La Pâque de Parsifal

 

LÉGENDE DE PÂQUES

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joséphin PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Depuis le jour béni où Parsifal rapporta la sainte lance, la chevalerie du Graal prospérait.

La protection céleste favorisait les entreprises, même lointaines et hasardeuses : on ne comptait plus par chevauchées mais par prouesses 1.

Le vieux Gurnemanz, en mourant, avait emporté jusqu’au souvenir des tristes jours où les gardiens de l’insigne relique, mornes et découragés, vécurent en anachorètes, chacun se nourrissant d’herbes et de racines qu’il trouvait. On ne prononça plus le nom du terrible adversaire qui, dressant burg contre burg, avait porté de si grands coups à la milice sacrée.

Des chevaliers, traversant la campagne vers la zone des païens, avaient vu, de loin, les remparts du château magique démantelés. Il leur était défendu d’approcher de ce roc maudit où tant de leurs prédécesseurs tombèrent aux maléfices des filles-fleurs.

Klingsor avait-il rendu son âme perverse à son maître Satan ou était-il passé, en païennie, honteux de sa défaite ?

Plus rien n’attesta l’existence du mage noir pendant les cinquante années glorieuses du nouveau règne.

Le fils d’Herzeleide, au bout de ce temps, ressemblait à Titurel : quoique fort et actif, sa longue barbe blanche en faisait un vieillard. Une inexplicable mélancolie marquait son front. On le voyait souvent se promener seul, avec des gestes découragés.

« Celui qui vit dans la grâce du Seigneur peut-il être triste ? » se disaient entre eux les chevaliers.

Un vendredi saint, le cinquantième de son pontificat, Parsifal sortit du burg, dès l’aube.

À cet anniversaire de sa vocation, il allait à l’aventure, parlant d’une voix douce aux fleurs, aux arbres ; et revenait le visage recueilli et souriant, comme si la nature avait répondu à ses paroles d’amour.

Cette fois, il s’attarda jusqu’au crépuscule et lorsqu’il rentra, sa haute taille redressée exprimait la résolution. Il fit seller son cheval.

– « Où vas-tu, maître ? » demanda l’écuyer.

– « Là où seul je dois aller.

– « Permets que quelques-uns t’accompagnent pour te faire honneur et compagnie, sinon secours. »

Il refusa d’un mouvement des paupières, s’éleva en selle avec une vigueur surprenante et partit à franc étrier, du côté de la païennie.

Toute la nuit il chevaucha.

L’aurore lui montra le burg maudit perché sur le roc, comme une aire. Son cheval harassé monta au pas la rampe caillouteuse. À mesure qu’il approchait, le château magique révélait sa ruine, l’herbe verdissait le créneau abandonné.

Le pont-levis était abaissé, Parsifal entra dans la cour aux dalles brisées : il chercha les vestiges du jardin enchanté où les filles-fleurs l’avaient entraîné dans leur ronde.

À la place du bosquet où lui apparut Kundry l’inconsciente, un énorme buisson projetait ses branches épineuses. Quelques serviteurs accourus contemplaient peureusement ce chevalier au manteau rouge qui semblait un roi. À un signe de l’inconnu, ils vinrent lui tenir l’étrier : d’un pas ferme, le grand Maître du Graal se dirigea vers la tour des Maléfices ; il en monta les marches et poussa du pied la lourde porte.

Un grognement l’accueillit, un cri de bête jaillit de l’ombre et, stridente, une voix cria :

– « Satan, immonde fascinateur, stupide ennemi, tu viens m’exaspérer sous des traits exécrés. Imposteur, impuissant, qui n’a pas tenu tes promesses, tu m’apparais sous la forme de Parsifal, pour m’irriter. Vraiment on t’appelle le Malin, bien à tort. Je croirais plutôt à la visite de la Vierge qu’à la présence de l’élu du Graal… Infernal comédien, reprends ton vrai visage... n’usurpe pas plus longtemps la ressemblance du héros qui t’a vaincu, avec moi, plus que moi ! »

Parsifal commença à distinguer dans la pénombre, au milieu d’un amoncellement de manuscrits et d’instruments bizarres, une forme humaine lourde et lente et qui s’agitait, comme un monstrueux crapaud s’efforce à sauter.

Il passa le seuil : ses éperons d’argent rendirent un son clair. La voix d’eunuque glapit :

– « Satan, tu m’exaspères ! Prends garde, je possède un fouet magique et qui te fera hurler... Quand je brandis la sainte lance contre le pur fol, la lanière de cuir se détacha de la hampe et resta dans ma main… La voici et je te forcerai à reprendre ta forme de singe. »

Roulant sur ses courtes jambes, il vint frapper Parsifal à l’épaule, sur la colombe éployée brodée en or ; et la broderie étincela au choc.

Il y eut un silence, le sorcier cessa de respirer ; c’était bien son ennemi et non le diable qui le visitait. Il se précipita vers la porte, en poussa les lourds verrous, malgré leur rouille, et éclata d’un rire strident, d’un rire d’enfer où les crépitements de la haine se confondaient avec le sifflement de l’asthme.

Le roi du Graal, très las, s’était assis sur un escabeau. Il promena un regard de pitié et de dégoût sur les vains outils de la magie et le puéril amas d’antiques parchemins, sans souci de Klingsor qui se tenait derrière lui, le poignard levé, calculant pour le bien frapper entre les épaules.

– « Écoute ! » dit l’élu, sans se retourner. À ce dédain du péril, le sorcier se troubla, hésitant. Une curiosité irrésistible, plus forte que la rage, s’empara de lui. Pour que le roi du Graal vînt à lui, il fallait le prodige d’un intérêt plus grand que la terre, d’un intérêt engageant le ciel et l’enfer.

Cœur ulcéré et capable de tout le mal, Klingsor était un méditatif et un savant : il pesa sa vengeance et le mystère de cette visite ; et il préféra la pénétration de ce mystère. Entre la mort du pur et sa parole, il opta pour celle-là, et jetant son arme, il regagna son fauteuil de cuir. Alors, le successeur d’Amfortas vit son adversaire en face. Il était hideux : sa monstrueuse obésité l’animalisait ; ses petits yeux, noyés dans une mauvaise graine, brillaient seuls d’un éclat fébrile.

Il cria :

– « Fol, toujours fol, même en la vieillesse, tu reviens ici ? Ici où je t’attirai par mes enchantements ; ici où je te livrai aux filles-fleurs ; ici où j’ouvris devant toi les terribles bras de Kundry ; ici où je levai sur toi l’arme sacrée... Tu reviens ici, ô fol, comment t’en iras-tu ? »

– « Écoute ! » répéta le pur, pour la seconde fois. Mais le magicien ne pouvait se taire, il écumait.

– « Parsifal, tu commets, à cette heure, le plus lâche des péchés d’orgueil : tu contemples ta pureté dans le miroir de ma détresse ; tu te repais des ruines de mon château, du désespoir de mon cœur : et tu sors ainsi de la grâce... tu m’humilies mais tu te souilles.

– « Écoute » dit le pur, pour la troisième fois.

« Je suis vieux et je suis las, je touche au terme de ma vie et de ma mission. Il ne me reste qu’une chose à faire, une seule ; et puis je serai prêt à m’endormir dans la paix du Sauveur.

– « Est-ce une confidence que tu vas me faire ? Attends-tu un avis, ou un secours de Klingsor, ô Parsifal. Avoue que tu as voulu te donner le spectacle de ma misère pour revivre les joies du triomphe.

– « Tu es l’ombre de ma belle vie, Klingsor : je n’ai jamais pu t’oublier : chaque année, au jour béni où Jésus répandit son sang pour effacer le péché du monde, je pense à toi : tu m’obsèdes, comme un remords.

– « Un remords ? Tu as un remords, toi le pur ?

– « Longtemps j’ai éprouvé pour toi l’horreur que Judas dut inspirer aux disciples. La lumière du Graal, plus puissante que mon cœur, y a fait entrer la pitié. Je te plains, Klingsor, ou plutôt c’est le Saint Graal, dont je ne suis que le mandataire, qui t’apporte un message de commisération. »

Une respiration plus sifflante sortit des lèvres du sorcier.

Parsifal, continua.

– « Tu es le plus grand des coupables, mais tu es si malheureux ! Les cinquante années de paix et de sainte gloire que j’ai vécues comme roi du Graal, tu les a passées dans les transes de la honte et de la rage. L’enfer t’attend, au sortir d’une horrible vie : et la peur du feu éternel seule te rattache à la terre. Le suicide aurait terminé tes maux, si tu ne redoutais ceux plus épouvantables de la tombe !

« Car, tu crois, Klingsor ; tu as souhaité ardemment le service du Saint Graal, tu voulais devenir un saint et dans ton vertige tu demandas à un acte affreux d’abolir les passions, que tu ne pouvais dompter. »

Le nécromant vociféra :

– « Et Titurel me rejeta, malgré mon désir de la sainteté... Vous autres, les purs, vous êtes implacables... Le Maître ne s’est pas offert pour les saints : sa mort, il la dédia aux pécheurs. Celui qui efface le péché du monde, l’Agneau, vous en faites le loup dévorant, qui pousse aux peines sans fin les faibles, les égarés, les fragiles.

« Vous semez le désespoir... Si une lueur m’avait été laissée, la plus faible, jamais je n’aurais déclaré la guerre à Montsalvat. En m’ôtant l’espoir, vous ne m’avez plus laissé que la folie des vengeances. J’ai cru que Satan me donnerait la victoire ! Et si j’avais conquis le Graal, je l’aurais servi fidèlement. Car j’en sais plus long que vous tous, mes maîtres : moi seul, entends-tu, moi seul, connais le mystère du Graal !

– « Pourquoi l’as-tu combattu ?

– « Que m’importe une lumière qui ne me parvient pas, un salut dont je suis banni ? »

Doucement Parsifal répondit :

– « Si tu voulais abattre cette forte muraille, joindrais-tu les mains en une ardente prière ? Tu saisirais un pic et tu frapperais. Tu as fait le contraire : le ciel te repoussait ; au lieu de lui tendre avec constance des mains suppliantes, tu lui as déclaré la guerre, tu as demandé secours au démon.

– « Je suis vaincu ! Es-tu venu pour me l’apprendre ?

– « Je viens payer ma dette : tu m’as donné la sainte lance.

– « Je l’ai lancée sur toi, comme un javelot mortel ; je te l’ai donnée, comme le chasseur donne l’épieu au sanglier.

– « J’oublie l’intention et ne vois que le fait. Je ne pouvais te reprendre l’arme autrement ; ta colère et non ton zèle me l’offrit, comme la blessure d’Amfortas me révéla ma mission, comme le baiser de Kundry m’apprit le secret de la douleur. J’ai guéri Amfortas ; j’ai purifié Kundry... »

L’autre ricana.

– « Il ne te reste plus qu’à sauver Klingsor.

– « Oui ! » dit simplement le chef des purs.

– « Fol, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, tu n’as jamais cessé d’être un fol : et aujourd’hui, enivré d’une idée mystique, tu offres ce qui n’est pas en ton pouvoir !... Prends garde ! Amfortas se servit de lance pour sa défense et il expia douloureusement cette témérité ; tu invoques le Graal, pour l’épanouissement de ton orgueil... prends garde. »

L’œil du héros subitement s’adoucit.

– « Klingsor, tu viens d’obéir à un mouvement de la grâce... tu as cru que je m’égarais et tu m’as averti... Le Saint Graal te tiendra compte de ce noble mouvement. »

Le Goëte essaya de rire.

– « Allons, point d’enfantillage ; et dis-moi enfin ce qui t’amène ?

– « Ma souffrance !

– « Tu possèdes le Graal et tu souffres ?

– « Je souffre parce que le Graal m’impose un difficile devoir et je crains de ne pas l’accomplir.

– « Klingsor serait-il élu à guérir Parsifal ?

– « Oui ! » fit simplement le chevalier.

– « Fol ! » murmura le pervers.

– « Je te parus fol autrefois et je ne l’étais pas.

« Tant que tu luttais contre Dieu, tu étais un ennemi. Voilà bien longtemps que désarmé tu renonces à faire le mal. Satan t’a menti et tu le méprises. Tu ne crois plus au secours d’en bas, tu n’espères nulle grâce d’en haut : ton malheur me pèse.

– « Eh bien ! Eh bien ! Qui donc peut quelque chose pour Klingsor ?

– « Celui-là seul auquel Klingsor fit du bien : Parsifal.

– « Je fus la pierre d’achoppement.

– « Tu fus le degré qui m’éleva à la plus haute fortune de ce monde : toi l’obstacle, toi l’embûche, toi l’adversaire.

« L’œuvre de Dieu, Klingsor, s’opère malgré l’homme ; il suit ses passions et le Tout-Puissant les utilise, même les plus basses, pour des desseins éternels ; il tire le pur de l’impur et rétablit sans cesse l’harmonie que nous troublons. Vois, le soleil, chaque matin, dissipe les ombres : c’est l’image de la grâce surmontant nos erreurs. Après le forfait, comme après la nuit, une vertu, une aurore se lève : et je suis, ô Klingsor, l’aurore de ta nuit. Ma pureté succéda à ton péché ; un lien secret unit le digne et l’indigne d’un même vœu. »

Le Goëte ne répondit plus. Ces idées que le pur tirait de son cœur, il les connaissait, il aurait pu citer les pages qui les contenaient : et cela l’étonna que le roi du Graal les proférât.

– « Comment suis-je arrivé à cette vision ? Je l’attribue à la miséricorde divine qui projette quelque miracle éclatant où nous serons mêlés, comme nous le fûmes autrefois ; j’ai reçu de toi : il faut que je te rende, selon l’équité, par quelque échange. Or, le salut seul équivaut à la conquête de la lance.

– « Le Graal t’envoie, Parsifal ?

– « Sans doute. Tu es le dernier des hommes pour qui j’aurais senti de la pitié.

– « Tu viens donc malgré toi.

– « Malgré moi, en effet. J’accomplis un devoir, pour lequel nul autre ne vaudrait. Ce que tu ne recevras pas de moi, ne l’attends de personne.

– « Sais-tu que j’ai été tout à l’heure si prêt de te frapper, que je m’étonne encore de ne pas l’avoir fait !

– « Qu’importe !

– « Je puis encore essayer de te blesser : mes armes sont empoisonnées et il suffit que j’entame ta peau, pour que tu meures. »

Le héros eut le mouvement d’épaule de celui qui entend des propos oiseux ; et la colombe brodée brilla.

– « Klingsor, le temps presse, je ne puis m’attarder à entendre des paroles vaines.

– « Comment ! Tu ne t’indignes pas ! Tu m’apportes le salut, au moins tu le prétends, et je lève un poignard sur toi...

– « Tu as dit, tout à l’heure, que tu entendais, mieux que moi, le mystère du Graal ? Je suis ici, en son nom ; ce serait une impiété de craindre.

– « En son nom... en son nom... As-tu bien la conscience entière de ce que tu dis... En son nom... Que me proposes-tu donc, en son nom ?

– « De sauter à cheval et de te trouver demain, pour la Pâque, à Montsalvat. »

Le nigromant frappa sur la table et des piles de volumes s’écroulèrent. Il jura, soudainement furieux, bégayant.

– « Je comprends, je comprends... Ah ! hypocrite ! Ah ! scélérat ! Tu as rêvé de donner à tes frères le spectacle de ma détresse. Comme ces saints qu’on représente suivis du monstre qu’ils ont dompté, tu veux paraître, en tenant Klingsor en laisse ; le vaincu ornera ton triomphe, roi du Graal... Saint Georges demande au dragon de vouloir bien figurer dans les cérémonies ! »

Il suffoquait, pris d’une toux convulsive.

– « Pauvre âme ! » fit le pur. « Nul ne sort sans effort de l’endurcissement. Je partirai sans t’avoir convaincu ? Quand tu te retrouveras seul, brise ces instruments du mal comme j’ai brisé mon arc et mes flèches, à la remontrance de Gurnemanz.

« Tu as aimé le Graal, tes crimes naquirent de ton dépit. Cela éclaire et obscurcit en même temps ta destinée. Damné certes, mille fois damné par le poids effrayant de tes actes, tu as aimé, cependant, tu as désiré Dieu. »

Le Maître de la sainte milice tint un moment la tête dans ses mains.

– « Tu as aimé... et le Graal m’envoie... Pèse, rapproche ces deux idées... L’amour est la lumière des âmes et la lumière ne se perd pas. Ainsi, je suis envoyé pour raviver la clarté pure qui brilla en ton cœur ; peux-tu te repentir ?

– « Mon pacte avec le démon m’engage.

– « Le démon a-t-il tenu ses promesses ?

– « Eh ! Eh ! Ne me livre-t-il pas, aujourd’hui, mon ennemi ?

– « Un seul est ton ennemi. Devant toi, se trouve un débiteur... Oui, j’ai conquis la lance, sur toi. Maintenant je veux reconquérir ton âme, sur lui !

– « Mon âme ! Tu la connais peu pour la tant estimer ! Il n’y a vraiment que toi, Parsifal, pour la mettre à si haut prix ?

Le héros comprit qu’il fallait panser la plaie d’orgueil trop saignante.

– « Écoute encore, Klingsor.

« Lorsque, pour la première fois, j’élevai le Saint Graal dans mes tremblantes mains, des voix célestes firent entendre ces mots que je pris longtemps pour un salut et dont je comprends aujourd’hui le commandement : « Rédemption ! au Rédempteur ! » Chacun sera jugé selon les grâces qu’il reçut. Comblé des faveurs d’En-Haut, je devrai un compte rigoureux. Toi ! Klingsor, qui m’as donné la lance, je te prie de me donner encore ta pénitence, pour assurer ma gloire.

– « Eh ! Eh ! Ne suffit-il pas que tu m’aies vaincu ?

– « Le Christ t’a vaincu : mais la victoire qu’il agrée, l’âme seule la fournit. Désarmé, tu n’as pas reconnu la justice de la défaite.

« Ah ! tu ne compatis pas à ma douleur, tu refuses le fleuron que fermerait ma couronne ! »

Le sorcier, adouci malgré lui et rêveur, murmura :

– « Fol, toujours fol !

– « Que le pur fol sauve le fol pervers ! À voue le néant de tes œuvres. L’araignée tisse sa toile, sur ces rayons que tu ne visites plus ; la poussière s’épaissit comme un sable d’oubli sur ton arsenal magique. Tu ne regardes même plus en bas.

– « En haut, que verrai-je ? Un juge implacable !

– « Une victime innocente qui s’est offerte pour Klingsor l’impur ! »

Par la fenêtre en ogive, le soleil filtrait à travers les verres de couleur ternis. Parsifal se leva, il parut d’une taille démesurée ; d’un geste lent il détacha son manteau et le posa sur l’escarbeau.

Le hasard des plis découvrit la colombe aux ailes éployées. Les petits yeux brillants du sorcier suivaient les mouvements du héros :

– « Tu laisses ton manteau ? » interrogea-t-il.

– « Pour que tu pénètres à Montsalvat, librement. »

Un amer sourire plissa la face bouffie du renégat.

– « Même si ma volonté pliait, mon vieux corps malade et difforme ne supporterait par ce long trajet.

– « Quand on a devant soi l’enfer éternel, on trouve la force de le fuir : je ne refuserais pas te prendre en croupe parce que tu es impur, mais le Graal veut que tu viennes de toi-même. Pour te décider, tu as à peine une heure.

– « Parsifal, je te le redis : tu oses engager la vertu du Graal dans ton vœu : prends garde ! Tu obéis peut-être à un mouvement généreux.

– « Penses-tu donc que Jésus ait moins de cœur pour sa créature que moi pour un seul ennemi ?

– « Si les bons payent pour les méchants, il n’y a plus de damnation ? »

Le héros leva les yeux comme pour demander l’avis du ciel ; il hésita et dit :

– « Je payerai pour toi !

– « Orgueilleux ! Tu n’as donc pas besoin de tes mérites pour toi-même ?

– « Oh !, dit Parsifal humblement, « je suis indigne de ma fortune : j’aurais dû venir plus tôt.

– « Eh ! Eh ! Voilà que tu ne me parais plus disposé à payer ma rançon.

– « Tu te trompes, Klingsor : Ce que je te donnerai ne m’appauvrira pas. L’aumône Dieu me la rendra en pur cuivre.

– « J’accepte ta visite qui a rompu l’ennui de ma retraite. Va donc et soit sauf, Parsifal.

– « À demain, Klingsor ! » dit lentement le pur.

Le mage noir regarda sortir le héros, il se pencha à une meurtrière pour l’apercevoir plus longtemps. Puis, il alla vers son fauteuil de travail et tressaillit ; la colombe, brodée sur le manteau du roi, brillait d’une façon irréelle.

Il considéra ce morceau d’étoffe qui blasonnait le vœu, le seul vœu de son cœur.

Qu’avait-il demandé au ciel et puis à l’enfer, sinon le droit de porter ce manteau : et il le voyait à portée de ses mains. Il n’osa pas le toucher, des convoitises nerveuses agitaient ses doigts. Le revêtir, c’était se repentir, faire amende honorable !

Il s’étonna d’avoir tant changé en si peu de minutes, sans que Satan ne se manifestât d’aucune sorte pour affermir sa résistance.

Il appela le mauvais maître, il le conjura par les impérieuses formules, sans effet. Il s’aperçut alors qu’il tenait encore dans sa main le cuir de la lance sacrée.

L’impuissance du démon s’avouait telle, qu’il eut pitié de lui-même ; l’affirmation de Parsifal le dominait. Un moment il tourna dans la tour, comme une bête, marmottant des mots, frappant les objets avec la lanière. Tout à coup, pris d’une résolution fougueuse, il battit le briquet, alluma une torche et sans hésiter la lança sur l’amas d’objets. Puis il s’enveloppa du manteau et sortit en criant.

« Un cheval ! un cheval ! »

 

 

II

 

Dans le plus saint des moustiers, une anxiété indescriptible agitait les cœurs.

Au son joyeux des cloches, chevaliers, écuyers et servants avaient pris place dans l’église.

Les pages se tenaient aux quatre côtés de l’autel, et les chants s’élevaient, selon le rituel : mais l’absence du grand Maître troublait les cœurs. Quel autre motif retenait le roi de Graal loin de Montsalvat, au saint jour de Pâques ?

Lui seul pouvait officier. La sainte milice, en ce jour solennel serait privée du réconfort sacré.

Soudain Parsifal parut sans manteau, poussiéreux et si las qu’à sa démarche on le crut blessé. Péniblement il monta à l’autel et, agenouillé, il s’abîma dans une interminable prière.

L’assistance attendit, silencieuse et recueillie, la fin de cette oraison : les minutes se succédèrent sans que le grand Maître se relevât. Une impatience nerveuse passa comme un frisson et une nouvelle angoisse inquiéta les esprits. Pourquoi Parsifal n’ordonnait-il pas d’ouvrir la châsse ? Une heure entière, qui parut insupportable à chacun, s’écoula.

Tout à coup le grand Maître se leva et fit un signe :

Le voile de pourpre qui enveloppait la châsse d’or tomba et le Saint Graal apparut.

Pendant que le pontife prenait la coupe incomparable et la posait devant lui, quelqu’un était entré, sans être vu. Quoiqu’il portât le manteau des chevaliers, il se tapit au coin le plus sombre, près de la porte.

L’ombre envahit le saint lieu, comme il arrivait à chaque exposition de la relique. Cette fois l’ombre resta : le Graal refusait de se manifester : depuis un demi-siècle ce refus d’en haut ne s’était pas produit. Une rumeur, où il y avait de la plainte, du reproche, de l’amour et de la rébellion, s’éleva comme une réponse, à la fois suppliante et séditieuse.

À cette manifestation céleste, Parsifal, déjà harassé par l’effort physique, chancela : l’audace de son action l’épeura. Une seule présence offusquait le précieux sang. Il n’avait qu’à dire une parole pour que le miracle eût lieu, à la sainte joie de tous : cette parole eût été l’arrêt éternel de Klingsor ; cette parole précipitait le plus noir des pécheurs à la géhenne et il ne la dit pas. Il pleura, il pleura comme un enfant, comme un fou : et les chevaliers, en entendant de tels sanglots et ne sachant pas leur cause, s’émurent ; et par une contagion soudaine qu’expliquait la crispation de la longue attente, un immense sanglot monta frapper les voûtes.

Soudain, un trait lumineux, mince comme celui que trace un imagier, partit du calice et toucha le coin sombre où une forme épaissie était tapie.

La forme se déroba, le mince rayon la suivit.

Pendant un moment, le trait se déplaça, comme s’il fouillait le bas de l’église et y poursuivait quelqu’un.

Malgré leur piété, les assistants s’aperçurent de l’étrange effet ; et leurs regards, quittant l’autel, suivirent le filet lumineux.

Un chevalier que nul ne connaissait, ou du moins un homme, couvert du manteau de l’ordre, fuyait en vain la flèche de lumière et, traqué par elle, s’affalait, tournant, tombant et se relevant, comme si chaque contact de la divine lueur l’eût brûlé.

L’obscurité cachait la laideur du personnage. On ne voyait qu’une masse en détresse qui se convulsait sous une volée de traits ardents. Un cri s’éleva, d’une angoisse indicible, et l’ombre s’affaissa et demeura inerte. Alors le rayon s’élargit, se colora, s’échauffa ; et d’une lumière croissante il baigna le manteau, il l’inonda de clarté.

– « Hosannah ! » entonna Parsifal, avec un accent de joie qu’il fit sauter les cœurs dans les poitrines. Telle était l’entière communion de ces élus de la foi qu’ils frémirent à l’allégresse de leur chef sans en savoir la cause.

– « Hosannah », crièrent chevaliers, écuyers, pages.

Du manteau, un être affreux sortit, crapaud monstrueux, lamentable, et comme l’animal auquel il ressemblait, cet être se traîna, dans le rayon étincelant, qui l’attirait comme une puissante et invisible main. Quel temps fallut-il au pécheur pour ramper de la porte jusqu’à l’autel ? Son affreux visage souriait sous une pluie de larmes et ses hoquets montaient dans le silence plein de stupeur, déchirants, à croire qu’il allait mourir.

Douloureuse limace, qui laissait la bave de son repentir sur la dalle, il atteignit l’autel. Là, il essaya de se lever, battit l’air de ses bras courts, en un oiseau fou.

Il voulait parler. Cette voix, qui avait appelé le diable si souvent, ne devait pas résonner dans ce lieu ; et le Saint Graal l’éblouit d’un tel coup de lumière qu’il tomba.

Le saint rayonnement s’attarda sur le misérable avec une ineffable prédilection de charité ; puis, la clarté divine se répandit sur tous, épanouissant les nobles consciences.

Après la cérémonie, Parsifal ordonna que Klingsor fût enterré au bas de sa propre tombe, à ses pieds, afin de témoigner de la miséricorde de Dieu et de la vertu du Saint Graal.

 

 

 

Joséphin PÉLADAN.

 

Paru dans Akademos en avril 1909.

 

 

 

 



1  On sait, au moins par le chef-d'œuvre de Wagner, que Parsifal incarne le plus haut idéal du chevalier chrétien. Si l’œuvre de Chrestien de Troyes avait été vulgarisée comme celle de Theroulde, « Perceval le Gallois » l’emporterait sur Roland dans notre imagination nationale : car « le pur ingénu initié par la charité » est un saint en même temps qu’un héros et l’or du nimbe sur sa tête se mêle à l’éclat du heaume.

Le saint Graal est le calice de la Sainte Cène, où Joseph d’Arimathie recueillit le précieux sang des plaies du Sauveur. Un ordre de chevaliers moines fut fondé pour garder et adorer l’insigne relique. Klingsor, homme impur, tenta, à la façon d’Origène, de se rendre digne d’entrer dans la sainte milice : repoussé il se voua au diable, construisit un burg non loin de Montsalvat, tendit des embûches aux chevaliers, et grâce aux filles-fleurs en séduisit beaucoup. Le grand Maître du Graal, Amfortas, s’arma de la sainte lance et attaqua Klingsor ; il tomba aux bras de Kundry (type de l’éternel féminin aux multiples métamorphoses) qui fait le bien ou le mal suivant qu’elle subit l’ascendant du Graal ou celui de Klingsor.

Seul le pur qui résisterait à la séduction de Kundry et des filles-fleurs pouvait reconquérir la sainte lance, guérir la plaie d’Amfortas et ramener la bénédiction céleste sur Montsalvat. Parsifal, quoique chevalier et valeureux, ne frappe pas, comme un Roland, il sauve, il purifie par le prodigieux effet de sa pureté et de sa charité : il n’y a rien de contraire à sa figure toute évangélique à lui attribuer le vœu de sauver même Klingsor.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net