En Occident
I
Grande, le long des eaux copieuses, au murmure
de son fleuve éternel et sur ses sept collines,
dans sa blancheur de marbre au milieu du ciel bleu,
Rome dormait. La lune illuminait les arcs
au quadruple fronton et le Tibre encore
se fleurissait d’écume en se brisant aux ponts.
En haut étincelait en sa toiture d’or
Le Capitole ; mais la nuit mélancolique
emplissait d’ombre la voie sacrée du Forum.
Dans cette ombre, une lumière : c’était le feu
de Vesta qui brillait. Au temple, les Vestales
dormaient, enveloppées dans leur robe prétexte.
On était dans la nuit qui suit les Saturnales.
Sur leurs trônes, dans les sanctuaires des temples,
les dieux se taisaient, solitaires, immobiles.
Autour de la Déesse Mère, les lions
s’étendaient endormis. Les Corybantes ivres
dormaient, l’oreille emplie de cris et de fracas.
L’un deux, rouge de sang, aux pieds de la Déesse
gisait. Le temple de Janus était ouvert
Il attendait avec ses ferrures brisées,
les aigles qui chassaient dans les pays lointains.
II
Rome dormait, ivre de sang. Les jeux du cirque
étaient finis. Et les matrones, dans leurs rêves,
voyaient passer des corps nus de gladiateurs.
Dans le triclinium, les dîneurs endormis
avaient laissé tomber leurs couronnes ; les roses
baignaient dans le sang répandu du Mirmillon.
Et sur les os humains qu’ils venaient de ronger,
les fauves dormaient au fond des amphithéâtres ;
les esclaves étaient redevenus des choses.
Après leur brève liberté, les ostiaires
gisaient dans l’atrium, attachés à leur chaîne
pareils aux chiens dont l’âme au moindre bruit aboie.
On était dans la nuit qui suit les Saturnales
l’esclave, après avoir prolongé la soirée,
dormait en entendant de grands battements d’ailes
et des croassements. C’étaient des vols de cygnes
sur le fleuve de son pays ?... Non ! Des corbeaux
qui passaient en nuage noir sur l’Esquilin...
Il tissait tour à tour et défaisait la trame
de sa vie : il voyait sa mère ; il entendait
la voix du crieur ; il ouvrait à son enfant
ses bras et les sentait cloués sur une croix.
III
Rome dormait. Un seul veillait : c’était un Gète
gladiateur. Il était venu depuis peu ;
son pied portait encor la marque de la craie.
On l’avait retiré de l’arène du cirque
avec un croc ; et dans l’immonde spoliarium
quelqu’un avait ouvert la veine de son cou.
Il râlait ! le silence était profond, le seul
bruit qui fût demeuré du grand fracas du monde,
c’était la chute lente d’une goutte rouge.
La fosse où il gisait était pleine de corps
humains. Son œil croyait, comme à travers un voile,
en découvrir et puis en recouvrir les os.
Pourtant il était seul ; et l’homme qui, du froid
de sa peau, le glaçait, était plus loin de lui
que n’était dans le ciel l’astre le plus lointain ;
plus loin que son pays natal, plus que sa plaine
sur les bords de l’Ister, plus que ses bœufs aussi
qui devaient ruminer doucement, étendus,
et plus que ses enfants, qui attendaient l’aurore,
tout petits dans le creux du nomade berceau,
plus que son char encor, qui était sa demeure,
immobile là-bas et tout noir sous la lune...
IV
Et voici qu’apparut, blanc dans cette nuit bleue,
un ange qui venait du ciel de la Judée
pour porter le message de paix ; la Suburre
n’entendit pas ; dans le haut temple de Rhéa,
il proclama la paix ; aux pieds de la déesse,
l’homme rouge étendu ne leva point la tête.
L’ange, voyant un feu, dit : « Paix ! » C’était Vesta
qui brillait ; au foyer les Vestales étaient
assises, revêtues de leur robe prétexte.
Et l’ange vit un temple ouvert, et, sur le seuil,
murmura : « Paix ! » Mais nul n’entendit, sauf le vent
qui gémit et partit en guerre sur la mer.
Et l’ange s’en alla, candide, d’un vol lent,
par les silencieux carrefours, répétant :
« Paix sur la terre !... » Il crut percevoir une plainte.
C’était le Gète qui veillait. L’ange entra : « Paix ! »
dit-il. Et, seul, dans la grande cité des forts,
l’esclave entendit. Il ferma ses yeux en paix.
Seul l’esclave entendit ; mais il le dit aux morts,
et puis les morts aux morts et les tombes aux tombes.
Et les sept collines pensives ignoraient
ce que vous autres vous saviez, ô Catacombes.
Giovanni PASCOLI.
Traduit par Albert VALENTIN.
Paru dans Poèmes conviviaux, Hachette.