Ébelin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Silvio PELLICO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’idée de ce chant ne m’appartient pas tout entière. Le sujet m’en a été fourni par un roman historique allemand, que j’ai lu il y a longtemps, et dont j’ignore l’auteur, Le mérite littéraire de ce livre me parut bien médiocre, mais le personnage d’ÉBELIN s’y détachait avec des traits si vigoureux qu’il m’est resté vivement imprimé dans l’imagination, comme un noble modèle de patience dans les douleurs. On y racontait, je ne sais sur quel fondement, qu’ÉBELIN était un pauvre chevalier, qui avait été chassé dans son enfance par sept frères inhumains, au moyen de menaces atroces de mort, et qui était devenu un des libérateurs de la reine Adélaïde. Ce brave jeune homme, passé en Germanie avec l’illustre veuve de Lothaire, lorsqu’elle épousa en secondes noces Othon Ier, était dépeint, par mon auteur, comme un nouveau Joseph à la cour d’Égypte, au comble de la puissance et de la sagesse ; et, afin de mieux ressembler au vice-roi de Pharaon, ÉBELIN découvrait aussi ses frères, venus d’Italie à Bamberg, sans qu’ils soupçonnassent qui il était, et il leur pardonnait. Après avoir conservé quelque temps sa faveur extraordinaire sous Othon II, il succombait ensuite sous les coups d’un traître, uni à beaucoup de rivaux envieux ; mais le traître lui-même, agité par des visions épouvantables, confessait, peu de temps après, l’innocence de la victime.

 

 

 

ÉBELIN

 

 

 

Si bona sus epimus de manu Dei,

mala quare non suscipianus ?

Job. 11. 10.

 

 

Un hymne d’amour et de compassion au juste, au juste avili ! Ébelin, fidèle champion et conseiller du grand Othon, celui qui parlait le noble langage de la vérité à un prince magnanime, et corrigeait d’une main habile, prompte et bienfaisante, les abus qu’il avait signalés ; celui qui, sans ambition, sans orgueil, mettait souvent la main au timon de l’empire à la place du maître, et qui le conduisait avec tant de gloire et de fermeté que le prince, fermant au sommeil ses yeux augustes dans les moments difficiles, pouvait lut dire : « Ébelin, veille, toi, pendant que ton seigneur repose ! » Cet homme qui, ayant pleuré sur les restes sacrés du grand Othon, fut aussi pendant de longues années le soutien, le guide et l’aiguillon de son fils dans le chemin de la justice ; cet homme dont le nom paraissait devoir être révéré et béni dans les entretiens de la pauvre chaumière et des riches palais, cet Ébelin mourut exécré, et il était juste !... Amour et pitié pour les opprimés !

Un jour l’Éternel, comme aux jours de Job, avait tous les esprits en sa présence, et il dit à Satan : « D’où viens-tu ? »

Et le malin esprit : « J’ai parcouru la terre de l’homme, et je n’ai pas trouvé un saint. »

Et le Seigneur : « Père de la calomnie, n’as-tu point vu Ébelin, mon serviteur ? Le monde ne renferme point d’homme semblable à mon Ébelin, tant il conserve d’innocence dans la bonne fortune ! »

Et l’ange du mensonge se mordit les deux lèvres et, secouant la tête, il dit avec dédain : « Ébelin, quel est son mérite ? Il vous aime parce que vous le comblez de biens. Levez donc le bras, frappez-le, et vous verrez s’il ne sait pas vous maudire.

– Je ne sais peut-être point envoyer des jours d’épreuves aux justes ? reprit le Seigneur. Va ; tout ce qu’Ébelin possède aux yeux des hommes, je le livre à tes mains impitoyables, à l’exception de sa vie. »

L’ennemi se précipita soudain du haut de la nue, et son éclat effrayait les mortels ; en un instant, il se trouve sur une pointe des Alpes. Là le géant s’arrête, et contemplant à sa gauche les campagnes de la riante Péninsule, à sa droite les forêts populeuses du Nord, il applaudit de ses deux mains à la lutte imminente des deux empires, et il s’écria : « Victoire ! »

Il pensa un moment dans son esprit quelle était la volupté la plus exquise du mal, et il résolut d’accabler le juste d’ignominie par la main... de qui ?... D’un ami perfide ! Le coup le plus douloureux, le plus propre à jeter dans un désespoir délirant l’homme qui, en aimant beaucoup, a vécu sans reproche.

« Je veux un Judas ! » Le démon s’élance en rugissant du haut des Alpes ; il parcourt les forêts de l’Allemagne ; et, avec une attention rapide, infernale, il visite les villes et les châteaux.

Il va cherchant l’homme en qui il reconnaisse la physionomie douce, les manières affectueuses et le regard inquiet et jaloux du traître qui a vendu le Christ ; et il ne lui faut pas un esprit vulgaire, mais d’une amabilité séduisante, mais d’un enthousiasme ardent pour les idées grandes, qui se cache à lui-même les progrès de sa corruption, qui rêve l’amour de toutes les vertus, qui, en un mot, paraisse fidèle à toutes et qui au fond les foule toutes aux pieds.

Tel devait être, ou bien un véritable juste, celui qui aurait pu s’attacher le cœur d’Ébelin. Satan ne trouvait pas cet homme, et il maudissait avec mépris la loyauté naturelle des enfants du Nord, peuple ardent sur le champ de bataille, et irréprochable dans la vie privée. Mais lorsque déjà l’ange cruel s’abandonne presque au désespoir, voilà qu’il rencontre un homme dont la physionomie le frappe : « C’est lui ! s’est-il écrié aussitôt, c’est lui-même ! » Il tressaille d’allégresse, regarde de nouveau et tressaille encore.

Cet élu de l’horrible génie du mal était un guerrier étranger dont la renommée était la naissance ; il s’appelait Guélard.

Il voyageait sur son coursier : aujourd’hui, attaquant les voleurs pour secourir les opprimés ; demain, dépouillant lui-même les passants, surtout ceux qui se livraient au négoce ou qui s’abandonnaient à l’ivresse. Il n’aurait même point dépouillé ceux-là, si un frère qui l’avait dépossédé de l’héritage paternel ne l’eût point réduit à la pauvreté.

Pourquoi il errait ainsi de forêt en forêt, il ne le savait pas lui-même. Il espérait que le hasard l’aurait jeté dans de grandes aventures ; mais, comme elles arrivaient tard à son gré, il roulait souvent dans son esprit la pensée du suicide. Plus d’une fois il avait, des rochers les plus élevés, mesuré du regard les précipices ; une joie insensée dilatait son cœur, et il se serait jeté dans les gouffres les plus profonds, si la voix ou la vue des hommes, ou bien de nouvelles espérances ne l’eussent retenu.

« Ô chevalier ! bonjour.

– Passe ton chemin, passe ton chemin, triste ermite ; je n’ai point d’or.

– Mais je ne vous demande pas d’or ; je veux vous indiquer un moyen légitime d’en acquérir. Le métier auquel vous entraîne la misère est ignoble, et votre caractère est généreux. Une sagesse secrète m’a fait connaître vos destinées : allez à Bamberg ; présentez-vous à Ébelin ; vous trouverez grâce à ses yeux, vous trouverez grâce aux yeux indulgents de l’empereur lui-même. »

Satan dit, et disparaît.

Guélard ne sait si c’est un délire ou une vision. Il tourne au ciel son visage suppliant ; une honte profonde de ses fautes remplit son cœur ; il aspire à les effacer, et à briller désormais par toutes les vertus du chevalier.

Dans la ferveur de son repentir, il rencontre un mendiant, lui jette son manteau ; puis, se complaisant en lui-même : « Il n’est point d’homme, se dit-il, qui me surpasse en charité et en justice. »

Satan sourit et lui baise invisiblement le front.

Guélard se dirige vers la royale Bamberg, entre au palais et se présente en suppliant à Ébelin, dont la grande et belle âme l’écoute avec bonté, le plaint et bientôt le secourt. Le baiser du démon a mis un charme infernal sur le front de Guélard. Bientôt le cœur d’Ébelin s’unit étroitement à l’étranger ; et dans le palais, et dans le camp, l’un paraissait Jonathas, l’autre David.

Cette amitié profonde, cette admirable intimité brillait aux yeux de tous : Satan frémissait déjà de la voir de si longue durée ; mais il ne pouvait hâter le cours des ans. Il n’osait même pas espérer que Guélard pût passer subitement de ses sentiments honnêtes à l’infamie ; de son amour pour Ébelin, de sa douce émulation pour la vertu, au criminel désir d’écraser son bienfaiteur et son ami ; mais l’ange de ténèbres se consolait en mesurant l’immortalité de son avenir. Après de si longs siècles, quelques années n’étaient pour lui qu’un instant fugitif. Et, en attendant, il frémissait de joie, comme le tigre avide de sang, qui, épiant sa proie, se cache, la regarde, se plaît à contempler ses mouvements et sa confiante sécurité, et savoure ainsi plus lentement le carnage qu’il se promet.

Après une si longue attente, l’ange envieux voit enfin s’approcher le jour désiré. Le jeune Othon trouvait, en quelques contrées d’Italie, des dispositions peu favorables ; une assez grande partie du peuple nourrissait en silence l’espoir qu’Ébelin, italien lui-même, les partageait secrètement. Beaucoup de mécontents penchaient en sa faveur : dans les réunions audacieuses, qui se tenaient dans les châteaux ou parmi le peuple, ils insinuaient qu’il n’y avait point de nom plus illustre que le sien ; que personne ne réunissait comme lui les vœux de la multitude ; qu’il fallait lui offrir l’épée de dictateur ou le sceptre de roi. Othon entendit de son trône impérial le bruit des frémissements et des plaintes que poussaient les Lombards exaspérés, et il envoya, pour les calmer avec prudence, Ébelin lui-même et Guélard.

À l’arrivée des ministres de l’empereur, au retentissement nouveau que la renommée donne à leurs hautes actions, et surtout aux qualités de celui qui semble revêtu de la toute-puissance, les folles espérances des mécontents s’exaltent encore ; elles éclatent au grand jour dans les réunions, où les envoyés impériaux cherchent en vain à faire régner la paix, la modération et l’obéissance.

« Guerriers, répond Ébelin à l’offre téméraire de ces hommes égarés, jamais je ne marcherai contre mon empereur ; ce n’est pas seulement par les liens de la reconnaissance et de l’honneur que je suis lié à ce prince, je lui suis dévoué dès sa naissance, et mes bras l’ont porté enfant. Lorsque nous inondions ensemble de nos pleurs la couche funèbre de son père, le vénérable vieillard rapprocha nos mains, en nous disant : « Je te laisse un fils, ô Ébelin ! et à toi, mon fils, je laisse un père dans Ébelin ! » C’est en prononçant ces mots qu’il expira. Alors le jeune Othon jeta ses deux bras autour de mon cou, pleurant amèrement et m’appelant son père, et à mon tour je le pressai sur mon cœur, et je l’appelai mon fils... Si mon maître était accusé d’avoir violé les conventions qu’il a faites avec vous, sans doute ma bouche paternelle lui ferait entendre de justes reproches ; je lui donnerais des conseils équitables ; mais la haine, jamais ! la guerre ! la trahison, jamais ! jamais !...

– Eh ! qu’elles se taisent donc, Ébelin, tes affections particulières, lorsqu’il s’agit de la cause des peuples. Peux-tu donc supposer que l’ingratitude d’Othon envers toi-même, qui as acquis tant de droits à ses récompenses et à ses éloges, nous soit inconnue ? Ta vertu lui fait ombrage ; s’il feint de t’honorer, c’est par une stupide dissimulation, dont s’indignent aujourd’hui tous les citoyens courageux. Tu es encore puissant, mais tu n’es plus celui qui dirigeait toutes les affaires dans les deux empires. Théophanie le gouverne ; elle a apporté de Constantinople, sur le trône impérial où il l’a fait monter, toutes les ruses grecques, et elle l’entoure de conseillers de sa nation. Avec elle, ils machinent tous les jours contre toi ; et si, jusqu’à présent, les pouvoirs dont t’a investi le monarque ne te sont point enlevés, c’est un prodige de ta réputation, c’est un reste de pudeur dans le tyran. Vois où est le péril, vois où est ton salut : l’injustice d’Othon a rompu les liens qui lui attachaient les cœurs généreux ! »

Ainsi parla l’un des principaux seigneurs de l’audacieuse assemblée. Au fond, il y avait beaucoup d’exagération, mais aussi il y avait un peu de vérité dans les paroles de colère et de défiance qu’il faisait entendre contre l’impératrice et contre les courtisans qu’elle avait amenés de Grèce à son mariage.

L’âme pure et généreuse du vertueux Ébelin s’indigna. Il défendit, avec une noble hardiesse, Othon et Théophanie, et ne fit que rire des Grecs et de leur influence. Il parlait avec tant d’éloquence, de douceur et de vérité, que les plus emportés l’écoutaient avec respect, presque avec émotion, quoique inébranlables dans leur haine féroce et dans leur brûlant enthousiasme.

À cette assemblée, l’esprit de Guélard se laissa dominer par une exaltation funeste. Son imagination échauffée lui représentait son cher Ébelin brisant les fers d’un grand peuple et ressuscitant sa gloire ; il voyait sa réputation s’élever colossale, et son nom célébré dans les récits immortels de l’histoire, à l’égal de ces grands génies qui n’apparaissent sur la terre qu’après de longs siècles. Lui-même s’associait à ce grand homme, peut-être lui succéderait-il, et.... que ne rêve pas une ambition téméraire, si elle a un rayon d’espoir ?

Quand il fut seul avec Ébelin, il répéta tous les discours qu’ils avaient entendus ensemble ; il les développa, les commenta avec l’obstination de l’amitié ; il ajouta un examen perfide des pensées, des actions de l’empereur, de la Grecque assise sur le trône, et des hommes artificieux dont elle était environnée. Il accueillit comme certains les doutes les plus irritants et les moindres indices de péril ; il cria à l’ingratitude, justifia la révolte ; puis, de pas en pas, il alla jusqu’à en prouver la nécessité et y pousser le fidèle Ébelin.

Ébelin l’interrompit enfin, exposa de nouveau au séducteur une double pensée qu’il avait déjà développée aux grands réunis : la honte de la trahison, l’inutilité des prétentions à la puissance et à la gloire pour une nation abrutie par de longues haines civiles.

Le cœur de Guélard s’obstina ce jour-là dans ses coupables désirs, et il continua encore les jours suivants à exprimer ses vues iniques avec une fécondité inépuisable de sophismes, au point que plus d’une fois le généreux Ébelin passa, en lui résistant d’une douce indulgence et d’une réponse amicale à une surprise douloureuse et m à l’indignation.

Guélard s’en troubla, mais il cacha son trouble et son irritation, et dès lors il couva dans son sein une horrible envie, qui alla toujours croissant.

Des évènements heureux se succèdent, et tout le monde en attribue la gloire à l’habileté de l’excellent Ébelin ; Guélard, lui, ne se réjouit plus, comme dans les premières années, des succès de son bienfaiteur. C’est avec le regard soupçonneux de la jalousie qu’il contemple sa grandeur ; il voudrait le surpasser, et il ne le peut. Parce qu’il déteste son ami, il s’imagine en être détesté, et il lui semble ne voir plus dans Ébelin qu’une adroite hypocrisie, là où il voyait auparavant de si admirables vertus. Il appartient aux hommes corrompus de ce point croire à la vertu, de supposer et bientôt d’attribuer hautement, à l’acte le plus évidemment généreux, des motifs ignobles. De tout temps, les gens de bien furent ainsi poursuivis par la haine d’un monde injuste.

De cette disposition haineuse d’un esprit toujours prêt à jeter secrètement de la fange aux œuvres du juste, on passe vite à un mépris absolu de la justice.

Othon rappela en Allemagne Guélard et plusieurs autres officiers de grande distinction, tandis qu’Ébelin resta à la tête des provinces italiennes. L’ingrat ami présume qu’Ébelin a provoqué ce départ par ses artifices, afin de se délivrer de la présence d’un homme qu’il abhorre en secret.

Guélard rend à Ébelin les embrassements de la séparation, mais sans partager, comme autrefois, les douces émotions de la douleur et de l’amitié. Il accuse de dissimulation tous les actes, toutes les paroles du plus sincère des hommes, et s’éloigne avec les frémissements de la haine, méditant une haute vengeance d’injures imaginaires.

« Serai-je donc assez aveugle pour regarder comme sincère son refus aux offres des rebelles ?.... Aujourd’hui que les complots sont si étendus ; aujourd’hui que l’empire est fatigué par des guerres longues et malheureuses ; que la Péninsule n’a besoin que d’un nom illustre pour la maîtriser ; que celle ancien ne protectrice d’Ébelin, cette Adélaïde si vantée, qui abandonna le palais des rois pour les ombres d’un cloître obscur, est outragée par une Grecque orgueilleuse, une belle fille jalouse ; aujourd’hui que Théophanie lui tend ouvertement des pièges, et travaille à sa ruine !...... L’hypocrite se défie de moi : les lâches sont toujours défiants ! Ce n’est point sans une intention hostile qu’il veut m’éloigner : il m’arrache à ces lieux pour régner seul, pour ne point avoir de rival qui éclipserait peut-être sa sagesse et ses exploits. Il renonce à son ami ; il désire me trouver dans les armées de son maître trahi, parmi les soldats d’Othon, contre lequel il lèvera bientôt la lance !.... Il y a un tel orgueil dans cet homme, qu’il ne redoute ni ma colère, ni ma perspicacité, ni ma valeur ! Perfide ! jamais tu ne m’aurais trouvé ingrat à ton amitié ; tu oses, toi, forfaire à la mienne : tremble ! Celui que tu méprises ne manque ni de cœur ni de tête pour démasquer ton hypocrisie. Assez longtemps elle a joué l’empereur, les grands, les peuples stupides et Guélard lui-même avec eux ! »

Ainsi l’infortuné s’agite dans ses rêves infâmes, sans s’apercevoir que le roi de l’abîme le possède de plus en plus. Ainsi se laisse séduire par de vaines apparences tout homme qui livre son cœur à l’envie !

Guélard arrive aux demeures royales de Bamberg ; là il reçoit de nouveaux honneurs, mais il les goûte comme un malade qui sent l’amertume de la bile se mêler à tous ses aliments. Sur les lèvres de Guélard, on n’entend plus, comme naguère, le nom d’Ébelin ; ou s’il s’y rencontre encore, l’éloge ne l’accompagne plus ; Guélard pâlit, baisse d’une manière sinistre son œil pensif et inquiet, bientôt le relève étincelant ; et chacun aperçoit dans son regard le feu d’un courroux comprimé.

Théophanie triompha à la vue de ce changement, et ses courtisans ne tardèrent pas à le remarquer comme elle. On le voit maintenant assis à sa table, devenir l’objet des attentions les plus honorables, ce Guélard qu’elle laissait si profondément. Ourdissent-ils ensemble une trame contre le juste absent ? Ou la perfidie se couve-t-elle tout entière dans le sein de Guélard ?

Un jour le perfide, sortant de la table de l’impératrice, se présente comme hors de lui-même aux yeux du monarque, se prosterne à ses pieds, et s’écrie : « Ébelin est un traître !.... Il fomente la révolte ; il aspire à la couronne d’Italie : je romps l’amitié qui m’unissait à lui ! Pour toujours, je la romps ! »

Et en preuve ; il produit des papiers supposés, il allègue les dépositions les plus vraisemblables de brigands jadis rebelles et aujourd’hui prisonniers.

L’empereur, après quelques hésitations, fut vaincu par les trompeuses apparences. Il hésita encore, voulut douter de nouveau, rappela à un autre examen son âme agitée par de nobles scrupules et brisée par la douleur ; mais les apparences devinrent plus claires, plus horribles, et l’iniquité l’emporta. Dans sa colère il envoie en Italie une troupe de soldats, avec ordre d’amener à Bamberg, chargé de chaînes, le redoutable ministre.

L’innocent Ébelin résidait alors à Milan. Il reposait une nuit, et ses frères chéris, qui étaient morts glorieusement dans les combats, se présentent à lui dans un songe avec leur vieux père. Le père s’écriait : « Fuis ! tu es trahi !..... » Et les autres, en sanglotant, répétaient tous ensemble avec effroi : « Fuis !... fuis ! »

Il s’éveille, prie pour leurs âmes, et s’endort de nouveau. Et voilà que dans un nouveau songe lui apparaissent Othon le Grand et Adélaïde, non revêtue encore des habits religieux, mais portant sur le front la couronne impériale. Leur figure était triste : « Fuis ! disaient-ils, fuis la colère de notre fils ; elle te serait mortelle ! »

Le noble guerrier se réveille, prie pour leurs âmes, et se rendort une troisième fois. Et il voit les temps anciens et la cité fameuse où s’élève le Calvaire ; il voit aussi le jardin de Gethsémani ; il voit une bande de soldats s’approcher, et Iscariote donner le baiser à la Victime !... Ô spectacle !.... Iscariote, c’était Guélard !

Ébelin bondit de terreur en s’éveillant : ah ! il doit bien regarder ces trois songes comme un avertissement de son bon ange ! Il voudrait fuir ; mais où ? mais pourquoi. L’innocent fuit-il jamais ?

Il ne resta point longtemps au milieu de ces impressions de surprise et de tristesse ; bientôt sa porte est inondée de soldats ; il apprend que son maître les envoie pour se saisir de lui. Il reçoit l’ordre de les suivre ; il remet en frémissant son épée aux bourreaux, et présente aux viles menottes ses mains glorieuses.

On le traîne comme un brigand : Milan et toute la Lombardie s’étonnent de cette chute si inopinée. Le prisonnier souffre des opprobres inouïs ; ce serait pour lui un léger supplice de les endurer de la part des soldats : mais des voix italiennes le raillent sur sa route, et maudissent sa gloire passée. « Va, fauteur perfide de révoltes ! s’écrie l’un. Va, scélérat qui attires sur nous le courroux redoutable de César !... Va, lâche esclave des Othon, répond l’autre, qui as refusé de devenir le champion de l’Italie ! Te voilà bien récompensé de tes services !... » Un troisième, plus franc dans sa haine : « Je m’ennuyais, dit-il, de t’entendre appeler le juste ; enfin nous pourrons trouver en toi des crimes pour le détester ! »

Pendant toute la longueur de la route jusqu’aux limites des plaines de l’Italie, Ébelin souffrit tous ces outrages en silence. Lorsqu’il fut arrivé sur le sommet des Alpes, il se retourna, et, levant ses bras enchaînés : « Ô malheureuse patrie, s’écria-t-il, trop maudite à cause de tes vices ; pour moi, je ne te maudis point ! Que le Ciel te donne des enfants qui s’aiment entre eux, et qui t’aiment comme je t’aimais et comme je t’aime encore !... Que plus heureux que moi ils acquièrent de la gloire sans l’expier dans les douleurs et les outrages !

– Maudis-la ! crie à son oreille une voix infernale.

– Ô ma patrie, reprit Ébelin, je te bénis pour la dernière fois ! »

Puis il se mit à pleurer, comme un fils pieux pleure sur l’ignominie d’une mère infortunée. Il se ressouvint alors de quel éclat cette mère avait jadis, par ses vertus, brillé au milieu des nations, et combien de tristes causes avaient concouru à la corrompre ! Et il appela sur elle la miséricorde infinie du Seigneur, et il ne pouvait détourner sa pensée ni son tendre regard du doux horizon de cette patrie si chère et de ses riants et célèbres rivages.

Satan, qui l’avait en vain poussé secrètement à maudire la terre natale, hurla de rage en entendant ses prières. S’élançant à travers les monts et les plaines de l’Allemagne : « Il est enfin tombé l’enchanteur italien, s’écrie-t-il, le séducteur de nos princes, le protecteur de tous ceux qui quittaient leur Lombardie pour venir s’engraisser sur le sol germanique, de cette gent rapace qui, dans ces dernières années, a tant augmenté notre misère ! Ébelin portait tous nos trésors dans son pays, et là il voulait s’élever un trône, lorsqu’Othon affaibli n’eût plus été capable de soumettre les rebelles.

« Qu’Ébelin meure ! » répond tout le peuple allemand. Des milliers d’hommes oublient en un jour tout ce qui a mis si souvent dans leur bouche les louanges d’Ébelin : sa douceur, son modeste désintéressement, sa sollicitude à répandre ses richesses parmi les malheureux et à ne point se montrer moins humain envers les étrangers qu’envers ses frères d’Italie. Cette éclatante réunion de tant de belles qualités, auxquelles naguère chacun rendait hommage, paraît tout à coup un vil artifice, un odieux mensonge. Il fallait bien les nier : la reconnaissance pèse trop aux petites âmes ! Elles se félicitent, si on leur présente un prétexte pour s’en décharger : dans cette région-là, la haine, l’ingratitude et la calomnie sont des maladies épidémiques !

Confiant dans les bienfaits innombrables qu’il avait répandus, l’irrépréhensible chevalier avait toujours cru qu’une multitude immense de personnes lui restait attachée. Ces indignes outrages, répétés de toutes parts, le surprirent ; mais il garda le silence ; et, méditant sur la grandeur de la perversité humaine, il rougit d’être homme, et s’humilia devant Dieu. Ce fut encore en vain que Satan s’arrêta pour le regarder et pour surprendre dans son âme le désir de la vengeance et le blasphème.

 

————

 

 

Le Tout-Puissant appelle tous les esprits inférieurs en sa présence : « D’où viens-tu ? » dit-il à Satan.

Et le malin esprit : « J’ai parcouru la terre de l’homme, et je n’ai pas trouvé un saint. »

Et le Seigneur : « Père de la calomnie, n’as-tu pas vu Ébelin, mon serviteur ? Le monde ne renferme pas d’homme semblable à mon Ébelin, tant il conserve d’innocence dans son infortune ! »

Et l’ange de mensonge se mordit les deux lèvres : « Quel est son mérite ? dit-il. Il vous aime, parce que, se confiant en votre amour, il espère que son innocence sera bientôt reconnue. Levez donc le bras, frappez-le, et vous verrez s’il ne sait pas vous maudire.

– Je ne sais peut-être point envoyer des jours d’épreuve au juste ? reprit le Seigneur. Va, Ébelin est en ton pouvoir, même sa vie, même sa réputation, pour augmenter à lui sa gloire, à toi ton éternelle ignominie ! »

L’ennemi sa précipita soudain du haut de la nue, et son éclat effraya les mortels ; en un instant il se trouve sur la pointe des Alpes. Là le géant s’arrête, et contemplant à sa gauche les campagnes de la riante Péninsule, à sa droite les forêts populeuses de l’Allemagne, il applaudit de ses deux mains à la lutte imminente des deux peuples, et s’écrie : « Victoire ! »

De là il se porte à la cité royale, qu’habitent cent seigneurs heureux et opulents, et où Ébelin traîne ses fers dans un horrible cachot. Aux juges qu’Othon commet à l’examen de la grande affaire, le démon suggère des pensées lâches. Ils craignent, s’ils ne trouvent point l’accusé coupable, la colère d’Othon, la colère de l’impératrice, et la colère de ce Guélard qui règne maintenant à leur place ; et, s’ils le trouvent coupable, ils espèrent des salaires plus élevés, des dignités plus éclatantes.

Quel est le premier parmi les juges ? L’impudent ! c’est Guélard.... lui-même !

Comme il tremble néanmoins, le cœur de l’impie, lorsqu’il entend s’avancer l’innocent chargé de ses chaînes ! Ébelin entre dans la salle avec un esprit humble mais non avili, et sur son front éteint il porte cette fierté qui convient à l’innocence.

Guélard cache sa terreur et commence ses interrogations :

« Quel est ton nom, malheureux coupable ?

– Je suis Ébelin de Villanova, votre ami.

– Je repousse l’amitié d’un traître : je suis juge. Qu’as-tu machiné avec les Lombards ? »

L’accusé le regarda en face et ne répondit pas.

« Tu excitais secrètement leurs complots, dit Guélard ; ils t’offraient le sceptre, et ta main était prête à l’accepter. Pour t’en saisir, tu attendais le jour, que tes craintes hésitaient à fixer, jour qui, grâces au Ciel, n’a pas paru. Il y a parmi tes complices des hommes qui attestent devant le tribunal ta noire trahison. »

Et comme Ébelin gardait le silence, à un signe, on introduisit les témoins dans la salle.

C’étaient deux de ces féroces prédicateurs de liberté, de vengeances nationales, d’amour de la patrie, qui s’échauffaient le plus dans les audacieux conciliabules de la révolte, qui jetaient le plus de sarcasmes aux citoyens douteux et timides, et qui paraissaient assez intrépides pour affronter tous les supplices avant de proférer une seule parole de couardise pour leur propre salut.

Ces héros de boucherie, ces atroces fanfarons d’une indomptable fureur, à peine avaient-ils été enlevés à leurs joyeuses orgies, à peine avaient-ils eu le bras chargé de fers et aperçu l’instrument du dernier supplice, que, tremblants comme des femmes, ils avaient changé leurs insolentes vociférations en larmes honteuses et en offres plus honteuses encore d’un rachat infâme en signalant d’autres têtes au bourreau.

Ébelin, à leur vue, laissa échapper une marque d’étonnement : « C’est donc vous ?... vous ?.... mais quel prodige ! Oh ! j’ai bien eu raison de mépriser toujours les hommes féroces, et mon cœur me disait bien qui vous étiez ! Et c’est précisément parce que j’ai vu en trop grand nombre des hommes de cette trempe, dans les réunions où l’on demandait en vain mes applaudissements, et que j’ai trouvé en si petit nombre des caractères élevés ! ennemis de l’orgueil et du sang, que j’ai pressenti avec douleur les opprobres et les malheurs de ma patrie, si elle restait sourde à mes prières, à mes menaces, quand j’accusais votre entreprise d’injustice et de folie. »

Les témoins balbutièrent, et les yeux attachés sur Guélard, soutinrent la calomnie qu’ils avaient tramée avec lui. Ébelin ne daigna plus leur répondre, et demanda qu’on le conduisît devant Othon, à qui il voulait parler.

Guélard repousse vivement cette demande ; Ébelin la répète si hautement, que l’un des magistrats, assis pour le juger, eut le courage de se lever, en disant : « Ô le plus malheureux des accusés, mes lèvres porteront votre désir au pied du trône. »

Personne ne peut retenir les pas de ce noble seigneur. Il va trouver Othon, lui parle avec une noble franchise, et le bon monarque consent à l’entrevue.

Tandis que le prince, accablé de tristesse, attendait, dans ses somptueux appartements, qu’on lui amenât cet Ébelin jadis si cher, il rappelait à sa mémoire les grands et nombreux services de ce guerrier et l’amitié qui l’avait uni au grand Othon son père ; il ne pouvait s’empêcher de s’émouvoir, en pensant combien de fois, lorsqu’il était encore tout petit enfant, cet Ébelin l’avait porté avec tendresse dans ses bras ! Que de soins paternels il lui avait prodigués ! que de périls imminents il avait bravés pour son service ! Et son cœur penchait à la clémence.

L’empereur entend retentir dans les appartements voisins les chaînes du prisonnier ; son sang se glace de pitié. Mais quand il le voit entrer pâle, décharné, sa paupière se gonfle et cache à peine une larme magnanime.

Ébelin aussi était ému, en traînant ses pieds, aujourd’hui chargés de fers, sur les tapis qu’il avait si longtemps foulés d’un pas dominateur, en rencontrant partout tant de gens qui autrefois s’inclinaient en tremblant devant lui ou bien s’estimaient heureux s’il leur pressait la main, et qui maintenant montrent ou une compassion stérile ou un ton insultant.

Ébelin arrive en présence de l’empereur, se courbe avec respect et attend l’ordre :

« Parle, malheureux, il n’est point d’homme qui désire plus vivement ta justification.

– Seigneur, mon innocence devrait être écrite dans les longues années sans tache que j’ai passées au service de votre maison et de l’honneur. Mes ennemis vous ont trompé, c’est la calomnie qui m’opprime.

– Prouvez vos paroles : ce sera le plus grand service que vous ayez jamais rendu à Othon.

– Si vous ne trouvez point quelques preuves d’innocence dans les actions que j’ai faites à la lumière du soleil, dans ma haine contre toute fourberie, contre toute ambition injuste ; si ma fermeté imperturbable dans une si affreuse calamité ne vous dit rien, toute voie de salut est fermée pour moi. Mon crime supposé n’est que trop suffisamment prouvé devant la loi humaine. Je ne puis que vous consacrer dans ce moment les derniers efforts de mon zèle, ô mon maître, en vous disant des vérités que vous n’entendriez peut-être plus si vous ne les entendiez de ma bouche.

– Je t’écoute », dit le roi.

Et Ébelin, semblant oublier sa propre cause, commença à donner les plus sages conseils pour le gouvernement de l’État : il indiqua quels étaient les besoins de l’armée, du peuple, de la religion, de la justice et du palais lui-même, quels étaient les seuls moyens justes et efficaces pour arrêter l’ivresse des révoltes et raffermir l’autorité, quelles étaient les actions des anciens empereurs et d’Othon le Grand lui-même les plus dignes d’éloges ou les moins sages ; il dit combien il est difficile d’imiter toujours les premières, de ne point se tromper ; comment la troupe adulatrice des courtisans peut quelquefois entraîner les meilleurs princes dans l’erreur. Il avertit l’empereur des flatteries perfides de quelques seigneurs, du lâche changement de Guélard ; mais il se contenta de dire quelques mots sur leur compte, et ne daigna pas même prononcer le nom d’êtres si vils. Cette allocution était pourtant vigoureuse et pressante, comme la main d’un père qui saisit son fils exposé sur le bord d’un précipice.

Othon s’agite. Il n’avait jamais été frappé par des vérités si énergiques, par un discours si juste, si lumineux, si élevé. Dans d’autres entretiens, à des jours plus heureux, le ministre fidèle parlait vrai, mais peut-être avec des formes plus délicates, avec un accent moins sévère pour l’orgueil de son roi. Maintenant c’est le ton solennel, c’est le cri d’alarme de l’homme qui, près de mourir, paie encore un tribut de fidélité au monarque et à la justice, en disant également ce qui lui semble utile et au trône et au peuple.

À l’éclat de la vérité et du courage, à ce généreux attendrissement déguisé en vain sous un air de fierté que trahissaient une voix émue et un bienveillant regard, s’unissaient, dans Ébelin, par une harmonie naturelle, une pose pleine de noblesse et une physionomie majestueuse. Par elles, ses discours recevaient une force supérieure, excluaient tout soupçon de lâcheté ou d’indigne dissimulation, et imposaient à l’empereur. Car Othon n’était point étranger à la sympathie pour des caractères d’une forte trempe. Il fut près de céder, de jeter ses deux bras au cou de son prisonnier, de s’écrier : « Elles sont fausses, toutes les accusations contre mon fidèle Ébelin !... »

Mais le démon vit cet instant, et poussa Théophanie à aller trouver son époux.

La Grecque était belle et puissante par ses attraits. Adroite, rusée, d’une humeur railleuse et piquante, elle se moquait parfois de la bonhomie allemande, presque avec des paroles de mépris, et ses paroles faisaient souvent rougir Othon. Et comme Théophanie le captivait, il tâchait de lui plaire par une ostentation de finesse et de fermeté : aussi avait-il l’habitude de comprimer près d’elle les élans généreux de son cœur.

Les gardes la saluent : la reine s’avance à travers les colonnes des royales demeures ; elle s’étonne et s’indigne d’y trouver Ébelin, et elle lance sur Othon un regard qui semble dire : « Le bon homme ! il se laisse séduire ! »

Hélas ! il n’en fallait pas davantage pour confondre le prince. Tout à coup il prend un air plus majestueux et porte sur le captif un œil plus sévère : « Retire-toi, lui dit-il ; je saurai toute la vérité : si tu es innocent, tu trouveras la gloire ; si tu es coupable, la mort. »

Ébelin retourne à sa prison, et s’aperçoit déjà qu’il ne peut éviter le dernier supplice. Oh ! comme de nouveau les jours s’écoulent lentement pour lui, comme lentement les nuits ! Cette éternelle ressemblance de toutes les heures, ces veilles, ces ténèbres perpétuelles ; ces repas avares et dégoûtants ; la voix brutale de tel ou tel sbire ; les longs hurlements d’autres prisonniers désespérés ; ensevelis dans les cachots voisins ; et le bruît de leurs chaînes, et le bruit de ses propres chaînes ; le chant obscène du brigand qui se prépare au gibet par le blasphème ; et les gémissements du malade, peut-être innocent, qui expire sur la paille ; et les pas empressés des geôliers qui arrivent près de son lit pour dire : Il est mort !... Et ces mots de mort que les longues galeries répètent avec une force horrible ; et les larmes d’un ami qui, en apprenant le nom la victime, s’écrie du fond de la fosse où il est jeté : Hélas ! je lui survis ! Puis le ricanement ou le sifflement infâme des hommes qui méprisent ces larmes et entraînent le cadavre ; et, au milieu des tortures inexprimables d’une prison, qui représente les tourments éternels de l’abîme, le souvenir des jours sereins qui ont disparu, le souvenir des succès, des joyeuses espérances et surtout des douces affections !...

Oh ! voilà cet amas immense de souffrances et de terreurs qui menacent de jeter dans le délire l’esprit qui a le plus de force et de fierté ! Et si un esprit de cette trempe parvient quelquefois à conserver contre la mauvaise fortune un dédain superbe, ou des pensées de paix, de pardon et de foi dans le ciel, hélas ! peut-il empêcher d’arriver cette heure amère où une tristesse insurmontable et sans consolation serre le cœur dans d’indicibles douleurs. Et d’autres heures pareilles succèdent à cette heure, et l’on tombe d’angoisses en angoisses. Et une furie ardente bouillonne dans la tête ; on craint, on désire la folie ! Et le cœur généreux ne sait plus se fermer au torrent de haine que lui versent les mille mains des hommes vils ! Et l’on s’arrête furieux, on frémit d’horreur de soi-même : « Suis-je donc un impie ? ma conscience a-t-elle assez perdu le souvenir de mes fautes pour faire de moi un impie ? » Puis on demande à l’Éternel et l’on demande longtemps en vain une étincelle d’amour !

Ébelin aussi connut ces angoisses. Satan invisible s’assit à son côté, et lui peignit, avec son art infernal, tout ce qui pouvait le mieux irriter sa colère ou le jeter dans le désespoir. Ébelin résistait, et pensait, au milieu de ses transports, à Celui qui éleva si haut la souffrance, à l’Homme-Dieu, qui lui-même fut le jouet d’hommes ingrats et barbares. Et celle pensée, qui est une folie pour les heureux du monde, ne lui paraissait pas à lui une folie, mais une leçon sublime qui ennoblit et rehausse le martyre de l’opprimé ; aussi, repassant dans son esprit cette sainte et admirable histoire, peu à peu Ébelin calmait son courroux, et il pardonnait.

Mais la partie de son cœur qui saignait le plus douloureusement était celle où restaient imprimées deux figures chéries. L’une, celle de sa vieille mère, qui vivait depuis plusieurs années en paix à l’ombre des autels dans Quedlimbourg ; l’autre, celle de la mère d’Othon. Le même cloître renfermait les deux femmes vénérables, et elles venaient rarement au palais ; l’autorité de la bru orgueilleuse l’avait rendu odieux à Adélaïde.

« Que se passera-t-il dans le cœur de ma mère, et dans le cœur de la respectable impératrice, lorsqu’elles ouïront mon infortune ? Oh ! elles ne me regardent point, elles, comme un traître !... Elles au moins chériront mon nom, devenu l’abomination de tous les mortels ! »

Ainsi gémit Ébelin. Un jour sa mère, ayant enfin obtenu la permission de le voir, descend à la prison de son fils. Qui pourrait exprimer la conversation céleste et les embrassements ineffables de cette entrevue ? Quel spectacle ! Une mère qui ne peut pas racheter de son sang le fruit de ses entrailles ! Et le fils le plus tendre qui doit déplorer en secret la trop longue vie de sa mère !

Le jour où Ébelin fut visité par son inconsolable mère, oh ! de quelle nuit il fut suivi ! L’épanchement des âmes dans le malheur est la plus grande des consolations ; mais, après une telle consolation, lorsque le triste prisonnier s’est dérobé à l’étreinte brûlante d’une personne chérie pour retomber dans sa solitude, combien plus cruel lui devient son cachot ! combien plus pénible le regret des beaux jours qu’il a passés au milieu des objets de son affection ! combien plus vive, plus déchirante la compassion qu’il éprouve pour lui-même et pour les autres !

Le Ciel n’a pas voulu que je russe étranger à cette douleur ; et, lorsque je pense à mes dix années de prison, je me rappelle des tourments incroyables ; mais le moment le plus cruel peut-être est celui où, ayant embrassé mon père, je le voyais s’éloigner de moi ; celui où, les lèvres chaudes encore du baiser paternel, je me disais : « C’est le dernier... »

Ce ne fut point dix ans, ce fut plus longtemps encore, que durèrent les malheurs d’Ébelin. Peut-être il espérait, dans le jugement de Dieu, combattre et renverser avec sa puissante épée ses accusateurs iniques. Quel guerrier avait la force et l’adresse d’Ébelin ? Et quelle force et quelle adresse ne donne pas, dans un combat, la conscience d’une âme pure mais outragée ! Mais Dieu, détestant de pareils jugements, ne voulut pas qu’Ébelin sanctionnât par son exemple une coutume barbare, ou bien ce fut le démon qui l’empêcha.

L’atmosphère pestilen1ielle de la prison exerça sur le malheureux une influence maligne, et le voilà abattu par une fièvre indomptable. Dans son abandon, il se flattait encore parfois d’une douce illusion ; il s’imaginait que l’un des seigneurs sur qui il avait répandu ses bienfaits, allait s’offrir, par un mouvement subit d’honneur et de reconnaissance, à combattre pour lui.... Il attendit en vain.

Le jour de l’exécution est arrivé ; Ébelin est traîné devant ses juges, et Guélard lui lit la sentence. Le condamné écoute, incline la tête et rend tout bas des actions de grâces à Dieu de mettre enfin un terme à son sacrifice.

Il désire voir encore une fois sa vieille mère. Elle vient, et ils se consolent mutuellement avec un noble courage, avec les sublimes espérances de la religion ; elle seule, avec un pieux ministre du Seigneur, connaissait l’innocence d’Ébelin. Ce temps précieux s’écoule avec rapidité, et déjà l’heure du supplice approche. Ébelin, le juste Ébelin, se prosterne encore humblement aux pieds du prêtre, puis aux pieds de sa mère dont il reçoit la bénédiction ; et ils se séparent avec un doux sourire.... ils espèrent bientôt s’embrasser au ciel !

Ébelin marche dans les rues entre les bourreaux comme le plus vil scélérat, et la populace insensée pousse contre lui des insultes et des hurlements.

Il s’étonnait de ces dernières démonstrations de la haine des hommes ; mais il priait pour la multitude. Arrivé à l’échafaud, il monta d’un pas ferme et voulut parler ; mais on n’entendit pas ses paroles, tant l’outrage éleva ses hideuses vociférations. Alors il avertit lui-même le bourreau, s’assit sur le banc, mit sa tête sur le billot.... la hache tomba !

L’ange de la calomnie n’avait pu pousser le pieux chevalier au blasphème ; dans sa rage et sa haineuse envie, il se rongeait les mains ; et cependant, voyant s’élever vers Dieu l’âme sublime d’Ébelin, il voulait s’écrier avec audace : « C’est moi qui ai vaincu ! » Mais, avant que le mensonge sortît entier de la poitrine de l’infâme, les foudres du ciel tombèrent et précipitèrent l’esprit dans les abîmes éternels.

Où donc est le nouveau Judas ? Pourquoi a-t-il perdu l’éclat de son visage, l’assurance de sa voix et de son regard ? Pourquoi ne répond-il pas au sourire de triomphe que souvent lui envoie Théophanie ? Pourquoi tient-il les yeux baissés, ou, dans son effroi, les porte-t-il à droite et à gauche ? Pourquoi, le soir, s’il passe dans des lieux obscurs, hâte-t-il le pas jusqu’à ce qu’il retrouve la lumière, et arrive-t-il hors d’haleine comme s’il était poursuivi ? Pourquoi cherche-t-il souvent, sur la voie publique, les mendiants, pour leur prodiguer l’or à pleines mains, pour leur demander le secours de leurs prières, et pourquoi ensuite avec fureur déclare-t-il impuissantes les prières des pauvres ? Pourquoi se plonge-t-il quelquefois au milieu des festins, dans l’ivresse et dans les joies grossières ? Se fait-il gloire alors d’être intrépide contre toutes les terreurs ? Et pourquoi ensuite, lorsqu’il gagne son lit, l’entend-on trembler, hurler, et demander à son serviteur un cilice dont il puisse se revêtir ?

Il aspirait à la contrition, et son âme criminelle était froide et fermée à la contrition.

Un jour Guélard, accompagné d’autres grands personnages, passait à côté d’Othon sur la place où la tête d’Ébelin était encore attachée sur un pieu élevé. Le traître voulait feindre la joie, et cependant il roulait ses yeux d’une manière horrible, et ses dents claquaient fortement les unes sur les autres.

Othon le regarde, le voit chanceler sur son cheval et court pour le soutenir.

« Eh ! qu’est-ce donc qui te trouble ?... Qu’est-ce qui te trouble ? répète Othon.

– Oh ! c’est lui.... s’écrie Guélard ; c’est mon ami trahi !... Qui me soustraira à la vengeance du juste immolé ? »

En même temps il est saisi par la puissance invincible du remords, mais du remords impie. Il maudit la terre, le Ciel, en dévoilant l’affreux mystère. Les grands, le peuple entourent en foule le coupable ; tous frémissent à ses discours, qui leur révèlent l’exécrable iniquité. De toutes parts s’élève un gémissement universel : « Ô malheur ! ô crime effroyable ! Ébelin, l’infortuné Ébelin, était innocent ! »

Othon, plus inconsolable que les autres, s’écrie en frémissant d’horreur : « Malheureux que je suis ! il était innocent et je l’ai fait traîner à la mort !.... »

Le traître tombe dans son sang. Quelle main a donné le premier coup ? La renommée peut mal le savoir. La plupart dirent que le scélérat prit un fer qu’il se plongea dans le sein ; d’autres qu’Othon le frappa lui-même. Une rage horrible s’échauffe au milieu du tumulte. Le cadavre de l’infâme est déchiré en cent morceaux, foulé aux pieds, écrasé. L’empereur, les grands, le peuple s’inclinent devant la tête d’Ébelin, et le temple s’ouvre pour recueillir la sainte relique.

Une autre clameur de joie et de rage retentit dans les enfers, à la chute du traître ; mais il n’y eut que la partie la plus abjecte et la plus dégradée des démons qui s’en réjouît. Le roi superbe, regardant et foulant Guélard avec colère, hurla ces mots : « Quelle gloire peut me rapporter une âme aussi basse ? »

 

Silvio PELLICO.

 

Recueilli dans Choix de poésies inédites, 1861.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net