Amélie de Montfort

 

(CHRONIQUE DE BOURGOGNE.)

 

 

                                    Écoutons !... Le timbre sonore

                                    Lentement frémit douze fois.

 

 

        Avez-vous vu la biche blanche

        Errer autour du vieux château 1 ?

        Sur cette pelouse qui penche

        Elle a paru près de l’ormeau.

 

        En revenant de la veillée

        Passez loin des tours de Montfort,

        Jeunes filles ! sous la feuillée

        On entend un râle de mort.

 

        Cette biche c’est la baronne 2

        Qui vient encore parmi nous ;

        Elle était belle, elle était bonne,

        Et son époux était jaloux :

        Oh ! c’était une noble femme ;

        Sa voix retentissait à l’âme

        Comme une parole des cieux ;

Elle éclairait la vie au regard de ses yeux.

        De Frédéric l’injuste défiance

        Désenchantait et rendait malheureux

Tous ses jours ; et pourtant sa vertu, sa constance

Avaient désespéré plus d’un cœur amoureux.

        Hautain baron, gentil trouvère,

        Joli page au front noble et pur,

        À l’œil ardent, à l’âme fière,

        Que rendent fou deux yeux d’azur,

        Nul n’avait pu de sa paupière

        Faire tomber regard d’amour,

        Regard d’amour qui nous enivre,

        Regard d’amour qui nous fait vivre

        Beaucoup de jours en un seul jour.

        Combien de fois à la prière,

Dans la vieille chapelle à la gothique tour,

Elle implora Marie et demanda son père !.....

Elle cachait à tous sous l’abri du saint lieu

Et sa longue tristesse et sa douleur amère,

Et nul ne sut ses pleurs, sinon son père et Dieu !

Guillaume de Nassau chérissait Amélie

Sa fille infortunée ; au destin d’un époux

D’un grand nom, mais brisé par les ans et jaloux,

Comme au vieux tronc rugueux clématite jolie,

Par malheur il avait attaché son destin.

Frédéric-Casimir, farouche palatin,

S’était fermé le cœur de sa douce compagne

Par ses soupçons jaloux et ses emportements.

            Souvent la nuit dans la campagne

    On entendait de longs gémissements !

 

            Avez-vous vu la biche blanche

            Errer autour du vieux château ?

            Sur cette pelouse qui penche

            Elle a paru près de l’ormeau.

            En revenant de la veillée

            Passez loin des tours de Montfort,

            Jeunes filles ! sous la feuillée

            On entend un râle de mort !

 

Un soir la châtelaine attendait son vieux père ;

Du sommet crénelé de la plus haute tour

Ses yeux au loin erraient au chemin solitaire.

Son époux inquiet de son air de mystère,

Dans l’ombre la suivait... – Hâtez votre retour,

Disait-elle à voix basse ; ah ! la lune sanglante

Menace d’un malheur !... Votre marche est trop lente !

    Je vous attends, je veux verser mes pleurs

Dans votre sein ; vous seul connaissez mes douleurs ;

Vous avez le secret de rafraîchir mon âme !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Je vois des cavaliers ils quittent de Chaumour 3

Les chemins périlleux.... Oh ! du plus pur amour

Je sens battre mon cœur !... déjà son page !... –Infâme,

S’écria Frédéric qui lui saisit le bras,

        Le nierez-vous encor, madame,

Votre amour criminel ?... Suivez, suivez mes pas !...

Il l’entraîna mourante... elle ne suivait pas.

        Bientôt après de la tour octogone

On entendit sortir des cris et des sanglots...

Mais elle pardonna : car elle était si bonne !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

        Le son du cor réveille les échos ;

        Dans l’avenue aux noyers centenaires

        Trois cavaliers, lugubres émissaires,

            Portant les insignes du deuil,

Chevauchent lentement vers le portail ogive ;

Leur front baissé trahit la douleur la plus vive !

Le pont-levis s’abaisse, ils franchissent le seuil ;

Les pas de leurs chevaux éclatent sous la voûte.

Ranimée à ce bruit, la châtelaine écoute ;

Elle a séché ses pleurs : elle va le revoir

Celui qu’elle chérit, en qui son cœur espère,

Celui qui la protège et qui l’aime... son père !

 

Ce mot est doux et pur comme le vent du soir ;

Elle aime à le redire. Et puis quand le silence

Succède au bruit des pas, heureuse, elle s’élance

Dans la salle d’honneur !... – Mon père ?... il est ici ?...

Dites-le-moi... parlez... ne restez pas ainsi !...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Mais non, ne parlez pas ! vos yeux baignés de larmes,

Ces insignes de deuil qui recouvrent vos armes !

Le page alors : Malheur !... baronne de Montfort,

Guillaume de Nassau !... – N’est plus !... plaignez mon sort !...

 

            Avez-vous vu la biche blanche

            Errer autour du vieux château ?

            Sur cette pelouse qui penche

            Elle a paru près de l’ormeau.

            En revenant de la veillée

            Passez loin des tours de Montfort,

            Jeunes filles ! sous la feuillée

            On entend un râle de mort !

 

    Minuit sonnait, et de ses champs d’albâtre

    La lune répandait sa lumière bleuâtre ;

Le vent soufflait affreux sur l’aride rocher

Et réveillait la voix qui dormait au clocher ;

Il semblait ébranler les murs de la chapelle

D’où le bailli d’Auxois reçut d’un palatin

Une arquebusade mortelle :

(Le sire avait voulu s’amuser un matin).

Sur les murs du château, la baronne Amélie,

            Par la douleur accablée, affaiblie,

Paraît ; elle s’appuie aux gothiques créneaux ;

Sa chevelure blonde au gré du vent s’épanche.

Ah ! qu’elle est belle ainsi ; sa longue robe blanche

S’agite mollement et déroule ses flots.

Les yeux levés au ciel, à genoux sur la pierre,

Elle fait à la Vierge une courte prière :

    Son dernier mot est encor un pardon ;

Puis elle se relève et plus forte et plus fière ;

Son œil plonge sans peur dans l’abîme profond

Qui s’étend sous la tour !... – Adieu, jours de tristesse,

Dit-elle, l’injustice a flétri ma jeunesse !.... –

Des pas de Frédéric la tour a retenti ;

Il monte lentement, par l’âge appesanti,

Il appelle !... Sa voix trahit toutes ses craintes,

Et son âme est en proie à d’horribles étreintes ;

Enfin près des créneaux il arrive tremblant !...

            Mais il voit comme un linceul blanc

Qui tombe en tournoyant dans l’effroyable abîme,

            Disparaît bientôt et s’abîme !...

Aux cris du palatin : Varlets !... varlets !... Montfort

Frémit, et tout s’éveille à sa voix douloureuse !...

Dans le fossé profond et sur la roche affreuse

Nul débris !... point de sang... nulle trace de mort ;

    Mais seulement une biche craintive

À la robe de neige a fui comme le vent ;

Depuis lors on entend le soir sa voix plaintive,

Car autour de Montfort elle rôde souvent.

 

            Avez-vous vu la biche blanche

            Errer autour du vieux château ?

            Sur cette pelouse qui penche

            Elle a paru près de l’ormeau.

            En revenant de la veillée

            Passez loin des tours de Montfort,

            Jeunes filles ! sous la feuillée

            On entend un râle de mort !

 

 

 

Jules PAUTET(de Dijon).

 

Paru dans La France littéraire en 1835.

 

 

 

 

 



1Le château de Montfort, dont les ruines sont situées sur la gauche du chemin de Semur à Montbard, fut construit sur la fin du 11e siècle par Bernard de Montfort, familier du duc Hugues Ier.

2La superstition n’a pas manqué de s’emparer du drame que rappelle cette pièce.

La forêt (de Montfort) est hantée, dit-on, par une biche blanche que les paysans appellent la baronne.

3Nom d’une forêt voisine du château.

 

 

 

 

 

 

 

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