clara ! Pauvre idiot ! Et le receveur des postes, ton ami, pourquoi penses-tu que je te conseillais de l’inviter plus souvent ? Et le danseur, qui m’a reconduite chez moi en auto ? Et le maître-coiffeur... Pauvre idiot ! Je me faisais coiffer deux fois par semaine. Pauvre idiot ! il m’appelle sa Clara...
Elle rit, pleura, puis s’affaissa. Matar ne dit rien, se rappelant que M. Bergeret, dans la même détresse, avait refoulé sa peine au fond de lui. Il chavirait. Clara l’avait trompé. Il la croyait si bonne et si douce. Et Urin, qu’il avait tant choyé... Puis cette Jany, qu’il avait tirée du ruisseau. C’était terrible. Il souleva Clara et l’étendit sur le canapé. Quand elle reprit connaissance, l’aube entrait à pas froids dans l’atelier.
*
* *
D’autres images se succédèrent dans le cauchemar de l’animalier. Urin se tira une balle dans la tête après une soirée où il avait perdu à la roulette les deux cents dollars qui lui restaient. Le croupier qui le trouva vautré sur le rebord du bain, les cheveux dans l’eau sale, en éprouva un grand mécontentement. Il craignait pour le renom de sa maison. Pourquoi les gens ne se suicident-ils pas dans les endroits publics ? Jany quitta la ville, de peur que la police l’inquiétât. Clara s’enfuit avec le maître-coiffeur dans la ville voisine. Matar sut tout cela d’Hertèle, assise sur le canapé, et qui lui parlait entre deux jets de fumée violette. Sa blouse collait à ses seins ronds, à sa taille, et sa jupe moulait son beau corps d’animal jusqu’à mi-jambe. Elle ne fermait jamais tout à fait ses lèvres, car ses dents brillaient comme des morceaux de lune et ses paroles y sonnaient comme des notes de musique. Elle attira Matar sur le canapé et lui entoura le cou de ses bras chauds pour le consoler. Il avait du plaisir à garder sa joue contre cette gorge ferme. Il se serra près d’elle.
IV
En revenant dans l’atelier, sa compresse d’eau tiède à la main, Anna trouva le fou couché sur le canapé, la bouche ouverte, le regard vitreux, le bras gauche ballant comme un pendule. Elle voulut le réveiller, mais il glissa sur le plancher et resta immobile, un bras replié sous lui, dans la posture d’un mort qui, à la veille de mourir, était très fatigué. Anna poussa un grand cri. En se sauvant, elle fit tomber un petit livre relié de cuir rouge près de la main froide de Matar. Il s’ouvrit à la page où Jean-Jacques vante la bonté naturelle des hommes.
Lucien PARIZEAU.
Paru dans Les Idées en 1935.