Le Noël du pâtre
À ma chère femme.
La neige sur les champs s’amoncelle sans bruit,
Et la cloche, là-bas, tinte à travers la nuit ;
Les villageois s’en vont, en troupeaux, dans la lande,
Le nez rouge, et les doigts par la bise engourdis,
Vers le seuil de l’église ouverte toute grande,
De cierges étoilée ainsi qu’un Paradis.
Tous sont venus, les gars à la mine faraude
Dont la veste de drap déborde sous la blaude,
Les aïeules courbant le dos sur leur bâton,
Les filles des hameaux avec leurs caules blanches,
Et leurs fichus à fleurs noués sous le menton
Où scintille en marchant la croix d’or des dimanches
Les gens de la montagne ont quitté leurs chalets
Dont on voit au matin monter en longs filets
À travers les sapins la bleuâtre fumée ;
Ils ont marché longtemps à travers le verglas,
Balançant à la main leur lanterne allumée ;
Ils courbent leur échine et leurs genoux sont las.
Et la procession des femmes et des hommes,
Des bambins en sabots, joufflus comme des pommes,
Loin des âtres mourants et des chaumes déserts,
S’en va dans la nuit noire, et sous les cieux moroses,
Et l’on entend hurler longuement dans les airs
Les chiens se lamentant au seuil des maisons closes.
*
* *
Rémi, le petit pâtre, à la ferme est resté,
Blotti dans la chaleur de l’étable, à côté
Des grands bœufs de labour et des vaches laitières ;
Quand sifflent les vents froids d’hiver, c’est-là qu’il dort,
Bercé par le bruit doux et soyeux des litières
Où s’allument la nuit de pâles reflets d’or ;
En été, Rémi couche au milieu des pâtures,
Sous un toit de branchage, où par mille ouvertures
Coule l’azur des nuits comme l’eau de la mer ;
Il s’endort en rêvant sous les étoiles blondes,
Et se réveille au bruit des clochettes de fer
Tintant dès l’aube au cou des vaches vagabondes ;
Il pousse tout le jour ses bêtes dans les champs ;
Pour se distraire, il sait les vieux refrains touchants
Qu’on fredonne en tillant l’hiver à la veillée ;
Il saute par-dessus les grands feux de bergers,
Déniche la noisette au fond de la feuillée,
Et fait de beaux sifflets à l’ombre des murgers.
Rémi, le petit pâtre, est heureux comme un prince ;
Il ne donnerait pas pour l’or de la province
Son grand fouet dont le manche est taillé dans un houx,
Son fouet qui le matin dans l’air claque et tournoie
Tandis qu’à l’abreuvoir boivent les grands bœufs roux :
Pourtant Rémi ce soir n’a pas le cœur en joie.
*
* *
Il songe, le menton appuyé sur sa main ;
Les enfants du fermier sont heureux, car demain
Les beaux joujoux et les friandises bien tendres
Rempliront leurs souliers quand le jour aura lui ;
Seul, Rémi n’a pas mis ses sabots près des cendres,
Car bonhomme Noël ne viendra pas pour lui.
Du fond de la cuisine arrive dans l’étable
Jusqu’au nez du pauvret le parfum délectable
De l’andouille fumée et de l’oie aux marrons ;
Il en a par moments l’âme tout embaumée ;
Il soupire dans l’ombre, écoutant les ronrons
De la flamme léchant la marmite enfumée ;
Hélas ! quand finira la messe de minuit,
D’autres mangeront l’oie et boiront le vin cuit,
Tandis qu’il jeûnera comme aux jours du carême ;
Pour eux la pâte épaisse et tendre des gâteaux
Où sur les jaunes d’œufs battus dans la crème
De sucre, comme un givre, étend ses blancs cristaux.
Il songe à tout cela, le cœur plein d’amertume ;
Dehors la bise siffle et hurle dans la brume ;
Il pleure, puis s’endort après qu’il a pleuré,
Et Saint-Jean, patron des bergers de la prairie,
Envoie au petit pâtre un beau songe doré
Afin que son chagrin s’apaise, et qu’il sourie.
À Bethléem, auprès de Jésus nouveau-né
Rémi se voit en rêve à genoux prosterné ;
Il entend dans le ciel des musiques étranges
Annonçant le Sauveur au monde réjoui ;
À l’entour du berceau voltigent de beaux anges
Ouvrant leurs ailes d’or sur son front ébloui ;
Les pâtres accourus en chantant des cantiques
Apportent dans leurs mains des offrandes rustiques,
Et lui-même est venu du fond de la Comté ;
Le bel enfant Jésus vers lui penche la tête
Tandis que lui sourit la Vierge avec bonté,
Et la vache et le bœuf et l’âne lui font fête.
Rémi longtemps se berce en son rêve charmant ;
Puis il sent tout à coup sur sa joue, en dormant,
Une caresse humide et chaude qui se pose ;
Raymel, la vache blanche au poil taché de roux,
Léchant le petit pâtre avec sa langue rose
Le regarde dormir de ses deux grands yeux doux.
Henri PAUTHIER,
Au village, 1900.