L’homme qui s’ennuyait
par
Charles PÉGUY
Il était une fois un homme fois un homme qui s’ennuyait, mais qui s’ennuyait ! On ne pourra jamais dire combien s’ennuyait cet homme-là. Sa vie était tellement grise, morose, monotone. Il s’ennuyait tout le long de la journée. Mais cet homme qui s’ennuyait tout le long de la journée, qui s’ennuyait le matin, cet homme qui s’ennuyait le soir, savait que pour sortir de son ennui il n’avait qu’à commettre un gros péché. Un gros péché, là. Peccatum enorme, ingens. Un gros péché qui le désennuierait une fois pour toutes. Un péché énorme. Une faute, une faute énorme, une transgression abominable.
Et cette faute était ainsi faite que pour la commettre une fois pour toutes, cet homme n’avait qu’à écrire une lettre. Rien qu’une lettre. Une lettre de rien du tout. Prendre là une feuille de papier, la mettre sur son bureau, bien devant soi, tremper la plume dans l’encre, écrire. Et ça y était. Ça lui aurait donné de l’occupation pour toute sa vie. Plusieurs fois il avait dit : Non, c’est trop bête, je m’ennuie trop, mais il s’était toujours arrêté à temps.
Or, un jour que la vie de ce pauvre homme était encore plus grise, plus terne qu’à l’ordinaire, il n’y tint plus du tout : Allons, dit-il, et il prit une feuille de papier à lettre. Mais il faut que je vous apprenne que cet homme qui s’ennuyait avait une manie. Une manie quand il écrivait. Il ne pouvait regarder la date sans regarder en même temps le saint du jour. Allons, dit-il, et il décrocha le calendrier, samedi 21, dimanche 22, lundi 23, mardi 24, mercredi 25... Saint Louis !
Saint Louis ! Ça n’allait pas tout seul. Saint Louis. Il se mâchonnait la moustache. Non, vraiment, jamais il n’aurait le courage de commettre un aussi gros péché que le sien le jour de saint Louis. Ça n’était pas possible. Il ne fallait pas même y songer. Pensez donc ! Saint Louis et tout ce que ça représentait. Blanche de Castille. Saint Louis rendant la justice. Saint Louis et les Croisades. Saint Louis à Carthage et cette épée et ce sceptre et ce lit de cendre. Saint Louis, roi de France, modèle et exemplaire et patron des rois de France. Toute cette ancienne France. Protecteur de la France et des Français. De tous les Français. Avec son beau vêtement bleu à fleurs de lys, la main de la justice à la main comme dans le tableau du père Laurens. Pas moyen de passer outre. Jamais saint Louis ne laisserait commettre une chose pareille.
Vous voyez la finesse. La seule idée, la seule représentation de saint Louis suffit à l’arrêter instantanément. Parce que les saints français et saint Louis en particulier sont des saints qui enfoncent les autres saints. Saint Louis ! Mais ça ne pouvait pas durer toujours comme ça. Il remit le calendrier des postes à sa place en se disant que ça ne serait que partie remise. Il était décidé. Plus ça allait, plus il s’ennuyait. La pluie, le vent, le soleil, les gens qu’il rencontrait, sa femme, ses amis, le jour, le soir, ce qu’il faisait, ce qu’il ne faisait pas. Tout l’ennuyait. Le lendemain il rouvrit sa boîte à papier à lettres, étendit soigneusement sur la table la feuille de papier, trempa sa plume dans l’encre : Ah ! la date. Mercredi, jeudi 26. Saint Zéphyrin. Ah ! Saint Zéphyrin. Bien. Bien. Et il se mit à écrire.
Mais voilà tout à coup un petit bonhomme qui lui saute sous le nez, en coup de vent, vous savez, en grec, le zéphyr quel vent terrible c’est, un petit bonhomme tout en colère, tout rouge de colère qui lui dit : « Alors c’est comme ça ? Hier tu n’as pas osé commettre ton gros péché parce que c’était saint Louis et aujourd’hui tu t’apprêtes à le commettre parce que c’est saint Zéphyrin. C’est du propre ! C’est du joli ! Tu n’as pas osé. Tu voulais bien, mais tu n’as pas pu. Et aujourd’hui. Tu n’as pas voulu te mesurer avec saint Louis parce que saint Louis c’est un roi, le plus grand de tous les rois. Et aujourd’hui parce que c’est moi, le petit bout de saint de rien du tout. Qu’est-ce que cela que saint Zéphyrin ? On peut tout se permettre avec lui. Parce que ça n’est que moi tu vas te précipiter en enfer. Et tu te figures que ça va se passer comme ça, tout tranquillement ? Saint Zéphyrin. Jamais de la vie ! Bref il lui en dit tant que le papier fut rentré dans la boîte. Mais l’homme était de plus en plus décidé à écrire sa lettre.
Il s’entêta. Le lendemain, il rouvrit sa boîte et ce fut encore la même rengaine. Papier. Encre. Plume. Date. Calendrier. Ah ! saint Damien. Saint Damien, ça ne lui disait rien du tout. Il regarda bien un peu autour de lui, comme ça tout autour, dans les coins, en baissant la tête, deux ou trois fois, tout autour de lui, mais il ne vit rien et trempa sa plume dans l’encre. Boum ! Patatras ! Voilà saint Damien qui apparaît. Et il n’était pas seul. Il avait son frère avec lui, saint Côme. À deux on est plus fort. Deux grands saints, mais cet homme ne savait pas. Ils portaient avec eux les instruments de leur supplice : « C’est donc résolu ? prononça tristement saint Damien. Avant-hier, tu as pourtant reculé devant saint Zéphyrin. Aujourd’hui que c’est moi tu veux me fait cet affront. Qu’est-ce qu’on dira de moi dans le Paradis ? Qu’est-ce que dira saint Pierre ? Je l’entends d’ici : Pour aujourd’hui que tu es de garde, ah ! tu as bien travaillé. Cet imbécile, avec son gros péché, tu l’as laissé faire. On peut te confier la surveillance du monde pendant la nuit et une journée, tu t’en acquittes bien. Ce n’est rien de le dire. Avec ça que j’ai tant de veine dans le Paradis : tout le monde me prend pour Damiens le régicide. Louis XV. Qui a été écartelé, qu’il a fallu lui couper les derniers tendons avec un canif. Tout le monde me demande, les nouveaux venus bien sûr, par quel hasard. C’est déjà bien gênant. J’ai beau dire que mon nom ne prend pas d’s à la fin, rien n’y fait. Oui, c’est agréable, tu peux le dire. Tous les jeunes saints, ça ne rate pas. C’est couru... C’est obligé. Tous ils me demandent comment, avec mon régicide. Si tu crois que c’est drôle des interrogatoires dans ce goût-là. Et je te répète, ça ne rate jamais : c’est leur première question. J’ai beau porter sur moi les preuves de mon martyre, ils s’y trompent toujours. Je sais bien, il me reste les vieux saints, les habitués, qui savent, qui n’ont pas besoin qu’on leur explique. Au fond, je suis connu depuis si longtemps. Je suis un des premiers. Oui, mais qu’est-ce qui me restera, si tu vas comme ça abîmer ma réputation ? Ce coup-là, je ne pourrai plus sortir dans le paradis. Tu vas me rendre la vie impossible. Je deviendrai le saint du gros péché, vous savez le saint qui, le saint que, ça n’en finira pas. Et tout ça par ta faute, et bien par ta faute. Allons, mon vieux, un bon mouvement. On ne regarde jamais trop longtemps avant de faire une bêtise et ferme-moi ta boîte et prie un peu ton saint patron, mon collègue, qu’il te garde du mal. Tu en as besoin. »
Il en fut ainsi tous les jours. L’homme qui s’ennuyait s’obstinait, mais les saints s’obstinaient aussi. Les uns le prenaient par la douceur : « Non, vrai, moi, un tout petit saint de rien du tout, qui n’ai même pas la force de me défendre, tu ne veux pas me faire ça, non, tu ne veux pas, allons, dis-moi que tu ne veux pas ! » Et il se laissait apitoyer. D’autres, les docteurs, les théologiens, les savants, scolastiques et néo-scolastiques, raisonnaient son cas en barbara et en baralipton et lui prouvaient qu’il avait tort de se lancer dans une pareille aventure. Et il se laissait convaincre. D’autres le tançaient vertement, les soldats, saint Georges, saint Charlemagne. Il n’en menait pas large le jour où le roi de France, suivi de deux de ses leudes, comme sur sa statue, place du parvis de Notre-Dame, envahit sa chambre, mit tout sens dessus dessous et partit en emportant sa boîte, sa plume et son encre. Il resta bien deux jours sans oser risquer l’épreuve, tellement ce militaire l’avait intimidé.
Et sainte Hélène ! Comme saint Damien : « Avec ça que je suis bien partagée, moi la mère du grand Constantin, moi qui ai retrouvé la sainte Croix. Tout le monde me prend pour cette gourgandine, qui mit aux prises l’Europe et l’Asie et fit couler tant de sang. C’est à cela qu’on pense quand on appelle une fille Hélène. » Et saint Alexandre. Vous voyez ça d’ici, hein ? Les grands conquérants. Et saint Satyre ! C’est encore pis.
Tous ils avaient beau faire, notre homme s’ennuyait toujours et voulait toujours sauter le pas. À force de regarder son calendrier, il eut une idée. Il se dit : ah ! il y a bien tout de même un jour où je n’aurai rien à craindre, un jour où il n’y a pas de saints, c’est le jour du 14 juillet. Ah ! bien ! oui ! Qu’est-ce qui lui apparaît ? Sainte Marianne, qui lui fait l’éloge de la République, qui lui dit tout le mal qu’elle a à maintenir les républicains dans la bonne voie, et que ça n’est pas commode, et que c’est de plus en plus difficile, et qu’elle est déjà bien assez occupée et que si tout le monde s’en mêle ce sera à donner sa démission.
Il était donc rebuté par tous les bouts, mais il s’entêtait quand même. L’idée lui vint un jour que pour commettre son gros péché il ferait bien de quitter Paris, qu’à la campagne il passerait plus facilement inaperçu. Dans les champs, dans les bois, dans les auberges, le long des routes, ni vu ni connu. Ce fut bien une autre affaire ! Cette fois ça n’était plus le saint du jour qui lui faisait des misères, c’étaient les patrons des paroisses, qui l’attendaient à l’entrée de leur domaine, d’un air compatissant ou courroucé, qui le signalaient de village en village, de clocher en clocher. Des saints hirsutes et bocagés qui n’étaient pas, ceux-là, dans le calendrier. Des saints paysans, protecteurs des bûcherons et des nids, des saints qui veillent aux bourgeons et à la gelée, à la pluie, à l’orage, qui regardent fleurir la vigne et grossir les épis. Les uns après les autres il les rencontrait au carrefour des routes ou à l’entrée des églises, sous un gros arbre encore, le panier au bras, mâchonnant un brin d’herbe, la faux, la bêche ou la pioche sur l’épaule, des saints, ouvriers, tâcherons, menuisiers, comme saint Joseph, avec le rabot ou la varlope, qui ne lui envoyaient pas dire ce qu’ils pensaient de son affaire. Ils étaient solides au poste, ayant eu jadis, pour s’installer dans leur paroisse, à la purifier de quelque vermine de Satan enfoncée quelque part au creux d’un rocher ou dans la vase d’une fontaine d’où elle crachait du feu ou chantait des sortilèges. Des saints gaillards qui veillaient pour de bon sur leurs ouailles, les connaissant bien de père en fils et qui ne voulaient pas qu’on vînt les leur gâter. Des saints grands seigneurs, évadés du monde, et contents de suffire au bonheur des bergers. Des braves gens de saints qui, leur journée finie, détestaient le tracas et les dérangements : « Un si joli petit endroit, et si convenable. Où tout le monde est si gentil, si honnête. Plus de quarante ans qu’il ne s’y est rien fait de grave. Et te voilà toi, qui veux changer tout cela. » Et mon homme se voyait prestement reconduit à la frontière.
Tant et si bien qu’il ne put commettre son gros péché. La société de tant de saints lui fut profitable à ce point qu’il ne s’ennuya plus et ne songea même plus à le commettre.
Tout ce que j’ai dit là c’est pour vous faire voir que, de même qu’il n’y a pas un lieu sur la terre qui ne soit le lieu d’un recoupement d’une longitude et d’une latitude, de même il n’y a pas dans la vie d’un chrétien un seul endroit de l’espace et une seule minute du temps où il ne soit pas l’objet, de la part des saints, d’une protection spéciale.
Charles PÉGUY.
Recueilli dans
Les saints de tous les jours de février,
1955.