Eugilde de la Roccia
par
Silvio PELLICO
Tutto, nell’ ammirato ente femmineo
Quando a nobili arditi è devoto,
Tutto coopra al poter suo gentile.
Puisse l’amour, ô jouvencelles, ne jamais éteindre la sainte lumière de votre raison, comme il advint à Eugilde. Mais si la douce image d’un bien-aimé est déjà gravée dans votre cœur ; si, palpitantes de contentement et de piété, vous avez au pied de l’autel échangé d’heureux serments : oh alors ! telles qu’Eugilde, aimez, aimez beaucoup, au risque des plus cruels malheurs. L’amour élève à une dignité nouvelle toutes les puissances de l’âme ; l’amour excite aux sentiments généreux, aux actions généreuses ; l’amour inspire une incroyable audace au faible cœur de la femme. Et lorsque la femme s’élève à une vertu sublime, Dieu lui a conféré la toute-puissance d’ennoblir l’âme de l’homme. Oh ! aimez, aimez beaucoup ! Et vos regards pénétrants, et votre langage, et votre céleste sourire, et vos moindres actions exhaleront une inspiration divine ! Le noble désir de vous plaire et d’acquérir de la gloire précipite peut-être vos époux au milieu des périls qu’allait chercher, à la Terre Sainte, le fils valeureux du seigneur de la Roccia, et combien vos larmes couleront moins amères que les larmes de la triste Eugilde !
Lorsque, pour implorer du Ciel la guérison d’une personne aimée, le pèlerin part des collines parfumées de Saluces, et, gravissant les rochers escarpés, monte à l’ermitage au-dessus des riantes prairies de Busca, il aperçoit sur sa droite à mi-côte, un peu avant d’arriver à Busca, un noble château flanqué de ses tours. Il a pris son nom de cette roche noirâtre qui se réfléchit dans le miroir du lac. Au temps de la première croisade, c’était le séjour heureux du vieil Hugon, d’Éric son glorieux fils, et de celle à qui les antiques ballades donnent les surnoms frappants de la grande et la folle.
La compagne d’Éric avait tous les dons qui peuvent rendre une femme heureuse sur cette terre : une beauté qui brillait parmi les plus belles, comme resplendit, parmi les astres pâlissants, l’étoile qui conserve encore son éclat au milieu de l’aube du jour ; la grâce de l’esprit ; un cœur porté aux émotions douces, et pourtant plein de force et d’ardeur ; la voix d’un ange ; une main qui tirait des cordes de la harpe de célestes harmonies ; une immense richesse ; pour époux, le plus parfait chevalier et le plus renommé parmi les castels du pays de Saluces. Fruit de leurs amours, le plus gentil enfant était semblable à sa mère par les yeux et par le cœur.
Ils avaient eu quatre années de bonheur. Éric, sans cesse occupé d’elle, n’avait d’autre désir que de lui inspirer une affection de plus en plus tendre. Tantôt c’étaient des fêtes inattendues, tantôt des parures nouvelles ; et, ce qui a plus de prix que les fêles ou les parures, une tendresse mêlée de respect ; enfin cette autre séduction, la plus grande que puisse éprouver la femme qui aime, l’ardeur d’illustrer son nom par la pratique des vertus chevaleresques.
Ces âmes si rares où brûle une sublime flamme d’amour, telle qu’Éric en était dévoré, sont quelquefois livrées à une honorable souffrance : la crainte de ne point paraître assez décoré de gloire aux yeux d’une noble amie. L’amant vulgaire ne connaît point les tourments d’un tel scrupule ; l’amant vulgaire, toujours content de lui-même, se croit toujours digne d’être honoré par celle qu’il aime. Un tel chagrin est sans doute sublime ; il est fécond en hautes pensées, mais il peut devenir funeste. Tel, voulant s’illustrer et mériter la louange de la dame de son amour, sacrifie le bonheur l’elle et de lui, se précipite dans de grandes mais périlleuses entreprises, s’élance dans une carrière aventureuse, et y trouve sa ruine.
Cette douloureuse émulation agitait le fils du seigneur de la Roccia. Lorsque le soir, au retour de la chasse, le jeune preux avait posé ses armes ; lorsqu’une main bien aimée avait versé le vin dans sa coupe ; lorsque assis près l’un de l’autre, attendant l’heure du souper, ils échangeaient de douces paroles ; lorsqu’ils lisaient ensemble les meilleures histoires des anciens hommes d’Italie, ou des héros de quelque autre peuple, qui, pour glorifier leur dieu, leur patrie et la bien-aimée de leur cœur, avaient tenté et accompli de beaux faits d’armes ; alors il s’affligeait de ce que les guerres du temps présent offraient si peu d’honneur à cueillir. Puis il exprimait ses regrets par des chansons d’amour, et chantait à Eugilde combien était grande son adoration pour elle, quel était son désir de devenir plus digne de sa tendresse.
En ses jours, se publiait, de par le saint pasteur de Rome, le ban de la croisade contre les barbares d’Asie, qui voulaient ruiner notre immortelle religion. De tous les vastes royaumes d’Occident partaient en foule les héros de la Croix. Telle était l’ardeur de ces braves, qui accouraient par bataillons à la conquête de la terre du Christ et de son tombeau, qu’il semblait à tous les jeunes hommes que rester en un château fût un insupportable déshonneur. Les embrassements de leurs compagnes et de leurs enfants ne pouvaient amollir ces belliqueux courages.
Combien palpitait impatiemment le cœur d’Éric, partagé entre la tendresse pour son père, pour sa femme, pour son fils, et la crainte horrible de mériter le nom infâme de lâche et faible chevalier !
Il ne put résister à l’admirable exemple de tant de preux venus de toute contrée, ni au désir d’amener, d’ici à une année, quelques captifs sarrasins enchaînés aux pieds de sa dame, qui apprendrait de leur bouche le récit des exploits de son époux.
– Non, cher époux, prends pitié d’Eugilde, le ton père et de notre enfant ! Pour nous, ta présence est telle que les rayons du soleil de mai pour les fleurs qui s’épanouissent ; telle que la rosée, l’ombre du nuage et la fraîcheur du zéphyr, durant les ardeurs de l’été ; et, pour moi, bien plus encore que pour eux, il faut que le son de ta voix vienne résonner dans mon cœur amoureux. Quand je suis effrayée de quelque triste songe, il faut que je te sente à mon côté : qu’à la faible lueur de la lampe de nuit, je puisse voir ta tête chérie reposer sur mon oreiller ; que, tandis que tu dors tranquille, j’écoute ta douce respiration ; remerciant le Ciel, par une fervente prière, de te conserver à moi.
– Et à moi, douce amie, ne m’es-tu point nécessaire ? Toi, d’où vient toute joie, toi qui dissipes toute tristesse ! Non, jamais nos âmes ne seront séparées, même lorsque l’honneur m’appelle à de lointaines batailles. Mais je me jugerais indigne de ton amour, et le monde aussi m’en dirait indigne, si, pour jouir de ta douce présence, je refusais d’entrer dans cette admirable confrérie des peuples et des rois qu’ont rassemblée le pouvoir de la foi et le désir guerrier des belles aventures.
– Que peut avoir d’admirable cette confrérie des peuples et des rois ? C’est bien plutôt le délire d’un siècle inquiet et barbare, d’autant plus ardent aux entreprises prodigieuses qu’il est incapable d’une piété douce et raisonnable. Toute concorde et toute intelligence manquera à ces multitudes en désordre ! elles oublieront la religion et l’humanité, pour rivaliser de déloyale violence. Les héros qui perdront la vie dans cette entreprise insensée tomberont, hélas ! sur ce sol de l’Asie, si loin de la terre natale, versant des larmes de repentir et de rage, songeant à leur domaine paternel dévasté, à leurs enfants exposés sans défense aux ravages de l’étranger.
– En vain, ma bien-aimée, tu t’élèves contre ce cri universel ; ce cri, poussé d’abord par le chef suprême des fidèles, et répété par des milliers de saints pasteurs. Quand une volonté unanime a prescrit de prendre les armes, c’est une loi pour les chevaliers : il faut obéir.
– C’est un devoir peut-être pour beaucoup de chevaliers d’aller abaisser l’orgueil des infidèles, et je respecte leur obéissance ; mais Urbain n’a point adressé un tel commandement à tous les chevaliers : il parle seulement aux vaillants hommes qui ne sont point encore liés par le mariage, et leur nombre est suffisant. C’est justice, que celui qui est nécessaire à sa femme, à son père, à son enfant, soit exclu de l’entreprise. T’arracher de mes bras n’est pas une preuve de zèle agréable à Dieu ; c’est une horrible ingratitude, un barbare dédain des souffrances de mon cœur, un oubli de ton amour : cet oubli serait un crime. Je ne te condamne pas à une vie sans gloire ; je te conjure seulement de ne donner ton sang que pour la défense de la contrée qui nous vit naître. Saluces et le pays d’alentour sont-ils donc sans ennemis et sans agresseurs ? Ne gagne-t-on pas une noble palme en protégeant le sol paternel ? Ici, du moins, quand je tremble pour mon ami, qui combat quelque châtelain du voisinage, mes alarmes sont pour peu de jours. S’il revenait du champ de bataille blessé et sanglant, j’accourrais éplorée, pour étancher son sang, panser sa blessure, consoler son courage abattu. Écoute ma prière ! dis que tu n’abandonneras point ta patrie ; dis-moi que tu ne veux pas ma mort.
– Je veux honorer le nom de celui qui t’aime par des actions dignes de toi : et le Tout-Puissant m’y appelle au pays d’outre-mer. En vain tu résistes ; je l’ai résolu.
Plein de ferveur, il partit. Son amie, baignée de larmes, voulait le suivre ; usant, pour la première fois, de l’autorité d’un époux et d’un maître, il lui interdit ce dessein, s’arracha de ses bras et s’éloigna.
Le vieux père d’Éric pleurait aussi près d’Eugilde.
– Ma fille chérie, mon désespoir égale le tien ; mais c’est un suprême devoir pour les preux chevaliers. Il faut courir aux nobles aventures et chercher la gloire ou se faire montrer au doigt comme un lâche. Et moi aussi, quand j’étais jeune, il me fallait quitter parois la douce société de ma femme et de mes enfants, pour contenter cette soif de gloire. Je m’en allais au loin par-delà les Alpes ; je passais la mer jusqu’en Sardaigne, pour faire sentir le poids de mon épée aux pirates arabes.
La pauvre délaissée laissait couler ses larmes, serrait son enfant en ses bras, le couvrait de baisers. Parmi ses baisers sanglotait aussi l’orphelin avec sa mère. Dans sa douleur enfantine, il disait comme elle :
– Nous ne le verrons plus jamais.
– Si, il reviendra, disait le vieillard ; un an d’absence seulement ! il a promis, par serment, qu’il reviendrait après ce terme. Hélas ! ma fille, n’offense pas Dieu par tes pleurs, toi auparavant si humble et si soumise à ses vénérables décrets. Nulle guerre ne fut jamais plus sainte que celle où ton époux s’engage. Toute la chrétienté y doit prendre part : ainsi l’a proclamé Urbain. Il nous faut louer le Seigneur, nous résigner à son commandement, nous le rendre propice, et il aura merci de nous : il gardera les jours de celui que nous aimons.
– J’essaierai de le rendre propice par la prière, répondit avec douleur l’inconsolable Eugilde ; mais de la résignation, des louanges, je ne le puis. Éric était la joie de ma vie, ma première, ma continuelle, ma seule pensée. Je ne saurais bénir d’autres serments que ceux qu’il m’a prodigués dans son amour, et qu’il oublie. Il ne m’aime plus comme auparavant ! Eugilde ne suffit plus à le rendre heureux ! il a besoin d’entendre sa gloire célébrée par des voix étrangères ! il a besoin d’une destinée éclatante ! Ô cœurs de héros, cœurs sans amour ! pourquoi vous montrez-vous si différents de vous-mêmes aux femmes que vous avez séduites par l’illusion d’un instant ? Naïves, elles vous prêtent foi, et laissent s’allumer une flamme qui ne peut plus s’éteindre ! Et vous, fiers d’un tel triomphe, vous ne daignez plus les tromper ; vous ignorez ce que souffre le cœur de celle qui n’est plus aimée !
Ainsi disant, dans son égarement, elle repousse et son fils et son père ; puis, de nouveau, elle les presse dans ses bras, leur demandant pardon et pitié ; elle s’efforce de retrouver un peu de calme, implore une heure de solitude et de silence, et se retire en sa chambre avec l’entant. Mais là, plus troublée, plus agitée encore, elle regarde ce lit, ces sièges, tous ces objets, qui parlent d’Éric à son souvenir amoureux.
Tels se passaient les jours : errant dans le château d’une place à l’autre, tout lui rappelant toujours, et la pensée de son époux, et le deuil de son absence.
Quelque temps s’écoule de la sorte. Elle s’irritait, sans le pouvoir cacher, du pieux sourire d’Hugon, qui cherchait sans cesse à la consoler ; elle s’irritait des visites que lui rendaient les bons habitants des châteaux voisins ou les dames ses amies ; elle s’irritait même de l’innocente et gracieuse gaîté du gentil enfant, à qui la légère imagination de son âge faisait oublier l’absence de son père, et qui s’en allait chantant, folâtrant et sautant commune jadis.
Le cœur qui aime, lorsqu’un sort malheureux l’a séparé de l’objet de son amour, saigne à chaque heure du jour, atteint de mille traits inaperçus ; pour lui, la nature est devenue muette de toute joie ; il a besoin de tristesse ; la distraction, l’allégresse, lui semblent inconcevables et monstrueuses dans les autres.
De plus en plus elle se dérobait à la vue de tous. Souvent Hugon, ou ses amis, ou les serviteurs, la cherchait d’appartement en appartement ; Eugilde, s’entendant appeler, fuyait d’un pas rapide et s’allait enfermer. Rester quelques instants loin des regards à réfléchir ou à pleurer, c’était là sa seule joie. Si Hugon lui adressait de bienveillants reproches, blâmait cette vie sauvage, ses paupières s’abaissaient, elle gémissait et ne savait que répondre. Parfois cependant son âme impatiente éclatait en vives plaintes. – Que veux-je du monde, sinon qu’il m’oublie ; que dans mon malheur il me laisse la liberté du désespoir ? Dois-je compte aux hommes de l’amour que j’avais, que j’aurai toujours pour celui qui ne m’aime plus, et qui m’a tant aimée ? Ma douleur les importune ? qu’ils permettent la solitude à celle qui les fuit. Vais-je les troubler dans leur sage empressement à rire des angoisses humaines ? Cet empressement, pour sage qu’il soit, je ne puis le partager ; je ne l’envie point à leurs âmes heureuses, je lui préfère mes larmes ; du moins mes larmes sont de l’amour.
Le vieillard s’affligeait et soupirait. Alors voyant son chagrin, elle se repentait, se mettait à le consoler, à le caresser, et disait :
– Oui, mon père chéri, autant qu’il me sera possible, je modérerai ma douleur afin de calmer la tienne ; mais sois indulgent. Hélas ! je ne suis qu’une femme, mon âme est moins forte que la tienne ; permets que je cède quelquefois à l’impérieux désir de porter la main aux blessures de mon cœur déchiré ; que, solitaire, je m’épanche en gémissements et en prières ; que je me prosterne devant Dieu, pour qu’il écarte le glaive ennemi du sein de celui qui est si cher à moi et à toi, de celui que les périls environnent loin de nous ; pour le supplier de nous le rendre un jour.
Malgré les efforts de l’épouse désolée pour se montrer plus calme, son imagination agitée et passionnée la possédait entièrement et triomphait de sa raison. Parmi les banquets, au milieu des convives, on entendait s’échapper de son sein une parole douloureuse et étouffée : – Éric ne m’aime plus ! Éric ne m’aime plus !
Dans sa jalouse démence, elle le voyait briller entre les plus beaux chevaliers de la croisade ; elle le voyait entouré de femmes éprises de lui ; elle le nommait infidèle, elle rappelait ses droits sacrés : prenant le Ciel à témoin, elle répétait qu’aucune femme ne pourrait jamais l’aimer comme il était aimé d’Eugilde.
D’autres fois, elle était tourmentée de visions plus horribles : elle croyait le voir sur le champ de bataille emporté par son ardeur magnanime au milieu des phalanges ennemies, où nul prodige de valeur ne pouvait plus le sauver : il était pressé de toutes parts ; les cimeterres menaçaient sa tête ; il tombait abattu et mourant sous leurs coups : ou bien, chargé d’indignes fers, il était le jouet de l’orgueilleux vainqueur.
– Que faisons-nous ici ? s’écriait-elle alors : allons le racheter, ou du moins recueillir ses ossements laissés sur la terre étrangère. Exaltée, elle s’écriait : – Hugon, et vous tous chevaliers qui m’écoutez avec surprise ! je ne suis pas, comme vous croyez, agitée par un triste délire. C’est Dieu qui présente à mes regards des visions véritables ; c’est de lui que vient cette flamme d’amour qui me dévore ; il veut que je parte pour rejoindre Éric : il me faut aller en Orient. Suivez-moi ; prenez tous la Croix ! C’est lâcheté que de demeurer ici, tandis que chaque royaume envoie ses plus vaillants hommes combattre pour la foi et pour l’honneur. Conduisons aux soldats du Christ le renfort d’une puissante armée. Une glorieuse récompense honorera vous, notre patrie, vos familles. C’est à vous qu’on devra le salut d’Éric.
Hugon et les barons étaient émus d’une pitié profonde pour son délire ; pourtant, en la regardant, ils se demandaient quelquefois si ce ne serait pas une voix divine qui avait la puissance de l’inspirer. Tout semblait merveilleux en elle : son langage, ses gestes, les éclairs qui jaillissaient de ses yeux enflammés d’une ardeur héroïque ; mais les conseils de la prudence prévalaient. Ses discours étaient tenus pour insensés ; l’éloquence de la belle suppliante n’obtenait que de stériles promesses ou des larmes de compassion.
On promettait de lui obéir ; ainsi abusée, elle passait un jour, puis un autre. Elle s’empressait, du matin au soir, aux préparatifs de ce voyage tant désiré, et, par là, retrouvait un peu de calme. Il lui semblait que bientôt elle allait revoir son époux, lui amener un punissant secours ; et, déjà saisie d’une extase de bonheur, elle répétait des chants d’amour et de victoire.
– C’est moi qui avais mis tout mon espoir au cœur d’Éric : c’est moi, qui, loin d’Éric, languissais semblable à la fleur que le brouillard funeste a longtemps cachée aux rayons du soleil ; c’est moi que l’amour a suscitée pour cette vaillante entreprise, qui va faire le salut de tant de chevaliers, le salut du plus beau, du plus aimé, du plus noble de tous, du chevalier d’Eugilde. L’exemple de la bien-aimée d’Éric éclatera aux yeux de toutes les nobles dames de l’Occident ; elles quitteront leurs châteaux, et déploieront leurs bannières. De valeureux guerriers viendront à leur suite. Le triomphe de la Croix et de la Chevalerie ne souffrira plus de retard dans la Terre-Sainte.
Elle chantait ainsi, et le temps s’écoulait. S’apercevant qu’on l’avait abusée, elle pleura, elle s’irrita ; son humeur devint plus sombre. S’adressant avec dédain aux barons de sa parenté :
– Lâches, dit-elle, sans vous j’accomplirai mon dessein.
De ce jour, Hugon veilla de plus près sur les pas de l’infortunée. Un soir, elle sembla moins agitée : après le repas, elle accompagna son père jusque dans sa chambre ; elle lui demanda, comme chaque soir, la bénédiction pour elle et pour l’enfant. Plus attendrie que de coutume, elle se jeta au cou du vieillard ; elle baisa ses cheveux blancs, appelant, par sa prière, la protection du Ciel sur cette tête révérée.
Hugon était ému, mais ne soupçonna, ne craignit rien. Elle s’arracha de ses bras, puis le pressa encore une fois sur son cœur ; elle le supplia de pardonner toutes ses fautes passées, et de prier Dieu pour elle, pour son fils, pour le tant aimé Éric.
– Oui, ma fille, dit-il, que ton âme soit en paix ! – et ils se séparèrent.
La suivante qui la déshabillait crut voir dans ses yeux un éclat effrayant. Au lieu de prier, ainsi qu’à l’habitude, au pied du crucifix, en poussant de tristes soupirs ; elle mêlait à sa prière d’étranges paroles.
– Remettez-vous, madame ; où vous entraîne votre idée ? une prière si trouble ne saurait plaire à Dieu.
– Que dis-tu ? Qu’est-ce donc ? Laisse-moi ! Ne m’écoute pas. Je suis malade ! Ce collier d’or, ces perles ne me plaisent plus ; reçois-les en don de ta maîtresse, que tu as si bien soignée, à qui tu es si attachée.
La suivante refuse. Eugilde commande impérieusement ; cependant les paroles commencées s’arrêtent sur ses lèvres ; la chaîne de ses idées se brise : peut-être craint-elle de se trahir. De nouveau, elle lève les yeux vers le crucifix ; de nouveau elle prie, laissant échapper des mots bizarres.
La suivante épouvantée se sent frémir de la tête aux pieds. Elle porte doucement la main sur les artères de l’infortunée et les sent battre avec violence. Le délire augmentait de moment en moment ; elle la place sur son lit ; se tenant près de sa maîtresse, mais à l’écart, elle laisse couler ses larmes.
Plus d’une fois, Eugilde ordonne à sa fidèle suivante de se retirer ; plus d’une fois, souriant et d’un langage calme, elle essaie de la rassurer. Enfin ses longues paupières s’abaissent, et elle s’endort.
La suivante demeure encore pendant quelques instants ; ensuite, se laissant aller à la sécurité, elle aussi va se jeter sur son lit, dans une chambre voisine. Elle prête une oreille attentive ; vingt fois dans la nuit elle se relève au moindre gémissement de sa maîtresse. Vers l’aube du jour, le sommeil triomphe de sa vigilance.
À peine ses yeux fatigués se sont-ils fermés pendant une heure ; elle se réveille, se lève et retourne pour voir la pauvre malade. Ô surprise ! le lit est vide, refroidi ! Où est l’enfant ? Il n’est pas non plus dans son berceau ! En toute hâte, elle court effrayée aux autres appartements ; elle s’informe à l’un, à l’autre, aux serviteurs, au vieux chevalier. Tout est en confusion, en mouvement ; chacun s’écrie ; on ne trouve en nul endroit du château ni la mère, ni l’enfant.
On découvre une porte secrète mal refermée, qui conduit aux souterrains. Les serviteurs allument des torches, descendent sous les sombres voûtes, et arrivent à un long passage ouvert qui conduit hors des murs du château. Maintenant la fuite est certaine : tous se dispersent pour l’atteindre : l’un vers Busca, l’autre vers Saluces ; qui, par la route des voitures ; qui, par les sentiers, sur le flanc de la montagne et dans la plaine.
La journée s’écoule, puis la nuit, puis d’autres jours encore ; on n’apprend aucune nouvelle de la fugitive.
Les messagers envoyés plus loin rapportent qu’on a vu, en diverses contrées d’Italie, passer une pèlerine d’une taille élevée, conduisant par la main un petit enfant ; elle s’en allait chantant de beaux cantiques. Ailleurs, on a remarquée une femme furieuse, qui parlait de la volonté de Dieu et de la croisade. En d’autres lieux a voyagé une joueuse de harpe, vêtue de lambeaux déchirés, aux regards égarés ; et pourtant si belle et si noble en son aspect et son langage, que chacun, même les méchants, se sentait contraint au respect.
Hugon ne pouvait douter, sur ces informations, que ce ne fût Eugilde, et il partit sur ses traces. En passant dans quelques villes, il ouit répéter, par des ménestrels, la complainte qu’ils avaient entendu chanter à celle dont ils ignoraient le nom.
« – Adieu ! château de la Roche du Lac. Adieu ! cascade bruyante, dont l’eau se précipite des hauteurs escarpées de la montagne jusque parmi les fleurs du jardin, pour reparaître jaillissante du conduit souterrain dans la conque magnifique qui décore la salle des festins. Adieu ! tours élevées, d’où, avec mon époux, je regardais au loin la plaine couverte de ses ombrages : là, mon œil, errant dans l’espace limpide de l’air, trouvait les inspirations du chant et de la poésie ! Adieu, arbres antiques ; sous votre ombre j’étais assise avec lui, et de longues heures passaient comme un instant ; ou bien nos pas erraient dans cette solitude, plus riche de pensée et de bonheur que tous les royaumes de l’univers. Adieu, horizon lointain, où je voyais blanchir les murailles de Cuneo, où s’élève majestueuse la double cime de Bismanda, séjour éternel des neiges et des tempêtes. Adieu, innombrables villages, chaumières éparses dans la campagne ! Adieu, tous ces aspects que j’aimais tant à recarder, qui ne sortiront de mon cœur et de mon souvenir, que lorsque j’aurai perdu la mémoire de toutes les joies de la terre ! »
Les troubadours de Florence, de Rome et des autres cités avaient retenu ces vers, et d’autres encore, que chantait la mendiante merveilleuse ; et maintenant ils les redisaient sur les places publiques. Hugon marcha jusqu’à Palerme, toujours cherchant Eugilde ; ne la pouvant atteindre, il pensa qu’elle s’était embarquée pour la Terre-Sainte, et la suivit encore.
Qu’était-il advenu d’elle et d’Éric ?
Il avait combattu avec gloire sous la bannière du pieux Godefroy ; puis, dans une âpre bataille, il était tombé captif aux mains du plus féroce sultan qui jamais eût ceint le cimeterre.
C’etait Chilidgi, empereur des Turcs Seldjoucides : son âme crue obéissait aux volontés plus cruelles encore de la belle sultane Elzéanire. Couple impitoyable ! ils avaient perdu dans cette guerre leur fils à peine adolescent ; leur douleur les rendait inexorable envers tout chrétien. Cette mère désespérée ne connaissait plus d’autre joie que de voir rouler à ses pieds la tête de quelqu’un de ces détestables soldats du Christ, abattue par le glaive de Chilidgi.
Peu de jours après devait être l’anniversaire de cette mémorable délaite où leur fils avait péri. C’était pour célébrer par la vengeance ce jour cruel, qu’Éric était gardé au fond d’une caverne obscure. Des chaînes scellées dans le roc retenaient ses mains et ses pieds.
Cependant Eugilde, apprenant au camp des croisés le cruel sort de son époux, s’en vint à la tente de Godefroy, à celle de Tancrède, de Boëmond et des autres braves, et leur reprochait de ne point s’émouvoir pour sauver le noble captif.
– Que pourrions-nous, madame ? hélas ! vous ne connaissez point ce soudan des Seldjoucides ! il n’entend à aucune condition ; il veut le supplice de tous les captifs, et depuis que son fils est tombé sous nos coups, aucun n’a pu être racheté.
– Ô calme des dunes froides ! Quoi ! vous montrez cette lâche indifférence, lorsqu’une mort horrible est suspendue sur la tête d’un de vos frères, de celui qui a honoré vos bannières de tant de gloire ! Et vous espérez la faveur céleste ? Dieu vous réprouvera ; Dieu ne vous a-t-il pas envoyés pour délivrer Jérusalem, et fonder un royaume de héros qui puisse arrêter les invasions des barbares Sarrasins ? Pour accomplir cette œuvre, ne faut-il pas une vertu toute sublime ; et non pas vous borner à de tranquilles soupirs, ni vous soumettre tantôt à un malheur, tantôt à l’autre ? Qui veut faire de grandes choses doit avoir forte volonté, forte espérance, fort amour. Si vous êtes sans activité, sans énergie, généreux avec mollesse, vous ne pourrez établir le royaume que Dieu vous avait destiné ; ou bien il ne reposera point sur de solides fondements ; il croulera, au grand mépris de cette croix qui brille sur vos vêtements, au grand orgueil des musulmans arrogants. Les vaincus tomberont dans l’apostasie ; l’Église gémira de douleur, et les démons en tressailliront de joie dans leurs abîmes.
Godefroy et les autres chefs, la voyant ainsi bizarre et exaltée, jugèrent qu’elle avait perdu la raison. Cependant ils lui portaient respect, et restaient frappés de ses paroles, craignant qu’elles ne lui fussent inspirées par un avertissement céleste. Le sage capitaine et l’ermite Pierre, favorables à tout ce qui réveillait la ferveur, se plaisaient à cette sorte d’enchantement qu’exerçait, sur les chefs et soldats chrétiens, la beauté singulière d’Eugilde, prêchant la concorde et le courage.
Un combat fut ordonné : Eugilde se plaça parmi ceux qui portaient la bannière sainte. Elle avait confié son enfant à de pieuses personnes : on lui avait promis, s’il restait orphelin, de le ramener aux rives natales, de l’élever parmi de nobles exemples, de lui apprendre à servir Dieu et à secourir le prochain.
Maintenant elle semblait ne plus se souvenir qu’elle fût mère ; elle ne se doutait plus d’être une faible femme : tant elle s’élançait, joyeuse et transportée de colère au milieu des périls. Était-ce exaltation de sa tête malade, prodige d’une puissance d’amour qu’enflammait le désir de sauver son chevalier ? ou mission divine et miraculeuse pour relever le courage et l’espoir des croisés ?
Toujours est-il qu’il y avait quelque chose de surhumain en cette belle et généreuse femme. Quand inspirée par l’amour de la divine gloire et l’amour de son époux, elle montrait quelque prouesse à faire, son regard étincelait, et pénétrait jusqu’au fond de toutes les âmes capables d’honneur, comme un rayon émané du front de l’Éternel. Lorsque la femme, cet être céleste, se dévoue à de nobles inspirations, tout concourt à son pouvoir entraînant : l’éclat divin de ses yeux, la beauté de ses traits angéliques, son sourire, l’élégance de ses mouvements, la magie de sa voix harmonieuse, le contraste attendrissant de cette forme délicate et presque enfantine, avec l’audace d’une âme sublime.
Comme au temps de l’antique Israël, les guerriers de Dieu faisaient d’incroyables efforts de courage pour défendre l’arche sainte contre les ennemis : comme, parmi les armées lombardes, le glorieux Carroccio etait environné de valeureux combattants qui veillaient avec anxiété sur ce gage de victoire : de même l’aspect de cette bannière portée par une femme belle et touchante, qui se précipitait au milieu des périls de la mêlée sanglante, allume au cœur des guerriers chrétiens un désir ardent de la sauver, de la préserver d’une mort cruelle. Combattant ainsi pour écarter d’elle les dangers, ils repoussaient de toutes parts l’ennemi, et assuraient la victoire.
L’armée de Chilidgi était en déroute ; les tentes des Seldjoucides étaient livrées aux flammes, les vaincus massacrés en foule.
– Où est mon époux ? Je suis Eugilde. Qui te cache encore a moi, Éric ? Accordons merci aux Turcs : rendons les époux à leurs femmes, aux mères leurs fils, afin qu’on nous rende aussi ceux qui nous sont chers, afin qu’Eugilde retrouve son bien-aimé !
Ainsi elle s’écriait, et les vaincus obtenaient une clémence inaccoutumée, et un héraut était en toute diligence envoyé au féroce Chilidgi, tandis qu’il s’enfuyait parmi les rochers déserts, afin de lui demander la liberté d’Éric.
– Retourne, messager insolent, retourne vers tes maîtres, et dis-leur que j’accorde la liberté à ce chevalier, seulement si on me livre cette magicienne exécrable qui leur a donné la victoire.
Telle fut la parole du soudan. En vain le héraut répliqua par des menaces et des prières : il répéta son horrible sentence et le chassa de sa présence, jurant que le prisonnier périrait dans les plus cruels tourments, ou que la magicienne, remise en ses mains, expierait dans les supplices les malheurs qui étaient son ouvrage.
Le messager revint à la tente de Godefroy, rapportant cette barbare réponse. Vainement les chevaliers s’opposèrent au vouloir de l’héroïne. Résolue à donner son sang pour son époux aimé, elle se dérobe un matin du camp des chrétiens, et se présente à Chilidgi.
– Empereur des Seldjoucides, je suis celle que tu nommes une magicienne maudite, celle que tu veux tant faire périr : je suis la femme d’Éric. Dans l’espoir de le sauver, je suis partie du fond de l’Occident : dans l’espoir de le sauver, j’ai excité les chrétiens aux armes, et tu as été vaincu ; dans l’espoir de le sauver, je t’apporte ma tête.
– Impie ! s’écrient à la fois Chilidgi, la sultane et tous les guerriers qui les environnent. Et pourtant, parmi leurs imprécations, un invincible sentiment d’admiration, de respect, pénètre en leur cœur, tandis que leurs regards se portent sur ce beau et redoutable visage qu’ils avaient vu dans la bataille en avant des guerriers ennemis, les animant d’un miraculeux courage. Ils écoutent ses paroles avec une rage unanime : plusieurs portent déjà la main sur leur glaire altéré de son sang ; mais, dans le même moment, son langage exerce sur eux je ne sais quel empire, qui semble réprimer l’insulte et la violence.
– Quel excès d’audace ! s’écrie le soudan stupéfait : qui m’empêcherait d’accomplir ma juste et horrible vengeance à la fois sur toi, misérable insensée, et sur ton époux ?
– L’honneur t’en empêche ! la foudre redoutable du Tout-Puissant est prête à éclater dans le ciel, et à te réduire en cendres, si tu ne tiens loyalement ta promesse.
– L’honneur, tu dis bien, et le respect pour le, Ciel, sont plus puissants suie les cœurs musulmans que sur les vôtres. Qu’Éric parte ! la vie aura peu de prix pour lui, quand il t’aura laissée parmi les supplices, et quand demain la renommée lui apprendra ce que tu auras souffert.
– Je te rends grâce ! oui, grâce ! et dans la férocité, je te reconnais magnanime. Que l’époux adoré d’Eugilde soit rendu à son fils, et je te bénirai au milieu des tortures. Mais accorde à ta victime une dernière faveur. Que je le voie une fois encore, que je presse sur mon cœur celui pour qui je vivais, pour qui je meurs.
Le soudan ne la refuse point. On amène aussitôt le prisonnier racheté. Le langage des hommes n’a point de paroles pour dire la surprise et la joie d’Éric, pour dire sa douleur ; en retrouvant son amie, en apprenant peu à peu à travers ses mots entrecoupés, ses sanglots, ses rires, ses larmes, ses baisers, comment et pourquoi elle était là. Non, le langage des hommes n’a point de paroles pour raconter l’enivrement de joie, les battements de cœur, et la pieuse reconnaissance d’Eugilde, embrassant son époux, et lui disant un éternel adieu.
Enfin Éric s’arrache de ses bras ; désespéré, il se précipite dans la poussière, aux pieds d’Elzéanire et du sultan.
– Tous deux je vous implore, par tout ce qui est sacré au ciel et sur la terre. Liberté à Eugilde ! Et sur moi, sur moi toutes vos fureurs ! Elle est femme ; elle est amante ; le délire de son cœur l’a entraînée sur ce rivage : il serait atroce et honteux de la punir de son délire. C’est moi qui suis votre ennemi, non pas elle : il n’y a nulle haine en son âme, mais une souffrance d’amour.
– Ne l’écoutez point. Ce n’est point la haine contre vous qu’il est venu combattre en Orient, c’est par le désir de me plaire. C’est moi qui ai voulu d’abord son voyage, puis le mien, afin de contenter ma passion contre vous. Lui, mérite votre pitié : moi, votre colère.
Cachée à tous les regards, sous son voile, Elzéanire ne pouvait retenir ses larmes : elle eût voulu garder son courroux contre les suppliants ; elle ne le pouvait pas, tant l’amour de ces époux lui semblait profond, admirable ! L’ange de la pitié disait à son oreille de douces et persuasives paroles, et son noble cœur n’y pouvait résister.
Chilidgi l’entend sangloter ; attendri, il la presse dans ses bras et elle s’écrie :
– Oui, je suis femme ! Oui, j’ai un cœur d’épouse ! Pour sauver la tête de mon époux et seigneur, je saurais, comme Eugilde, exposer ma tête. L’amour de ces deux infortunés me fait oublier qu’ils sont mes ennemis.
– Et vous voulez... ?
– Je demande leur grâce !
– Grâce aux deux amants ! s’écrie Chilidgi, avec toute la vivacité d’une âme énergique, souvent emportée par sa colère, mais qui connaît l’enivrante volupté des sentiments généreux ; qui se trouve heureux de la savourer, plus heureux encore de partager ce délice avec celle qu’il aime.
Les deux époux se relèvent, et passent du désespoir à un inconcevable bonheur : leur reconnaissance, leur joie, s’épanchent en paroles animées. Elzéanire et le soudan les congédient, disant « Nous détestons les chrétiens ; de vous seuls nous garderons un honorable souvenir. »
Quel bonheur de partir ! quelle joie dans le camp des chrétiens à leur retour ! leur vieux père venait d’y arriver. Que de douces larmes ils répandirent en l’embrassant, en embrassant leur cher enfant ! Combien les noms, naguère maudits, d’Elzéanire et de Chilidgi résonnaient moins odieux à l’oreille des chevaliers de l’Occident !
Qui pourrait ressentir une joie et une émotion pareille à ce qui se passa dans l’âme d’Éric, quand il apprit tout le récit, toute la merveilleuse aventure de la folle par amour ! elle n’avait pas encore recouvré toute sa raison. Pressée dans ses bras, elle pleurait, elle souriait, elle remerciait le Ciel de le lui avoir rendu, elle s’effrayait jour et nuit de le perdre encore : cependant le désordre de ses idées allait diminuant et s’apaisant.
Avec son vieux père, son amie et son enfant, elle reprit la route des doux rivages de l’Italie : ils revirent les collines parfumées de Saluces, les riantes prairies de Busca, les lointains horizons où le soleil blanchit les murailles de Cuneo la vaillante ; où s’élève majestueuse la double cime de Bismauda, séjour éternel des neiges et des tempêtes. Avant d’arriver à Busca, sur la droite, ils prirent le chemin qui conduit à la Roche, réfléchie dans le miroir du lac. Ô douce vue du manoir natal ! après une si longue absence ! Joie ineffable des exilés revenus, de se trouver enfin dans cette salle accoutumée, de s’asseoir sur ces vieux meubles de famille, de converser sur le malheur passé et le calme présent !
L’épouse du chevalier retrouva toutes les clartés de sa raison, les fêtes recommencèrent au castel de la Roccia. Souvent, prenant sa harpe, Eugilde chantait son aventure à ses hôtes émerveillés ; Éric, attendri, à leurs louanges mêlait ses bénédictions.
Silvio PELLICO.
Recueilli dans
Trois nouvelles piémontaises,
1835.